La cocarde rouge
CHAPITRE III
A L’ASSEMBLÉE
Le soufflet, et l’insulte qui l’accompagna, mirent fin provisoirement à mon repentir. Mais si bref que fût le trajet d’une porte à l’autre, il me laissa le temps de réfléchir encore. Cet homme était Louis, malgré tout ; j’avais certes des raisons de me plaindre de lui et de le soupçonner de servir d’instrument à autrui ; mais il s’était montré mon meilleur ami en faisant tout pour apaiser ma colère, et le plus loyal en s’efforçant de me détourner d’une entreprise insensée. Vite attendri, dans un revirement presque subit, je perçus avec une sorte d’effroi que si son intervention était due à la seule bienveillance, j’y répondais aussi mal que possible. Bref, avant même que la porte extérieure nous fût ouverte, je me repentais à nouveau. Lorsque l’huissier tira le battant pour me livrer passage, je lui donnai l’ordre de le refermer, puis faisant volte-face, je jetai à Louis quelques mots indistincts, et m’en fus en toute hâte, le laissant stupéfait. A peine eut-il le temps de pousser une exclamation, que j’avais traversé le vestibule, et quelques secondes plus tard, j’ouvrais la porte de l’Assemblée.
Sur-le-champ — il est à croire que je manœuvrai le pêne avec bruit — je vis devant moi des rangées de visages surpris et tous tournés de mon côté. J’ouïs une rumeur d’indignation mêlée de rires, et aussitôt je me faufilai vers ma place. Mais le débit monotone du président m’emplissait les oreilles, et le contraste était tel — après mon altercation à mi-voix du dehors, de me trouver dans cette salle pleine de lumière et de vie, et l’objet de tous ces regards — que je m’abattis sur mon siège, vertigineux et confondu, et presque oublieux tout d’abord du dessein qui m’avait amené là.
Un temps, et ma face s’empourpra davantage ; et à juste cause. Chacun des bancs sur lesquels nous siégions tenait trois personnes. Je partageais le mien avec l’un des Harincourt et M. d’Aulnoy, qui m’avaient entre eux deux. Je n’étais pas assis de cinq secondes, que Harincourt se leva doucement, et sans m’accorder un regard, s’éloigna jusqu’au bas du passage ; et tout en s’éventant négligemment avec son chapeau, il alla s’adosser à un pupitre, les yeux fixés sur le président. Au bout d’une demi-minute, d’Aulnoy suivit son exemple. Puis les trois qui étaient derrière moi se levèrent tranquillement, et sans me regarder cherchèrent d’autres places. Les trois devant moi les imitèrent. En quelques minutes, je restai seul, isolé, en butte à tous les regards de l’Assemblée, comme une sorte de lépreux.
J’aurais dû être préparé à une manifestation de ce genre. Mais il n’en était rien, et la face me brûlait, sous les regards curieux, comme devant un foyer ardent. Pris au dépourvu, j’étais hors d’état de dissimuler mon trouble ; mes yeux ne rencontraient de toutes parts que des yeux railleurs et des mines méprisantes ; et l’orgueil m’interdisait de baisser la tête. Au cours de longues minutes, je ne discernai rien que ces regards outrageants. Je n’entendais pas de quoi parlait le président, car sa voix n’était pour moi qu’un ronron vague et indistinct dépourvu de signification.
Mais pendant ce temps la colère et la haine endurcissaient ma volonté ; à la fin le nuage qui couvrait mon esprit se dissipa, et je retrouvai mon exaltation. La lecture monotone que je venais d’écouter sans y rien comprendre prit fin, et fut suivie par de courtes et vives interrogations : une demande et une réponse, un nom et une réplique. Ce fut ce qui me réveilla. Le ronron avait représenté la lecture du cahier ; à cette heure on en était au vote.
Mon tour allait venir ; l’instant approchait. A chaque vote — inutile de dire que tous étaient affirmatifs — des visages en nombre toujours croissant se tournaient vers la place que j’occupais ; et leurs yeux, hostiles, triomphants, ou simplement curieux, convergeaient sur ma face. En d’autres circonstances j’aurais pu en être intimidé ; mais il n’en fut rien, alors. J’étais à la hauteur pour les affronter. Les regards sans aménité de tant de gens qui s’étaient dits mes amis, les regards méprisants d’hommes nouveaux appartenant à des familles anoblies, qui avaient usé avec joie de l’appui de mon père, la conscience que tous m’abandonnaient uniquement parce que je soutenais en fait les opinions que la moitié d’entre eux avaient proclamées en paroles, tout cela me haussait à un degré de mépris qui ne le cédait en rien à celui de mes adversaires ; et en outre je savais que fléchir à présent me couvrirait d’une honte indélébile, et cela fermait la porte aux velléités de capitulation.
L’Assemblée, d’autre part, se trouvait dans une situation sans précédent. On n’était pas encore accoutumé aux luttes de la tribune, aux duels oratoires plus mortels que ceux à l’épée ; et une sorte de doute, une hésitation, tenait la majorité des membres en suspens et attentifs à ce qui allait suivre. Leurs chefs, en outre, les frères de Saint-Alais, — qui dirigeaient, l’un le parti de la cour, plus ardent et plus fier, l’autre les nobles de robe et de Parlement, qui avaient découvert les derniers que leurs intérêts à tous étaient les mêmes, — ne pouvaient admettre la plus minime opposition depuis qu’une majorité absolue était devenue la règle. Un homme donc, un seul homme barrant le chemin à l’unanimité, leur apparaissait comme un obstacle qu’il convenait d’écarter par tous moyens.
— M. le comte de Cantal ? appela le président.
Mais c’était moi qu’il examinait, et non celui qu’il nommait.
— Satisfait !
— M. le vicomte de Marignac ?
— Satisfait !
Le nom suivant m’échappa, car dans mon exaltation il me parut que toute la Chambre me regardait, que la voix allait me manquer, que le moment venu je resterais muet et paralysé, incapable de parler, et déshonoré pour toujours. Je pensais à cela, et non à ce qui se passait ; puis subitement, je me retrouvai en possession de moi-même. J’entendis le dernier nom avant le mien, celui de M. d’Aulnoy ; j’entendis sa réponse. Puis mon nom à moi résonna dans un profond silence.
— M. de Saux ?
Je me levai. D’une voix rauque, et qui me parut étrangère, je déclarai :
— Je n’approuve pas ce cahier !
Je m’attendais à une explosion de colère ; elle ne vint pas. Au lieu de cela, un tonnerre de rires, où je distinguai la note de Saint-Alais, secoua la salle et me fit monter le rouge au visage. Le rire persista quelque temps, s’éleva et retomba, pour s’élever encore, me mettant au supplice. Mais ce rire produisit un résultat auquel ne s’attendaient guère les rieurs. Il arrive aux plus taciturnes de trouver de l’éloquence. J’oubliai les périodes de La Rochefoucauld et de Liancourt que j’avais si soigneusement préparées ; j’oubliai les passages de Turgot dont j’avais chargé ma mémoire, et me lançai dans une improvisation que je n’avais ni prévue ni méditée.
— Messieurs, m’écriai-je d’une voix qui emplit la salle, je m’oppose à ce cahier parce qu’il est vain et stérile ; parce que, entre autres raisons, le temps de son efficace est passé. Vous revendiquez vos privilèges : ils ne sont plus ! Vos exemptions : elles ne sont plus ! Vous protestez contre l’union de vos représentants avec ceux du peuple : mais ils ont siégé ensemble ! Ils ont siégé ensemble, et vous ne pouvez pas plus l’empêcher par un décret, que vos protestations ne feraient reculer le flot qui monte ! C’est un fait accompli. Quand vous jetez un os à un chien affamé, songez-vous à lui retirer l’os de la gueule, intact et sans déchet ? Si oui, vous êtes insensés. Mais ce n’est pas la seule ni la plus forte de mes objections à ce cahier. La France se trouve aujourd’hui dénuée, acculée à la banqueroute, sans trésor, sans argent. Croyez-vous lui porter secours, la vêtir, l’enrichir, en maintenant vos privilèges, en maintenant vos exemptions, en soutenant jusqu’au plus minime de vos droits ? Non, messieurs. Au temps jadis, ces exemptions, ces droits, ces privilèges dont nos ancêtres tiraient gloire et à juste titre, leur furent accordés parce qu’ils étaient le bouclier de la France. Ils équipaient des hommes d’armes et les menaient au combat ; la communauté faisait le reste. Mais à présent le peuple combat, le peuple paye, le peuple fait tout. Oui, messieurs, c’est la vérité ; c’est une vérité qui nous est familière à chacun : « Le manant paye pour tous ! »
Je me tus. Je m’attendais à ce que se produisît l’explosion de colère si longtemps retardée. Au contraire, avant que personne de la Chambre n’eût pris la parole, une grande clameur nous arriva par les fenêtres laissées ouvertes à cause de la chaleur, et donnant sur le marché. C’était l’acclamation du peuple de la rue, qui pour la première fois entendait formuler ses griefs. Mais, tout plein de bienveillance et joyeux qu’il fût, ce cri nous déconcerta aussi totalement que l’eût fait une attaque. J’en demeurai béant.
Mais l’effet produit sur moi était léger, au regard de ce qu’éprouvaient mes adversaires. Les cris de désapprobation qu’ils s’apprêtaient à pousser furent coupés net par le prodige ; et ils s’entre-regardèrent une minute, comme n’en croyant pas leurs oreilles. Au cours de cette minute, un silence d’étonnement irrité régna sur l’Assemblée. Puis M. de Saint-Alais se dressa d’un bond.
— Qu’est ceci ? cria-t-il, son noble visage assombri de fureur. Est-ce qu’à nous aussi le roi nous a ordonné de siéger avec le tiers état ? Nous a-t-il avilis à ce point ? Sinon, monsieur le président, sinon, dis-je, reprit-il en réfrénant d’un geste bref une velléité d’applaudissements, et s’il ne s’agit pas ici d’un complot fomenté par quelqu’un de notre caste allié à la racaille afin de provoquer une nouvelle Jacquerie…
Le président, homme timoré qui appartenait à une famille de robe, l’interrompit :
— Prenez garde, monsieur, les fenêtres sont encore ouvertes.
— Ouvertes ?
Le président fit un signe affirmatif.
— Et qu’importe ce détail ? Qu’importe ? répliqua fougueusement Saint-Alais. Qu’est-ce que cela nous fait, monsieur ? reprit-il, en promenant à la ronde des yeux qui semblaient darder en un faisceau tout le mépris de son âme hautaine. Elles sont ouvertes, dites-vous ? Eh bien ! qu’elles restent ouvertes. Le peuple entendra les deux parties, et non plus seulement ceux qui les flagornent ; ceux qui, tablant sur sa faiblesse et son ignorance, et arguant de ses droits et de nos torts, croient se hausser au niveau des Retz et des Cromwell ! Oui, monsieur le président, continua-t-il, cependant que je cherchais en vain à l’interrompre, et que la moitié de l’Assemblée se mettait debout en tumulte, je répète ma phrase : … qui à l’ambition d’un Cromwell ou d’un Retz joignent leur violence, mais non pas leurs talents !
Un reproche aussi injuste me piqua au vif, et je l’interpellai violemment :
— Monsieur le marquis, si c’est à moi que vous faites allusion par cette phrase…
Il eut un rire de mépris.
— Entendez-le comme il vous plaira, monsieur.
— Je repousse l’insinuation, je la répudie ! m’écriai-je. M. de Saint-Alais m’appelle un Retz, un Cromwell !
— Excusez-moi, trancha-t-il en hâte, un prétendu Retz !
— Un traître, d’une façon comme de l’autre, ripostai-je, en m’évertuant à dominer les rires que sa répartie soulevait dans la salle. Un traître en tout cas ! Mais je dis, moi, que le vrai traître est celui qui à cette heure, par ses conseils, mène le roi à sa perte.
— Et non celui qui vient ici avec un renfort de populace ? rétorqua Saint-Alais, dont la violence ne le cédait pas à la mienne. Celui qui prétend, à lui seul, en morigéner cent autres, et dicter des ordres à cette Assemblée ?
— Monsieur se répète ! lançai-je, le coupant à mon tour, mais sans que ma saillie provoquât le moindre rire. Je nie ce qu’il avance. Je rejette ses imputations, je les lui renvoie ! Et pour conclure, je désapprouve ce cahier, je m’y oppose !
Mais la patience de l’Assemblée était à bout. Un tollé de « Assez ! Il n’a pas la parole ! » couvrit ma voix, et en un instant cette réunion si paisible quelques minutes plus tôt devint un pandémonium de frénétiques. Quelques-uns des membres les plus âgés restèrent assis, mais la majorité se leva ; ceux qui d’un bond avaient été fermer les fenêtres restaient debout sur l’appui, dominant le tumulte. D’autres avaient gagné la porte, et s’y tenaient dans l’intention probable de tenir tête à un assaut. Le président réclamait en vain le silence. Sa voix comme la mienne se perdait dans le hourvari incessant qui redoublait de force à chaque fois que je tentais de parler, et s’apaisa seulement lorsque j’y eus renoncé.
A la fin M. de Saint-Alais leva la main, et non sans peine il obtint le silence. Avant qu’il me fût possible d’en profiter, le président intervint.
— L’Assemblée de la noblesse du Quercy, dit-il précipitamment, se déclare en faveur de ce cahier, maintenant nos anciens droits, privilèges et exemptions. Seul, le vicomte de Saux proteste. Le cahier sera présenté.
— Je proteste, m’écriai-je mollement.
— C’est ce que je viens de dire, répliqua le président, sarcastique. (Et un éclat de rires moqueurs, mêlés d’acclamations, s’éleva de toute la Chambre.) Le cahier sera présenté. La question est vidée.
Alors, tout d’un coup, et comme par enchantement, la salle reprit son aspect normal. Les membres qui s’étaient levés regagnèrent leurs places, ceux qui avaient fermé les fenêtres redescendirent, quelques-uns s’en allèrent, le président passa à l’ordre du jour. Toute trace de la tempête s’évanouit. En un clin d’œil tout se retrouva comme auparavant.
Même aux abords de mon siège ; car nul isolement, nulle séparation d’avec mes collègues ne pouvait surpasser ceux où je me trouvais précédemment. Mais alors que précédemment je possédais en réserve une arme et en perspective une revanche, il n’en était plus de même. J’avais décoché mon trait, et je restais misérablement à ma place, garrotté de silence et encerclé de regards étrangers. Envahi d’une dépression à chaque instant plus grande, j’aspirais à m’échapper, mais je n’osais faire un mouvement ni même jeter les yeux autour de moi.
Tant que dura cette situation, ce ne fut pas ma moindre amertume de me rendre compte que je n’avais abouti à rien de sérieux, que j’avais souffert pour une donquichottade, et m’étais montré sans raison valable inflexible et têtu. Trop tard, je comprenais que j’aurais pu réserver mes principes tout en cédant ; garder mes convictions tout en déférant à l’avis de la majorité. J’aurais pu…
Mais hélas ! peu importait ce que j’aurais pu faire, puisque je n’en avais rien fait. Le sort était jeté. Je m’étais déclaré contre mon ordre ; j’avais aliéné tout ce qui m’était dû de par mon ordre. Donc je n’en faisais plus partie. Ce n’était nullement par caprice si déjà ceux qui venaient à passer devant moi ramenaient leurs basques contre eux et me saluaient froidement comme quelqu’un d’une autre classe.
Combien de temps aurais-je subi le martyre de ces insultes et de cette politesse encore plus blessante avant de trouver le courage de me retirer, je suis incapable de le dire. Ce fut une intervention extérieure qui rompit le charme. Un huissier vint me présenter un billet. Je l’ouvris gauchement sous une salve de regards hostiles, et je reconnus l’écriture de Louis.
« S’il vous reste une parcelle d’honneur, disait-il, vous me retrouverez sans perdre une minute, dans le pré qui se trouve derrière le Chapitre. Faites-le, et vous pourrez encore vous croire un gentilhomme. Refusez, ou tardez ne fût-ce que dix minutes, et je publierai votre honte d’un bout à l’autre du Quercy. Celui-là n’a pas le droit de s’appeler Adrien du Pont de Saux, qui supporterait un soufflet. »
Je relus deux fois le billet pendant que l’huissier attendait. Le ton en était rude et sans pitié ; le sardonique cartel, brutal et sans détours. Et néanmoins le cœur me défaillit à cette lecture, et j’eus grand’peine à retenir mes larmes, en présence de tous ces yeux. Car Louis ne pouvait me leurrer plus longtemps. Ce billet qui lui ressemblait si peu, cette tentative de m’attirer au dehors, et de m’arracher à des adversaires plus impitoyables, était une ruse trop transparente pour m’illusionner : la carapace glacée qui m’avait recouvert fondit à l’instant même. Je n’en demeurai pas moins seul, mais je ne me sentis plus aussi abandonné. Je me souvins qu’après tout et malgré tout, j’étais Adrien du Pont de Saux, coupable du seul crime de soutenir en Quercy des opinions que les Lamothe et les Mirabeau, les Liancourt et les La Rochefoucauld soutenaient dans leurs provinces ; coupable, je me le répétais, uniquement de défendre le bon droit et la justice.
Mais l’huissier attendait. Je pris sur le pupitre devant moi une feuille de papier où j’écrivis ma réponse : « Adrien ne se battra pas avec Louis parce que Saint-Alais a souffleté Saux. »
Je la pliai et la remis à l’huissier. Puis je repris ma place, métamorphosé, en état de soutenir tous les regards, d’un courage affermi contre tous les malheurs.
La noblesse du Quercy, les Gontaut et les Marignac, avaient beau répudier ces sentiments, l’amitié, la générosité, l’amour, existaient encore. Même si l’herbe envahissait l’avenue des noyers, même si mon blason ne s’écartelait jamais des armes de Saint-Alais, la vie me réservait encore des douceurs.
Ainsi réconforté, je me levai et m’apprêtai à sortir. Mais à la même minute, une douzaine de membres se mirent debout eux aussi, et pendant que je me dirigeais vers la porte par un passage de dégagement, ils se groupèrent au bas du passage parallèle, sans cacher leurs intentions hostiles, et prêts à m’arrêter avant ma sortie. L’agitation fut si grande que le président s’arrêta de lire et attendit le résultat de l’algarade, tandis que la plupart des membres restés à leur place se levaient pour mieux voir. Je compris que j’allais être insulté en public, et une joie farouche remplaça en moi tout autre sentiment. Si je marchai avec lenteur, ce ne fut point par crainte. Mes passions comprimées depuis une heure me stimulaient, et je n’eusse pour rien au monde précipité le dénouement. J’arrivais au bas de l’escalier, une seconde de plus et nous étions peut-être aux prises, lorsqu’une soudaine explosion de cris, une vaste clameur qui s’élevait de la rue, traversa les fenêtres fermées et nous immobilisa. Nous écoutions, béants, mais les derniers qui n’avaient pas quitté leurs sièges se levèrent en toute hâte, et le président, ému et inquiet, demanda ce que cela signifiait.
En guise de réponse, le bruit s’éleva de nouveau : une rauque clameur triomphale, continue et prolongée, qui fit trembler les carreaux. Elle retomba — sans cesser, mais atténuée par l’éloignement — et elle s’enfla une fois encore. De ma vie je n’avais entendu rien de pareil à cette clameur.
Peu à peu des mots distincts s’en détachèrent, ou lui succédèrent ; finalement l’air vibra au rythme martelé de ces syllabes sinistres : « A bas la Bastille ! A bas la Bastille ! »
Il nous était réservé par la suite d’entendre maints cris analogues et de nous familiariser avec de telles alertes ; comme avec les aboiements voraces de la rue, et le coup suprême du destin frappant à la porte. Mais c’était une nouveauté, alors, et les membres de l’Assemblée, aussi offensés qu’alarmés par cette seconde atteinte portée à leur dignité, se bornèrent à regarder leur président et à proférer de terribles menaces contre la canaille. Cette canaille qui depuis un siècle faisait le chien couchant, voilà-t-il pas qu’elle s’avisait, sans rime ni raison, de changer de posture !
Les exclamations se croisaient ; l’un voulait qu’on fît dégager la rue, l’autre qu’on envoyât chercher la troupe, ou qu’on portât plainte auprès de l’intendant[5]. Ils parlaient toujours lorsque la porte s’ouvrit et un membre entra. C’était Louis de Saint-Alais, en proie à une ardente surexcitation. D’ordinaire le plus modeste et le plus pacifique des hommes, cette fois il s’avança hardiment, et d’un geste impératif réclama le silence.
[5] Les intendants, placés à la tête des « généralités », subdivisions financières des provinces, exerçaient en réalité les pouvoirs administratifs. Le titre de gouverneur restait purement honorifique, dans la plupart des cas.
— Messieurs ! dit-il d’une voix haute et retentissante, voici d’étranges nouvelles. Un courrier porteur de lettres pour mon frère a parlé dans la rue. Il annonce des choses invraisemblables.
— Quoi donc ? crièrent plusieurs voix.
— La Bastille est tombée !
Personne ne comprit, — comment l’aurait-on pu ? — mais tous restèrent silencieux. Puis :
— Que voulez-vous dire, monsieur de Saint-Alais, demanda enfin le président, abasourdi. (Et il leva la main pour faire garder le silence.) La Bastille est tombée ? Comment ? Qu’est-ce à dire ?
— Elle a été prise mardi par la populace de Paris, répliqua nettement Louis, les yeux étincelants, et M. de Launay, le gouverneur, a été massacré de sang-froid.
— La Bastille prise ? Par la populace ? exclama le président incrédule. C’est impossible, monsieur. Il faut que vous ayez mal compris.
Louis secoua la tête.
— Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit-il.
— Et M. de Launay ?
— Cela aussi, je le crains, monsieur le président.
Alors on s’entre-regarda, pâle et troublé ; chacun posait à ses collègues de muettes questions, tandis qu’au dehors la rumeur de joie désordonnée se faisait de minute en minute plus nourrie et continue. On s’entre-regardait avec inquiétude, mal persuadé encore. Cette Bastille, qui avait traversé tant de siècles, serait donc prise ? Le gouverneur tué ? Impossible, se disait-on, impossible. Car autrement, le roi, que faisait-il ? Et l’armée ? Et le gouverneur de Paris ?
Le vieux M. de Gontaut, dès qu’il eut réussi à se faire écouter, exprima la pensée de tous en ces mots :
— Mais le roi ? Sa Majesté n’a pu manquer de châtier les coupables.
La réponse arriva d’où on ne l’attendait guère, et en termes aussi imprévus. M. de Saint-Alais, auquel Louis avait remis une lettre, se leva de son siège, un papier déployé à la main. Il est plus que probable que s’il eût pris le temps de réfléchir, il aurait vu l’imprudence de publier tout ce qu’il savait ; mais les nouvelles qu’il venait de recevoir démentaient trop sa confiante sécurité, elles prouvaient trop bien que l’on reposait sur un terrain mouvant ; et la surprise et la mortification qu’il en ressentait surmontèrent sa prudence. Il parla.
— J’ignore, dit-il, sur un ton ironique, ce que faisait le roi, à Versailles ; mais je vais vous apprendre à quoi s’est occupée l’armée dans Paris. Ce sont les gardes-françaises qui ont dirigé l’attaque. Besenval[6], avec le peu de troupes restées fidèles, s’est retiré. La ville est au pouvoir de la populace. Flesselles, le prévôt, a été tué, et Bailly élu maire. Une milice a été constituée et pourvue d’armes. On a nommé La Fayette général. On a adopté un insigne. On a…
[6] Lieutenant-général des Suisses et Grisons.
— Mais, mon Dieu ! s’écria le président hagard. C’est une révolte !
— Précisément, monsieur, répondit Saint-Alais.
— Et que fait le roi ?
La réponse fut amère :
— Il est si bon… qu’il ne fait rien.
— Et les états généraux ? l’Assemblée nationale de Versailles ?
— Elle ?… Elle non plus n’a rien fait.
— C’est Paris, alors ? dit le président.
— Oui, monsieur, c’est Paris, répliqua le marquis.
— Hé quoi, Paris ! exclama le président navré. Mais Paris est resté tranquille si longtemps.
A cette question, qui était dans l’esprit de chacun, il n’y eut pas de réponse. Saint-Alais se rassit, et l’Assemblée demeura un instant frappée de stupeur, accablée sous la nouvelle de ces prodigieux événements. On n’eût pu trouver meilleur commentaire à la discussion dans laquelle ils étaient plongés quelques minutes plus tôt. Les membres avaient rêvé droits, privilèges, exemptions ; ils s’éveillaient pour trouver Paris en feu, l’armée en révolte, l’ordre et la loi dans le dernier danger.
Mais Saint-Alais n’était pas homme à délaisser longtemps son rôle, ni capable d’abdiquer de son plein gré l’ascendant qu’il devait à son énergie et à son audace. Il se dressa de nouveau, et dans une harangue passionnée adjura l’Assemblée de se souvenir de la Fronde. Il s’écria :
— Le Paris d’alors, c’est le Paris d’aujourd’hui. Versatile et séditieux, inaccessible aux bienfaits, mais toujours prêt à capituler devant la disette. Soyez assurés que le bourgeois ventru ne se passera pas longtemps du pain blanc de Gonesse, ni le buveur du vin blanc d’Arbois ! Qu’on leur coupe les vivres, et les fous redeviendront sages, et les traîtres loyaux. Leur garde nationale ? leurs insignes ? leur maire ? leur général ? Croyez-vous que tout cela tiendra longtemps contre les forces de l’ordre légitime, contre le roi, la noblesse, le clergé, contre la France ? Non, messieurs, c’est impossible, continua-t-il, en jetant à la ronde un regard assuré. Paris réclamait la déposition de Henri le Grand et l’exil de Mazarin ; en fait il a rampé à leurs pieds. Il en sera de même aujourd’hui : à condition que nous restions unis, que nous soyons inébranlables. Il nous faut veiller à ce que ces désordres ne se propagent pas. C’est au roi de gouverner, et au peuple d’obéir. Il en a toujours été ainsi et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps.
Son discours fut bref, mais aussi opportun et vigoureux ; et il eut pour effet de rassurer l’Assemblée. Cette immense majorité qui dans toute réunion d’hommes possède l’imagination strictement nécessaire à se figurer l’avenir sous les couleurs du passé, trouva ses arguments tout à fait convaincants ; et le petit nombre de ceux qui voyaient plus clair et qui devinaient, soit d’instinct, soit par le raisonnement, que la situation de la France était pour elle sans précédent historique, subirent néanmoins la contagion de son assurance. D’unanimes applaudissements saluèrent sa prosopopée, et dans un tumulte d’exclamations tous les assistants, qui étaient restés debout, s’écoulèrent par les passages et se dirigèrent vers la porte. Un désir de voir et d’entendre ce qui se passait au dehors les poussait à sortir au plus vite, sans réfléchir qu’après ce qu’ils savaient déjà, il leur restait peu de chose à apprendre.
Je partageais moi-même ce désir, et oubliant dans la fièvre de l’instant quel avait été mon rôle dans le débat du jour, je me hâtai vers la porte. La Bastille tombée ? Le gouverneur tué ? Paris au pouvoir de la populace ? De telles nouvelles suffisaient à donner le vertige et à faire oublier des soucis plus immédiats. Cette même préoccupation ôtait également la mémoire à ceux qui m’entouraient, et je gagnai la sortie pêle-mêle avec eux.
Mais sur le seuil il m’arriva, par inadvertance, de heurter l’un des Harincourt. Il tourna la tête, me reconnut, et tenta de s’arrêter. Mais la poussée était trop forte, et il fut emporté loin de moi, tout en se débattant et grommelant des paroles que je ne compris pas. J’en devinai le sens, toutefois, en voyant ceux qui étaient à mon niveau, également incapables de résister, tourner la tête vers moi en ricanant. Je cherchais la meilleure attitude à garder dans l’altercation qui allait se produire ; mais nous débouchions enfin de l’étroite allée sur la grand’place — de deux marches en contrebas — et le spectacle que je découvris me fit oublier aussitôt leur existence.