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La cocarde rouge

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CHAPITRE XIX
A NÎMES

On croira sans peine que je contemplai la ville avec une émotion peu ordinaire. J’en avais entendu assez à Villeraugues — sans parler des détails ajoutés en cours de route par M. de Géol — pour me convaincre que c’était ici et non dans le nord, ici dans le Gard et les Bouches-du-Rhône, parmi les champs d’oliviers et la poussière blanche du Midi, et non parmi les champs de blé et les pâturages du nord, que le sort de la nation allait se jouer. Ce n’était pas à Paris, où les gens voulaient et ne voulaient pas, où Mirabeau et La Fayette, par crainte du peuple, faisaient un jour un pas vers le roi, et le lendemain, par crainte qu’une fois rétabli sur son trône il ne vînt à sévir, retournaient en arrière, ce n’était pas là-haut, que la Révolution pouvait être arrêtée, mais bien ici ! Ici, où l’ardente imagination des Provençaux voyait encore quelque chose de saint dans les choses naguère vénérées, ici où la faction rattachait les hommes à la foi.

Jusqu’à présent le flot révolutionnaire n’avait pas rencontré d’opposition sérieuse. Les obstacles qui semblaient les plus forts, le roi, la noblesse, s’étaient écroulés et effondrés devant elle, presque sans résistance ; restait à voir si le troisième et dernier des pouvoirs dirigeants, l’Église, se comporterait mieux. Certes, si Froment disait vrai, si la foi devait s’opposer à la foi, et le fanatisme à un autre fanatisme, c’était bien ici, dans cette vallée du Rhône, où l’Église maintenait encore son autorité, que se trouvaient les matériaux les plus propices aux desseins de l’enthousiaste. Dans cette hypothèse — et tout en l’examinant, je promenai un long regard méditatif sur la ville et l’indéfinie plaine basse qui s’étalait au delà, baignée dans les feux du couchant — dans cette hypothèse, c’était d’ici que peut-être jaillirait la flamme destinée à embraser la France. D’ici pouvait partir du jour au lendemain une conflagration aussi vaste que le pays ; une conflagration qui, se propageant avec une fureur croissante, gagnerait la Vendée, la Bretagne, les côtes du nord, et sous peu environnerait Paris de son cercle de feu.

Mais l’incendie s’allumerait-il ? Dans ce doute, je contemplai de nouveau, avec une curiosité avide, cette cité de laquelle on attendait tant. Sa multitude de terrasses et de maisons blanches occupait la pente douce qui joint à la plaine du Rhône les derniers contreforts des Cévennes. Au nord, dans les faubourgs, s’élevaient trois collines : celle du milieu portait une tour, la plus orientale allongeait son ombre démesurée vers le fleuve lointain, et sur leurs pentes à toutes trois, vers l’est et le sud, la ville s’étageait. A mesure que nous en approchions, cet amphithéâtre, comme les routes convergentes, et la plaine aux verdures printanières, et les grandes manufactures qui çà et là s’élevaient dans les faubourgs, tout semblait bourdonner d’activité, d’une foule d’allants et venants, isolés ou par groupes, qui s’en allaient hors des murs à leurs plaisirs, ou couraient à leurs affaires.

Tous sans exception, je le remarquai, portaient un insigne quelconque : soit la cocarde tricolore, soit, plus souvent, une rosette rouge, un flot de rubans rouges, une cocarde rouge, et à l’aspect de ces emblèmes mes compagnons se rembrunirent à vue d’œil. Un autre détail caractéristique, le tintement de nombreuses cloches qui appelaient aux vêpres les fidèles — et dont les sons me parurent harmonieux dans l’air du soir — était aussi peu de leur goût. Elles tintèrent plus nombreuses, accélérant leur rythme ; et il en résulta qu’insensiblement je finis par rester en arrière. Lorsque nous arrivâmes dans les rues, la circulation plus nombreuse, et l’attention avec laquelle je regardais autour de moi, accrurent la distance qui nous séparait ; et bientôt, un long défilé de charrettes venant à passer, suivi d’une compagnie de gardes nationaux, je me trouvai chevauchant seul, à cent pas derrière eux.

Je ne le regrettai point. La nouveauté du spectacle, cette foule de visages renouvelés continuellement, le patois méridional, le mouvant défilé de soldats, de paysans, de filles, me divertissaient. Je le regrettai moins encore quand par hasard un objet, que je m’attendais plus ou moins à voir depuis mon arrivée dans Nîmes, se matérialisa, là, dans cette rue sinueuse, et me sauta, pour ainsi dire, aux yeux. En passant sous les barreaux d’une fenêtre peu élevée au-dessus du sol, j’entrevis une main blanche qui agitait un mouchoir : vision instantanée, mais le geste suffit à m’évoquer Denise ! Quand je tirai sur ma bride, le mouchoir avait déjà disparu, la fenêtre était déserte, autour de moi la foule bavarde allait son chemin.

Machinalement j’arrêtai mon cheval et regardai à la ronde, le cœur palpitant. Je ne vis proche de moi personne à qui le signal pût être destiné ; et pourtant, la chose me paraissait bizarre. Je ne pouvais admettre une telle bonne fortune, pas plus que d’avoir si tôt retrouvé Denise. Cependant, comme mon regard incertain se dirigeait à nouveau vers la fenêtre, le mouchoir y flotta encore un instant. Cette fois le signal s’adressait à moi si indéniablement qu’au mépris de toute prudence, je poussai mon cheval à travers la foule jusqu’à la porte, et sautant à bas précipitamment, jetai la bride à un gamin qui se trouvait là. Je n’osai lui demander qui habitait la maison ; et embrassant d’un coup d’œil la morne façade blanche, la rangée de fenêtres grillées qui couraient sous le balcon, je m’en remis à la fortune, et heurtai.

A l’instant la porte s’ouvrit, et un laquais parut. Je n’avais pas réfléchi à ce que je lui dirais, et je restai d’abord à l’examiner stupidement. Puis, à tout hasard, sous le coup de la nécessité, je lui demandai si madame recevait.

Il me répondit très poliment que oui, et tirant la porte, s’effaça devant moi.

J’entrai, ahuri d’étonnement ; et celui-ci ne fit que s’accroître quand après avoir traversé un vestibule spacieux, dallé de marbre noir et blanc, et m’être laissé guider jusqu’au haut de l’escalier, je m’aperçus que tout ce qui m’entourait, depuis la sobre livrée du laquais jusqu’aux moulures du plafond, portait le cachet de l’élégance la plus raffinée. Des piédouches, portant des bustes de marbre, occupaient les angles de l’escalier ; trois orangers en caisses garnissaient le vestibule ; et des fragments antiques ornaient les murs. Toutefois je n’y pus jeter qu’un coup d’œil : très vite j’arrivai au haut de l’escalier, et l’homme m’ouvrit une porte.

Je pénétrai dans la pièce, les yeux avides : un songe, un impossible songe, prit possession de moi pour un instant, et me fit espérer que Denise — non plus Mlle de Saint-Alais, mais Denise, la jeune fille qui m’aimait et avec qui je n’avais jamais été seul — serait là pour me recevoir. A sa place, une étrangère se leva posément d’un fauteuil placé dans la baie d’une fenêtre, et, après une courte hésitation, s’avança à ma rencontre. Cette inconnue, grande, l’air sérieux et très belle, m’examinait curieusement de ses yeux noirs, tandis qu’un peu de rose montait à ses fines joues olivâtres.

A la vue de cette étrangère, je me mis à balbutier des excuses pour mon intrusion. Elle me fit la révérence.

— Monsieur n’a pas à s’excuser, dit-elle, aimablement. Il était attendu, et le repas est servi. Si vous voulez bien suivre Gervais, il va vous mener à une chambre où vous pourrez vous nettoyer de la poussière du voyage.

— Mais, madame, fis-je, encore hésitant. Je crains d’abuser…

Elle secoua la tête d’un air mutin.

— Je vous en prie, dit-elle, en agitant sa main vers la porte.

— Mais mon cheval, dis-je, immobile d’ahurissement, je l’ai laissé sur la rue.

— On en prendra soin. Veuillez me faire le plaisir…

Et elle me montra la porte d’un petit geste impérieux.

Je sortis complètement abasourdi. L’homme qui m’avait conduit à l’étage m’attendait. Par un corridor large et spacieux, il me conduisit à une chambre à coucher, où je trouvai tout le nécessaire pour rafraîchir ma toilette. Il prit mon habit et mon chapeau, et s’occupa de moi avec la dextérité d’un valet de chambre consommé. Dans mon ahurissement, je le laissai faire. Mais lorsque, revenu un peu de mon trouble, j’ouvris la bouche pour lui poser une question, il me pria de l’excuser : madame m’expliquerait.

— Madame…? fis-je.

Et mon regard interrogatif attendait qu’il remplît la lacune.

— Oui, monsieur, madame vous expliquera, répondit-il, sans broncher.

Puis, voyant que j’étais prêt, il me reconduisit, non plus à la chambre que je venais de quitter, mais à une autre.

Je crus rêver, en y entrant ; car je ne doutais pas que l’énigme dût m’y être expliquée. Mais je ne trouvai personne. La pièce était spacieuse, et parquetée, avec trois hautes fenêtres étroites, dont l’une, entr’ouverte, donnait accès aux bruits de la rue. Un petit feu de bois brûlait dans une vaste cheminée à colonnes de marbre sculpté ; et dans un coin de la pièce se trouvaient un clavecin, une harpe et un pupitre à musique. Plus près du feu, une petite table ronde, coquettement dressée et éclairée par des bougies disposées dans de vieux candélabres d’argent, formait un tableau enchanteur : devant cette table la dame était assise.

— Avez-vous froid ? dit-elle, en m’accueillant d’un air plein d’affabilité.

— Non, madame, je vous remercie.

— En ce cas, nous pouvons nous mettre à table immédiatement, reprit-elle.

Et elle me désigna ma place.

En m’y installant, je découvris avec ébahissement qu’il n’y avait que deux couverts. La dame s’aperçut de mon trouble, elle rougit légèrement, et ses lèvres se contractèrent comme si elle refrénait un sourire. Mais elle ne dit mot. Quant à concevoir d’elle une opinion peu flatteuse, ce me fut dès l’abord interdit, aussi bien par l’aisance tranquille de ses manières, que par l’aspect de son appartement, le luxe et l’opulence déployés autour d’elle, et la respectabilité même du maître d’hôtel qui nous servait.

— Avez-vous fait une longue traite aujourd’hui ? interrogea-t-elle, tout en morcelant un petit pain avec des doigts qui ne me parurent pas exempts de nervosité, et tour à tour baissant les yeux vers la table et les relevant vers moi d’une façon presque suppliante.

— Je suis venu de Sauve, madame, répondis-je.

— Tiens ! Et vous vous proposez d’aller ?

— Je ne vais pas plus loin.

— Je suis heureuse de l’apprendre, fit-elle, avec un charmant sourire. Vous ne connaissez pas Nîmes ?

— Je ne la connaissais pas. Mais j’ai l’impression qu’il n’en est plus de même à cette heure.

— Vous êtes trop aimable, dit-elle, en fixant mon regard sans la moindre gêne. Afin de vous mettre plus à l’aise, je m’en vais vous dire mon nom. Le vôtre, je ne vous le demande pas.

— Vous l’ignorez donc ? m’écriai-je.

— Mais oui ! fit-elle, en riant.

Et ce rire me révéla son extrême jeunesse. Elle était encore presque une petite fille.

— Mais bien entendu, vous pouvez me le dire si cela vous amuse, conclut-elle, avec détachement.

— Alors, madame, j’aurai ce plaisir, répondis-je galamment. Je suis le vicomte de Saux, de Saux près Cahors, et tout à votre service.

Elle resta la main en l’air, et me dévisagea une minute avec un ébahissement véritable. Je crus même lire dans ses yeux un peu d’effroi. Puis elle reprit :

— De Saux près Cahors ?

— Oui, madame. Et je suis amené à craindre, ajoutai-je, voyant l’effet produit par mes paroles, que l’on m’ait pris ici pour un autre.

— Pas du tout ! fit-elle.

Puis, donnant libre cours à ses sentiments, elle rit et battit des mains.

— Non, monsieur, cria-t-elle joyeusement, il n’y a aucune erreur, je vous l’assure. Au contraire, maintenant que je sais qui vous êtes, je veux boire à votre santé. Alphonse ! emplissez le verre de M. le vicomte, reprit-elle, il faut que vous buviez avec moi, à la santé…

Elle s’arrêta, et me regarda malicieusement.

— Je vous écoute, madame, dis-je, en m’inclinant.

— De la belle Denise ! acheva-t-elle.

Ce fut mon tour de sursauter et de rester béant, aussi confus que surpris. Mais elle n’en fit que rire de plus belle, et, battant des mains avec un laisser-aller puéril, elle m’ordonna :

— Buvez, monsieur, buvez !

Je lui obéis, tout en rougissant sous son regard.

— Voilà qui est parfait, dit-elle, quand j’eus reposé le verre. Maintenant, monsieur, je vais pouvoir, à qui de droit, rapporter que vous n’êtes pas félon.

— Mais, madame, fis-je, d’où connaissez-vous ce qui de droit ?

— D’où je le connais ? reprit-elle avec ingénuité. Ah ! voilà la question !

Elle s’abstint d’y répondre ; mais je m’aperçus que dès lors elle prit avec moi un ton nouveau. Elle se départit grandement de la réserve qu’elle avait gardée jusque-là, et se mit à déverser sur moi un feu roulant de spirituel badinage et d’aimables épigrammes, contre quoi j’avais peine à me défendre, car elle avait l’avantage d’en savoir plus que moi. Une telle passe d’armes avec une aussi jolie adversaire ne manquait pas d’attraits, d’autant que Denise et mes relations avec elle formaient les sujets principaux de ses railleries ; pourtant je ne fus pas fâché lorsqu’une horloge, en sonnant huit heures, produisit en elle un brusque silence et une modification aussi grande que la première. Son visage s’assombrit, elle soupira, et resta à regarder devant elle avec gravité. J’osai lui demander si quelque chose la tracassait.

— En effet, monsieur, répondit-elle. Je dois maintenant vous mettre à l’épreuve ; et vous pourriez y succomber.

— Que désirez-vous que je fasse ?

— Je désire que vous m’escortiez, répondit-elle, pour aller à un certain endroit et en revenir.

— Je suis prêt, m’écriai-je, en me levant avec empressement. C’est dans le cas contraire que je serais félon. Mais il me semble, madame, que vous alliez vous nommer.

— Je suis Mme Catinot, répondit-elle.

Et je ne sais ce qu’elle lut sur mon visage, car elle ajouta, en rougissant très fort :

— Je suis veuve. Mais vous n’en êtes pas plus avancé.

— Je n’en reste pas moins à votre service, madame.

— Soit, monsieur de Saux, reprit-elle simplement. Si vous voulez bien aller m’attendre dans le vestibule, je vous y retrouverai tout de suite.

Je lui ouvris la porte, et elle sortit ; après quoi, songeur et intrigué au delà de toute expression par la singularité de l’aventure, j’arpentai la chambre une minute, et me décidai enfin à la suivre. A la lumière d’une lampe suspendue éclairant le vestibule, je la vis qui m’attendait au pied de l’escalier ; ses cheveux disparaissaient sous un bonnet de guipure noire, et sa robe sous une mante également sombre. L’homme qui m’avait reçu me tendit en silence mon manteau et mon couvre-chef ; et sans une parole Mme Catinot me précéda le long d’un corridor.

Au-dessus d’une porte située à l’extrémité du corridor se trouvait une seconde lumière. Elle éclaira mon chapeau, que précisément j’allais mettre sur ma tête, et je m’arrêtai, stupéfait. Une petite cocarde rouge remplaçait la rosette tricolore que j’y portais d’habitude.

N’entendant plus mes pas la dame se retourna, et vit de quoi il s’agissait. Elle me posa sa main sur le bras ; et cette main tremblait.

— Pour une heure, monsieur ; rien que pour une heure, me souffla-t-elle dans l’oreille. Donnez-moi votre bras.

Passablement troublé, et commençant à flairer de dangereuses complications, je mis mon chapeau et lui offris le bras. Presque aussitôt nous débouchâmes à l’air libre, dans une venelle sombre et resserrée entre de hautes murailles. Mon guide tourna tout de suite à gauche, et nous parcourûmes en silence à peu près cent cinquante pas, qui nous amenèrent devant une arcade surbaissée, à gauche également, et par où s’échappait de la lumière. La dame m’y engagea, d’une légère pression ; nous dépassâmes l’arcade, puis au delà un porche étroit ; et tout aussitôt j’eus la stupéfaction de me trouver dans une église, à moitié remplie d’une assistance muette.

La dame m’ordonna le silence en posant un doigt sur ses lèvres, et je la suivis dans l’ombre de l’un des bas-côtés. Quand nous fûmes arrivés à une chaise vacante derrière une colonne, elle me fit signe de rester contre celle-ci, et elle-même s’agenouilla.

Me trouvant libre de jeter un coup d’œil sur la scène, et d’en tirer mes conclusions, je regardai autour de moi, croyant rêver. Le vaisseau de l’église, éclairé à peine, était encore assombri par les mantes et les voiles noirs de la foule agenouillée qui emplissait la nef et s’augmentait à chaque instant. Les hommes pour la plupart restaient debout auprès des colonnes, ou au fond de l’église ; et de ces endroits-là, s’élevait par intervalle un murmure bas et grave, l’unique son qui rompît le lourd silence. Une veilleuse rouge allumée devant l’autel posait sur l’ensemble une touche de couleur sinistre.

Je ne tardai guère à m’apercevoir que le silence, et la foule, et la vastitude béante au-dessus de nous, m’oppressaient de plus en plus ; et mon cœur se mit à battre précipitamment dans l’attente de l’inconnu. Cette sensation me devenait quasi intolérable, lorsque enfin, d’auprès de l’autel monta dans le silence, en lugubres accords, la lamentation rythmique du psaume Miserere Domine !

Avec une solennité prodigieuse, ses modulations emplissaient les ténèbres, par-dessus les têtes de la multitude agenouillée qui semblait tour à tour apparaître et se résorber, selon la palpitation des lumières, dans cette noirceur du vide et dans cette harmonie plaintive. A mesure que les accents de la prière, devenus des sanglots, refluaient au long des bas-côtés, faisant vibrer les cœurs angoissés des fidèles, une invisible main serrait les gorges, les yeux se brouillaient, les têtes de ces hommes robustes s’abaissaient davantage, et les mains viriles frémissaient. Miserere Deus ! Miserere Domine !

Cette scène douloureuse prit fin. Le psaume s’éteignit, et dans les ténèbres à nouveau mornes et muettes la clarté d’un cierge, avivée soudain, révéla une figure pâle et dont les prunelles ardentes fixaient non pas la foule obscure, mais l’espace vide des voûtes, où d’affreux mascarons grimaçaient vaguement… Et le prédicateur se mit à prêcher.

Sur un ton modéré, tout d’abord, et à peine ému, il dit les voies de Dieu vis-à-vis de ses créatures, l’infinité du passé et la petitesse du présent, l’Omnipotence devant qui le temps et l’espace et les hommes ne sont que néant ; la certitude que tout se réalise ainsi que Dieu, le Très-Haut, l’Éternel, l’Infini, l’a décrété. Puis, enflant la voix, il parla de l’Église, agent de Dieu sur la terre, et de l’œuvre qu’elle a accompli dans les siècles passés, convertissant, protégeant les faibles, leur donnant asile, domptant les forts, présidant aux baptêmes, aux mariages, aux enterrements. L’Église : servante de Dieu, vicaire de Dieu. « Grâce à elle seule, continua le prédicateur, usant du geste, et dont la voix plus haute et sonore emplissait toute l’église ; grâce à elle seule, nous valons mieux que les animaux ; elle nous apprend ce qu’il y a derrière le voile, nous ne redoutons plus les malheurs temporels, et ne croyons plus, comme les incrédules, qu’il n’y a rien de pire au monde que la mort : mais ayant mis notre confiance en dehors et au delà du monde, nous voyons sans trembler le monde se liguer contre nous. Nous croyons : c’est pourquoi nous sommes forts. Nous croyons en Dieu : c’est pourquoi nous sommes de Dieu et non du monde. Nous sommes au-dessus du monde ! nous sommes au delà du monde, et participant à la force de Dieu, qui est le Dieu des Armées, nous subjuguerons le monde ! »

Il fit une pause, qui tint la foule en suspens ; après quoi, baissant le ton, il reprit : « Quel est donc le délire des païens, lorsqu’ils se représentent leurs vanités ? C’est qu’ils rejettent Dieu ! Ils disent : ceci existe, puisque je le vois ; cela existe, puisque je l’entends. Cet objet encore existe, puisque je le touche. Et il n’y a rien d’autre, absolument rien. Mais est-elle dans ce que nous voyons, entendons et touchons, la cause qui pousse cet homme à mourir pour son frère ? Est-ce ce que nous voyons, entendons et touchons, ce qui fait que l’on meurt pour une idée ? Que l’on meurt pour sa foi ? ou même pour son honneur ? Que, bref, on meurt pour rien, pour rien !… alors qu’on pourrait vivre ? Non, j’en suis sûr. Ce ne sont pas les objets des sens, c’est Dieu qui en est la cause, et Dieu seul !

« Et ils Le rejettent. Peuple, sénateurs, hauts dignitaires. Et Il prononce : Qui est avec Moi ?… Mes enfants, mes frères, nous avons connu longtemps un âge facile et sûr ; depuis longtemps nos seules épreuves étaient les inconvénients ordinaires de l’existence, et non plus des questions de vie et de mort. A cette heure, en ces derniers jours du monde, il a plu au Tout-Puissant de nous éprouver. Or, qui est avec Lui ? Qui est disposé à préférer l’invisible au visible, l’honneur à la vie, Dieu à l’homme, la chevalerie à la vilenie, l’Église au monde ? Qui est pour Lui ? Bafoué dans cette infime province de Sa création, meurtri, ensanglanté et foulé aux pieds, quoique maître de la terre et du ciel, de la vie et de la mort, du jugement et de l’éternité, dominateur de tous les innombrables univers de l’infini, Le voici qui vient ! Il vient ! il vient, le Dieu tout-puissant, qui fut, qui est, et qui sera ! Et qui donc est pour Lui ? »

Comme il achevait ces mots, le cierge placé au-dessus de sa tête s’éteignit soudain, et l’obscurité tomba sur les centaines d’auditeurs suspendus à ses lèvres. Une onde d’émotion indescriptible passa sur la foule. Les hommes s’agitèrent, et leur piétinement fit une rumeur sinistrement répercutée par les voûtes en un sourd grondement de tonnerre ; les femmes, elles, sanglotaient, et plusieurs lançaient au ciel des exclamations aiguës ou des prières. D’une voix qui tremblait d’émotion, le prêtre de l’autel bénit l’assemblée ; puis, comme je m’éveillais de mon attention extatique, Mme Catinot me toucha le bras, me fit signe de la suivre, et se faufilant prestement parmi la foule, me guida au long du bas-côté. Avant que les derniers mots du prédicateur eussent cessé de vibrer à mes oreilles, avant que l’étreinte de mon cœur se fût desserrée, nous marchions déjà sous les étoiles, et l’air de la nuit rafraîchissait nos tempes. Quelques secondes plus tard, nous étions dans la maison et nous retrouvions dans le salon illuminé où j’avais vu pour la première fois Mme Catinot.

Sans me laisser le temps de me reconnaître, elle s’approcha de moi vivement, et posa sur mon bras ses deux mains dégantées. Je vis que des larmes roulaient sur ses joues.

— Qui est pour Moi ? s’écria-t-elle, d’une voix qui me pénétra jusqu’à l’âme et me fit tressaillir. Qui est pour Moi ? Oh vous, sûrement ! Sûrement vous, monsieur, vous dont les pères ont combattu pour leur Dieu et leur roi ! Né pour dominer, vous êtes sûrement du côté de la lumière ! Gentilhomme, vous n’abandonnerez jamais à la tourbe la tâche de gouverner ! O…

Et alors, sans attendre ma réponse, elle se détourna de moi, en se cachant le visage à deux mains.

— O Dieu ! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots, donne-moi cet homme pour Ton service !

J’étais troublé au delà de toute expression ; touché par le spectacle de cette femme en pleurs, agité par le conflit de mon âme, démoralisé, peut-être, par ce que je venais de voir. Je restai d’abord incapable de parler. Enfin, je réussis à dire d’une voix mal assurée :

— Madame, si j’avais prévu de quoi il s’agissait… Vous m’avez montré tant de bienveillance… et je ne puis vous payer de retour.

— Ne dites pas cela ! s’écria-t-elle, suppliante. Ne dites pas cela !

Et elle posa sur mon bras ses deux mains jointes en me considérant, puis aussitôt sourit à travers ses larmes.

— Pardonnez-moi, dit-elle humblement, pardonnez-moi. Je m’y suis mal prise. Je sens trop profondément. Je vous l’ai demandé trop vite. Mais vous acceptez, monsieur. Dites que vous acceptez ! que vous vous montrerez digne de vous-même !…

Je poussai un gémissement.

— J’ai leur brevet, fis-je.

— Renvoyez-le-leur.

— Mais je n’en serai pas quitte avec ma conscience !

— Qui est pour Moi ? reprit-elle à mi-voix. Qui est avec Moi ?

J’exhalai un profond soupir. Dans le silence de la pièce les tisons s’éboulèrent dans l’âtre, et une horloge sonna.

— Pour Dieu ! Pour Dieu et pour le roi ! dit-elle, les mains jointes, en levant vers moi ses yeux étincelants.

Cette torture faillit m’arracher un juron.

— Dans quel but ? m’écriai-je, presque brutalement. Si je vous disais oui, ce serait dans quel but, madame ? De quelle utilité puis-je vous être ? A quoi puis-je me rendre bon ?

— A tout ! à tout ! Vous êtes un homme de plus ! s’écria-t-elle. Un homme de plus pour la bonne cause. Écoutez-moi, monsieur. Vous ne savez pas ce qui se prépare, ni dans quelle nécessité nous…

Elle s’arrêta brusquement, tout net, me regarda, prêtant l’oreille, et son visage changea d’expression. La porte n’était pas fermée, et la voix d’un homme qui parlait dans le vestibule d’en bas nous arrivait par l’escalier ; un instant plus tard, un pas rapide traversa le vestibule, et résonna sur les degrés. L’homme montait.

Nous restions face à face. Mme Catinot, muette et les yeux dilatés par l’attention, sembla tout d’abord prise au dépourvu. A la fin, avec un geste qui m’ordonnait le silence, elle se glissa vers la porte et disparut, en la refermant, mais non tout à fait, derrière elle.

L’homme y était presque arrivé, car il poussa une exclamation de surprise à la voir apparaître ainsi soudainement, puis il prononça quelques mots, si bas que je ne les distinguai point. Sa réponse à elle m’échappa aussi, mais ce qu’elle dit ensuite me parvint.

— Vous refusez de m’ouvrir cette porte ? cria-t-il.

— Pas dans cette chambre, répliqua-t-elle audacieusement. Nous pouvons nous voir dans l’autre, mon ami.

Un silence. Je croyais ouïr leur respiration. Je me les imaginai se regardant avec défi. Je brûlais d’intervenir.

— Mais c’est intolérable ! s’écria-t-il enfin. C’est inadmissible. Allez-vous recevoir tous les étrangers qui arrivent dans la ville ? Allez-vous vous chambrer avec eux, rester à causer avec eux, tandis que je me ronge le cœur loin de vous ? Dois-je… Mais je veux entrer !

— Vous n’entrerez pas ! cria-t-elle.

Mais la colère de son ton me parut simulée.

— C’en est déjà trop que vous m’insultiez, reprit-elle fièrement. Mais si vous osez porter la main sur moi, ou si vous l’insultez, lui…

— Lui ! s’écria-t-il, furibond. Lui, en vérité ! Madame, je vous le dis une fois pour toutes, je n’en ai supporté que trop. J’ai souffert ceci plus d’une fois, mais…

Mais il ne me restait plus aucun doute, et avant qu’il pût ajouter un mot, j’étais à la porte ; je l’avais tirée toute grande, et me dressais devant lui. La dame se recula en poussant une exclamation à la fois craintive et joyeuse, et nous nous entre-regardâmes.

Cet homme était Louis de Saint-Alais.

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