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La cocarde rouge

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CHAPITRE II
L’ÉPREUVE

Avec une promptitude fantastique le salon s’était rempli, rempli de visages irrités, si bien qu’avant même de savoir exactement ce qui s’était produit, je me vis entouré d’une foule — M. de Saint-Alais en tête — qui me pressait de questions. Tous parlaient à la fois, et reléguées aux derniers rangs, d’où elles ne voyaient rien, les dames se récriaient et jacassaient, en sorte que j’aurais difficilement pu m’expliquer. Mais la verrière brisée et la grosse pierre du parquet avaient leur éloquence, et racontaient plus vite qu’il ne m’eût été possible ce qui était arrivé.

En un rien de temps, ce spectacle fit flamber les passions qui couvaient déjà. Une douzaine de voix crièrent : « Dehors ! Sus à la canaille ! » Aussitôt quelqu’un des derniers rangs proposa : « Vos épées, messieurs, vos épées ! » Et en un clin d’œil la moitié des gentilshommes s’élancèrent tumultueusement vers la porte, sous la conduite de Saint-Alais, brûlant de venger l’injure faite à ses hôtes. M. de Gontaut et quelques-uns des plus âgés s’efforcèrent de les retenir, mais leurs exhortations furent vaines, et au bout d’un instant la pièce ne contenait presque plus d’hommes. Ils se précipitèrent dans la rue, qu’ils emplirent de lames au clair et d’éclats de voix. Une douzaine de laquais, accourus en hâte avec des flambeaux, aidaient aux recherches ; durant quelques minutes, la rue, telle que la voyaient des fenêtres ceux qui étaient restés, fourmilla d’une agitation de lumières et de personnages.

Mais les malandrins qui avaient lancé la pierre, à quelque mobile qu’ils eussent obéi, s’étaient esquivés à temps, et bientôt nos hommes s’en revinrent, les uns mi-honteux de leur emportement, d’autres riant et se plaignant d’avoir gâté leurs bas de soie et leurs souliers ; mais quelques-uns, moins coquets ou plus belliqueux, persistaient à dénoncer l’outrage et à réclamer vengeance. En autre temps, le fait eût passé pour une injure banale, une gaminerie ; mais dans l’état de tension du sentiment public, il prenait un caractère pénible et menaçant qui ne fut pas sans effet sur les plus pondérés. Pendant la sortie de notre petite troupe, le courant d’air de la fenêtre brisée avait poussé contre les bougies un rideau, qui prit feu ; et l’étoffe, jetée bas sans grand dommage, fumait encore sur le parquet au milieu des débris. Ce détail, joint aux figures bouleversées des dames et aux éclats de verre, donnait un aspect calamiteux et désolé à un salon où quelques minutes auparavant tout respirait la bienséance et la joie.

Je fus donc peu étonné de voir Saint-Alais, déjà grave à son entrée, s’assombrir en regardant autour de lui.

— Où est ma sœur ? fit-il brusquement, et quasi brutalement.

— Ici, répondit sa mère.

Denise avait depuis longtemps volé à son côté, et s’attachait à elle.

— Elle n’est pas blessée ?

— Non, répliqua la marquise, en tapotant familièrement la jupe de la jeune fille. C’est M. de Saux qui a le plus de raison de se plaindre.

— Préservez-moi de mes amis, hein, monsieur ? dit Saint-Alais, avec un mauvais sourire.

Je tressaillis. La phrase en elle-même était peu de chose, mais l’ironie qui la soulignait était claire. Je ne pouvais la laisser passer.

— Si vous croyez, monsieur le marquis, dis-je sèchement, que je prévoyais en rien cet attentat…

— Que vous le prévoyiez en rien ? Ma foi non ! répliqua-t-il avec légèreté, en se récusant d’un geste poli. Nous n’en sommes pas encore tombés là. Qu’un gentilhomme de notre société s’abaisse à faire alliance avec ces… Non, ce n’est pas possible ! Mais nous pouvons je crois tirer de ceci une leçon profitable, messieurs, continua-t-il, en se détournant de moi pour s’adresser à la compagnie. Et cette leçon est de veiller sur ce qui nous appartient en propre, si nous ne voulons bientôt perdre tout.

Un murmure d’approbation parcourut la salle.

— De maintenir nos privilèges, si nous ne voulons perdre nos droits.

Vingt voix se proclamèrent du même avis.

— De nous défendre maintenant, reprit-il, la face animée, le bras étendu, ou jamais !

— Maintenant ! maintenant !

Ce cri spontané jaillit non d’un seul mais d’une centaine de gosiers, masculins et féminins ; en un instant la salle mise au diapason vibra d’enthousiasme, palpita de volonté. Les yeux étincelaient aux lueurs des flambeaux, on respirait vite et les joues se coloraient. Les plus faibles eux-mêmes subirent le magnétisme, et les niais qui s’étaient engoués du Contrat social et des Droits de l’Homme criaient plus fort que les autres. Il n’y eut qu’une seule voix :

— Maintenant ! maintenant !

De ce qui suivit je n’ai jamais su le fin mot : était-ce une scène préméditée ou simplement une inspiration née de la commune ivresse ? Je l’ignore. Mais tandis que les carreaux vibraient encore de cette clameur, et que tous les yeux étaient sur lui, M. de Saint-Alais fit deux pas en avant, et, campé dans une pose de la plus parfaite élégance, d’un geste superbe il tira son épée.

— Messieurs ! s’écria-t-il, nous n’avons tous qu’une même pensée, qu’une même voix. Soyons aussi à la mode. Rester nous seuls paisiblement sur la défensive, alors que tout le monde est à lutter pour prendre et tenir, c’est provoquer l’attaque, et voire pis, la défaite ! Unissons-nous, puisqu’il en est encore temps, et montrons que, dans le Quercy[4] du moins, notre ordre veut subsister ou bien tomber avec ensemble. Le serment du Jeu de Paume et la journée du 20 juin vous sont familiers. Faisons un serment nous aussi, en ce 22 juillet, non pas à mains levées comme un club de bavards qui promettent tout à tous, mais à épées levées. Comme nobles et gentilshommes, jurons de soutenir les droits, les privilèges et les exemptions de notre ordre !

[4] Pays de la province de Guyenne, subdivisé en Haut-Quercy (département actuel du Lot), capitale Cahors, et Bas-Quercy (notre Tarn-et-Garonne), capitale Montauban.

Une clameur qui fit vaciller et sursauter les lumières, qui emplit la rue et parvint jusqu’à la place du Marché, accueillit cette proposition. Quelques-uns tirèrent aussitôt leurs épées, qu’ils brandirent par-dessus leurs têtes, cependant que les dames agitaient éventails et mouchoirs. Mais la majorité criait : « Dans la grande salle ! Dans la grande salle ! » Et à l’instant, comme pour obéir à un mot d’ordre, tout le monde fit face dans la même direction, et avec une hâte surexcitée, en bousculade, on passa l’étroite porte qui menait à la pièce voisine.

Tels dans le nombre pouvaient être moins enthousiastes que d’autres ; tels plus convaincus en apparence qu’au fond du cœur ; mais nul, j’en suis persuadé, ne suivit la foule plus lentement que moi, plus à regret, avec un cœur plus serré et un plus net pressentiment de malheur. Je savais d’avance quel dilemme m’attendait ; et furieux, le visage brûlant, aux abois, je ne voyais aucun moyen d’en sortir.

S’il m’eût été possible de me glisser hors de la pièce et de m’esquiver, je l’aurais fait sans scrupule ; mais l’escalier se trouvait à l’autre bout de la grande salle où nous entrions, et une foule compacte m’en séparait. D’ailleurs, Saint-Alais me surveillait, et s’il n’avait pas machiné cette épreuve afin de régler mon cas et de m’arracher ma coopération, il était du moins résolu, dans l’entraînement de l’heure, à ne m’y laisser point échapper.

Toutefois, je ne voulais pas courir au-devant du malheur, et je restais dans le voisinage de l’entrée, à tout hasard ; mais le marquis, arrivé au centre de la salle, monta sur une chaise, jeta un coup d’œil circulaire, et par ce moyen me tint sous son regard. Autour de lui se groupait la foule des gentilshommes, dont les plus jeunes et turbulents poussaient des cris de : « Vive la noblesse ! » Un cercle de dames enfermait le tout. Les brillantes toilettes et les joyaux qui étincelaient aux lumières, les visages passionnés, les mouchoirs agités et les yeux avivés, faisaient un tableau inoubliable ; mais sur l’instant je ne perçus que le regard de Saint-Alais.

— Messieurs ! cria-t-il, veuillez tirer vos épées.

Elles jaillirent sur-le-champ, avec un flamboiement d’acier que reflétèrent les miroirs ; et M. de Saint-Alais promena les yeux à la ronde avec lenteur, cependant que tous attendaient le signal. Il s’arrêta, les yeux braqués sur moi.

— Monsieur de Saux, dit-il poliment, nous vous attendons.

Naturellement, chacun se tourna vers moi. Je balbutiai quelques mots, et lui fis signe avec la main de poursuivre. Mais j’étais trop ému pour m’exprimer clairement ; et un seul espoir me restait : qu’il cédât, par prudence.

Il n’y songeait en aucune façon.

— Voulez-vous prendre votre place, monsieur ? dit-il doucement.

Je ne pouvais plus me dérober. Une centaine d’yeux, impatients ou simplement curieux, se posèrent sur moi. Le visage me brûlait.

— Je ne le puis, répondis-je.

Un grand silence se fit d’un bout à l’autre de la salle.

— Et pourquoi cela, monsieur, s’il m’est permis de vous le demander ? reprit Saint-Alais, encore plus doucement.

— Parce que je ne suis pas… tout à fait d’accord avec vous, bégayai-je, en affrontant tous ces regards le plus bravement possible.

— On connaît mes opinions, monsieur de Saint-Alais, continuai-je d’une voix plus ferme. Je ne puis jurer.

Il calma d’un geste la douzaine d’hommes prêts à m’invectiver.

— Paix, messieurs, dit-il, les rappelant à la dignité ; paix, je vous prie. Pas de menaces. M. de Saux est mon hôte ; et j’ai trop de respect envers lui pour ne respecter point ses scrupules. Nous avons, je pense, un autre moyen. Je ne me hasarderai pas à discuter en personne avec lui. Mais, madame, poursuivit-il, en adressant à sa mère un sourire inimitable, si vous voulez bien autoriser Mlle de Saint-Alais à jouer, pour cette unique fois, le rôle de sergent recruteur, elle ne saurait manquer de combler la brèche.

Une discrète ovation de rires, une palpitation d’éventails et de paupières féminines, accueillirent la proposition. Mais la marquise, souriante et sphingienne, demeura quelques instants immobile et muette. Puis elle se tourna vers sa fille, qui, à l’énoncé de son nom, s’était rejetée en arrière, comme pour se dérober aux regards.

— Allez, Denise, dit-elle simplement. Priez M. de Saux de vous faire l’honneur d’être votre recrue.

La jeune fille s’avança lentement. On la voyait frissonner ; et je n’oublierai jamais le tourment de cette minute où je l’attendis, le cerveau submergé tour à tour de honte et d’opiniâtreté. Un éclair de pensée me montra le piège dans lequel j’étais tombé, piège plus affreux que le dilemme prévu. Et ce ne fut pas ma moindre souffrance que de voir la jeune fille, martyrisée par la timidité, s’arrêter devant moi et balbutier son humble requête en termes presque inintelligibles.

La refuser, en présence de tout ce monde, me semblait chose monstrueuse. Cela me semblait une chose aussi barbare que de la frapper ; une action aussi cruelle, abjecte, et indigne d’un gentilhomme, que de fouler aux pieds cette créature douce et innocente ! Je sentais cela, je le sentais profondément. Mais je sentais non moins que me laisser fléchir c’était tourner le dos à ma réputation et à ma vie ; c’était consentir à être la dupe d’un stratagème, à être un lâche, même applaudi de tous ceux qui m’entouraient. Je voyais ces deux alternatives, et je balançai une minute entre la fureur et la pitié, cependant que les lumières et les nobles visages, curieux ou méprisants, flottaient vertigineusement devant les yeux. A la fin je murmurai :

— Mademoiselle, je ne puis… Non, je ne puis.

— Monsieur !

L’exclamation ne venait pas de la jeune fille, mais de sa mère, et elle résonna haute et perçante par toute la salle. Je remerciai Dieu de cette intervention qui débrouillait d’un seul coup le chaos de mes pensées. Redevenu moi-même, je me tournai vers la marquise, et m’inclinai.

— Non, madame, je ne puis, dis-je avec fermeté, car, libéré de mon hésitation, j’étais résolu, plein d’assurance et de défi. On connaît mes opinions. Et je ne veux pas, même en faveur de mademoiselle, leur donner un démenti.

Ce dernier mot sortait à peine de mes lèvres, qu’un gant, lancé par une main invisible, me frappa sur la joue ; et pour une minute la salle entière parut prise de démence. Dans une tempête de huées, de « Malotru !… Félon !… Conspuez le traître ! » une douzaine de lames s’agitèrent sous mon nez, une douzaine de cartels me furent jetés à la face. Je n’avais pas encore appris alors à quel point une foule est irritable et combien elle est moins accessible à la pitié que l’un quelconque de ceux qui la composent. Stupéfait, assourdi par le tumulte, que les cris perçants des dames ne contribuaient guère à diminuer, je reculai d’un pas.

M. de Saint-Alais saisit l’instant. Il sauta à terre, et refoulant les épées qui me menaçaient, il se jeta devant moi.

— Silence, messieurs ! du calme ! cria-t-il, dominant le tumulte. Écoutez-moi, je vous prie ! Ce gentilhomme est mon invité. Il ne fait plus partie des nôtres, mais il doit sortir d’ici sain et sauf. Place ! Faites place, je vous prie, pour M. le vicomte de Saux !

On lui obéit à contre-cœur, et se rejetant les uns à droite les autres à gauche, on dégagea au milieu de la salle un chemin libre jusqu’à la porte. Se tournant vers moi, Saint-Alais me fit un grand salut, son plus beau salut de cour.

— Par ici, monsieur le vicomte, s’il vous plaît, dit-il. Mme la marquise n’abusera pas davantage de votre temps.

Les joues en feu, je le suivis au long de l’étroit sillon de parquet luisant et passai sous le lustre, entre deux files d’yeux railleurs, sans que personne s’y opposât. Dans un silence de mort, je le suivis jusqu’à la porte. Arrivé là, il s’effaça devant moi, me salua, et je le saluai ; puis, d’un pas automatique, je gagnai la sortie, seul.

Je traversai l’antichambre. La foule des valets ricaneurs qui s’y pressaient attirés par la curiosité, me dévoraient des yeux ; mais je ne m’aperçus pas plus de leur insolence que de leur présence. Jusqu’à la minute où l’air froid de la rue me ranima, je marchai comme assommé et incapable de pensée, tant le coup avait été brutal et inattendu.

Lorsque je revins un peu à moi, mon premier sentiment fut de la rage. J’étais entré ce soir même chez M. de Saint-Alais en possession de tous les biens de la vie ; et j’en sortais privé d’amis, de réputation, et de ma fiancée ! J’y étais entré me fiant à son amitié, à cette amitié de tradition dans nos familles ; et il m’avait joué le tour le plus affreux. Cette pensée m’arracha une plainte, et je m’arrêtai en pleine rue, songeant à la triste figure que j’avais faite parmi eux, et envisageant l’avenir qui m’était réservé.

Car déjà, je commençais à discerner l’étendue de ma folie… et que j’aurais dû céder. Je ne pouvais, planté là au milieu de la rue, prévoir l’avenir, ni me douter que l’ancienne France allait disparaître et qu’à cette heure même, dans Paris, son glas funèbre avait tinté. Je devais me conduire selon l’opinion des gens qui m’entouraient ; je devais savoir, lorsque demain je passerais par les rues, quelle attitude garder vis-à-vis du monde, et s’il fallait me dérober ou me battre. Car dans la nouvelle séance de la matinée…

Ah oui ! l’Assemblée. Ce mot donna un nouveau cours à mes idées. C’était là que je trouverais ma revanche. Pour m’empêcher d’y élever une note discordante, ils m’avaient cajolé, puis la cajolerie échouant, ils m’avaient insulté. Eh bien ! je leur ferais voir que ce dernier moyen ne valait pas mieux que le premier, et qu’en croyant éliminer un Saux, ils suscitaient un Mirabeau. Partant de là, je passai une nuit de fièvre. Le ressentiment aiguillonnait mon ambition ; par haine contre ma caste je donnais mon amour au peuple. Tous les signes de misère et de disette que j’avais eus sous les yeux pendant le jour me revinrent alors, et je les collectionnai pour en faire usage. L’aube me surprit, toujours arpentant ma chambre, toujours réfléchissant, composant, déclamant. Lorsque André, mon vieux valet, qui avait aussi été celui de mon père, entra chez moi à sept heures, un billet à la main, je ne m’étais pas encore déshabillé.

On avait dû lui faire en bas un récit fantaisiste de l’événement, et cette persuasion me fit rougir. Mais je ne m’occupai point de sa mine contrite, et sans mot dire je décachetai le billet. Il n’était pas signé, mais je reconnus l’écriture de Louis.

« Retourne chez toi, disait-il, et garde-toi de paraître à l’Assemblée. Ils veulent te défier à tour de rôle ; tu devines ce qui en résulterait. Quitte Cahors à l’instant, ou tu es un homme mort. »

Rien de plus ! Avec un sourire amer je constatai la faiblesse de cet homme incapable de faire plus pour son ami. J’interrogeai André :

— Qui t’a remis ça ?

— Un domestique, monsieur.

— Domestique de qui ?

Mais il bougonna qu’il n’en savait rien, et je ne le pressai point. Il m’aida à changer de toilette. Quand ce fut fait, il me demanda pour quelle heure il fallait tenir prêts les chevaux.

— Les chevaux ! Pourquoi donc ? répliquai-je, en le regardant fixement.

— Pour vous en retourner, monsieur.

— Mais je ne m’en retourne pas aujourd’hui, dis-je avec une irritation contenue. Que me racontes-tu là ? Nous ne sommes arrivés que d’hier.

— C’est vrai, monsieur, murmura-t-il, le dos vers moi, tout en tripotant mes effets. Quand même, c’est le vrai jour de s’en retourner.

— Tu as ouvert ce billet ! m’écriai-je, courroucé. Qui t’a dit…?

— Toute la ville sait, répondit-il, en haussant froidement les épaules. Ce sont des : « André, remmenez votre maître chez lui ! » et des : « André, vous avez pour maître un cerveau brûlé », et des André ci et des André ça, si bien que j’en perds la tête. Gilles a le nez en compote, pour s’être battu avec un garçon de l’écurie Harincourt, qui traitait monsieur d’imbécile ; mais moi je suis trop vieux pour me battre. Et je suis trop vieux aussi pour autre chose, continua-t-il, en reniflant.

— Quelle est cette chose, faquin ? m’écriai-je.

— C’est d’enterrer encore un maître.

Je me tus un instant, puis repris :

— Tu crois que je serai tué ?

— C’est le bruit qui court la ville.

Je réfléchis un peu. Et :

— Tu as servi mon père, André.

— Hélas ! monsieur.

— Et cependant tu voudrais me voir fuir ?

Il me regarda, et leva les bras au ciel d’un air découragé.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, je ne sais plus ce que je voudrais. Nous périssons par ces vilains. Comme si Dieu les avait faits pour autre chose que travailler et labourer ; comme si l’on pouvait supprimer les pauvres ! Si vous n’aviez jamais frayé avec eux, monsieur…

— Tais-toi, maraud, dis-je avec sévérité. Tu n’y entends rien. Va-t’en plutôt en bas, et tâche une autre fois d’être plus circonspect. Tu parles de vilains et de pauvres ! Qu’es-tu donc, toi ?

— Moi, monsieur ! s’écria-t-il, avec stupéfaction.

— Oui… toi !

Il me considéra une minute d’un air effaré. Puis, lent et résigné, il hocha la tête et sortit. Il me croyait devenu fou.

Je ne m’en allai pas tout de suite après son départ. Je me figurais que vraisemblablement, si je me montrais en public avant la réunion de l’Assemblée, je serais provoqué et forcé de me battre. J’attendis donc que l’heure de l’ouverture fût passée ; j’attendis dans ma triste chambre d’auberge, en proie aux affres de l’isolement. Je pensais tantôt à Louis de Saint-Alais, qui m’avait laissé partir sans prononcer un seul mot en ma faveur, tantôt à l’incohérence humaine ; car dans une partie des provinces, la moitié de la noblesse avait ma façon de voir. Je songeai aussi à Saux ; et je ne dirai pas que je n’éprouvai aucune tentation de suivre l’avis qu’André m’avait donné, savoir : de me retirer tranquillement là-bas au château, et un peu plus tard, lorsque les esprits seraient calmés, d’affirmer hautement ma bravoure. Mais une certaine opiniâtreté que je tenais de mon père et qui provenait, selon certains, de la souche anglaise de ma lignée, conspirait avec le ressentiment à me maintenir dans la voie que je m’étais tracée. A dix heures un quart, donc, lorsque je crus que tous les membres de l’Assemblée m’y avaient précédé jusqu’au dernier, je descendis, les joues chaudes, mais le regard plutôt assuré : et comme Gilles et André m’attendaient à la porte, je leur ordonnai de me suivre jusqu’au Chapitre voisin de la cathédrale, où avaient lieu les séances.

J’ai su plus tard que si je m’étais servi de mes yeux, j’aurais remarqué l’agitation qui régnait en ville, la foule dense mais silencieuse qui encombrait la place et toutes les rues avoisinantes ; l’atmosphère d’expectative, les boutiques fermées, l’arrêt des affaires, les groupes chuchotant sous les porches ou dans les culs-de-sac. Mais j’étais absorbé en moi-même, tel celui qui marche à une entreprise désespérée, et de toutes ces circonstances une seule me frappa : comme je traversais la place, un homme s’écria : « Dieu vous bénisse, monsieur ! » et un autre : « Vive Saux ! » Sur quoi une bonne douzaine d’autres me tirèrent leurs bonnets. Ce fut là ma seule remarque, toute machinale, d’ailleurs. Un instant après je me trouvais dans le passage qui mène au Chapitre en longeant le mur de la cathédrale, et une foule de clercs et de valets, qui l’obstruaient quasi dans toute sa largeur, se rangeaient sur mon passage, non sans manifester leur étonnement et leur curiosité.

Me frayant un chemin parmi eux, je pénétrai dans le vestibule, que maintenaient libre deux ou trois huissiers. En passant ainsi du soleil à l’ombre, de la vie, de l’air et de la lumière qui régnaient au dehors, au silence paisible de cette salle voûtée, le contraste fut tel qu’un frisson me pénétra jusqu’au cœur. Dans cette pénombre et ce calme, l’importance de la démarche que j’allais faire, la folie du cartel que j’étais prêt à lancer à la face de mes pairs, m’apparurent dans leur plénitude ; et si mon âme n’eût été bandée à l’extrême par mon tenace ressentiment, je me serais empressé de tourner les talons. Mais déjà mes pas retentissaient sur les dalles sonores, et je n’avais plus le droit de reculer. Le bourdonnement d’une voix monotone me parvint de la salle des séances, à travers la porte close ; et je me dirigeai vers cette porte, les mâchoires contractées, m’apprêtant à me conduire en homme, quoi qu’il dût arriver.

Un instant de plus, et j’allais entrer. Ma main touchait déjà la poignée de la serrure, lorsqu’un homme, assis dans l’ombre sur un banc au-dessous de la fenêtre, bondit et s’élança pour me retenir. Je reconnus Louis de Saint-Alais. Sans me laisser le temps d’ouvrir la porte, il s’interposa entre moi et les battants auxquels il s’adossa.

— Arrête, ami ! pour l’amour de Dieu, arrête ! s’écria-t-il avec véhémence, bien que sans élever la voix. Que peux-tu seul contre deux cents ? Retourne, ami, retourne, et je ferai…

— Vous ferez ! lui lançai-je avec un mépris hautain, mais sur le même ton assourdi, car les huissiers nous examinaient curieusement du seuil de la porte par où j’étais entré. Vous ferez ?… Vous en ferez, j’imagine, tout autant qu’hier soir, monsieur.

Il fronça les sourcils et le rouge lui monta au front ; mais il répliqua vivement :

— Ce n’est pas l’heure, laissons cela ! Tu n’as qu’une chose à faire : partir ! Regagner Saux, et…

— Ne pas intervenir !

— Oui, fit-il, et ne pas intervenir. Si tu consens…

— A ne pas intervenir ? répétai-je âprement.

— Oui, oui ; dans ce cas tout se dissipera.

— Merci bien ! dis-je avec lenteur, quoique frémissant de colère. Mais puis-je vous demander combien l’on vous offre, monsieur le comte, pour débarrasser de moi l’Assemblée ?

Il me regarda, stupéfait.

— Adrien ! s’écria-t-il.

Mais je fus intraitable.

— Non, monsieur le comte, plus d’Adrien, dis-je altièrement ; je n’accepte ce nom que de mes amis.

— Et ne suis-je donc plus ton ami ?

Je haussai les sourcils dédaigneusement.

— Après hier soir ? fis-je. Après hier soir ! Se peut-il, monsieur, que vous vous figuriez jouer le rôle d’ami ? Je viens chez vous, je suis votre hôte, votre ami, tout sauf votre parent ; et vous me tendez un piège, vous m’exposez à la risée et à la haine, vous…

— Moi, j’ai fait cela ? s’écria-t-il.

— Non peut-être par vos paroles. Mais vous êtes resté là, pendant qu’on me bernait ! Vous êtes resté là sans dire un mot en ma faveur ! Vous êtes resté là sans lever un doigt pour ma défense ! Si c’est ainsi que vous concevez l’amitié…

Il m’arrêta d’un geste plein de noblesse.

— Vous n’oubliez qu’une chose, monsieur le vicomte, dit-il, sur un ton de fière réticence.

— Nommez-la ! ripostai-je dédaigneusement.

— Que Mlle de Saint-Alais est ma sœur !

— Tiens, tiens !

— Et que, de votre plein gré ou non, vous l’avez hier soir traitée à la légère, en présence de deux cents personnes ! Vous n’oubliez que cela, monsieur le vicomte !

— Je l’ai traitée à la légère ? répliquai-je, dans un redoublement de courroux. (Comme d’un commun accord nous nous étions un peu écartés de la porte, et à ce moment nous nous regardions dans le blanc des yeux.) Et à qui la faute si cela est arrivé ? A qui la faute, monsieur ? Vous m’avez laissé le choix… Non, vous m’avez obligé à choisir entre deux alternatives : manquer à votre sœur, et renoncer à des opinions et convictions auxquelles je tiens, dans lesquelles j’ai été élevé, dans lesquelles…

— Des opinions ! fit-il, d’une voix devenue dure. Et quelles sont après tout vos opinions ? Excusez-moi, je sens que je vous importune, monsieur. Mais je ne suis pas un philosophe, moi, je n’ai pas été en Angleterre, et je ne puis comprendre…

— Que l’on sacrifie rien à ses opinions ! exclamai-je, avec un rire féroce. Certes, monsieur, je le conçois aisément, que vous ne le puissiez pas ! Celui qui ne soutient pas ses amis ne soutient pas non plus ses opinions. Pour faire l’un ou l’autre, monsieur le comte, il importe de n’être pas un lâche.

Il pâlit, et me lança un regard étrange.

— Assez, monsieur ! fit-il involontairement, me sembla-t-il.

Et une contraction tirailla ses traits, comme s’il ressentait une vive douleur.

Mais j’étais hors de moi de colère.

— Oui, un lâche ! répétai-je. M’avez-vous compris, monsieur le comte, ou faut-il que j’entre dans la salle et répète le mot en présence de l’Assemblée ?

— Ce n’est pas indispensable, dit-il, en devenant aussi rouge qu’il venait d’être pâle.

— Ce n’est pas indispensable, en effet, repris-je, en ricanant. Puis-je conclure de là que nous nous retrouverons sitôt la séance levée ?

Il acquiesça d’un signe muet ; et alors, mais alors seulement, un je ne sais quoi dans son silence et son attitude pénétra la cuirasse de mon ire ; et, je me sentis soudain le cœur pesant et glacé. Mais il était trop tard ; j’avais prononcé ce qui n’eût jamais dû être prononcé. Le souvenir de sa patience, de sa bonté, de sa longanimité, ne me revint qu’ensuite. Je lui adressai un salut correct ; il me le rendit ; et rageusement je retournai à la porte.

Mais je ne devais pas encore la franchir.

J’avais pour la seconde fois saisi la poignée, et entr’ouvert la porte, quand une main me tira en arrière, si violemment que le pêne cliqueta en retombant. Furieux, je me retournai. A ma stupéfaction, je reconnus de nouveau Louis, mais sa face transfigurée décelait une étrange surexcitation. Il ne me lâchait pas.

— Non, dit-il entre ses dents. Vous m’avez traité de lâche, monsieur le vicomte, et je refuse d’attendre. Pas une heure ! Vous allez vous battre avec moi tout de suite. Il y a un pré par là derrière, et…

Mais je retrouvais mon sang-froid à mesure qu’il s’échauffait.

— Je ne ferai rien de tel, dis-je en l’interrompant. Après la séance…

Il leva la main et délibérément me souffleta de son gant. J’eus un recul involontaire.

— Eh bien ! vous laisserez-vous persuader ? fit-il. Après ceci, monsieur, si vous êtes un gentilhomme, vous vous battrez avec moi. Il y a un pré par là derrière, et dans dix minutes…

— Dans dix minutes, la séance peut être levée.

— Je ne vous retiendrai pas aussi longtemps, répliqua-t-il gravement. Venez, monsieur. Ou faut-il que je vous soufflette de nouveau ?

— Je viens, dis-je posément. Après vous, monsieur.

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