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La cocarde rouge

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CHAPITRE XIII
« A LA LANTERNE ! »

De tous les faits qui s’étaient produits depuis mon départ de la salle du Comité, la mort du capitaine resta le plus important et le plus profondément gravé dans mon esprit. Durant le trajet de l’auberge au clos, il avait partagé avec moi les petits ennuis dont je me préoccupais alors, il les avait affrontés avec moi, noblement. Le souvenir de cette tardive sympathie, l’image de celui qu’il était alors, plein de vie et de colère brutale, me revenaient à la mémoire, et ces pensées protestaient violemment contre sa mort. Sa mort me paraissait si affreuse, que je frémis d’horreur, et que j’abominai l’être dont la main avait commis ce crime.

Et ce n’était pas tout. J’avais connu Hugues durant vingt-quatre heures à peine, mon amitié pour lui ne datait que d’une heure, mais je savais son histoire. Je pouvais le suivre allant emprunter la petite somme qu’il avait possédée. Je pouvais évoquer les espérances qu’il avait fondées sur elle. Je pouvais le voir venant ici plein de noble courage, croyant avoir trouvé la voie destinée à un homme comme lui, robuste, confiant, ami du progrès, plein de projets. Et de tout cela, il ne restait rien ! Il avait espéré, il avait cru en l’avenir ; et de l’autre côté de la cathédrale, il gisait raide mort sur le gazon.

Cette fin me paraissait si triste et pitoyable, je revoyais cet homme si vivement, que j’accordais à peine une pensée au danger couru par Saint-Alais, et à son évasion. Tout cela, avec notre fuite précipitée, avait passé comme un songe. Je me bornai à rester un moment aux écoutes devant la porte de l’église ; puis m’étant assuré que la rumeur de la foule se perdait dans le lointain, et que la ville était calme, je remerciai le vicaire à nouveau et avec chaleur ; et prenant congé de lui à mon tour, je m’engageai dans l’allée.

Mes pas y résonnaient, tant elle était silencieuse, et je ne tardai point à trouver ce silence singulier. Je me demandai pourquoi la foule, qui se montrait si acharnée quelques minutes plus tôt, ne s’était pas avisée de faire le tour de l’église, pourquoi le voisinage était devenu tout d’un coup si paisible. Mais quelques pas de plus devaient me l’apprendre : je me hâtai donc, et me trouvai peu après devant la place du Marché.

A ma stupéfaction, elle s’étalait au soleil, tranquille, absolument déserte. Un chien courait de-ci de-là, la queue en trompette, farfouillant parmi les détritus ; quelques vieilles femmes se tenaient à leurs éventaires ; un nombre égal de commerçants s’affairaient à poser des volets et à fermer leurs échoppes. Mais la foule qui emplissait la place si peu de temps auparavant, la « queue » qui s’allongeait devant les mesures de grain, les cocardes blanches, tout avait disparu. J’en restai abasourdi.

Mais je ne le restai pas longtemps. Car, au lieu du silence qui régnait entre les hauts murs de l’allée, un bruit sourd, lointain et grave, me parvint alors. Je prêtai l’oreille et tressaillis. Un instant plus tard, je traversais la place, et arrivais à la porte de l’auberge. Je m’engouffrai dans le couloir, et grimpai l’escalier, le cœur battant.

Ici encore, j’avais laissé une foule dans les corridors et dans l’escalier. Il ne restait pas une âme. La maison semblait morte ; et cela à midi, par un temps de soleil radieux. Je ne vis personne, n’entendis personne, avant d’arriver à la porte de la salle où j’avais laissé le Comité. J’entrai. Là, du moins, je retrouvai de la vie, mais toujours le même silence.

Autour de la table siégeaient une douzaine de membres du Comité. A ma vue ils tressaillirent, comme des gens surpris à commettre une mauvaise action. Plusieurs restèrent assis, les coudes sur la table, piteux et me lançant des regards furtifs ; d’autres se penchèrent à l’oreille de leurs voisins, pour chuchoter, ou écouter leurs réponses. Beaucoup étaient pâles et tous étaient sombres ; et bien que la salle fût claire, et que l’ardent soleil de midi pénétrât par les trois fenêtres, le silence et l’attente que l’on sentait dans l’air avaient quelque chose de lugubre, qui me glaça le cœur.

L’abbé Benoît n’était plus là, mais je vis Buton, et le notaire, et l’épicier, et les deux noblaillons, et l’un des curés, et Doury — ce dernier pâle et doucereux, visiblement sous le coup de la peur. J’aurais pu me figurer, au premier abord, qu’ils ne savaient rien de ce qui venait de se passer à l’extérieur ; qu’ils ignoraient le duel aussi bien que l’émeute ; mais un second coup d’œil m’apprit qu’ils étaient au courant de tout, et mieux que moi. Sous mon regard, beaucoup d’entre eux détournèrent les yeux.

— Qu’est-il arrivé ? demandai-je, arrêté à mi-chemin entre la porte et la longue table.

— Ne le savez-vous pas, monsieur ?

— Non, fis-je, en les examinant.

Même ici, une rumeur lointaine emplissait l’air.

— Mais vous assistiez au duel, monsieur le vicomte ? interrogea Buton.

— Oui, répondis-je avec nervosité. Mais ce n’est pas la question. J’ai vu M. le marquis s’en retourner chez lui sain et sauf, et je croyais que la foule s’était dispersée. Mais…

Et je m’arrêtai, prêtant l’oreille.

— Vous vous figurez toujours l’entendre ? dit-il, me regardant avec une attention ironique.

— Oui ; je crains qu’elle ne se livre à quelque méfait.

— Nous le craignons aussi, répliqua d’un ton sec le forgeron, en posant les coudes sur la table, et me regardant à nouveau. Ce n’est pas impossible.

Alors je compris. Je le lus dans les yeux de Doury, qui cherchaient à fuir les miens. La huée lointaine de la foule nous arriva plus haute dans l’air immobile d’été. A ce bruit, les visages devinrent plus graves, les mines s’allongèrent, plusieurs tremblèrent et baissèrent la tête. Je compris.

— Mon Dieu ! m’écriai-je tout ému, tremblant moi aussi. Personne ne va-t-il rien faire ? Voyons, allez-vous rester ici tranquilles, pendant que ces démons agissent à leur volonté ? pendant que l’on saccage des maisons, et que des femmes et des enfants…

— Pourquoi pas ? dit Buton sèchement.

— Pourquoi pas ! m’écriai-je.

— Hé oui, pourquoi pas ? reprit-il durement. (Et je vis alors qu’il dominait les autres ; que lui ne voulait pas et qu’eux n’osaient pas.) Nous étions disposés à respecter la paix et à la faire respecter par les autres. Mais vos cocardes blanches, vos nobles matamores, vos officiers sans soldats, monsieur le vicomte, soit dit sans vous offenser, ne l’ont pas voulu. Ils ont entrepris de nous mater ; et s’ils ne reçoivent une leçon ils vont recommencer. Non, monsieur, poursuivit-il en jetant les yeux autour de lui avec un sourire orgueilleux, car le pouvoir l’avait déjà singulièrement changé, laissons faire le peuple pour une demi-heure, et…

— Le peuple ? m’écriai-je. Est-ce que la crapule et la lie des rues, les gibiers de potence, les va-nu-pieds et les forçats de la ville… est-ce que c’est cela, le peuple ?

— Peu importe, dit-il, en fronçant les sourcils.

— Mais c’est un crime !

Deux ou trois frissonnèrent, et d’autres détournèrent les yeux de moi, piteusement ; mais le forgeron ne fit que hausser les épaules. Cependant je ne désespérais pas, je m’apprêtais à en dire davantage, à essayer des menaces, voire des prières ; mais sans me laisser le temps de parler, l’homme le plus rapproché des fenêtres leva la main pour réclamer le silence. Nous entendîmes le tumulte lointain s’apaiser, et dans le calme momentané retentit la sèche détonation d’une arme à feu, suivie d’une autre, et d’une troisième. Puis un rugissement de rage, distinct, articulé, plein de menace.

— Oh Dieu ! m’écriai-je, en regardant à la ronde, tout vibrant d’indignation ; je ne puis supporter cela ! Est-ce que personne ne va agir ? Est-ce que personne ne va rien faire ? Il faut qu’il y ait une autorité. Il faut que quelqu’un soit là pour réduire cette canaille ; ou sinon, je vous préviens, je vous préviens tous, ils finiront par vous égorger aussi ; vous, monsieur le tabellion, et vous, Doury !

— Il y avait quelqu’un, mais il est mort, répliqua Buton.

Le reste du Comité paraissait au supplice.

— Était-il donc le seul ?

— Ils l’ont tué, dit âprement le forgeron ; qu’ils en subissent les conséquences !

— Eux ? m’écriai-je, dans un élan de colère et de pitié. Oui, et vous aussi ! Et vous tous ! Je vous le répète, vous employez la lie du peuple pour écraser vos ennemis ! Mais bientôt vous serez écrasés à votre tour !

Personne ne me répondit ; on se taisait obstinément, et tous les yeux fuyaient mon regard. Je me rendis compte enfin que rien de ce que je pourrais dire ne serait capable de les émouvoir ; et sans ajouter un mot, je tournai les talons et me précipitai dans l’escalier. Je savais déjà, ou du moins je pouvais deviner, où la foule s’était portée, et d’où provenaient les clameurs et les coups de feu. Sitôt donc arrivé sur la place, je me dirigeai vers l’hôtel de Saint-Alais et pris ma course par les rues. Dans ces rues tranquilles je passai sous des fenêtres où des femmes pâles se penchaient curieusement, et sous les vertes persiennes fermées de maisons modernes ; je croisai quelques badauds isolés ; tout le quartier avait un aspect riant ; mais je courais toujours, les oreilles pleines de cette sinistre rumeur, et le cœur serré d’une crainte atroce.

On mettait à sac l’hôtel de Saint-Alais !… Et Denise ? Et sa mère ?…

Je ne songeai à elles que tardivement ; mais cette pensée une fois venue, rien ne put la déloger. Elle contracta mon cœur, qui semblait prêt à s’arrêter. N’avais-je donc sauvé Denise que pour cela ? L’avais-je, au risque de ma vie, sauvée des rustres en démence, uniquement pour qu’elle allât tomber entre les mains plus odieuses de ces misérables en folie, de ces rebuts de la cité ?

Pensée affreuse ! car j’aimais Denise, et tout en courant, je comprenais mieux que je l’aimais. Si je l’avais ignoré jusque-là, cet amour ne pouvait manquer de m’être révélé par l’intensité de souffrance que me causait l’abominable perspective. Deux cents toises au plus séparaient les Trois Rois de l’hôtel de Saint-Alais, mais la distance me sembla infinie. Un siècle me parut s’écouler jusqu’au moment où je m’arrêtai hors d’haleine et pantelant sur la lisière de la foule, et m’efforçai de voir, par-dessus les têtes moutonnantes, ce qui se passait devant moi.

Un coup d’œil suffit à me rassurer ; et je respirai plus librement. La foule n’avait pas encore gain de cause. De chaque côté de l’hôtel de Saint-Alais, elle emplissait la rue dans toute sa largeur ; mais devant l’hôtel même, il restait un espace, maintenu libre par le feu des assiégés. De temps à autre, un homme isolé ou une poignée d’hommes jaillissaient des rangs de la foule, et franchissant d’un trait cet espace libre, attaquaient la porte à coups de haches et de barres de fer, ou voire avec leurs poings nus ; mais à chaque fois un flocon de fumée jaillissait des fenêtres, par les meurtrières percées dans les volets, puis un second coup, un troisième, et les hommes se rejetaient en arrière, ou s’effondraient sur les dalles, et restaient en plein soleil, perdant leur sang.

C’était un affreux spectacle. Bien qu’elle n’osât donner l’assaut en masse qui aurait emporté la place, une rage de bêtes fauves secouait la foule, quand elle voyait tomber ses chefs, et cette rage, à elle seule, eût intimidé les plus braves. Mais quand à cette rage et à ces cris démoniaques s’adjoignaient d’autres sons non moins affreux — les plaintes des blessés et le crépitement de la fusillade (car plusieurs avaient des armes, dans la foule, et tiraient des maisons voisines sur les fenêtres de Saint-Alais) — l’effet devenait formidable. Je ne sais pourquoi, mais l’éclat du soleil, et les grandes façades blanches alignées dans la rue, et la distinction même du quartier, rendaient l’effusion du sang plus hideuse ; si bien que pour un temps la foule ondulante, l’espace découvert jonché de blessés, les hurlements, les blasphèmes ignobles et les coups de feu, tout ce spectacle me parut irréel. Moi-même, qui étais accouru à fond de train et en risque-tout, j’hésitais. J’hésitais à me croire dans Cahors, dans cette ville que j’avais toujours connue si paisible ; et je me demandais si je ne rêvais pas.

Mais cette hypothèse était trop extravagante pour me retenir plus de quelques secondes ; et avec un ahan je me jetai dans la presse, et m’attachai de toutes mes forces à la traverser pour gagner l’espace libre, sans savoir toutefois ce que je ferais une fois arrivé là, ni en quoi ma présence pouvait être utile. Mais à peine avais-je fait un mouvement, que je me sentis empoigner par le bras, et quelqu’un, s’accrochant à moi avec ténacité, me tira en arrière. Je me retournai, prêt à répondre à cette violence par des coups, car j’étais hors de moi ; mais à la vue de l’abbé Benoît je laissai retomber ma main, pour saisir la sienne avec une exclamation joyeuse, et il m’entraîna hors de la presse.

Son visage pâli était morne et consterné ; mais le hasard merveilleux qui me l’avait fait rencontrer me rendit de l’espoir.

— Vous pouvez faire quelque chose ! lui criai-je à l’oreille, tout en lui étreignant la main avec vigueur. Le Comité refuse d’agir, et ceci est un crime. Un crime, mon cher ! Le voyez-vous bien ?

— Qu’y puis-je ? gémit-il.

Et il leva l’autre bras au ciel dans un geste de désespoir.

— Parlez-leur.

— Leur parler ? répondit-il. Est-ce que des chiens enragés s’arrêtent quand on leur parle ? Est-ce que des chiens enragés écoutent ? Comment voulez-vous agir sur eux ? D’où voulez-vous leur parler ? C’est impossible, monsieur. Ils tueraient aujourd’hui père et mère, s’ils rencontraient ceux-ci entre eux et leur vengeance.

— Alors que voulez-vous donc faire ? m’écriai-je avec emportement. Que voulez-vous faire ?

Il hocha la tête ; et je compris qu’il ne voulait rien, qu’il ne pouvait rien. A cette vue, tout mon être se révolta.

— Vous le devez ! Il le faut ! m’écriai-je âprement. Vous avez provoqué le diable, il vous faut l’apaiser ! Est-ce donc là ces libertés dont vous nous entreteniez ? Est-ce là le peuple en faveur de qui vous plaidiez ? Répondez, répondez-moi, qu’allez-vous faire ?

Et je le secouais furieusement.

Il se mit la main sur le visage.

— Que Dieu nous pardonne ! fit-il. Que Dieu nous aide !

Je le regardai, pour la première et unique fois de mon existence, avec mépris, avec rage.

— Que Dieu vous aide ? exclamai-je, hors de moi. Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes ! C’est vous qui avez amené ceci ! Vous, oui vous ! Vous avez prêché ceci ! A vous maintenant de le réparer !

Il restait muet, tout tremblant. La passion qui m’animait en présence de la férocité populaire ne le soutenait pas, et le courage lui manquait.

— Allons, réparez-le ! répétais-je avec fureur.

— Je ne puis arriver à eux, balbutia-t-il.

— En ce cas, je vais vous ouvrir le chemin ! répliquai-je, impitoyable. Suivez-moi ! Entendez-vous ce tumulte ? Eh bien ! nous allons y jouer un rôle.

Une douzaine de coups de feu venaient de partir, presque en une salve. Nous ne pûmes voir leur résultat, ni ce qui se passait ; mais le fauve mugissement de la populace m’enivrait. Je criai à l’abbé de me suivre, et me précipitai dans la cohue.

De nouveau il me saisit et m’arrêta, s’agrippant à moi avec un entêtement irréductible.

— Si vous tenez à y aller, allez-y par les maisons ! Passez par les maisons d’en face ! me chuchotait-il à l’oreille.

Il me restait assez de raison, quand il l’eut redit deux fois, pour le comprendre et lui obéir. Je me laissai mener par lui. Sitôt hors de la presse, nous nous élançâmes dans une venelle qui longeait le derrière des maisons opposées à l’hôtel de Saint-Alais. Nous n’étions pas les premiers à passer par là : la même idée était déjà venue à quelques-uns d’entre les plus actifs séditieux, qui avaient ainsi gagné les fenêtres d’où ils tiraient. Nous trouvâmes donc ouvertes les portes de plusieurs maisons, d’où nous arrivaient les cris et les blasphèmes de ceux qui en avaient pris possession. Mais nous n’allâmes pas loin. J’avisai la première porte venue, et dépassant vite un groupe terrifié de femmes et d’enfants — les probables occupants de la maison — qui se pressaient alentour, je pénétrai et me dirigeai tout droit vers la porte de la rue.

Deux ou trois hommes de mauvaise mine, au visage noirci de poudre, tiraient par une fenêtre du rez-de-chaussée. Comme je passais, l’un d’eux se retourna et me vit. Avec un blasphème, il me cria de m’arrêter, me prévenant que si je me montrais au dehors, les aristocrates me tireraient dessus. Mais dans ma surexcitation je ne l’écoutai pas ; j’ouvris la porte, et une seconde plus tard je me trouvais sur la rue, seul dans l’espace libre et ensoleillé. J’avais de chaque côté, à cinquante pas, les rangs serrés de la foule ; devant moi se dressait, morne et blanche, la façade de l’hôtel de Saint-Alais. A mon apparition, il s’en échappa un petit flocon de fumée avec un coup de mousquet.

Étonnée de me voir là seul et arrêté, la foule se tut, et je levai la main. Un coup de feu partit au-dessus de ma tête, puis un second ; et un éclat de bois s’arracha des volets verts à la maison d’en face. Puis une voix dans la foule cria de cesser le feu ; et pour un moment tout fut silencieux. Je restai au milieu de la touffeur ardente et sans un souffle, la main levée. C’était l’occasion pour moi, et je l’avais obtenue par miracle ; mais je fus d’abord muet, incapable de trouver mes mots.

Enfin, comme il naissait dans la foule un murmure confus, je parlai.

— Gens de Cahors ! m’écriai-je. Au nom des trois couleurs, arrêtez !

Et, vibrant d’émotion, comme inspiré, tout à coup je m’avançai à pas lents vers la maison assiégée, puis, sous les yeux de tous, je détachai la cocarde de mon revers et la suspendis au heurtoir de la porte. Ensuite je me retournai.

— Je prends possession, criai-je de toutes mes forces, pour être entendu de tous ; je prends possession de cette maison et de tout ce qu’elle renferme, au nom des trois couleurs, de la Nation et du Comité de Cahors. Ceux qui s’y trouvent passeront en jugement, et justice sera faite. Quant à vous, je vous requiers de partir, et de retourner chez vous en paix. Le Comité…

Je n’allai pas plus loin. Sur ce mot une balle siffla à mon oreille et fit sauter le plâtre du mur. Alors, comme si ce bruit avait déchaîné toutes les fureurs populaires, des rugissements d’indignation retentirent. On me sifflait, on m’injuriait, on hurlait : « A la lanterne ! » et : « A bas le traître ! » En un instant, comme si d’invisibles écluses avaient cédé, la foule de chaque côté se précipita tout à coup en avant, et roula vers la porte en une masse compacte, où je me vis aussitôt englouti.

Je m’attendais à être mis en pièces ; mais au lieu de cela je fus simplement bourré de coups, et rejeté de côté. On m’oublia, et tout aussitôt je me perdis dans les remous tournoyants de la masse d’individus qui se jetaient pêle-mêle sur la porte, retombaient les uns sur les autres, et se blessaient réciproquement, dans la furie de leur attaque. Les blessés de tantôt étaient foulés aux pieds, mais personne ne s’arrêtait à leurs appels. Par deux fois, un coup de feu partit de la maison, et chaque coup fut efficace ; mais la presse aux abords de la porte était si grande, et la furie des assaillants si aveugle, que les gens atteints s’effondraient sans qu’on s’en aperçût, et périssaient écrasés sous les talons de leurs complices.

Rejeté contre les balustrades de fer du perron, je m’y cramponnais, et protégé de la poussée par un pilier, je réussis non sans difficulté à me maintenir en place. Mais il m’était impossible de bouger ; je dus rester là tandis que la foule déferlait autour de moi, et, dans un vertige d’horreur, j’y attendis le dénouement. Il se produisit enfin. Les panneaux de la porte, fendus et disloqués, s’abattirent. Les plus avancés des assaillants bondirent vers la brèche. Toutefois l’encadrement, retenu par un gond, résistait encore, et les empêchait d’entrer. A la longue, cet obstacle céda sous leurs coups, et la porte s’abattit avec fracas. Je me jetai dans le torrent, et j’eus le bonheur d’être porté dans l’hôtel parmi les premiers, sans tomber, comme il arriva à plusieurs.

Mon intention était de devancer les autres, et ainsi, gagnant l’étage avant eux, je combattrais au moins pour Denise, si je ne pouvais la sauver. Car j’avais pris la contagion populaire, et le sang me bouillait. Personne de la foule n’était plus que moi disposé à tuer. Je luttai donc de vitesse avec les autres ; mais quand j’arrivai au pied de l’escalier je vis, comme eux, un obstacle qui nous arrêta tous.

C’était M. de Gontaut, qui en cette heure suprême de danger, se haussait au-dessus de lui-même. Il se tenait sur les marches, seul, et regardait de haut les envahisseurs, en souriant. Toute trace de décrépitude et de frivolité avait disparu de son visage qui reflétait uniquement la valeur de sa caste. Il voyait son monde chanceler, la lie et la canaille prêtes à le submerger, tout ce qui avait fait sa joie et sa raison de vivre prêt à disparaître ; il voyait la mort qui l’attendait, sept marches plus bas, et il souriait. Sa fine épée suspendue au poignet, il tapotait sa tabatière en nous regardant de haut ; non plus bavard, volage, et — avec ses histoires de futiles intrigues et sa foi épicurienne — quasi méprisable ; mais fier et assuré, avec des yeux rayonnants de défi.

— Ah, ah ! chiens ! dit-il, vous voulez mériter la potence ?

Durant quelques secondes personne ne bougea. La présence du vieux gentilhomme et son intrépidité en imposaient aux plus vils ; et ils restaient béants, domptés par son regard. Puis il remua. D’un geste posé, comme on salue avant un duel, il leva la garde de son épée, dont il nous présenta la pointe.

— Allons, dit-il, d’un ton plein de mépris amer, ne vous gênez pas. Qui de vous tient à précéder les autres en enfer ? Car j’en veux dépêcher un.

Le charme était rompu. Avec un hurlement, une douzaine de gredins escaladèrent les marches. Je vis l’acier clair flamboyer une fois, deux fois ; et l’un d’eux retomba en arrière et roula sous les pieds de ses collègues. Puis une énorme barre de fer se leva et retomba sur le visage souriant, et le vieux gentilhomme s’affaissa sans un cri ni une plainte, sous une tempête de coups qui le réduisirent aussitôt à l’état de cadavre.

Ce fut l’affaire d’un instant, et je ne pus intervenir. L’instant d’après une vingtaine d’hommes s’élancèrent par-dessus son corps et dans l’escalier, avec d’effroyables hurlements. Je les rejoignis. A droite et à gauche étaient des portes fermées, décorées de peintures à la Watteau. Elles furent enfoncées en un clin d’œil, et la horde sauvage envahit les appartements somptueux, balayant tout sur son passage, renversant et fracassant avec fureur vases, statues, cristaux, miniatures. Avec des clameurs de triomphe, ils emplirent ce salon qui ne connaissait depuis des générations que les grâces et le charme de la vie ; et leurs sabots martelèrent les parquets cirés depuis si longtemps caressés par les traînes des jolies femmes. Tout ce dont ils ignoraient l’usage était arraché et jeté à bas ; en un moment les grands miroirs de Venise furent en pièces, les tableaux crevés et lacérés, les livres lancés par les fenêtres.

Je n’eus de ce spectacle qu’un bref aperçu en m’arrêtant sur le palier. Mais j’en vis assez pour me convaincre que les fugitifs n’étaient pas dans ces pièces-là, et je me précipitai dans l’escalier, vers l’étage supérieur. Malgré la brièveté de ma halte, d’autres m’y avaient précédé. En débouchant sur le palier, je me trouvai devant trois individus qui écoutaient à une porte. En me voyant l’un d’eux se dressa.

— Ils sont ici ! cria-t-il. Il y a une voix de femme ! Arrière !

Et levant une pince de fer il s’apprêtait à enfoncer la porte.

— Halte ! m’écriai-je, d’un ton si impérieux qu’il abaissa son outil. Halte ! Au nom du Comité, je vous ordonne de laisser cette porte. Le reste de la maison est à vous. Pillez-le à votre aise.

Les hommes me dévisageaient.

— Sacré tonnerre ! lança l’un d’eux. Qui donc es-tu, toi ?

— Je suis le Comité ! répondis-je.

Il m’invectiva, le poing levé.

— Décampez ! criai-je avec fureur, sinon je vous fais pendre !

— Hou ! hou ! L’aristocrate ! répliqua-t-il.

Et élevant la voix :

— Par ici, les copains ! par ici ! Un aristocrate ! un aristocrate ! hurla-t-il.

A ces mots une vingtaine de ses pareils surgirent de l’escalier. Je me vis tout aussitôt entouré de faces patibulaires et d’yeux menaçants, d’êtres hideux vomis par les sentines de la ville. Une seconde de plus et ils allaient m’empoigner ; mais avec la rage du désespoir je m’élançai sur l’homme à la pince, et la lui arrachant à l’improviste, en un clin d’œil je l’abattis à mes pieds.

Mais en même temps je perdis l’équilibre, et tombai. Avant que je me fusse relevé, quelqu’un m’envoya sur la tête un coup de sabot qui m’étourdit à moitié ; cependant je réussis à me remettre sur pieds, et tapant comme un sourd je fis reculer mes adversaires, et pour un instant déblayai le terrain autour de moi. Mais la tête me tournait ; un brouillard ronge couvrait ma vue, les objets dansaient devant moi ; je n’arrivais plus à diriger mes coups, et je n’entendais plus les menaces et les nasardes qui m’arrivaient de tous côtés. Quelqu’un me tira par mon habit. Je me retournai en aveugle. Et tout aussitôt un coup formidable me fut porté — par qui et avec quoi, je l’ignorerai toujours — et je tombai comme une masse, privé de connaissance.

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