La dégringolade
«Quand vous parviendront ces lignes, j'aurai pour toujours quitté Maillefert. L'honneur même est perdu. Si vous m'aimez, au nom de notre amour, ne cherchez jamais à me revoir. Je suis la plus malheureuse des créatures. Adieu, ô mon unique ami, adieu!...»
Raymond chancelait comme sous un coup de massue.
[Illustration:—Là sont mes armes! disait-il...]
—Insensés, murmurait-il. Tandis que nous nous endormions, les autres veillaient, eux!...
Puis, tout à coup, avec un effrayant éclat de colère:
—Voilà donc, s'écria-t-il, ce que complotaient Maumussy et Combelaine... Simone! ils m'ont volé Simone!... Ah! les misérables! C'est Dieu qui me punit d'avoir oublié que j'avais mon père à venger...
Le soir même, Raymond Delorge partait pour Paris.
CINQUIÈME PARTIE
LA COURSE AUX MILLIONS
I
C'est le 29 décembre 1869, un mercredi, que Raymond Delorge arriva à Paris...
Ce qu'il y venait faire, quelles étaient ses espérances positives, il eût été bien embarrassé de le dire. Mlle Simone de Maillefert y avait été attirée, Dieu sait par quels moyens, et il accourait, prêt à tout...
Mais le voyage, un voyage de dix heures, seul, dans un coupé, lui avait été comme une douche, et s'il n'avait pas recouvré sa liberté d'esprit, au moins avait-il repris une sorte de sang-froid relatif.
Neuf heures sonnaient, lorsqu'il frappa à la porte de sa mère, rue Blanche.
—Eh! mille tonnerres! c'est M. Raymond! s'écria le vieux Krauss qui était venu lui ouvrir.
Car le fidèle troupier était toujours au service de Mme Delorge, et les années semblaient n'avoir pas eu de prise sur son maigre corps musclé d'acier.
—Mon frère!... fit presque aussitôt une voix jeune et fraîche.
Et Mlle Pauline Delorge vint se jeter au cou de Raymond.
C'était, à vingt ans qu'elle allait avoir, une grande et belle jeune fille, aux cheveux châtains, aux yeux spirituels, à la bouche toujours souriante.
Après avoir fait sonner une douzaine de bons gros baisers sur les joues pâlies de son frère:
—Ah! tu tombes joliment bien, lui disait-elle. M. Ducoudray vient justement de nous envoyer des huîtres qu'il a reçues de Marennes...
Elle fut interrompue par Mme Delorge, qui, ayant reconnu la voix de son fils, se hâtait d'accourir.
—Que je suis heureuse de te revoir, mon Raymond! répétait-elle toute émue...
Et après l'avoir embrassé, elle l'attirait dans le salon, pour mieux le considérer au grand jour...
Tel Raymond l'avait quitté, ce petit salon, tel il le revoyait. Le portrait du général Delorge occupait toujours le grand panneau en face de la cheminée. Et en travers de la toile, gardant encore la trace des scellés du commissaire de police de Passy, pendait toujours l'épée que le général portait le jour de sa mort.
—Ainsi, reprit Mme Delorge, lorsqu'elle eut fait asseoir son fils près d'elle, bien près, ainsi tu as eu cette bonne pensée de venir passer les fêtes du premier de l'an avec ta mère et ta sœur...
—Ah! quel bonheur! s'écria Mlle Pauline.
Raymond se leva. Cet accueil, cette joie le gênaient.
—Je viens pour longtemps sans doute, répondit-il. J'ai donné ma démission...
Ce fut au tour de Mme Delorge de se dresser.
—Ta démission, interrompit-elle; pourquoi?
Raymond hésita. L'influence de sa réponse sur l'avenir devait être énorme, il le sentait. Pourquoi ne pas tout dire? Une mère est-elle donc si terrible! Mais le courage lui manqua. Il recula devant le chagrin qu'il causerait, il eut peur des larmes encore plus que des reproches.
—Je n'ai pas cru, répondit-il, devoir me soumettre à une mesure exceptionnellement injuste de l'administration...
L'œil de Mme Delorge s'enflamma.
—Cela devait arriver, prononça-t-elle d'une voix sourde, je l'attendais. Souvent je m'étais étonnée de voir les assassins de ton père te laisser suivre paisiblement ta route, tandis qu'ils brisaient la carrière de Léon et qu'ils faisaient déporter Jean Cornevin...
Tout bas, Raymond se félicitait de cette facilité de sa mère à admettre, sans explication, sa parole. Facilité bien explicable d'ailleurs. Il était clair que sa démission, donnée dans les conditions qu'il disait, devait flatter cette haine qui était la vie même de Mme Delorge.
—Mais les misérables se sont lassés de nous laisser en repos, poursuivit-elle. Ils ne veulent pas que nous les oubliions!
Et étendant la main vers le portrait de son mari:
—Comme si nous pouvions oublier!... ajouta-t-elle.
Certes, Raymond haïssait d'une haine mortelle les lâches meurtriers de son père, et pour les punir d'un châtiment proportionné au crime, il eût avec bonheur versé tout son sang. Mais en M. de Maumussy et M. de Combelaine, il exécrait plus encore peut-être les infâmes qui s'étaient faits les complices de la duchesse de Maillefert pour lui enlever Mlle Simone.
—Oh! non, je n'oublie pas, fit-il avec une indicible expression de rage, et il faudra bien que les misérables expient tout ce que j'ai souffert.
Jamais encore Mme Delorge n'avait entendu à son fils cet accent terrible. Elle en tressaillit de joie, et lui prenant la main:
—Bien! mon fils, prononça-t-elle, très bien!... Parfois, te croyant insoucieux et léger, préoccupé, à ce qu'il me semblait, d'intérêts étrangers, j'avais, je te l'avoue, douté, non de ton énergie, mais de ta ténacité, et j'avais tremblé de te voir détourner ta pensée de ce qui doit être le but unique de ta vie. Je m'étais trompée, et je t'en demande pardon.
La honte le prenait, de voir sa mère si aisément dupe, et de s'entendre prodiguer des éloges dont jamais, certes, il n'avait été moins digne.
—Te voilà libre, poursuivait la noble femme, eh bien! tant mieux. C'est au bon moment qu'on te rend la liberté de tes actes. Tu verras Me Roberjot aujourd'hui, et par lui mieux que par moi tu apprendras que l'heure va sonner bientôt de la revanche que nous attendons depuis tant d'années...
Elle s'interrompit.
La porte du salon venait de s'ouvrir, et M. Ducoudray apparaissait sur le seuil, venant partager avec Mme Delorge les huîtres qu'il lui avait envoyées la veille.
Le digne bourgeois n'était pas bien éloigné de ses quatre-vingts ans, mais à le voir droit comme un I, ingambe, l'œil vif et la bouche bien meublée encore, jamais on ne lui eût donné son âge.
Moralement, il restait ce qu'il était en 1852, le bourgeois de Paris par excellence, goguenard et frondeur, sceptique superlativement et crédule encore plus, aventureux et poltron, toujours prêt à dégainer pour une révolution, quitte à se cacher dans sa cave une fois la révolution venue.
—Par ma foi!... voici notre ingénieur, s'écria-t-il gaîment en apercevant Raymond.
Et après lui avoir serré et secoué la main vigoureusement, de toutes ses forces, pour montrer qu'il avait encore du nerf, bien vite il se mit à raconter toutes les courses qu'il avait faites, depuis sept heures qu'il était levé.
Krauss vint annoncer que le déjeuner était servi. On se mit à table. Mais rien n'était capable d'arrêter le bonhomme, lorsqu'il était parti.
Tel qu'on le voyait, il arrivait des Champs-Élysées, et en passant, il était entré chez Mme Cornevin, où il avait admiré un trousseau véritablement royal, qu'elle achevait pour la fille d'un de ces grands seigneurs russes, dont les fabuleuses richesses font pâlir les trésors des Mille et une nuits.
Selon le digne bourgeois, Mme Cornevin gagnerait au moins une douzaine de mille francs sur ce seul trousseau.
Et il partait de là pour célébrer cette femme si laborieuse et si méritante, et pour chiffrer sa fortune, qu'il connaissait mieux que personne, déclarait-il, puisqu'il en était comme l'administrateur général.
Ayant prospéré, elle n'en était du reste pas plus fière. Riche, elle restait toujours l'économe ménagère de la rue Marcadet, ne se permettant d'autre distraction qu'une promenade le dimanche, avec Mme Delorge, et le modeste dîner de famille qui suivait cette promenade.
Dans le fait, Mme Cornevin ne s'était jamais consolée de la perte de son mari. Elle en parlait sans cesse.
M. Ducoudray lui avait entendu dire plusieurs fois que, bien que tout lui prouvât que Laurent était mort depuis des années, elle ne pouvait cesser d'espérer ni s'ôter de l'idée qu'elle le reverrait un jour.
Ainsi Raymond reconnaissait que le secret des lettres de Jean avait été bien gardé par Me Roberjot.
Ni Mme Cornevin, ni Mme Delorge, ni M. Ducoudray ne soupçonnaient l'existence de Laurent, ni à plus forte raison sa présence plus que probable à Paris...
Mais le digne bourgeois n'était pas d'un caractère à s'appesantir longtemps sur une idée, et, gazette fidèle comme autrefois, il passait en revue tout ce qui occupait la badauderie parisienne en ces derniers jours de 1869.
C'était d'abord une grande fête que devait donner la duchesse d'Eljonsen dans son bel hôtel des Champs-Élysées, et dont tous les journaux disaient merveille.
On annonçait encore la vente d'une partie des chevaux de courses du duc de Maumussy, non qu'il fût ruiné, mais parce qu'il finissait par en avoir une trop grande quantité, et que d'ailleurs, à son goût pour les chevaux, avait succédé une passion folle pour les tableaux, les bibelots et les curiosités.
Le bruit courait aussi du mariage de M. de Combelaine et de Mme Flora Misri. C'était bien la vingtième fois qu'on le faisait courir, mais cette fois, d'après M. Ducoudray, la nouvelle était positive.
Et à la suite de tous ces cancans, venaient des détails sur Tropmann, l'assassin sinistre, la bête fauve à face humaine, dont le procès avait commencé la veille...
Pour Raymond, tombant comme des nues à Paris après une longue absence, après s'être si complètement désintéressé de tout ce qui n'était pas son amour que depuis deux mois il n'avait pas ouvert un journal, il n'était pas une phrase de M. Ducoudray qui ne présentât un intérêt immédiat et positif.
Ce n'était, il est vrai, qu'un écho des cancans du boulevard, mais ces cancans résumaient la situation, devant l'opinion, de la princesse d'Eljonsen, du duc de Maumussy et du comte de Combelaine, c'est-à-dire des gens auxquels il brûlait de s'attaquer...
Mais son désarroi était bien trop grand pour qu'il fût frappé de ces considérations.
Non seulement il n'écoutait pas, mais il lui fallait un effort de volonté pour paraître prêter attention.
Il était assis entre sa mère et sa sœur, et c'était miracle que Mme Delorge ne remarquât pas qu'il ne mangeait rien et que ce n'était que par contenance qu'il remuait sa fourchette et son couteau.
Tout ce qu'elle observa ce fut que son front était fort pâle.
—Tu es souffrant, Raymond? demanda-t-elle.
Il protesta que de sa vie il ne s'était si bien porté, et comme enfin le déjeuner était achevé, il se leva en disant qu'il allait s'habiller pour se rendre chez Me Roberjot.
Mais si Mme Delorge ni M. Ducoudray n'avaient rien vu, Raymond avait près de lui des yeux auxquels pas un des mouvements de sa physionomie n'avait échappé.
Il venait à peine de passer dans sa chambre, son ancienne chambre de lycéen, lorsque Mlle Pauline y entra. D'un geste amical elle posa la main sur l'épaule de son frère, et doucement:
—Qu'as-tu? lui demanda-t-elle.
Il tressaillit.
—Que veux-tu que j'aie? répondit-il, en se forçant à sourire, je suis un peu fatigué, voilà tout.
Elle hochait la tête.
—C'est ce que tu as dit à maman, reprit-elle, et maman t'a cru..., mais moi! Je t'ai bien observé pendant le déjeuner. Ton corps était avec nous, c'est vrai, mais ta pensée était bien loin.
Vivement, à deux ou trois reprises, Raymond embrassa sa sœur.
—Ah! cher petit espion!... disait-il avec une sorte de gaîté contrainte.
—Ce n'est pas répondre, fit-elle tristement.
—Cependant... que veux-tu que je te dise?
—Je voudrais savoir quel est l'amer chagrin qui t'a vieilli de dix ans.
—Je n'ai d'autre chagrin que celui d'avoir été forcé de donner ma démission.
Elle attachait sur lui un regard si persistant qu'il se sentait rougir.
—Je voudrais pouvoir te croire, fit-elle... Sans doute, à tes yeux je ne suis encore qu'une petite fille... Plus tard, quand tu auras vécu avec nous, tu reconnaîtras que cette petite fille est de celles qui savent porter un secret.
Et elle sortit.
—Pauvre chère Pauline, pensait Raymond, Simone et elle s'aimeraient comme deux sœurs...
Mais, de bonne foi, pouvait-il se confier à elle?... Il ne savait même pas encore s'il se confierait à Me Roberjot chez lequel il se rendait, et qui demeurait toujours rue Jacob.
Le petit avocat de 1851 était devenu un personnage, député, orateur influent; il n'en avait pas moins conservé son modeste logis, gouverné par le même domestique.
Ce domestique, dès que Raymond se présenta, le reconnut et lui ouvrit immédiatement la porte du cabinet de son maître.
Rien n'y était changé: les mêmes tableaux pendaient aux murs, les mêmes presse-papiers retenaient sur le même bureau les notes et les dossiers. Le temps, seulement, avait noirci le bois des meubles et flétri les tentures.
Mais plus encore que son logis, l'homme avait vieilli. Des masses de cheveux blancs argentaient sa chevelure, jadis d'un noir d'ébène. Les soucis de l'ambition et les agitations de la politique avaient creusé sur son front des rides profondes.
Il s'était alourdi surtout. Son embonpoint tournait à l'obésité. La graisse qui avait triplé son menton avait empâté ses traits si fins et si spirituels autrefois, et déformé sa bouche sensuelle et narquoise.
De l'homme de 1851 il ne restait d'intact que l'œil, toujours pétillant d'esprit, de malice, la voix ironique et mordante, et le geste provocant et effronté parfois comme la nique du gamin de Paris.
—Vous voilà donc! s'écria-t-il dès que parut Raymond. Parbleu! je savais bien que les événements me vaudraient votre visite.
—Les événements!
Un ébahissement comique en son intensité se peignit sur les traits de l'avocat.
—D'où donc arrivez-vous? s'écria-t-il.
—Des Rosiers.
—Eh bien! mais on y reçoit des journaux, ce me semble.
—J'avoue n'en pas avoir lu un depuis deux mois.
Me Roberjot levait les bras au ciel comme s'il eût entendu un blasphème.
—C'est donc cela! fit-il. Alors, écoutez...
Et tout de suite il se mit à expliquer lesdits événements.
Ils étaient de la plus haute gravité.
La veille même avait paru, au Journal officiel, une note ainsi conçue:
«Les ministres ont remis leurs démissions à l'empereur, qui les a acceptées. Ils restent chargés de l'expédition des affaires de leurs départements respectifs jusqu'à la nomination de leurs successeurs.»
A la suite de cette note, venait une lettre de l'empereur qui, «s'adressant avec confiance au patriotisme» de M. Émile Ollivier, le chargeait de former un cabinet.
Me Roberjot était radieux, riant d'un rire sonore qui soulevait par saccades sa large bedaine.
—Et voilà, concluait-il, voilà Émile Ollivier chargé de sauver la dynastie menacée. Croit-il réussir? n'en doutez pas, il le garantirait sur sa tête. Seulement il faudrait d'autres épaules que les siennes pour étayer un édifice qui craque de toutes parts... Il va promettre monts et merveilles, on lui fera crédit d'un mois, de deux, de six, si vous voulez, mais après?... Rappelez-vous ce que je vous dis aujourd'hui 29 décembre 1869: le cabinet Ollivier est le dernier cabinet du second empire...
C'est avec une émotion aisée à comprendre, que Raymond écoutait. Sa destinée n'était-elle pas en quelque sorte liée aux événements politiques?
—Et ensuite?... interrogea-t-il.
Gaîment Me Roberjot fit claquer ses doigts.
—Ensuite, dit-il, ce sera l'heure de la justice, pour ceux qui comme vous l'attendent depuis dix-huit ans. Ensuite, ce ne sera plus un niais solennel, tel que M. Barban-d'Avranchel, qui interrogera le sieur de Combelaine et le sire de Maumussy, et il faudra bien que le jardin de l'Élysée livre son secret...
C'étaient là de trop brillantes perspectives pour que Raymond ne s'en défiât pas.
—Seul Laurent Cornevin peut dire la vérité, prononça-t-il.
—Et il la dira, soyez tranquille.
—Tranquille!... Alors véritablement vous croyez à sa présence à Paris?
La plus vive surprise se peignit sur les trait mobiles de l'avocat.
—Vous n'avez donc pas lu la lettre de Jean!... s'écria-t-il.
—Pardonnez-moi.
—Eh bien!... n'est-elle pas formelle!
Frappé de la certitude de Me Roberjot, l'esprit de Raymond devançait déjà les probabilités de l'avenir.
La présence de Laurent admise, il songeait au précieux concours que lui prêterait cet homme qui avait assez souffert pour tout comprendre, dont rien n'avait brisé l'indomptable énergie, et qui disposait de ce pouvoir presque absolu: l'or.
—Ne serait-il pas possible, hasarda-t-il, de le rechercher? En y mettant beaucoup de circonspection...
L'avocat avait bondi.
—Êtes-vous fou! interrompit-il. Voulez-vous mettre la police sur sa piste? Voulez-vous le dénoncer et le faire prendre, s'il se trouve mêlé à quelqu'un des mille mouvements qui s'organisent? Non, non, laissons-le faire et comptons qu'il apparaîtra au moment opportun. Ce qui jadis était une question d'années, n'est plus aujourd'hui qu'une question de mois, de semaines peut-être...
Eh!... que parlait-on à Raymond de mois, de semaines, de jours même lorsque chacune des minutes qui s'écoulaient décidait peut-être du sort de Mlle Simone, c'est-à-dire de son bonheur et de sa vie?
Il n'insista pas, mais sa physionomie s'assombrit à ce point que Me Roberjot finit par être frappé, et d'un ton d'amicale inquiétude:
—Mais vous avez quelque chose, fit-il... Quoi?... Je suis votre ami, vous le savez. Que vous arrive-t-il?...
—Je n'appartiens plus aux ponts et chaussées, j'ai donné ma démission...
Il était dit que seule Mlle Pauline, servie par son instinct de jeune fille, pénétrerait quelque chose de la vérité. Ni plus ni moins que Mme Delorge, Me Roberjot prit le change.
—On vous taquinait? interrogea-t-il.
—On prétendait me changer de résidence malgré moi...
L'avocat éclata de rire.
—Connu! interrompit-il, le fils de quelque gros personnage avait envie de votre poste... c'est simple comme bonjour. Mais consolez-vous. C'est un vrai quine à la loterie, que votre mésaventure. Tombe l'Empire, et vous avez des droits imprescriptibles au plus magnifique avancement. C'est d'ailleurs au bon moment qu'on vous fait des loisirs: la partie est engagée, il nous faut des hommes...
Il fut interrompu par son domestique qui entrait discrètement.
—C'est moi, monsieur, dit ce brave garçon, qui crois devoir prévenir ces messieurs que je viens d'introduire quelqu'un dans la salle d'attente.
[Illustration: D'un geste rapide, Raymond venait de ramasser une lourde branche de chêne.]
—M. Verdale...
Brusquement la physionomie de Me Roberjot changea.
—Quoi! s'écria-t-il, en haussant la voix, comme s'il eût tenu à être entendu de la pièce voisine, mon excellent ami, le baron Verdale, est là!
—Ce n'est pas l'ami de monsieur. Celui-ci est un jeune homme.
—Son fils, peut-être?
Si accoutumé que dût être Me Roberjot à garder le secret de ses impressions, sa curiosité était manifeste.
—Eh bien! dit-il à son domestique, et sans paraître se rappeler la présence de Raymond, priez-le d'entrer.
Ce fut l'affaire d'un instant.
La seconde porte du cabinet, celle qui donnait dans la salle d'attente, s'ouvrit, et un jeune homme de l'âge de Raymond parut sur le seuil.
—Vous êtes le fils du baron Verdale, monsieur? lui demanda brusquement Me Roberjot.
S'il ne l'eût dit, on ne s'en serait pas douté, tant sa personne et ses façons rappelaient peu l'architecte millionnaire.
Grand, mince, très blond, il était élégamment, mais fort simplement vêtu de vêtements de couleur foncée.
—C'est sans doute de la part du baron que vous venez, monsieur, reprit Me Roberjot.
Le jeune homme secoua la tête.
—Mieux que personne, monsieur, dit-il, vous savez que mon père n'a pas le moindre droit à ce titre de baron, qu'il imprime sur ses cartes de visite... C'est une faiblesse...
Il n'acheva pas, mais son geste signifiait clairement: Donc, épargnez-moi l'ironie de ce titre.
—Ensuite, monsieur, reprit-il, ce n'est pas, je vous l'affirme, mon père qui m'envoie. C'est de mon propre mouvement que je viens...
Il s'arrêta court.
Il venait d'apercevoir Raymond qui, par discrétion, se tenait un peu à l'écart...
—Mais vous n'êtes pas seul, monsieur, dit-il vivement... Veuillez donc m'excuser. Ce que j'ai à vous dire est assez long...
Si préoccupé que fût Raymond, il ne pouvait pas ne pas voir que sa présence embarrassait singulièrement l'avocat.
—J'allais me retirer, dit-il à M. Verdale, je me retire...
Et, s'adressant à Me Roberjot:
—Maintenant que me voici à Paris, mon cher maître, ajouta-t-il, je viendrai vous importuner souvent... Permettez-moi donc, pour aujourd'hui, de vous laisser à vos occupations...
II
Dans ce Paris immense, où tant d'intérêts s'agitent, il n'est pas de jour qu'on ne rencontre quelque malheureux que sa passion affole, et qui s'en va le long des trottoirs, d'un pas de somnambule, monologuant à haute voix, égrenant au vent ses plus chers secrets, comme le vase fêlé qui laisse échapper l'eau qu'il contient.
Ainsi, en sortant de chez Me Roberjot, s'en allait Raymond le long de la rue Jacob et de la rue des Saints-Pères.
A l'encontre de la raison, l'instinct victorieux le traînait aux environs de la demeure de la duchesse de Maillefert.
—Dans quel but? lui criait le bon sens.
—Qui sait!... répondait la voix des espérances obstinées, cette voix dont les plus rudes épreuves ne sauraient étouffer le murmure. Peut-être au moment où tu passeras, verras-tu le coin d'un rideau se soulever et le visage de Mlle Simone apparaître.
C'est rue de Grenelle-Saint-Germain, à deux pas de la rue de la Chaise, qu'est situé l'hôtel de Maillefert.
Le large perron déroule ses six marches sur une cour pavée, plus froide que le préau d'une prison cellulaire.
Autour de la cour sont les communs, les remises et les écuries.
Le pavillon du concierge est sur le devant, et ses dimensions exagérées disent qu'il date de ce bon temps où les plus grands seigneurs autorisaient leur suisse à «vendre vin» et à tenir, à l'enseigne de leur nom, une sorte de cabaret.
Ce qui fait la splendeur de l'hôtel de Maillefert, c'est son jardin, qui joint les admirables jardins de l'hôtel de Sairmeuse, qui se prolonge jusqu'à la rue de Varennes, et dont les arbres séculaires dominent le toit des maisons voisines.
Les deux battants de la grande porte étaient ouverts quand arriva Raymond, et jamais certes, à voir le mouvement de cette magnifique demeure, on ne se fût douté que celle qui la possédait, la duchesse de Maillefert, ruinée, compromise, assiégée par ses créanciers, en était réduite aux pires expédients pour soutenir son luxe menteur et recourait aux plus abominables intrigues pour s'emparer de la fortune de sa fille.
Dans la cour, trois ou quatre voitures attelées de bêtes de prix attendaient les visiteurs, pendant que les valets, vêtus de longues pelisses fourrées, se vengeaient de leur longue faction en disant du mal de leurs maîtres.
—Voilà, songeait Raymond, le démenti formel des récits de Me Roberjot. Que me disait-il donc, que tout était fini, que tout ce qui tient à l'Empire était ahuri, consterné?...
Un coupé tournant au grand trot de ses deux chevaux le coin de la rue de la Chaise interrompit brusquement ses réflexions. Il n'eut que le temps de se jeter de côté.
Mais si rapide qu'eût été le mouvement, il avait reconnu la duchesse de Maumussy et, l'instant d'après, il put la revoir, gravissant paresseusement les marches du perron de l'hôtel de Maillefert.
—Elle va voir Simone, elle, pensait-il.
Et ses poings se crispaient à cette idée désolante qu'à lui seul étaient fermées les portes de cet hôtel où tant de gens entraient le sourire aux lèvres, de cet hôtel ou derrière cette façade stupide et inexorable était Mlle Simone.
Que faisait-elle, à cette heure? A quelles impitoyables obsessions était-elle en butte? Que voulait-on d'elle, et par quels moyens?...
—Et ne m'avoir rien dit, murmurait-il, de l'intrigue qui me la ravit!... M'avoir refusé jusqu'à cette joie suprême de mourir avec elle, si je ne puis la sauver!...
Et il se creusait la tête à chercher un moyen d'interroger adroitement quelqu'un de ces valets, qu'il voyait circuler, quand tout à coup, derrière lui:
—Monsieur Raymond Delorge, je crois, dit une voix sardonique.
Il se retourna, et se trouva en face du jeune duc de Maillefert, de M. Philippe, qui, le lorgnon à l'œil, le cigare à la bouche, une badine à la main, d'un air d'impertinence superlative, le toisait...
Un flot de sang empourpra le visage de Raymond. Personne jamais ne s'était permis de le regarder ainsi, et il allait... Une lueur de raison l'arrêta: est-ce que le frère de Mlle Simone ne devait pas lui être sacré!... Se maîtrisant donc:
—Vous avez à me parler? demanda-t-il.
—Ma foi! oui, répondit M. Philippe, et je suis ravi de vous rencontrer, parole d'honneur. Du reste, ce ne sera pas long. Vous avez autrefois recherché Mlle de Maillefert...
—Encouragé par Mme la duchesse, monsieur, et par vous-même...
—Oh! je ne discute pas, j'ai simplement à vous... signifier d'avoir à renoncer à toute espérance...
—Est-ce de la part de Mlle Simone, monsieur?
—Pas du tout. C'est de ma part et de celle de ma mère. Seulement ce que je vous dis là, ma sœur doit vous l'avoir écrit.
Raymond ne répondit pas.
—Ah! vous le voyez, insista le jeune duc, elle vous l'a écrit. Cela étant, il serait de bon goût de cesser vos poursuites, hein, n'est-ce pas?... A Maillefert, c'était sans inconvénient, tandis qu'ici, avec les projets d'alliance que nous avons...
—Des projets d'alliance!...
—Mon Dieu! oui, avec votre permission, fit M. Philippe.
Et saluant Raymond d'un air ironique:
—C'est pourquoi, ajouta-t-il, vous m'éviterez, je l'espère, le déplaisir de vous retrouver encore rôdant autour de mon hôtel.
Le premier mouvement d'indignation passé, c'est à peine si Raymond se sentait le courage d'en vouloir à M. Philippe; et tout en le suivant de l'œil, pendant qu'il s'éloignait:
—Pauvre cerveau fêlé! pensait-il, pauvre fou! non, ce n'est pas toi que je dois frapper.
Il est certain que le dernier des Maillefert était de ceux dont l'absolue nullité n'offre même pas de prise à la haine. Vaniteux de cette vanité puérile des imbéciles, affamé de luxe, de plaisir, d'éclat, dévoré de convoitises malsaines, besoigneux avec les apparences d'une fortune princière, M. Philippe devait fatalement être le complice et la dupe de quiconque ferait miroiter les millions à ses yeux éblouis.
Il y avait mille à parier qu'en agissant comme il venait de le faire, il n'avait pas obéi à ses propres inspirations.
Ici, à l'angle de la rue de Grenelle, aussi bien que dans les ruines du château de Maillefert, il n'était évidemment que l'outil sacrifié d'une intrigue dont les plus clairs bénéfices, en cas de succès, ne seraient pas pour lui.
De ses propos, cependant, de la leçon qu'il venait de débiter, une lueur se dégageait, indécise et vague assurément, mais enfin une lueur qui éclairait les ténèbres jusqu'alors si épaisses de l'avenir.
—Nous avons pour Simone des projets d'alliance, avait dit M. Philippe.
Était-ce donc le mot de l'énigme, le mot des événements qui se succédaient si rapides et si imprévus depuis trois jours? Était-ce l'explication de l'inexplicable conduite de Mlle Simone?
Mais quoi! il ne pouvait y avoir de projets sérieux sans son consentement. Elle n'était pas de celles qu'on traîne à l'autel contre leur volonté, et à qui on arrache à force de caresses ou de menaces l'irrévocable oui. Ce n'était pas, elle l'avait prouvé, l'énergie qui lui manquait.
Elle consentirait donc, elle, après ses promesses, après ses serments... Était-ce possible? était-ce même probable?...
D'un autre côté, pourtant, qui disait que la duchesse de Maillefert, conseillée par Combelaine, aidée par Mme de Maumussy, n'avait pas enfin trouvé une combinaison diabolique pour décider sa fille au plus odieux des sacrifices!
Une phrase de M. Philippe dans les ruines était, en ce sens, une indication.
—Nous avons, avait-il dit en entraînant sa sœur, du linge sale à laver en famille.
Ne pouvait-on pas en conclure qu'il avait quelque aveu pénible et honteux à faire, qu'il avait à s'adresser encore au dévoûment de Mlle Simone?
Or le passé était là pour révéler de quel excès d'abnégation la malheureuse jeune fille était capable, dès qu'on s'adressait à la grande idée qu'elle avait du devoir.
C'était si plausible, cela, que Raymond, en y réfléchissant, tressaillit d'espérance.
Et cependant, à toutes ces conjectures, il y avait une objection terrible.
Comment la duchesse de Maillefert et M. Philippe, vivant uniquement de la fortune personnelle et des revenus de Mlle Simone, pouvaient-ils songer à la marier? Ils ne le voulaient pas, autrefois, absolument pas, à aucun prix. Leurs idées avaient donc bien changé, du jour au lendemain. Pourquoi? Quel calcul abject, quelle infamie nouvelle cachait ce brusque revirement?...
—Ah! n'importe! se disait Raymond, je sauverai Simone en dépit d'elle-même, je la sauverai, je le veux... Mais il me faut arriver jusqu'à elle, la voir, lui parler...
Puis après un moment:
—Peut-être est-il un moyen, ajouta-t-il.
La nuit venait, les boutiques se fermaient... Il remonta la rue de Grenelle jusqu'à la hauteur de l'hôtel de Maillefert.
En face, plusieurs maisons s'élevaient, de celles qu'on appelle des maisons de produit, et à la porte de l'une d'elles pendait un écriteau annonçant aux passants de «jolis appartements fraîchement décorés à louer présentement».
—Voilà mon affaire, se dit Raymond.
Et traversant la rue, il entra bravement.
—Hein! de quoi!... vous voulez visiter des appartements à cette heure-ci!... lui répondit la concierge, à laquelle il s'était poliment adressé. Jamais de la vie!... Demain, je ne dis pas, il fera jour...
Mais Raymond avait en poche de ces arguments qui dissipent la mauvaise humeur des concierges comme un rayon de soleil le brouillard.
Celle-ci, à la vue d'une belle pièce de dix francs toute neuve, se leva, souriante, et, allumant une bougie, elle conduisit l'aspirant locataire à un petit appartement du troisième étage qu'elle lui déclara valoir mille francs.
C'était hors de prix, car l'appartement «fraîchement décoré» était d'une malpropreté rare. Les plafonds enfumés s'écaillaient de tous côtés. Le papier graisseux gardait des traces de tous les locataires qui s'y étaient succédé depuis la première révolution.
Oui, mais il suffit à Raymond d'ouvrir une des fenêtres pour s'assurer que de ce troisième étage il planerait en quelque sorte au-dessus de l'hôtel de Maillefert, et que personne n'y entrerait ni n'en sortirait, qu'il n'aperçût et ne reconnût.
—Décidément l'appartement me convient et je l'arrête, déclara-t-il en tirant de son gousset le denier à Dieu, une belle pièce de vingt francs...
Alors, commencèrent les questions de la portière.
Qui était monsieur? Quel était son nom? Était-il marié? Avait-il des enfants? Où pouvait-on aller aux renseignements afin de s'assurer qu'il possédait assez de meubles pour garantir le payement du loyer?
Toutes ces questions, heureusement, qui se suivaient comme les grains d'un chapelet, avaient laissé à Raymond le temps de préparer ses réponses.
Comprenant bien que le nom de Delorge ne devait pas être prononcé dans les environs de l'hôtel de Maillefert, il s'empara du nom de jeune fille de sa mère et déclara qu'il s'appelait Paul de Lespéran.
Il répondit encore qu'il était employé dans un ministère et garçon; que jusqu'ici il avait habité chez un de ses parents et que par conséquent il ne possédait pas de meubles, mais qu'il allait en acheter qu'on apporterait le lendemain.
Pour plus de sûreté, d'ailleurs, il offrait de payer et il paya, en effet, un terme d'avance...
Restait à se procurer les meubles annoncés.
Sans perdre une minute, Raymond se fit conduire chez un marchand de la rue Jacob, lequel, moyennant une gratification de cent francs qu'il demanda pour ses ouvriers, et qu'il mit généreusement dans sa poche, jura ses grands dieux que le soir même, avant minuit, il aurait mis en place un modeste mobilier de salon et de chambre à coucher qu'il ne s'était fait payer que le double de sa valeur.
—Mais il ne m'aura pas tenu parole, assurément, se disait Raymond, lorsqu'il sortit de chez sa mère, le lendemain matin, pour se rendre rue de Grenelle.
C'était le 30 décembre, vers les huit heures...
Encore bien qu'il ne plût pas, le temps était détestable, il faisait froid, et à chaque pas on glissait sur le pavé boueux.
Pourtant, devant toutes les boutiques de marchands de journaux, des gens stationnaient qui discutaient avec une certaine animation.
Machinalement, Raymond s'arrêta près d'un de ces groupes.
On s'y entretenait de Tropmann, dont le sinistre procès se déroulait devant la cour d'assises de la Seine, mais on s'y préoccupait bien plus de la situation politique.
Il y avait alors quarante-huit heures que l'empereur avait chargé M. Émile Ollivier de constituer un ministère «d'ordre et de liberté», et comme on était sans nouvelles précises de cette mission, dame! on s'inquiétait.
Les bruits les plus saugrenus—de ces bruits comme il n'en éclôt qu'à Paris, aux environs de la Bourse—circulaient. Selon les uns, M. Émile Ollivier avait échoué, toutes ses avances avaient été repoussées, et il venait de donner sa démission. Selon les autres, il avait fait accepter à l'empereur un cabinet composé de ses anciens amis de la gauche. D'autres encore, qui se prétendaient les mieux informés, affirmaient que M. Rouher allait revenir aux affaires avec un ministère à poigne.
Il était manifeste qu'il régnait dans tous les esprits une certaine inquiétude.
Depuis les dernières élections, l'incertitude de l'avenir avait paralysé toutes les grandes affaires, ralenti le mouvement de la haute industrie et intimidé les capitaux, poltrons de leur nature et toujours prêts à rentrer sous terre à la moindre alerte.
Mais cette incertitude n'entravait en rien le petit commerce, le commerce des étrennes surtout.
Jamais premier de l'an ne s'était mieux annoncé.
Si matin qu'il fût encore, Paris était bien éveillé. Les carreaux des boutiques étincelaient. Tous les étalages étaient terminés, étalages merveilleux où, parmi les «articles» du plus haut prix, s'accumulaient les mille produits de l'industrie parisienne, véritables objets d'art qui tirent toute leur valeur de l'habileté de l'ouvrier.
Constatant de ses yeux cette prospérité de surface, comment Raymond eût-il pu ajouter foi aux sombres prophéties de Me Roberjot?
—Toujours les mêmes illusions, pensait-il, tout en suivant la rue Richelieu; toujours les gens prendront leurs désirs pour la réalité, et fou je serais de compter sur la dégringolade de l'Empire pour écraser mes ennemis...
Mais il eut un tressaillement de plaisir, quand, en arrivant rue de Grenelle, il constata que son marchand de meubles lui avait tenu parole. Son appartement était prêt et c'est avec un soupir de satisfaction qu'il s'y enferma, sûr d'y être à l'abri des importuns.
Il savait, pour s'en être assuré la veille, que c'était de la fenêtre de la chambre à coucher qu'il avait sur l'hôtel de Maillefert la vue la plus complète. Il y courut, et après avoir fermé les persiennes, il en arracha bravement une lame, se ménageant ainsi un jour d'où il pouvait voir à l'aise, sans être aperçu du dehors.
Attirant alors une vieille chaise dépaillée, abandonnée par le précédent locataire, il s'assit, et tirant de sa poche une jumelle dont il avait eu le soin de se munir, il regarda.
Plus paresseux que Paris, l'hôtel de Maillefert s'éveillait seulement.
Dans la cour, sous la direction de monsieur le cocher de service, les gens des écuries et des remises allaient et venaient, étrillant les chevaux, lavant les voitures et cirant les harnais...
Au premier étage, toutes les fenêtres étaient ouvertes, et presque à chacune d'elles des valets apparaissaient en veste rouge du matin, avec d'immenses tabliers à pièce, qui secouaient des tapis, battaient des coussins ou époussetaient ces mille bibelots coûteux qui constituaient le luxe du second Empire et qui, par leur fragilité et leur éclat, en étaient comme l'emblème.
—Tout ce luxe est-il payé, seulement! se disait Raymond, songeant au désordre de la duchesse et de M. Philippe, et à ces dettes dont ils ne cessaient de tourmenter Mlle Simone...
Mais les fers d'un cheval sonnant sur le pavé interrompirent brusquement ses réflexions et ramenèrent ses regards du premier étage à la cour de l'hôtel de Maillefert.
Un cavalier y entrait monté sur une bête de prix qu'il maniait avec une rare aisance.
Il sauta lestement à terre, jeta la bride aux mains des valets et entra dans l'hôtel, pendant que le suisse frappait deux coups sur un énorme timbre.
Ce cavalier était le comte de Combelaine.
Que voulait-il si matin, le misérable? quel motif pressant l'attirait? quelle infamie nouvelle tramait-il?
Et Raymond regardait avidement les fenêtres du second étage de l'hôtel, toutes hermétiquement closes, espérant que les persiennes de l'une d'elles allaient s'ouvrir et lui fournir quelque indication.
Son attente ne fut pas déçue.
Moins d'une minute après l'entrée de M. de Combelaine, les deux dernières croisées à gauche de l'hôtel furent ouvertes par un domestique que Raymond reconnut pour l'avoir vu maintes fois aux Rosiers, et qui n'était pas un moindre personnage que le propre valet de chambre du jeune duc de Maillefert.
Et dans le court espace de temps où les fenêtres demeurèrent ouvertes, Raymond distingua nettement, dans la vaste chambre qu'elles éclairaient, M. Philippe, d'abord, en veste du matin de velours noir, debout devant une glace; puis M. de Combelaine étendu sur un immense fauteuil.
[Illustration:—Vous êtes le fils du baron Verdale.]
Mais Raymond n'eut guère de temps à donner à ses réflexions.
Un grand bruit de roues attirait son attention. C'était un coupé marron, attelé d'un cheval de cinq cents louis, qui entrait dans la cour de l'hôtel de Maillefert, et qui, après le plus savant demi-cercle, venait s'arrêter devant le perron.
De même que l'instant d'avant, le suisse avait frappé deux coups.
Et cette visite devait être attendue, car le timbre vibrait encore, qu'une des fenêtres de l'appartement de M. Philippe s'ouvrait, et que M. de Combelaine y apparaissait, se penchant très en avant pour voir qui arrivait.
Justement, un des valets de pied venait d'ouvrir respectueusement la portière du coupé.
Et un gros homme en descendait, qu'il était impossible de ne pas reconnaître quand on l'avait vu une fois, M. Verdale, c'est-à-dire M. le baron de Verdale.
Il adressa quelques mots à son cocher, et, de même que M. de Combelaine, entra dans l'hôtel.
—Eh quoi! pensait Raymond, M. Verdale aussi!... Allons, M. de Maumussy ne va pas tarder à paraître...
Il se trompait...
Celui qu'il aperçut, dix minutes plus tard, ce fut M. Philippe de Maillefert sortant de l'hôtel.
Contre son ordinaire, le jeune duc était vêtu de noir, des pieds à la tête, et autant qu'en pouvait juger Raymond, de son observatoire, extraordinairement pâle.
Derrière lui, venaient M. de Combelaine et M. Verdale, graves, mais d'une gravité que Raymond jugea plus que suspecte, car il lui sembla les voir échanger un regard d'intelligence, et dissimuler à grand'peine une grimace d'ironique satisfaction.
Ils parlaient, du reste, alternativement, et, à les voir ainsi de loin, debout sur le perron, l'un à droite, l'autre à gauche du jeune duc, on les eût pris pour deux chirurgiens réconfortant un malade et l'exhortant à se résigner à quelque terrible, mais indispensable opération.
—Qu'espèrent-ils de lui? Qu'en veulent-ils obtenir? pensait Raymond, qui eût donné tout ce qu'il possédait pour entendre aussi bien ce qu'il voyait.
Non moins que lui, les vingt domestiques témoins de cette scène paraissaient intrigués et intéressés. Ils se tenaient respectueusement à l'écart, et semblaient absorbés par leur besogne; mais les oreilles étaient tendues et les yeux aux aguets.
—S'agirait-il d'un duel? se disait Raymond. Non, il n'hésiterait pas, car ce mérite, du moins, lui reste, de tenir aussi peu à la vie qu'à l'argent...
Du reste, M. Philippe n'hésitait plus.
A une dernière observation de M. de Combelaine, il se redressa, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête, geste qui dans tous les pays du monde signifie:
—Le sort en est jeté! Advienne que pourra!
Sur un signe, un valet avait ouvert la portière du coupé. M. Verdale et le jeune duc de Maillefert y prirent place. M. de Combelaine sauta lestement en selle.
Et cheval et voiture sortirent au grand trot de l'hôtel.
Mais c'est inutilement que Raymond épia leur retour...
Une à une les fenêtres du second étage s'ouvrirent, l'hôtel reprit sa physionomie de la veille; de même que la veille les équipages, dans la cour, se succédèrent sans interruption; M. Philippe ne reparut pas; la duchesse de Maillefert et Mlle Simone demeurèrent invisibles...
De guerre lasse, après de longues heures d'observation, et comme déjà la nuit tombait, Raymond songeait à rentrer chez sa mère, lorsque tout à coup, dans la cour de l'hôtel, et se disposant à sortir, il aperçut une femme dont la tournure, plus d'une fois, l'avait fait sourire. Oh! il n'y avait pas à s'y tromper...
—Miss Lydia Dodge!... s'écria-t-il. Ah! si je pouvais lui parler!...
Et il s'élança dehors...
C'était bien miss Lydia, en effet. Seule d'ailleurs, elle pouvait avoir cette grande taille, ces vêtements d'une coupe exotique et cette démarche d'une raideur étrange.
Elle venait de tourner le coin de la rue de la Chaise, lorsqu'elle s'entendit appeler doucement par son nom:
—Miss Lydia! miss Lydia!...
Elle s'arrêta court, se retourna vivement tout d'une pièce, et apercevant Raymond:
—Vous! s'écria-t-elle, d'un air d'immense stupeur.
—Oui, moi, dit-il. Pensiez-vous donc que j'étais resté aux Rosiers!
Et comme elle ne répondait pas:
—Où est Mlle Simone? interrogea-t-il brusquement.
—Ici, à l'hôtel, fit la gouvernante. Mais permettez-moi de vous quitter. Il n'est pas convenable...
Elle saluait, elle allait s'éloigner... Raymond la retint par la manche de son manteau.
—Chère miss Dodge, disait-il d'une voix suppliante, je vous en conjure, ne m'abandonnez pas ainsi...
Mais il avait expérimenté l'ombrageuse susceptibilité de la gouvernante anglaise, et c'est presque timidement qu'il ajouta:
—Ce serait me sauver la vie que de m'apprendre ce qui s'est passé...
Miss Dodge réfléchissait, et la contraction de sa longue figure, et l'expression de ses gros yeux trahissaient un rude combat intérieur.
Parler!... c'était manquer aux principes de toute sa vie.
D'un autre côté, elle avait pour Raymond une sincère affection. Toujours il avait eu pour elle des attentions délicates auxquelles on ne l'avait guère accoutumée. Puis il parlait anglais. C'est en anglais qu'il la suppliait en ce moment.
—Hélas! murmura-t-elle, avec un gros soupir, que voulez-vous que je vous dise?
—Pourquoi Mlle Simone a-t-elle si brusquement quitté Maillefert?
—Elle ne vous l'a pas dit? vous ne l'avez pas deviné?
—Non.
—Venir à Paris devait lui coûter.
—Oh! horriblement.
C'est debout, devant la grande porte d'un vieil hôtel de la rue de la Chaise, que causaient miss Dodge et Raymond. L'endroit leur était propice. Il faisait assez sombre déjà pour qu'on ne les remarquât pas, et d'ailleurs les passants sont rares dans ces parages, où l'herbe pousse entre les pavés.
—Cependant, chère miss, insista doucement Raymond, il a dû y avoir une explication entre M. Philippe et sa sœur, après qu'ils m'ont eu laissé seul dans les ruines...
—Il y en a eu une, en effet, répondit miss Dodge, seulement...
Mais la digne gouvernante venait de prendre une grande résolution.
—Je vais vous dire tout ce que je sais, monsieur Delorge, reprit-elle, et vous allez voir que ce n'est pas grand'chose. En quittant les ruines, monsieur le duc et sa sœur se donnaient le bras. Moi, je marchais derrière eux la tête basse, me sentant en faute. Jusqu'au château, ils n'ont pas échangé une parole. Une fois arrivés, ils sont allés s'enfermer au premier, dans le petit salon de mademoiselle. Ils y sont restés près de deux heures. Que se disaient-ils? De la chambre où j'étais restée, j'entendais les éclats de la voix de M. Philippe, tantôt suppliante, tantôt ironique et menaçante. Mais pour distinguer les paroles, il eût fallu coller son oreille à la serrure. Pour la première fois de ma carrière de gouvernante, la tentation m'en vint.
—Et vous avez entendu?
—Rien. Je résistai à la tentation. Bientôt la porte s'ouvrit et M. Philippe reparut. Il était très pâle. S'arrêtant sur le seuil, il dit à sa sœur: «Je puis compter sur vous, n'est-ce pas?» Elle répondit: «Il me faut vingt-quatre heures de réflexion.» Lui alors reprit: «Soit. Vous nous signifierez votre décision par le télégraphe. Je repars. N'oubliez pas que l'honneur de notre maison est entre vos mains.»
Ce récit confirmait tous les soupçons de Raymond, mais il ne lui apprenait rien de nouveau, rien qui éclairât la situation.
—Et ensuite? interrogea-t-il.
—M. Philippe parti, j'entrai dans le petit salon, et je m'agenouillai devant mademoiselle, lui prenant les mains que j'embrassais, et lui demandant quel grand malheur la frappait... Mon Dieu! jamais je n'oublierai son regard en ce moment. Je tremblai qu'elle n'eût perdu la raison. Alors je lui demandai si elle souhaitait qu'on vous fît prévenir, monsieur. En entendant votre nom, elle se dressa, et ses lèvres remuèrent comme pour donner un ordre. Mais, presque aussitôt, se laissant retomber sur la causeuse: «Non! murmura-t-elle, non! ce n'est plus possible, il n'y faut plus penser!» Puis elle me dit de la laisser, qu'elle avait besoin d'être seule... et je sortis.
A cette obstination à demeurer seule en face de son malheur, comme pour en épuiser plus complètement toutes les amertumes, Raymond reconnaissait bien Mlle de Maillefert.
—C'est donc à ce moment-là que j'arrivai? interrogea-t-il...
—Oh! non, monsieur, vous ne vîntes que plus tard, et lorsque déjà mademoiselle avait sonné pour avoir de la lumière. En entendant appeler dans les escaliers, et reconnaissant votre voix, j'eus un moment d'espoir et je bénis Dieu de vous envoyer. Mais, hélas! vous ne deviez pas réussir mieux que moi. Votre présence, loin de calmer mademoiselle, ne fit que redoubler son agitation, et après votre départ je vis bien que votre douleur s'était ajoutée à la sienne. Plusieurs fois, elle répéta: «Oh! le malheureux! le malheureux!...» Pas plus qu'avant d'ailleurs, elle ne consentit à me garder près d'elle. Je m'installai dans la pièce voisine, et jusqu'à une heure bien avancée de la nuit, je l'entendis marcher et gémir doucement. Vous dire quelle impression cela me faisait est impossible. Il me semblait qu'elle veillait la veillée de sa propre mort. Vers quatre heures et demie, cependant, elle m'appela: «Lydia!» Vite j'accourus, et en la voyant je restai interdite et toute saisie. Elle ne pleurait plus; ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire; son visage resplendissait de la résignation sublime qui soutient les martyrs. Je compris que sa résolution était prise.
«—Lydia, me dit-elle, tu vas tout préparer à l'instant pour notre départ.
«—Quoi! m'écriai-je, nous quittons Maillefert, mademoiselle?
«—Ce matin même par le train de huit heures. Tu vois que tu n'as pas une minute à perdre. Éveille tout le monde pour qu'on t'aide.
«A six heures, cependant, les préparatifs étaient terminés.
«Aussitôt, mademoiselle fit appeler le vieux jardinier, qui était son homme de confiance, et lui dit d'atteler le char-à-bancs pour nous conduire à la gare. Le brave homme, alors, demanda à mademoiselle, ses instructions pour le temps de son absence. Elle lui répondit qu'elle n'avait rien de particulier à lui demander; qu'elle allait cesser, probablement, de s'occuper de ses propriétés, et que sans doute elle ne reviendrait plus à Maillefert.
«Tous les gens du château étaient dans le corridor qui entendaient cela. Elle les fit entrer, et à chacun d'eux elle donna quelque chose, de l'argent d'abord, puis un souvenir. On eût dit une mourante distribuant à ceux qui l'ont servie tout ce qui lui a appartenu et dont elle n'a plus que faire.
«Tout le monde fondait en larmes. Tout le monde perdait la tête... Mademoiselle seule gardait son sang-froid.
«Et sept heures sonnant:
«—Il est temps de partir, dit-elle.
«Les domestiques aussitôt se mirent à descendre nos malles, mais elle retint près de nous le vieux jardinier. Et dès que nous ne fûmes plus que tous les trois, tirant une lettre de sa poche:
«—Voici, lui dit-elle, une lettre pour M. Raymond Delorge, que vous connaissez bien. Je vous la confie. Vous la ferez parvenir, mais seulement après midi, vous m'entendez, pas avant...
«Le jardinier promit d'obéir. Nous descendîmes prendre place dans le char-à-bancs, et, une heure après, nous étions en chemin de fer, et l'express de Paris nous emportait.
A chaque phrase de ce récit, éclatait l'indomptable énergie de Mlle Simone. Le devoir lui ordonnait, croyait-elle, de faire une œuvre, elle la faisait, dût son cœur en être brisé. Seul au monde, peut-être, Raymond pouvait comprendre tout ce qu'elle avait souffert...
—Et en arrivant à Paris, demanda-t-il, c'est à l'hôtel de Maillefert que s'est fait conduire Mlle Simone?
—Oui, monsieur, tout droit, répondit la digne gouvernante et je puis dire que son apparition a été saluée par des transports de joie. Une reine n'eût pas été tant fêtée.
—Et depuis, quelle est son existence?
—Depuis son arrivée, mademoiselle a passé toutes ses après-midi avec des hommes d'affaires, des notaires, des avoués...
—Et le reste du temps?
—Mademoiselle le passe avec madame la duchesse ou avec des amies de madame la duchesse, Mme la baronne Trigault, Mme la duchesse de Maumussy...
—Elle ne sort pas?
—Je l'ai accompagnée hier matin jusqu'à Sainte-Clotilde, entendre la messe...
Ce détail, Raymond le nota soigneusement.
—Sans doute, fit-il, Mlle Simone n'est pas libre.
Miss Dodge leva les bras au ciel.
—Pas libre!... s'écria-t-elle. Mademoiselle est maîtresse de ses actions ici aussi bien qu'à Maillefert. Qui donc se permettrait d'aller contre ses volontés?
—Et... elle ne vous a jamais parlé de moi?
La digne gouvernante tressaillit.
—Jamais! répondit-elle. Mais moi, une fois, j'ai osé lui en parler... Ah! monsieur, pour la première fois de sa vie, mademoiselle m'a traitée durement. «Si tu prononçais encore ce nom, m'a-t-elle dit, je serais forcée de me séparer de toi!»
C'est par un geste désespéré que Raymond accueillit cette réponse.
—Elle vous a dit cela!... balbutia-t-il. Et moi, miss, si vous saviez ce que je voulais vous demander... Je voulais vous prier à genoux, à mains jointes, de dire à Mlle Simone que je vous ai rencontrée, que je suis désespéré, que je donnerais ma vie pour la voir, pour lui parler, ne fût-ce que cinq minutes...
Brusquement, miss Dodge l'arrêta. Elle était émue, la digne fille, sincèrement, et toute bouleversée de cette grande passion, comme elle n'en avait pas, hélas! inspiré.
—Ce soir même, dit-elle, à tous risques, je ferai ce que vous me demandez. Adieu!
III
C'était de la part de miss Dodge une si terrible dérogation à ses principes sévères et un tel acte de courage que Raymond demeurait confondu de la promptitude de sa résolution.
Ce n'était pas précisément le «pain de ses vieux jours» qu'elle allait risquer, car il était clair que jamais Mlle Simone ne laisserait manquer de rien sa dévouée gouvernante, mais elle allait s'exposer à une séparation dont l'idée lui était plus pénible que celle de la mort.
Et Raymond qui ne l'avait seulement pas remerciée, qui l'avait laissée s'éloigner sans savoir où et comment elle lui apprendrait le résultat de sa démarche!...
Mais il ne s'en tourmentait pas outre mesure. Grâce à ce logement, qu'il avait loué, il savait qu'il serait toujours à même de rejoindre la digne institutrice dès qu'elle risquerait un pied dehors.
La décision de Mlle Simone était un bien autre sujet d'angoisses.
Consentirait-elle à cette entrevue que lui faisait demander Raymond, et qu'il eût payée de la moitié de son sang?
Il était persuadé que c'était comme autrefois, comme toujours, à la fortune de la pauvre enfant qu'on en voulait, et rien qu'à sa fortune, et il se disait:
—Que je lui parle, et je la décide à l'abandonner à qui la convoite si ardemment, cette fortune maudite.
C'était l'espérance, la fleur vivace qui résiste à tous les orages, qui refleurissait dans son âme.
Et le bien-être qu'il en ressentait se reflétait si visiblement sur son visage, que lorsqu'il rentra pour dîner:
—Tu es satisfait de ta journée, mon fils? lui demanda Mme Delorge, qui était certes à mille lieues de soupçonner la nature de ses soucis.
—Oui, ma mère, répondit-il.
—Tu as revu nos amis, sans doute? Tu as pu t'assurer par toi-même de la réalité de nos espérances.
—J'ai vu Me Roberjot, dit-il, pour dire quelque chose, car la confiance candide de sa mère le gênait beaucoup.
Mais si Mme Delorge se paya de ses vagues réponses, il n'en devait pas de même être de Mlle Pauline. Se trouvant seule, après le dîner, avec son frère:
—Pauvre Raymond, lui dit-elle, en lui prenant la main, tu es donc moins malheureux!...
Il ne put retenir un mouvement d'impatience, dépité de l'insistance de sa sœur à pénétrer son secret.
—Qu'imagines-tu donc?...
Il la regardait dans les yeux. Elle devint cramoisie, et, essayant de dissimuler son embarras sous un éclat de rire:
—Dame! répondit-elle, je ne sais pas... au juste. Seulement la politique tracasse Me Roberjot bien autrement que toi, et jamais je ne lui ai vu des regards comme les tiens...
Et comme il se taisait:
—Je n'insisterai pas, ajouta sérieusement la jeune fille. Et cependant, j'aurais peut-être des confidences à échanger contre les tiennes.
A tout autre moment, Raymond eût voulu avoir l'explication de cette phrase au moins singulière. L'égoïsme de la passion retint les questions sur ses lèvres.
Il se dit en lui-même:
—Oh! oh! il paraît que Mlle Pauline Delorge aime quelqu'un, et c'est là ce qui la rend si clairvoyante.
Puis il n'y pensa plus du reste de la soirée, qu'il passa entre sa mère et sa sœur. Et lorsqu'il eut regagné sa chambre, il ne songeait qu'à une chose, c'est que le lendemain était le premier jour de l'An, et que très probablement il n'aurait pas deux heures à lui pour courir jusqu'à la rue de Grenelle-Saint-Germain.
Il ne se trompait pas. C'était chez Mme Delorge que, depuis des années, venaient déjeuner, le premier janvier, les rares amis qui lui étaient restés fidèles.
Dès neuf heures, arrivaient Mme Cornevin et ses filles, puis l'excellent M. Ducoudray, l'œil plus brillant que les pierres d'une paire de boucles d'oreilles qu'il apportait à Mlle Pauline.
Me Roberjot ne tarda pas à apparaître, les bras chargés de sacs de bonbons; et dès son entrée:
—Eh bien! s'écria-t-il, le voici donc venu, le premier jour de cette fameuse année de 1870 qui doit donner à la France le bonheur et la liberté!...
—Amen! fit M. Ducoudray. Et en attendant, nous sommes toujours sans ministère.
—Toujours, répondit Me Roberjot, de ce ton de bonne humeur qui avait résisté à tous les tracas et à toutes les déceptions de sa vie. Ah! l'enfantement est laborieux. Mais soyez sans inquiétude, demain l'Officiel parlera, et nous connaîtrons enfin le ministère Ollivier.
Raymond s'était rapproché.
—Et pensez-vous toujours, demanda-t-il, qu'il doit être l'avant-dernier ministère du second Empire!
—Je le pense plus que jamais... s'écria l'avocat.
Et sans soupçonner, certes, quels effroyables malheurs allaient fondre sur la France, en cette sinistre année de 1870:
—Dans un an, ajouta-t-il, à pareil jour, je vous donne rendez-vous. Alors, vous me direz ce que sont devenus tous ceux qui jouissent de leur reste, le comte de Combelaine et le duc de Maumussy, et cette chère princesse d'Eljonsen, et mon excellent ami Verdale!...
Le lendemain, ainsi qu'il l'avait annoncé, le Journal officiel publiait le nom des hommes choisis par Émile Ollivier, et qui allaient constituer avec lui ce ministère fameux qui portera dans l'histoire le nom de ministère du 2 janvier.
[Illustration: Ce cavalier était le comte de Combelaine.]
Et la vérité vraie, incontestable, sinon incontestée, est que la France eut, ce jour-là, comme un éblouissement d'espérance et de liberté.
En lisant le nom des hommes qui allaient prendre la direction des affaires, on crut que la ruine prochaine, dont les symptômes se multipliaient de plus en plus alarmants depuis quelques mois, allait être conjurée.
On crut qu'une transaction pacifique éviterait les horreurs d'une lutte sanglante sur des décombres.
—On va donc respirer! disait-on. La sécurité va donc renaître! Les affaires vont donc reprendre!...
Que devenaient dans de telles circonstances les théories de Mme Delorge, qui avait toujours attendu, qui attendait encore avec une imperturbable confiance quelque dégringolade effroyable, soudaine, foudroyante, qui livrerait à sa vengeance les assassins, dix-huit ans impunis, de son mari!...
Et Raymond lui-même ne s'était-il pas parfois, dans le secret de son cœur, bercé de ce décevant espoir, que quelque grande commotion politique détacherait Mme de Maillefert de ses amitiés nouvelles et sauverait Mlle Simone?
—Chimères!... se disait-il maintenant. Illusions vaines!... C'est sur soi, sur soi seul, qu'un homme doit compter!...
Ce qui n'était pas une illusion, c'est que, de plus en plus, la situation de Mlle Simone était menacée.
La veille même, une lettre qu'il avait reçue de M. de Boursonne était venue confirmer ses craintes et l'avertir de se hâter.
«Il court ici de singuliers bruits, écrivait le vieil ingénieur, et avec une persistance qui me les fait prendre au sérieux, malgré leur invraisemblance.
«On assure que Mlle Simone, ne devant plus revenir à Maillefert, se décide à vendre toutes ses propriétés, et même le château. D'après M. Bizet de Chenehutte, qui est décidément un brave garçon, la vente aurait lieu dans les premiers jours du mois prochain. Ce qui désole les gens du pays, c'est qu'on annonce que tout est d'avance acheté en bloc par un gros capitaliste de Paris.
«Comme de raison, je vous fais grâce des commentaires.
«Vous, là-bas, vous devez savoir la vérité. Mandez-la-moi donc, s'il vous plaît, pour que je conserve ma réputation d'homme bien informé. Et par la même occasion, dites-moi un peu ce que vous devenez.»
Hélas!... Raymond n'en savait pas plus que son vieil ami.
Aussi, est-ce avec la résolution plus que jamais arrêtée de parvenir, coûte que coûte, jusqu'à Mlle Simone, qu'il arriva vers deux heures à son appartement de la rue de Grenelle-Saint-Germain.
Une surprise immense l'y attendait.
Lorsqu'il entra dans la loge pour prendre sa clef:
—On est venu vous demander ce matin, monsieur, lui dit la concierge.
Sa première idée fut que la vieille femme, dans une intention qui lui échappait, plaisantait.
Qui donc savait qu'il avait loué cet appartement? Personne.
Et l'eût-on su, comment eût-on pu venir l'y demander, puisqu'au lieu de son nom, il avait donné celui de la famille de sa mère?
—Quand donc est-on venu? interrogea-t-il.
—Ce matin.
—Qui?
—Un monsieur, vêtu dans le dernier genre, tout ce qu'il y a de plus comme il faut. J'étais en train de balayer mes escaliers: il appelle, moi je me penche sur la rampe, et je lui crie:
—Qu'est-ce que vous voulez?
Il lève la tête:
—Je voudrais savoir, répond-il, si mon ami est chez lui.
—Quel ami?
—Eh! celui qui a emménagé au troisième avant-hier.
—M. de Lespéran, alors?
—Précisément.
Là-dessus, je lui ai dit que vous étiez absent, et il a paru très contrarié. Il m'a cependant remerciée très poliment, et il est parti en disant qu'il repasserait...
Raymond réfléchissait, et à son premier étonnement l'inquiétude succédait.
Ce mystérieux visiteur ne s'était pas présenté en demandant M. de Lespéran. Il s'était arrangé de telle sorte que c'était la portière qui lui avait appris sous quel nom s'était établi rue de Grenelle son nouveau locataire.
Mais il semblait à Raymond très important que la concierge ne soupçonnât rien.
—Ce doit être, dit-il, quelqu'un de mes amis. Vous a-t-il laissé son nom?...
—Ma foi, non!...
—Et vous ne le lui avez pas demandé? Non. C'est vraiment bien fâcheux. Pourtant, si vous pouviez me donner son signalement exact!... Voyons, comment était-il, jeune, vieux?...
—Ni l'un ni l'autre.
—Grand ou petit? Mince ou gros?...
—Entre les deux.
—Brun ou blond?
—Oh! pour cela, tout ce qu'il y a de plus blond, blond ardent, s'entend.
—Avait-il un accent?
—Je n'ai pas remarqué.
Tout espoir d'être renseigné s'évanouissait. Raymond comprit qu'insister serait inutile.
—Une autre fois, dit-il à la portière, il faudra, je vous prie, demander le nom des gens qui viendront en mon absence.
Mais cette insouciance qu'il affectait, elle était bien loin de son âme.
De ce fait résultait pour lui la certitude qu'il était suivi, épié. Par qui? dans quel but?
Une fois, le souvenir de Laurent Cornevin traversa son esprit. Il le repoussa.
—Si Laurent, se dit-il, avait à me parler, il viendrait me trouver chez ma mère ou m'écrirait pour me donner un rendez-vous...
N'importe, c'était un souci nouveau ajouté à tous ceux de Raymond; souci cuisant s'il en fut, irritant, et de toutes les minutes.
Il cessait de s'appartenir, en quelque sorte. Il ne devait plus faire un pas, désormais, sans être tourmenté de cette idée qu'il traînait à ses talons quelque mouchard immonde, qu'il était incessamment épié, que chacune de ses démarches avait un témoin invisible, tapi dans l'ombre et dressant un rapport...
Une telle infamie était bien digne de M. Philippe, conseillé par M. de Combelaine.
Cette journée, du reste, qui commençait si mal, ne lui devait pas être favorable.
C'est en vain que, jusqu'à la nuit, il demeura l'œil cloué à l'ouverture qu'il avait pratiquée à la persienne, il n'aperçut ni Mlle Simone, ni miss Lydia Dodge.
Et il ne fut pas plus heureux les jours suivants, encore que littéralement il ne bougeât plus de son observatoire; si bien qu'à la fin de la semaine il ne savait plus que croire ni qu'imaginer.
Miss Dodge l'avait-elle donc trompé? N'avait-elle paru céder à ses instances que pour se débarrasser de lui? Avait-elle au contraire tenu sa promesse et avait-elle été impitoyablement renvoyée?
Le désespoir s'emparait de Raymond, lorsqu'enfin le dimanche matin, un peu avant huit heures, juste comme il venait d'arriver, il vit apparaître sur le perron Mlle Simone.
Elle était habillée; elle allait sortir; elle sortait.
Mais ce n'était pas comme d'ordinaire la fidèle Lydia Dodge qui l'accompagnait. C'était une femme de chambre que Raymond ne connaissait pas, qui devait être une des femmes de la duchesse, et qui portait un livre d'heures...
Il n'en descendit pas moins en toute hâte et assez vite pour que Mlle Simone n'eût pas disparu quand il arriva dans la rue.
Mais elle était loin, déjà; elle marchait d'un bon pas... Elle suivait la rue de Grenelle-Saint-Germain, elle tournait la rue Casimir-Périer... Il était clair qu'elle se rendait à Sainte-Clotilde.
Raymond, alors, la devança et se retourna. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle tressaillit et baissa la tête, mais elle ne s'arrêta pas et entra dans l'église...
—Et cependant elle m'a vu, pensait-il, elle m'a reconnu!... Tout espoir est-il donc perdu?...
Ce qui le préoccupait, c'était de savoir par où Mlle Simone sortirait, afin de la devancer et de se trouver sur son passage.
Bientôt il n'eut plus de doute.
La messe terminée, elle resta agenouillée quelques instants encore, puis, se levant, elle traversa la nef, se dirigeant vers la grande porte qui donne sur le square.
Il sortit alors par une des portes latérales, et tournant l'église au pas de course, il arriva au bas des marches, juste comme Mlle Simone les descendait.
Il hésitait à l'aborder, pourtant, à cause de cette femme de chambre étrangère... Mais elle n'hésita pas, elle. Venant droit à lui:
—Ce que vous faites là est mal, monsieur Delorge!... lui dit-elle.
Lui était saisi de douleur de retrouver Mlle Simone si pâle et si amaigrie. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.
Ce qui n'empêche que c'est d'une voix ferme, et en le regardant fixement, qu'elle ajouta:
—N'avez-vous donc pas reçu ma dernière lettre?
—Pardonnez-moi.
—Ne vous y disais-je pas de m'oublier? qu'il le fallait?...
Raymond hochait la tête.
—Dans cette dernière lettre, répondit-il, vous me disiez: «Je suis la plus misérable des créatures.» Alors moi je viens vous dire: «Mon âme, mon intelligence, ma vie, tout vous appartient. Est-ce que tout entre nous, joie ou malheur, ne doit pas être commun?» Qu'arrive-t-il? J'ai le droit de vous le demander, j'ai le droit de le savoir. Il faut que je vous voie, que je vous parle...
Elle devenait indécise, mais la femme de chambre se rapprochait:
—Eh bien!... soit, dit-elle vivement; à quatre heures, demain, ici...
Certes, il n'y avait rien dans l'attitude de Mlle de Maillefert, dans son accent ni dans ses regards qui pût encourager les espérances de Raymond...
Mais le pire malheur n'était-il pas préférable à ses horribles perplexités?...
Aussi le lendemain, bien avant l'heure indiquée, il était devant Sainte-Clotilde et errait lentement autour du square.
Le ciel était gris, le temps froid, le sol détrempé. Le jardin était désert. Personne ne passait le long des grilles...
Mais la nuit venait, avancée par le brouillard. Quatre heures sonnèrent. L'instant d'après, deux femmes apparurent au coin de la rue Casimir-Périer: miss Lydia et Mlle Simone...
La pauvre gouvernante n'avait donc pas été renvoyée!
Vivement Raymond s'avança... Mais Mlle Simone l'avait aperçu, et venant à lui:
—Offrez-moi votre bras, lui dit-elle d'une voix brève, et marchons...
Il obéit; et tout aussitôt:
—Car vous en êtes venu à vos fins, poursuivit durement la jeune fille. Vous l'exigiez, me voici...
—Je l'exigeais!...
—Assurément, et à ce point que c'était comme une persécution. Mon frère ne vous a-t-il pas rencontré déjà, près de notre hôtel, et n'est-ce pas sa modération seule qui a évité une altercation?...
Un geste de colère, de regret peut-être, échappa à Raymond.
—C'est juste, fit-il. M. Philippe ne m'a même pas frappé.
—Et ce n'est pas tout!... Vous avez circonvenu ma gouvernante et vous l'avez décidée à enfreindre mes ordres et à violenter ma volonté!...
Était-ce bien Mlle Simone qui parlait ainsi!... Était-ce possible!... Était-ce vraisemblable!...
—Je voulais vous voir, commença Raymond, je voulais...
—A quoi bon!... interrompit la jeune fille, d'un accent tranchant et froid comme l'acier. Est-ce pour me contraindre à vous répéter ce que je vous ai écrit? Soit, je vous le répète: Nous sommes à tout jamais séparés, nous devons nous oublier, il le faut, je le veux...
Elle parlait très haut, sans aucune réserve, comme si elle eut été hors d'elle-même... Si bien qu'il était fort heureux que le square fût désert, et que d'ailleurs miss Dodge veillât.
—Eh bien! s'écria Raymond, c'est de cette séparation que j'ai à vous demander compte...
—A moi! prononça la jeune fille, d'un ton que n'eût pas désavoué sa mère. Et de quel droit? Depuis quand ne suis-je plus libre et maîtresse de mes actions? Ce que je fais, il me plaît de le faire...
Heureusement, il est de ces exagérations qui, dépassant le but, le découvrent.
A mesure que Mlle Simone le traitait plus durement, le jour se faisait dans l'esprit de Raymond. Il s'arrêta court, et plongeant dans les yeux de la jeune fille un de ces regards qui remuent la vérité au plus profond de l'âme:
—Ah! ce que vous faites est sublime!... s'écria-t-il.
—Monsieur, balbutia-t-elle, décontenancée. Raymond...
Mais lui, sans se laisser interrompre:
—Me jugez-vous donc si au-dessous de vous, continua-t-il, que je ne puisse vous comprendre?... Détrompez-vous. Croyant que je dois vous perdre, vous essayez d'atténuer mon désespoir. Quand une abominable intrigue vous arrache à mon amour, vous voulez paraître me renier volontairement. Vous élevant pour moi jusqu'à l'héroïsme du sacrifice, vous tâchez de vous perdre dans mon cœur, avec cette pensée que, si je pouvais vous mépriser, je vous regretterais moins et me consolerais...
Sous la flamme de cette parole, elle se débattait, elle essayait de protester.
—Vous oubliez donc, continuait Raymond, le serment que nous avons juré!... C'est ensemble que nous devons lutter la lutte de la vie, ensemble que nous devons périr ou être sauvés...
Visiblement, Mlle de Maillefert avait trop compté sur ses forces: elle faiblissait.
—Je vous en conjure, murmura-t-elle, ne me parlez pas ainsi...
—Il le faut, je le dois, et vous... vous me devez la vérité...
—Eh bien! donc... commença l'infortunée.
Mais elle s'arrêta aussitôt, avec un mouvement d'horreur, et violemment:
—Jamais!... s'écria-t-elle, jamais, c'est impossible...
Raymond sentait la victoire lui échapper.
—Faudra-t-il donc, s'écria-t-il, que je vous sauve malgré vous!...
Elle se redressa sur ce mot, et admirable d'énergie:
—Qui vous dit que je veux être sauvée? prononça-t-elle. Je ne dois pas l'être, je ne le serai pas. Il est trop tard, d'ailleurs. Tout ce que vous tenteriez maintenant ne servirait plus qu'à rendre peut-être inutile un horrible sacrifice librement consenti. Pour vous, j'aurais dû ne pas venir. Pour moi, j'emporte l'espérance que le souvenir de la pauvre Simone ne vous sera pas sans douceur... Car, ne vous abusez pas, c'est la dernière fois que nous nous revoyons...
—Non, je ne vous laisserai pas partir ainsi.
Déjà elle avait repris le bras de miss Lydia.
—N'insistez pas, dit-elle, laissez-moi tout mon courage, j'en ai besoin... Adieu!
Lorsque Raymond revint à lui, après avoir erré toute la soirée par les rues de Paris, il était sur le boulevard, devant un groupe où un homme disait:
—Victor Noir a été tué par le prince Pierre Bonaparte, j'en suis sûr, j'arrive d'Auteuil...
IV
Il était réel, ce bruit, qui, de même qu'une traînéeb de poudre, courait le long des boulevards et se répandait par tout Paris.
Dans l'après-midi de cette journée du lundi, 10 janvier 1870, deux journalistes, MM. Louis Noir et Ulrich de Fonvielle, s'étaient présentés chez le prince Pierre Bonaparte, qui habitait alors à Auteuil l'ancienne maison du philosophe Helvétius.
Ils venaient, envoyés par un de leurs amis, Paschal Grousset, demander raison au prince d'un article publié dans un journal de Bastia, l'Avenir.
Le prince attendant ce jour-là les témoins de Henri Rochefort, ces messieurs avaient été reçus...
Moins de dix minutes après, des coups de feu avaient retenti dans la maison.
Presque aussitôt, un homme en était sorti, blême, la tête nue, trébuchant, les deux mains fortement appuyées sur le cœur.
Arrivé sur le trottoir, il s'était affaissé. Il était mort.
Celui-là était Victor Noir.
L'instant d'après, un autre homme sortait, pâle, effaré, un revolver à la main, qui criait:
—N'entrez pas! On assassine ici!
Cet autre était M. Ulrich de Fonvielle.
Tels étaient les faits qui circulaient de bouche en bouche.
Que s'était-il passé dans la maison? Personne encore ne le savait exactement, et personne, il faut le dire, ne semblait tenir à le savoir. Visiblement les opinions étaient arrêtées.
A la détonation du revolver d'Auteuil, deux partis immédiatement s'étaient dressés, qui là, sur-le-champ, sans informations, avant toute enquête, se disputaient la possession exclusive de la vérité.
A entendre les uns, le prince Pierre Bonaparte, attaqué et provoqué chez lui, n'avait fait, en tuant Victor Noir, qu'user du droit sacré qu'a tout citoyen de se défendre et de faire respecter sa maison.
Selon les autres, et c'était l'immense majorité, il n'y avait même pas eu de provocation, et Victor Noir était tombé victime du plus lâche des attentats.
Entre ces deux camps, quelques gens de bon sens essayaient d'élever la voix.
—Si nous attendions d'être éclairés, proposaient-ils, avant de nous prononcer?...
Ils perdaient leur éloquence... Paris était pris de la fièvre.
Les rues étaient pleines de monde, les cafés regorgeaient. A tous les coins de rue, des groupes se formaient d'où s'élevait une immense clameur de malédiction. Une agitation sourde remuait les faubourgs, plus menaçante à mesure qu'elle se propageait dans les quartiers excentriques.
Lorsque Raymond rentra, tout bouleversé, déjà Mme Delorge était informée de l'événement, et extraordinairement émue.
—Eh bien!... dit-elle à son fils, le doigt de Dieu n'est-il pas visible? Au moment où l'Empire s'applique à faire oublier ses origines, n'y a-t-il pas quelque chose de fatidique dans la mort de ce malheureux jeune homme, dont le nom, inconnu hier, sera peut-être demain le cri de ralliement d'une révolution?
Mais déjà le prince Pierre était arrêté, et l'instruction était commencée.
Paris le sut par les journaux du matin, qui tous publiaient une note du chef du cabinet du ministère de la justice, M. Adelon.
—A quoi bon?... disait à Raymond Me Roberjot. Où est le juge d'instruction capable d'éclairer de la lumière de la vérité cette sinistre affaire?
Puis hochant la tête d'un air sombre:
—Et maintenant, ajoutait-il, croyez-vous que ce soit vraiment le commencement de la fin?... Et cependant, ce n'est rien encore, vous verrez, vous verrez...
Ce que Raymond vit, ce fut que la Marseillaise parut encadrée de noir, ayant à sa première colonne un article de Rochefort, cri de haine et de colère, qui devait retentir au fond des ateliers les plus reculés.
Il n'était pourtant pas besoin d'excitations. Les plus optimistes sentaient souffler au-dessus de Paris le vent brûlant des grands orages populaires.
Toute la journée du 11 fut employée aux préparatifs.
Tout le jour, on vit des groupes se diriger en pèlerinage vers Neuilly, où on avait transporté le corps de Victor Noir.
L'enterrement devait avoir lieu le lendemain, 12.
On avait demandé qu'il se fît au Père-Lachaise. Légalement, il devait avoir lieu à Neuilly.
—C'est ce qu'on verra! disait-on dans bien des groupes.
Le lendemain, il tombait une petite pluie serrée, pénétrante, glaciale.
«Il pleut, il n'y aura rien!» avait dit autrefois Pétion.
Cette fois l'opinion était trop montée pour regarder au temps.
Bien avant le jour, l'armée était sur pied.
[Illustration:—Voici, dit-elle, une lettre pour M. Raymond Delorge.]
On avait fait venir la garnison de Versailles. Des troupes étaient massées au Champ-de-Mars et au palais de l'Industrie. Des sergents de ville étaient groupés des deux côtés de la porte Maillot.
Dès sept heures, de son côté, dans tous les quartiers de Paris, la foule s'était mise en mouvement et roulait vers Neuilly, cohue immense, où tous les âges et toutes les conditions se confondaient.
Des marchands de journaux circulaient à travers tout ce monde, ils vendaient la Marseillaise et l'Éclipse, qui représentaient Victor Noir mort, et ils criaient:
—A deux sous, le cadavre, à deux sous!...
Il était une heure alors. L'instant critique approchait.
Allait-on laisser le corbillard se rendre paisiblement au cimetière de Neuilly?
Fallait-il prendre la bière sur les épaules et, le revolver à la main, marcher sur Paris?...
Autour de la dépouille mortelle de Victor Noir, ses amis délibéraient.
Poussé par la foule jusqu'au premier rang, et même, à un moment, jusqu'à l'intérieur de la maison mortuaire, Raymond se trouvait à même de suivre toutes les péripéties de ce drame émouvant et terrible.
Un à un, il avait vu passer près de lui tous les chefs du mouvement, tous ceux qui avaient ou se croyaient une influence, tous ceux dont on attendait des ordres ou un signal.
C'est vers une heure et demie que Rochefort était arrivé.
Il était plus pâle que de coutume, et, sur son visage bouleversé, chacun pouvait lire les effroyables émotions qui l'agitaient.
Sitôt entré dans un petit atelier qui précédait la chambre mortuaire, il s'était laissé tomber lourdement sur une chaise, en disant:
—Donnez-moi un verre d'eau, je n'en puis plus.
Dans la pièce se trouvait un Anglais, froid, raide, impassible. Il tira de sa poche une sorte de gourde recouverte de paille tressée, et, la tendant à Rochefort:
—C'est du rhum, dit-il, buvez.
—Merci, je n'en prends jamais.
Froidement, l'Anglais remit sa bouteille dans sa poche, et haussant les épaules:
—Vous avez tort, dit-il, un coup de rhum fait grand bien quand on est le chef d'un mouvement comme celui-ci, et qu'on est ému comme vous l'êtes.
Et s'adressant à Raymond:
—N'est-ce pas votre avis, monsieur? ajouta-t-il...
Raymond n'eut pas le loisir de répondre à ce singulier personnage; des gens entraient effarés, qui se pressaient autour de Rochefort, répétant:
—Que faut-il faire? Qu'avez-vous décidé?...
Lui, le front moite d'une sueur d'angoisse, hésitait...
Il se disait que si une collision, par malheur, avait lieu, toute cette foule en un moment serait repoussée, éparpillée, sabrée, et qu'un mot de sa bouche pouvait être le signal d'une épouvantable effusion de sang...
Un homme qui entra, maigre, l'œil ardent, les cheveux hérissés, crut qu'il allait le décider.
—Marchons-nous sur Paris, oui ou non? demanda-t-il brusquement.
—Qui vous donne le droit de m'interroger? dit Rochefort.
—Le peuple dont vous êtes le représentant.
—Je n'ai pas d'ordres à recevoir de vous.
—Tant pis!
Et enfonçant son chapeau sur sa tête, il sortit, écartant violemment la foule qui s'était entassée dans l'atelier.
L'instant d'après, Rochefort sortait aussi. Le frère de Victor Noir, Louis, l'était venu chercher, et le conjurait de tout tenter pour éviter à son frère des funérailles sanglantes.
La discussion fut violente, mais enfin, sur l'avis de Delescluze, il fut décidé que le corps serait porté au cimetière de Neuilly.
Placé à une fenêtre, Rochefort annonça à la foule cette résolution, déclarant qu'il considérait comme sacrée la volonté de la famille.
Autour de la maison on applaudit. Mais Raymond entendit près de lui un homme qui disait:
—De quoi se mêle donc la famille! Le corps est à la démocratie, il faut le porter à Paris!...
On descendait la bière, à ce moment, pour la placer sur le char funèbre. Dès qu'elle parut, il y eut une poussée dans la foule; des hommes se ruèrent pour s'en emparer, et on put croire un instant qu'une épouvantable lutte allait s'engager.
Debout près du corbillard, Raymond, de son mieux, prêtait main-forte aux gens qui s'efforçaient de retenir le cercueil, lorsqu'un homme en blouse, d'une carrure herculéenne, le saisit à la gorge et le renversa en arrière contre la roue.
Il allait sans doute rouler à terre, ce qui, en ce moment et en cet endroit pouvait être la mort, lorsqu'à ses côtés surgit cet Anglais qu'il avait vu, dans l'atelier, offrir du rhum à Rochefort.
D'un seul coup de poing en pleine poitrine, il rejeta comme une masse l'homme en blouse dans la mêlée, et tendant la main à Raymond, à demi étranglé:
—Dans une foule comme celle-ci, dit-il froidement, il ne faut jamais se laisser saisir.
—Monsieur, commença Raymond, vous venez probablement de me sauver la vie...
—J'en serais heureux, interrompit l'Anglais; mais il n'en est rien, je vous assure, et ce léger service ne vaut pas un remercîment... Mais pardon de vous quitter, voici le char qui s'éloigne, et je ne veux pas perdre un détail de la cérémonie.
Le char funèbre, en effet, venait de se mettre en marche, et lentement, péniblement, ballotté par les incessants remous de la foule, il cheminait le long de l'avenue, vers le petit cimetière de Neuilly.
Derrière, immédiatement, marchaient Rochefort et M. Ulrich de Fonvielle dont le paletot était littéralement en lambeaux.
Et instinctivement, des milliers et des milliers de gens, poussés, la tête nue et les pieds dans la boue, suivaient.
Le mouvement était d'une lenteur extrême, mais à ce point irrésistible, que Raymond avait été entraîné.
Faute d'avoir pu se dégager, il suivait, lui aussi.
Une poussée l'avait séparé de l'Anglais, mais il ne l'avait pas perdu de l'œil tout de suite, et pendant un bon moment, il l'avait vu circuler dans la cohue.
—Singulier personnage! pensait Raymond intrigué. Que fait-il là?
Un arrêt brusque de ce torrent humain, qui roulait à pleine avenue vers le cimetière, interrompit les réflexions.
—Qu'est-ce que c'est? demandait-on autour de lui. Qu'est-il arrivé?...
Il arrivait que Rochefort, succombant sous tant d'émotions, venait de chanceler et de tomber inanimé entre les bras des amis qui l'entouraient, et qu'on le transportait dans une boutique voisine, la boutique d'un épicier.
—Il est mort, disaient quelques-uns.
Il n'était qu'évanoui, et ne tarda pas à reprendre ses sens.
Mais cet incident enlevait définitivement toute idée de porter le cercueil au Père-Lachaise en traversant Paris.
Aussi bien, la lassitude et le découragement commençaient à s'emparer de toute cette foule, sur pied depuis le matin, dans la boue et sous la pluie, et où beaucoup de gens se trouvaient, qui n'avaient rien pris de la journée.
C'est donc plus vite qu'on se dirigea vers le cimetière de Neuilly, où quelques orateurs, amis ou se disant amis du pauvre Victor Noir, prononcèrent quelques paroles d'adieu et des serments de vengeance.
Le retour commençait.
Revenu à lui, Rochefort était monté dans un fiacre, et venait de donner au cocher l'ordre de reprendre le chemin de Paris.
Alors, ceux qui s'étaient déclarés pour la bataille, ceux qui voulaient la lutte immédiate, reprirent quelque espoir.
Et de fait, le spectacle était assez effrayant et assez étrange pour que l'on pût tout craindre.
La nuit tombait. Le brouillard léger qui succédait à la pluie donnait aux objets des formes indécises. Les nuages, au couchant, se coloraient de rougeurs hivernales, qui semblaient des reflets d'incendie...
Et cependant deux cent mille hommes, au moins, de tout âge, de toute condition, en colonne serrée, interminable, remontaient lentement vers l'arc de l'Étoile, chantant à pleine voix des chants révolutionnaires et poussant des clameurs formidables comme les rugissements d'une fournaise.
Qu'allait-il advenir quand cette masse énorme se heurterait aux sergents de ville massés autour de l'Arc de Triomphe?
Rien... Les sergents de ville se retirèrent un peu à l'écart, et, impassibles, regardèrent s'écouler le noir torrent...
—Où va-t-on? demandaient des gens aux côtés de Raymond; où allons-nous?...
La colonne descendait les Champs-Élysées, et les chants redoublaient... lorsque tout à coup, au rond-point, la tête s'arrêta.
Là étaient rangés les escadrons de cavalerie...
Bientôt, dominant les chants et les chansons, un roulement de tambours se fit entendre...
C'était une première sommation.
Vivement Rochefort se jette à bas de son fiacre, et suivi de deux amis, s'avance vers un commissaire de police qui, ceint de son écharpe, barre l'avenue.
—Je veux passer! lui dit-il.
—Vous ne passerez pas. On va charger, répond le commissaire.
—Mais je suis M. Henri Rochefort, député au Corps législatif.
—C'est vous, alors, qu'on sabrera le premier.
Et sur cette réponse s'élève le roulement de tambours de la seconde sommation, et un escadron s'avance, au pas, le sabre nu...
Mais Rochefort, cette fois, ne devait pas avoir de décision à prendre...
Le vent des paniques, qui balaie les armées comme la poussière des chemins, avait soufflé...
En un clin d'œil, cette foule formidable qui le suivait, et qui semblait devoir tout submerger sur son passage, cette foule dont les imprécations montaient jusqu'aux nues, s'était éparpillée, dispersée, évanouie, fondue...
Et lorsque Raymond traversa Paris pour rentrer chez sa mère, il n'y trouva plus trace de cette terrible agitation.
—Eh bien? lui demanda, dès qu'il parut, le digne M. Ducoudray, qu'un gros rhume, à son grand désespoir, avait empêché de se rendre à Neuilly.
—Paris est calme! répondit-il d'une voix sombre, ce n'était qu'une fausse alerte, tout est fini.
Telle n'était pas l'opinion de Me Roberjot qui, le soir même, vint rendre visite à Mme Delorge, et qui racontait cette séance orageuse de la Chambre, où le nouveau ministère s'était écrié:
«Nous avons été la justice et la modération; nous serons la force, s'il le faut!»
Et là-dessus, il ajoutait qu'une demande en autorisation de poursuites contre Rochefort venait d'être déposée entre les mains du président du Corps législatif, et que certainement elle serait accordée.
—Et nous verrons, disait-il en se frottant les mains, nous verrons bien!...
Raymond écoutait, les sourcils froncés.
Ce n'était pas la seule curiosité qui l'avait conduit aux obsèques de Victor Noir. Il était de ceux qui avaient une arme dans leur poche, et qui étaient prêts à engager la lutte, pour peu qu'elle présentât une chance de succès.
Une révolution eût encore pu le sauver, pensait-il.
Que le régime impérial s'effondrât, M. de Combelaine et M. de Maumussy étaient écrasés du coup, Mme de Maillefert et M. Philippe étaient atterrés, et Mlle Simone lui était peut-être rendue.
Il est vrai que son illusion n'avait pas été de longue durée.
Et loyalement, il s'était rangé du côté de ceux qui voulaient éviter la lutte et conduire le cercueil au cimetière de Neuilly.
Certes, il ne s'en repentait pas, mais en ce moment, à la fin de cette journée d'émotions poignantes, et lorsqu'il voyait évanoui son suprême espoir, il n'essayait plus de réagir contre l'affreux découragement qui l'envahissait.
Mlle de Maillefert n'était-elle pas, à tout jamais, perdue pour lui?...
Il la connaissait assez pour être sûr qu'il n'y avait plus à essayer désormais de la faire revenir sur ses déterminations. Il savait qu'elle irait jusqu'au bout de son sacrifice, héroïquement, sans daigner même chercher à s'en épargner une douleur.
—Je ne veux pas être sauvée, avait-elle dit. Du reste, il est trop tard. Ce qu'on tenterait à cette heure n'aboutirait qu'à rendre mon sacrifice inutile...
Quel sacrifice?
Sous une catastrophe connue, mesurée par lui, il se fût peut-être incliné. Mais plier ainsi sous un malheur mystérieux lui semblait le comble de la misère et de la honte.
C'en était fait. Il adorait Mlle de Maillefert, elle l'aimait, et ils étaient pour toujours séparés. La reverrait-il seulement jamais!...
Il n'avait pas trente ans, et il voyait sa vie finie, le présent sans espoir, l'avenir sans promesses.
Assurément, sans le souvenir de sa mère, c'est d'une main ferme qu'il eût mis fin à une existence devenue intolérable.
Mais avait-il le droit de disposer ainsi de lui-même?...
N'eût-ce pas été une lâcheté horrible que d'abandonner cette noble femme, qui n'avait vécu que pour lui et par lui?
Une nuit, déjà, on lui avait apporté le corps de son mari assassiné. Faudrait-il qu'on lui rapportât de même le cadavre de son fils suicidé!...
—Je dois vivre, pensait Raymond, je le dois!...
N'avait-il pas, d'ailleurs, bien des raisons encore de tenir à la vie?...
Est-ce que le meurtre du général Delorge avait été vengé?
Et les meurtriers de son père n'étaient-ils pas les mêmes misérables qu'il soupçonnait d'avoir ourdi la ténébreuse intrigue où périssait Mlle de Maillefert?
L'Empire avait fait et faisait toujours leur audace et leur impunité. Eh bien! Raymond irait grossir les rangs des ennemis de l'Empire, non plus des ennemis platoniques et discrets qui le combattaient avec les seules forces de la justice et de la pensée, mais des ennemis frénétiques, toujours en guerre ouverte, toujours en armes, toujours prêts à se ruer par n'importe quelle brèche...
Le moment était d'ailleurs propice à de telles résolutions.
Ainsi que l'avait prévu Me Roberjot, l'ébranlement causé par la mort de Victor Noir et par les scènes de ses funérailles, bien loin de s'atténuer, s'accentuait...
C'est que le cabinet du 2 janvier n'avait pas lu cet événement dans l'avenir, le jour où il acceptait la direction des affaires...
La force des choses le lançait sur une pente fatale et il la suivait, sans se rendre compte assurément de ce qu'il y avait au bout.
Ainsi, la Chambre ayant autorisé des poursuites contre Rochefort, en raison de son article de la Marseillaise, il fut poursuivi et condamné à six mois de prison et à 3,000 fr. d'amende. C'était le 22 janvier.
Cependant on ne pensait pas, dans le public, que ce jugement dût être exécuté, du moins immédiatement.
Erreur!...
Le 7 février, Raymond se rendait aux nouvelles, au palais Bourbon, lorsque sur le quai il rencontra Me Roberjot, lequel, tout chaud encore de la discussion, vint à lui.
—C'est voté!... lui dit-il. Une décision de la Chambre autorise l'arrestation.
—C'est terriblement grave! murmura Raymond.
C'était une opération hardie, en effet, que d'arrêter un homme dont la popularité était alors sans bornes. Bien des révolutions, qui ont réussi, ont eu pour point de départ de moindres hardiesses.
Mais le ministère était engagé: l'ordre fut donné.
Le soir même, vers les neuf heures, au moment où Rochefort se présentait rue de Flandres, à la salle de la Marseillaise, il fut entouré par des agents et conduit à une voiture qui partit dès qu'il y eut pris place.
Il avait montré beaucoup de calme, et même, pendant qu'on l'entraînait, il avait recommandé à ses amis de ne pas faire d'appel au peuple.
Recommandation inutile.
C'était Flourens qui présidait cette réunion de la salle de la Marseillaise. Apprenant l'enlèvement de Rochefort, il se dressa sur son banc, adjurant les assistants de prendre les armes.
Après quoi, menaçant d'un revolver le commissaire de police qui assistait à la réunion:
—Vous, lui dit-il, je vous arrête... Pas un ordre à vos agents, pas un geste, ou vous êtes mort!...
Pour la seconde fois depuis un mois, Raymond put croire que l'explosion allait avoir lieu.
Une clameur formidable avait répondu à l'appel de Flourens et salué l'acte désespéré par lequel il pensait engager définitivement l'action.
Dans cette salle de la Marseillaise, sinistre d'aspect, boueuse, délabrée, deux ou trois cents hommes protestaient, avec d'épouvantables blasphèmes, que cela ne se passerait pas ainsi, et qu'on allait apprendre à les connaître.
Au dehors, la foule s'amassait et s'épaississait. Beaucoup de réverbères avaient été éteints aux environs. Des groupes, où les femmes étaient aussi nombreuses que les hommes, se massaient dans les coins sombres.
Toujours prêt à tenir pour réalités les chimères de son imagination, Flourens crut voir Paris entier debout et marchant à sa suite.
Il sortit donc de la salle de la Marseillaise, et, tenant toujours sous son revolver le commissaire de police, il s'engagea dans le faubourg.
Une soixantaine de très jeunes gens le suivaient. Ils n'avaient pas d'armes, mais ils chantaient à pleine gorge pour se donner du cœur.
Devenu le centre d'un groupe, et dupe, lui aussi, de ses colères, Raymond avait pris la parole, et carrément et à tous risques il proposait de marcher sur Sainte-Pélagie et de délivrer Rochefort, lorsqu'une voix, odieusement enrouée, l'interrompit.
—Ah çà! qu'est-ce qu'il nous propose, celui-là?
Vivement Raymond essaya de s'expliquer.
—Il veut nous entraîner hors du faubourg, reprit la voix, pour nous livrer à la police. Mais on la connaît...
Raymond protestait, et certes, bien inutilement. N'avait-il pas contre lui sa tournure élégante, ses vêtements, ses façons, sa voix?
—Qui es-tu? lui demanda brutalement un grand drôle d'une vingtaine d'années, placé près de lui...
—C'est un mouchard, cria un autre.
Il faisait si sombre que Raymond cherchait en vain dans le groupe ses interrupteurs. Tout neuf à ces scènes de tumulte, il prétendait se faire écouter.
Tout à coup:
—Enlevons le mouchard!... hurla la voix.
Et on le saisissait au collet, en même temps, et il sentait se nouer autour de ses jambes, cherchant à lui faire perdre plante, des bras furieux, les bras de quelqu'un de ces odieux gamins au teint verdâtre qui semblent jaillir des pavés partout où se produit une scène de désordre.
—Au canal, le mouchard!... répétait-on.
Il comprit le danger. D'un brusque mouvement, il fit lâcher prise à celui qui le tenait au col, d'un coup de pied il envoya le gamin rouler dans le ruisseau, et s'arc-boutant solidement sur les jarrets, le poing en avant:
—Gare à qui me touche!... dit-il.
Il y eut dans le groupe dix secondes d'hésitation. Mais il est de ces mots qui sont toute une condamnation sans appel; les esprits étaient montés, la victoire n'était que trop facile, et on allait sans nul doute lui faire un mauvais parti, lorsqu'un robuste gaillard en blouse se jeta devant lui en criant:
—Bas les mains! Je connais le citoyen.
—C'est un mouchard! hurla la foule.
—Hein! de quoi! interrompit l'homme en blasphémant. Où donc est-il, le malin qui ose dire qu'un ami à moi est de la police?...
Personne ne répondant, l'homme, brusquement, dégagea Raymond et dès qu'ils furent à quelques pas du groupe:
[Illustration: Arrivé sur le trottoir, il s'était affaissé, il était mort.]
—Filez, lui dit-il, votre place n'est pas ici.
—Cependant...
—Gardez votre courage pour une meilleure occasion.
—Quoi! lorsque déjà la lutte est commencée...
L'homme haussa les épaules, et d'un ton de mépris indescriptible:
—La lutte!... fit-il. Vous croyez donc à une lutte, vous!
Il s'éloignait. Raymond le retint:
—Au moins, dites-moi à qui je dois d'avoir pu me tirer d'affaire.
L'homme parut trouver l'insistance toute naturelle.
—Je m'appelle Tellier, répondit-il, je suis ouvrier à l'Entrepôt.
—Moi, je m'appelle Raymond Delorge, et je voudrais...
—Payer la goutte? Je comprends ça. Seulement, comme vous pouvez voir, tous les marchands de vin ont fermé. Ce sera pour la prochaine rencontre...
Et il s'esquiva, laissant Raymond fort irrésolu.
L'émotion, dans le faubourg, lui semblait bien trop grande pour devoir se calmer si promptement. A tout moment des groupes d'hommes passaient, qui paraissaient se rendre à quelque rendez-vous. Les cochers de fiacre, fouettant leurs chevaux à tour de bras, s'envolaient dans toutes les directions, comme s'ils eussent tremblé qu'on ne s'emparât de leur voiture pour commencer une barricade.
—Avant de rentrer, pensa-t-il, je puis toujours voir.
Et il marcha au bruit.
C'était la petite troupe de Flourens qui poursuivait sa route en chantant la Marseillaise, et il ne tarda pas à la rejoindre.
Flourens marchait toujours en tête,—et cependant, à mesure qu'il avançait, force lui était bien de reconnaître qu'il s'était abusé d'illusions étranges.
Partout, sur son passage, les fenêtres s'ouvraient bruyamment, et des têtes se montraient, curieuses et effarouchées. Des gens sortaient des maisons dont les imprécations répondaient à sa voix.
Mais c'était tout. Et sa petite troupe, loin de grossir, allait diminuant de tous les bavards qui s'attardaient sous les portes à donner des renseignements.
A Belleville, il espérait trouver une armée. A peine y réunit-il une centaine d'hommes mal équipés.
—Ah! si on avait des armes! disait-on autour de lui.
C'est alors que l'idée lui vint, d'une naïveté folle, qu'au théâtre de Belleville, dans le magasin des accessoires, il trouverait des fusils.
Seulement, lorsqu'il arriva dans les coulisses, réclamant les armes des figurants, il était seul. De tous ses soldats, il ne lui restait qu'un enfant de dix-sept ans.
Désespéré, il regagna la rue, son pardessus sur le bras, un revolver d'une main, une épée de l'autre, et on le vit parcourir le faubourg, cherchant des combattants et des remueurs de pavés...
Il trouva des sergents de ville qui venaient de disperser les derniers groupes, et auxquels il eut de la peine à échapper.
Et lorsque, vers minuit, Raymond regagna la rue Blanche, il put dire à M. Ducoudray:
—Tout est terminé.
Le bonhomme n'en revenait pas.
—De mon temps, disait-il, en 1830, on ne venait pas à bout de nous si facilement!...
V
Cependant, tout n'était pas si complètement fini que cela.
Si la journée du lendemain mardi, 8 février, fut relativement calme, la fièvre parut recommencer à la tombée de la nuit.
Une douzaine de barricades furent élevées rue de Paris, à Belleville, rue Saint-Maur, rue de la Douane et au faubourg du Temple.
Le lendemain soir encore, mercredi, nouvelles scènes de désordre, et combats assez violents autour d'une barricade élevée rue Saint-Maur.
N'importe, il était clair que le mouvement ne se propageait pas. L'émeute restait confinée en deux coins de Paris, à Belleville et au faubourg du Temple.
Et de même que l'été passé, les badauds, après leur dîner, s'en allaient place du Château-d'Eau voir les émeutiers.
Ils n'eurent pas longtemps à y aller.
Dès le 10, à la suite de trois ou quatre cents arrestations, la rue avait repris son calme. Et il parut probable que Rochefort, enfermé à Sainte-Pélagie, ferait bel et bien ses six mois de prison.
—Probable, c'est possible, disait Me Roberjot, certain, non. Ce qui vient d'échouer ces jours-ci réussira fatalement avant longtemps.
Et tout en avouant que de telles scènes détachaient bien des esprits timides de la cause de la liberté, il énumérait avec complaisance tous les orages qui grossissaient à l'horizon de l'Empire: le procès du prince Pierre Bonaparte, qui allait être traduit devant la haute-cour, les grèves qui s'organisaient partout, le malaise du commerce et cette inquiétude générale qui faisait que tout le monde se défiait de l'avenir.
Mais Raymond avait alors de bien autres soucis.
De déductions en déductions, il en était arrivé à soupçonner une relation entre l'étrange visite qui lui était venue rue de Grenelle et certains événements des jours précédents.
A Neuilly, lors de l'enterrement de Victor Noir, il allait être jeté à terre et sans doute écrasé, lorsqu'un inconnu, un Anglais aux allures excentriques, avait surgi tout à point pour le débarrasser de son agresseur.
Non moins à propos, à la Villette, lors de l'arrestation de Rochefort, un ouvrier était survenu pour le dégager d'un groupe de furieux, où certainement on lui eût fait un mauvais parti.
Ces deux circonstances, qui ne l'avaient pas frappé tout d'abord, prenaient maintenant à ses yeux des proportions énormes.
—Non! ce n'est pas naturel! se répétait-il.
Et il se demandait si le mystérieux visiteur, l'Anglais de Neuilly et l'ouvrier de la Villette, n'étaient pas les agents d'un seul et même personnage, qui, sans qu'il s'en doutât, veillait sur lui.
Or, quel pouvait être ce personnage, sinon Laurent Cornevin?
Raymond, à cette idée, se sentait pris éblouissements. Aidé de Laurent, il se voyait regagnant la partie perdue, et reconquérant Mlle Simone...
Il y avait d'ailleurs à sa portée un moyen de vérifier jusqu'à un certain point l'exactitude de ses conjectures.
Ne sachant rien de l'Anglais de Neuilly, il n'y songeait point.
Mais l'ouvrier de la Villette lui avait dit qu'il s'appelait Tellier et qu'il était employé à l'Entrepôt.
—Je vais me mettre à sa recherche, se dit Raymond, et si je le découvre, je saurai bien le faire parler. Mais je ne le retrouverai pas. S'il est ce que je soupçonne, il m'aura donné un faux nom et une fausse adresse...
Une heure plus tard, il descendait de voiture rue de Flandres, et avec la plus industrieuse patience, il commençait ses investigations.
Ce qu'il avait prévu se réalisait.
A l'Entrepôt, Tellier était parfaitement inconnu.
Et c'est en vain qu'il s'en alla tout le long du canal, de chantier en chantier, interrogeant tout le monde, patrons, contremaîtres, ouvriers, payant bouteille pour délier les langues, personne ne connaissait le nommé Tellier ni n'en avait ouï parler.
—Je suis donc sûr de mon affaire! se disait-il le soir en rentrant.
Malheureusement c'était la moindre des choses. L'existence de Laurent constatée, le difficile était de se mettre en communication avec lui.
Pourtant, après de longues méditations, Raymond crut avoir trouvé un expédient.
—Si Laurent veille ainsi sur moi, se dit-il, c'est donc que son affection est profonde et sincère. Donc, s'il savait à quel point je suis malheureux, il ferait tout pour me tirer de peine. Donc, je n'ai qu'à le prévenir pour le voir accourir...
Et sur cette conclusion, il écrivit cette lettre:
«Vous qui venez vous informer de M. de Lespéran, êtes-vous l'homme que je suppose? êtes-vous l'ancien associé de M. Pécheira? Si oui, faites, au nom du ciel, que je puisse vous voir, vous parler. Ai-je besoin de vous jurer le plus profond secret? Mon bonheur, ma vie sont en jeu...»
Cette supplique si pressante, Raymond la mit sous enveloppe, et après l'avoir cachetée de façon à défier la curiosité la plus ingénieuse, il la confia à la concierge de la rue de Grenelle-Saint-Germain, en la priant de la remettre à la première personne qui viendrait le demander.
Assurément, c'était un chétif espoir que celui-là, mais enfin c'était un espoir, et il lui donna le courage de paraître s'intéresser à l'installation que lui préparait sa mère.
Ravie de voir son fils se fixer à Paris, près d'elle, et le trouvant trop à l'étroit dans sa chambrette d'étudiant, Mme Delorge venait de louer, à son intention un petit appartement qui joignait le sien, et qui en fit complètement partie, après qu'on eut ouvert une porte de communication.
Là, elle se plut à décorer deux pièces, une chambre à coucher et un cabinet de travail, dont elle fit une merveille, grâce aux tableaux et aux objets de haute curiosité qui lui restaient de la succession du baron de Glorière.
Dans ce même cabinet, elle fit transporter le portrait du général Delorge.
—Il te revient de droit, dit-elle à son fils. Il te rappellerait le passé et ton devoir, si jamais tu venais à oublier....
Non, il n'était pas de danger qu'il oubliât!
Chaque jour qui s'était écoulé depuis un mois avait ajouté à sa haine une goutte de fiel et exalté sa rage de vengeance. Tenir enfin Combelaine et Maumussy et les écraser, était l'idée fixe qui obsédait son cerveau.
C'est ce but qu'il poursuivait, lorsque mettant en réquisition les influences de Me Roberjot, il s'était fait affilier à une des sociétés sécrètes qui travaillaient au renversement de l'Empire.
La société dont Raymond se trouva faire partie tenait ses séances dans une petite maison de la rue des Cinq-Moulins, à Montmartre et s'intitulait la Société des Amis de la Justice. Un ancien représentant du peuple en était le chef, et elle comptait parmi ses membres un grand nombre d'avocats, quelques artistes et des médecins.
On se réunissait deux ou trois fois la semaine, le soir.
Le but qu'eût avoué l'association, dans le cas où la police eût pénétré son existence, eût été la propagation des livres et des journaux démocratiques.
Son but réel était de recruter et d'armer en province une armée qui, au premier signal, arriverait donner la victoire à une révolution parisienne.
De quelles forces disposait en France la société des Amis de la Justice? Raymond ne le sut jamais exactement. Une seule fois, il entendit le président dire:
—Nous avons plus de cinquante mille fusils.
Disait-il vrai?...
En tout cas, qu'il exagérât ou non, Raymond n'avait pas tardé à reconnaître que ses nouveaux «amis» ne comptaient guère sur un succès prochain, et que, s'il arrivait à temps à son but, ce ne serait pas par eux.
Aussi, toutes ses pensées se tournaient-elles vers cet inconnu, qu'il supposait être Cornevin, et chaque après-midi il courait rue de Grenelle demander à la concierge des nouvelles de sa lettre.
—Je n'ai vu personne, lui répondit-elle quatre jours de suite.
Mais le cinquième, dès que Raymond ouvrit la porte de la loge:
—Il est venu! s'écria-t-elle.
Le choc, bien que prévu, fut si violent, que Raymond pâlit.
—Et vous lui avez remis ma lettre? demanda-t-il.
—Naturellement.
—D'abord, il a paru très étonné que vous ayez laissé une lettre pour lui, et il s'est mis à la tourner, à la retourner, à la flairer... A la fin, il l'a ouverte. D'un coup d'œil, oh! d'un seul, il l'a lue. Il est devenu cramoisi, il s'est frappé le front d'un grand coup de poing, il s'est écrié: Tonnerre du ciel! et il est parti en courant.
Troublé jusqu'au fond de l'âme, Raymond affectait cependant une contenance tranquille. Et la plus vulgaire prudence lui recommandait cet effort, car il sentait rivés sur lui les petits yeux gris de la concierge.
—Enfin, reprit-il, c'est bien tout ce que vous a dit mon ami?
—Absolument tout.
—Il n'a pas parlé de me répondre?
—Non.
—Il n'a pas demandé à quelle heure il me trouverait?
—Pas davantage.
—Cependant!...
—Quoi! puisqu'on vous dit qu'après avoir juré comme un enragé, il s'est sauvé comme s'il eût eu le feu après lui!...
Raymond eût eu d'autres questions encore à adresser à la portière, mais c'eût été attiser encore une curiosité qu'il ne voyait que trop enflammée, c'eût été se livrer peut-être; il ignorait s'il avait en cette femme une alliée ou une ennemie, et il n'avait que trop de raisons de se défier.
Affectant donc une superbe insouciance:
—J'arrangerai cela, fit-il.
Et prenant sa clef, il se hâta de gagner son appartement, heureux de n'avoir plus à dissimuler les horribles appréhensions qui venaient l'assaillir.
Si le récit de la concierge était exact, et rien ne lui faisait soupçonner qu'il ne fût pas tel, l'homme à qui sa lettre avait été remise n'était pas, ne pouvait pas être Laurent Cornevin.
Malheureux! il venait peut-être de sauver ses mortels ennemis en leur révélant l'existence de Laurent Cornevin.
—Je suis donc maudit! se disait-il, en se tordant les mains, je serai donc fatal à quiconque s'intéresse à moi!...
C'est à peine si, ce jour-là, il songea à jeter un coup d'œil sur l'hôtel de Maillefert.
Le temps était doux, les fenêtres du salon étaient ouvertes, et dans ce salon, autour d'une table couverte de papiers et de registres, Raymond apercevait très distinctement sept ou huit hommes, presque tous d'un certain âge, graves, chauves et cravatés de blanc.
Qu'était-ce que cette réunion? Il n'en vit pas la fin. La nuit venait, un domestique apporta des lampes, et ferma les fenêtres...
—Je ne reviendrai plus ici, pensa-t-il, vaincu par cet acharnement de la destinée. A quoi bon revenir!...
Il sortit donc, et il n'avait pas fait cent pas dans la rue de Grenelle, lorsqu'il s'entendit appeler doucement.
C'était miss Lydia Dodge.
—Vous!... s'écria-t-il.
Elle semblait épouvantée de sa démarche, la pauvre fille; elle tremblait comme la feuille et jetait autour d'elle des regards effarés.
—Voici trois jours, répondit-elle, que je ne fais que me promener autour de l'hôtel, espérant toujours vous rencontrer...
Un nouveau malheur allait fondre sur lui. Raymond n'en doutait pas.
—C'est Mlle Simone qui vous envoie? demanda-t-il.
—Non, c'est à son insu que je vous guette.
—Que se passe-t-il, mon Dieu!...
—Mademoiselle va se marier... Je l'ai entendue le promettre à madame la duchesse.
Cette nouvelle affreuse, après tout ce que lui avait dit Mlle Simone, est-ce que Raymond n'eût pas dû la prévoir!... Elle l'atterra, pourtant.
—Simone se marie!... balbutia-t-il. Avec qui?...
—Ah! je l'ignore. Ce que je sais, c'est qu'elle en mourra. Après son argent, c'est sa vie qu'on lui prend. Car elle se meurt, monsieur Delorge, elle se meurt, entendez-vous! Alors, moi, voyant cela, je n'ai plus hésité, je vous ai cherché; que faut-il faire?
Que faut-il faire?
Il y avait des semaines, des mois, que le malheureux vivait en face de ce problème, qu'il y appliquait toutes les forces de sa pensée, toute l'énergie de son intelligence, et qu'il ne découvrait aucune solution acceptable.
—Ne rien pouvoir, répétait-il, en proie à une sorte d'égarement, rien, rien, rien!... En être toujours à se débattre, à s'agiter dans les ténèbres, sans un rayon de jour, sans une lueur! Être environné d'ennemis et n'en jamais trouver un en face! Être frappé sans relâche, et ne pas voir d'où viennent les coups! Ah! si Mlle Simone l'eût voulu!... Mais non, c'est elle qui, volontairement, m'a lié les mains, garrotté, réduit à l'impuissance, condamné à cette exécrable situation, à cette existence d'humiliation, à cette lutte sans issue. Il lui a plu de se dévouer, elle se dévoue. Je péris avec elle; que lui importe! Ah! tenez, miss Dodge, Simone jamais ne m'a aimé!...
Du geste, comme si elle eût entendu un blasphème, la digne gouvernante protestait.
—Vous ne m'avez donc pas comprise! interrompit-elle. Il faut donc que je vous répète que mademoiselle ne vivra pas jusqu'à ce mariage!...
Soudainement, Raymond s'arrêta. La violence de ses émotions finissait par lui donner cette lucidité particulière à la folie, et qui prête aux actes des fous une apparence de logique.
—Voyons, fit-il, d'un accent bref et dur, nous sommes là qui perdons notre temps en paroles vaines. Consultons-nous. Avez-vous idée du stratagème qu'on a employé pour attirer Mlle Simone à Paris?...
—On lui a dit que l'honneur de M. Philippe était compromis, et que seule, en consentant aux plus grands sacrifices, elle pouvait le sauver...
—Alors elle a abandonné sa fortune...
—Je le crois.
—Soit, je comprends qu'on lui ait tout pris. Mais ce mariage...
—Il est, à ce qu'il paraît, non moins indispensable que l'argent au salut de M. Philippe...
—Et vous ne savez pas quel est le misérable lâche qui prétend épouser Mlle Simone?...
—Non...
Sans souci des passants, des espions peut-être attachés à ses pas, Raymond parlait très haut avec des gestes furieux. Les circonstances extérieures n'existaient plus pour lui. Il ne remarquait pas un homme d'apparence suspecte, qui était allé se poster tout près, sous une porte cochère, où il paraissait allumer sa pipe.
—Quand a-t-il été question de ce mariage pour la première fois? reprit-il.
—Avant-hier.
—Dans quelles circonstances?
Visiblement, la pauvre Anglaise était au supplice.
—C'est que, balbutiait-elle, je ne sais si je dois, si je puis... Ma profession a des devoirs sacrés, la confiance qu'on m'accorde...
Impatiemment, Raymond frappait du pied.
—Au fait! interrompit-il brusquement.
—Eh bien! donc, avant-hier, M. Philippe sortit le matin, en voiture...
—Avec qui?
—Tout seul. Lorsqu'il rentra sur les onze heures, pour déjeuner, il était si pâle et si défait que, l'ayant rencontré dans l'escalier, j'eus tout de suite un pressentiment. Ayant appelé son valet de chambre: «Allez, lui dit-il, prier ma mère de me recevoir à l'instant.» Je compris qu'une explication allait avoir lieu, et aussitôt, d'instinct, je montai à l'appartement de madame la duchesse, comme si j'avais eu affaire dans le petit salon qui est à côté de sa chambre. J'y étais à peine que j'entendis M. Philippe chez madame. Ses premiers mots furent: «Nous sommes joués abominablement!» Et immédiatement, il se mit à parler, mais si vite, si vite, que je n'entendais presque plus rien, que je distinguais seulement de ci et de là des lambeaux de phrases, où il disait que c'était un abus de confiance inouï, une impudence inimaginable, que tout était perdu, qu'on le tenait, qu'il ne lui restait plus qu'à se brûler la cervelle. Madame la duchesse, pendant ce temps, poussait de véritables cris de rage. Je l'entendais trépigner jusqu'à ce que tout à coup: «Il faut s'exécuter!...» s'écria-t-elle. Et sonnant une de ses femmes: «Allez, lui commanda-t-elle, me chercher Mlle Simone.» L'instant d'après, mademoiselle arrivait. Que se passa-t-il? Je ne sais; on parlait si doucement, que je n'entendais plus rien absolument. Ce qu'il y a de sûr, c'est que c'est en sortant de là, plus pâle qu'une morte, que mademoiselle me dit: «Je me marie... Je n'y survivrai pas!...»
[Illustration:—Je veux passer, dit Rochefort.]
Maintenant que miss Dodge était lancée, il n'y avait plus qu'à la laisser poursuivre. Et cependant brusquement Raymond l'interrompit.
—Vous aimez Mlle Simone, dit-il, vous lui êtes dévouée, vous voulez la sauver?...
—Oh!... monsieur.
—Eh bien! vous allez me conduire près d'elle, à l'instant!...
Épouvantée, miss Lydia se rejeta vivement en arrière, considérant Raymond d'un œil dilaté par la stupeur:
—Moi, bégaya-t-elle, moi vous conduire près de mademoiselle?...
—Oui.
—A l'hôtel?...
—Il le faut.
—Mais c'est impossible, monsieur!
—Rien n'est si aisé, au contraire. Vous allez prendre mon bras, et nous entrerons ensemble, la tête haute. Me voyant avec vous, pas un valet n'aura l'idée de me demander qui je suis ni où je vais.
—Et madame la duchesse?...
—Elle est toujours sortie à cette heure-ci.
—M. Philippe peut être là...
Raymond dissimula mal un geste menaçant:
—Je n'ai plus, dit-il, pour éviter le duc de Maillefert, les raisons que je croyais avoir. S'il est là, tant mieux!...
—Que voulez-vous dire? grand Dieu!... s'écria la pauvre gouvernante.
Et elle, que faisait frémir la seule idée de ce qui n'est pas convenable, oubliant qu'elle était en pleine rue, elle levait au ciel des bras désolés:
—C'est de la folie! répétait-elle.
Peut-être disait-elle vrai. Mais Raymond en arrivait à ce point extrême où on ne calcule plus.
—Il faut que je voie Simone, reprit-il, de cet accent dur et bref qu'ont les hommes aux instants décisifs, et je n'ai pas le choix des moyens...
—Elle ne vous laissera pas achever la première phrase. Votre audace la révoltera, elle commandera de sortir.
—Marchons, miss...
Mais elle reculait, la pauvre fille, elle repoussait Raymond qui s'avançait, elle regardait autour d'elle comme si elle eût songé à s'enfuir.
—Et moi, reprit-elle, moi, mademoiselle me chassera comme une malheureuse...
—Préférez-vous la laisser mourir?...
—Je serai déshonorée, perdue de réputation...
Discuter, c'était bien moins rassurer la digne gouvernante que lui montrer l'étendue des risques qu'elle courait. Raymond le comprit:
—Miss, prononça-t-il, l'heure presse et l'occasion fuit... Prenez mon bras...
Subjuguée, perdant son libre arbitre, elle obéit, elle marcha. Seulement, en arrivant à la porte encore grande ouverte de l'hôtel, dégageant vivement son bras:
—Non, je ne veux pas! s'écria-t-elle.
Raymond ne parlementa pas. D'un brusque mouvement il enleva miss Dodge et l'entraîna dans la cour.
Deux ou trois domestiques qui causaient devant le pavillon du suisse, ayant salué d'un air étonné, il leur rendit leur salut. Il franchit le perron, et une fois dans le vestibule, abandonnant la pauvre gouvernante:
—Maintenant, commanda-t-il, guidez-moi.
Oh! elle n'essaya même pas de résister. Elle s'engagea dans le grand escalier, trébuchant à chaque marche, puis arrivée au palier du second étage:
—Attendez-moi ici, dit-elle à Raymond, je vais prévenir mademoiselle...
—C'est inutile; marchez, je vous suis...
—Cependant...
—Allez, vous dis-je!... Voulez-vous donc lui donner le temps de la réflexion!...
Plus morte que vive, assurément, elle obéit encore... Elle prit à droite un couloir sombre, et ouvrant la porte d'un petit salon qu'éclairait une grosse lampe:
—Mademoiselle, commença-t-elle...
Raymond ne la laissa pas poursuivre, il l'écarta et se montrant:
—C'est moi! dit-il.
Assise devant un petit guéridon, Mlle Simone de Maillefert était occupée à feuilleter une grosse liasse de papiers.
A la voix du Raymond, elle se dressa d'un bloc, si violemment que sa chaise en fut renversée, et reculant jusqu'à la cheminée, les bras étendus en avant:
—Lui! murmurait-elle, Raymond...
Hélas! il ne fallait que la voir pour comprendre les craintes de miss Lydia et pour trembler qu'elle ne fût atteinte aux sources mêmes de la vie. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, ombre désolée. Le marbre de la cheminée était moins blanc que son visage. Ses petites mains amaigries avaient la transparence de la cire. Il n'y avait plus que ses yeux de vivants, ses beaux yeux, si clairs autrefois, et qui maintenant brillaient de l'éclat phosphorescent de la fièvre...
Mais déjà elle était revenue de sa première surprise; ses pommettes se colorèrent légèrement, et d'un ton d'indicible hauteur:
—Vous, prononça-t-elle, chez moi!... De quel droit, et d'où vous vient cette audace?... Vous êtes devenu fou, je pense?...
D'un geste impérieux, elle montrait la porte. Raymond n'en avançait pas moins:
—Peut-être, en effet, suis-je devenu fou, interrompit-il d'un accent amer. On dit que vous allez vous marier...
Elle le regarda en face, et résolûment, d'une voix qui ne tremblait pas:
—On vous a dit vrai, fit-elle.
En entrant à l'hôtel de Maillefert, même après les confidences de l'honnête miss Lydia, Raymond s'obstinait à douter encore. Et en ce moment, c'est à peine s'il ajoutait foi au témoignage de ses sens, à peine s'il pouvait croire qu'il n'était pas le jouet d'un exécrable cauchemar.
—C'est ce que je ne permettrai pas! s'écria-t-il avec une violence inouïe.
Mlle Simone ne sourcilla pas.
—De quel droit? prononça-t-elle froidement.
—Du droit, s'écria Raymond, que me donnent mon amour et vos promesses. Vous avez donc effacé de votre cœur ce jour où, la tête appuyée contre ma poitrine, vous me disiez: «Une fille comme moi n'aime qu'une fois en sa vie; elle est la femme de celui qu'elle aime ou elle meurt fille.»
A peine entrée chez Mlle Simone, miss Lydia Dodge s'était affaissée lourdement sur la chaise la plus rapprochée de la porte.
Peu à peu, elle avait repris ses sens. Puis elle avait écouté, et elle n'avait pas tardé à s'épouvanter de la violence de Raymond, et aussi d'entendre sa voix s'élever si haut qu'elle devait retentir dans tout l'hôtel.
—Monsieur Delorge, supplia-t-elle, monsieur, au nom du ciel!...
Du geste, Mlle Simone lui imposa silence.
—Laisse-le parler, fit-elle, il est dit que pas une douleur ne me sera épargnée.
Mais son accent trahissait un tel excès de souffrance, que Raymond s'interrompit, et étonné de son emportement:
—Vous ne saurez jamais ce que j'ai enduré, murmura-t-il.
—Je sais que vous me torturez inutilement, et qu'il serait généreux à vous de vous éloigner...
—Pas avant de vous avoir parlé.
Il se rapprocha, et baissant le ton, de cette voix étouffée où frémit la passion la plus ardente:
—Je suis venu, reprit-il, pour vous éclairer sur la situation qui nous est faite. Au-dessus des conventions sociales, il y a le droit sacré, il y a le devoir de toute créature humaine de défendre sa vie et son bonheur. Les bornes sont dépassées de ce qui se peut souffrir, nous sommes dégagés. Donnez-moi la main et sortons la tête levée de cette maison maudite. C'est pour s'approprier votre fortune qu'on veut s'emparer de votre personne. Eh bien? abandonnez vos millions à qui les convoite. L'argent!... est-ce que nous y tenons, vous et moi? Est-ce que pour vous, d'ailleurs, je ne saurais pas en gagner des monceaux! Venez! Si vous n'avez pas été la plus fausse des femmes, vous allez venir!...
Le calme de Mlle Simone était celui de ces victimes résignées qui, dans le cirque, sous la griffe des tigres, offraient à Dieu leurs tortures.
—Ma destinée est fixée, dit-elle. Il n'est plus au pouvoir de personne de la changer. Je me dévoue à un intérêt que je juge supérieur à ma vie... Ne soyez pas jaloux, je ne trahis pas mes promesses, ce n'est pas à un autre homme que je suis fiancée, Raymond, c'est à la mort, et mon lit nuptial sera un cercueil. Un abîme de honte s'ouvrait, mon corps le comblera: ne le voyez-vous pas?...
Raymond parut réfléchir. Puis, après un moment de lourd silence, troublé seulement par les sanglots de miss Dodge:
—Eh bien! soit, s'écria-t-il, je m'éloignerai si vous consentez à m'apprendre à quelle cause sacrée vous nous sacrifiez. J'ai le droit de savoir et de juger. Ne donnez-vous pas ma vie en même temps que la vôtre?
—C'est un secret qui doit être enseveli avec moi!
La colère, de nouveau, gagnait Raymond.
—C'est votre dernier mot, prononça-t-il, je sais ce qu'il me reste à faire.
—Quoi?
—J'irai trouver M. Philippe, et il faudra bien qu'il me réponde, lui, et qu'il me rende compte de l'horrible violence qui vous est faite...
Mlle de Maillefert se redressa:
—Vous ne ferez pas cela! s'écria-t-elle.
—Je le ferai, aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel! Qui donc m'en empêcherait!
—Moi! prononça la jeune fille.
Et saisissant la main de Raymond, et la serrant avec une force dont on ne l'eût pas crue capable:
—Moi! poursuivit-elle, si ma voix a encore un écho dans votre cœur. Moi, qui vais, s'il le faut, tomber suppliante à vos genoux. Malheureux! voulez-vous donc empoisonner mon agonie de cette idée horrible que je me dévoue inutilement?
Il évita de répondre, il ne voulait pas s'engager.
—Au moins, reprit-il, dites-moi le nom de l'homme que vous allez épouser?...
Elle semblait près de se trouver mal.
—Serez-vous donc plus ou moins malheureux, balbutia-t-elle, selon que j'épouserais celui-ci ou celui-là?...
—N'importe, je veux savoir...
Une voix près de lui l'interrompit qui disait:
—Mlle de Maillefert épouse le comte de Combelaine...
D'un mouvement furieux, comme s'il eût reçu un coup de poignard dans le dos, Raymond se détourna.
Et il se trouva en face de la duchesse de Maillefert et de Philippe.
La mère et le fils rentraient à l'instant même, ensemble.
En montant l'escalier, ils avaient entendu les éclats de colère de Raymond, et ils étaient accourus.
—J'ai bien dit, répéta la duchesse, que c'est M. de Combelaine que ma fille épouse.
Oh!... Raymond n'avait que trop bien entendu, et s'il demeurait comme hébété de stupeur, c'était faute de trouver des expressions pour traduire ses écrasantes sensations.
—C'est un indigne mensonge! dit-il enfin.
—Interrogez Mlle de Maillefert, fit M. Philippe, avec cet odieux ricanement qui était devenu chez lui comme un tic nerveux dont il n'était plus maître.
Ah! c'était plus que de la cruauté, c'était de la démence que de frapper encore cette infortunée, qui se tenait là, défaillante, secouée de tels frissons que ses dents claquaient.
Mais Raymond avait comme un nuage devant les yeux.
—Dites, interrogea-t-il, dois-je croire votre frère?
—Oui, articula-t-elle, faiblement, mais distinctement.
Un cri de douleur et de rage s'étouffa dans la gorge de Raymond. Un monde s'écroulait en lui. Il chancela, et serrant convulsivement entre ses mains ses tempes qui lui semblaient près d'éclater:
—Tu l'entends, s'écria-t-il, ô Dieu qu'on appelle le Dieu de bonté et de justice, elle consent à devenir la femme de Combelaine, elle, Simone!...
Puis, tout à coup, aveuglé de plus en plus par les flots de sang que la fureur charriait à son cerveau, saisissant le poignet de Mlle Simone, fortement, rudement:
—Vous ne savez donc pas, reprit-il, ce qu'est ce misérable?...
—Je le sais... bégaya-t-elle.
—Vous ne savez donc pas que c'est ce misérable qui a lâchement assassiné mon père, le général Delorge...
Lourdement, Mlle de Maillefert se laissa tomber sur son fauteuil.
—Vous m'aviez dit tout cela, murmura-t-elle.
—Et vous l'épousez!
—Oui!...
Éperdu d'horreur, Raymond demeura un moment comme anéanti, puis brusquement revenant à la duchesse:
—Et vous, madame, fit-il, vous donnez votre fille à un tel homme!
La duchesse eut une seconde d'hésitation. Puis:
—Dans les maisons comme les nôtres, prononça-t-elle, il est des nécessités, des... raisons d'état qui priment tout. Ma fille a pu vous apprendre que c'est librement qu'elle se dévoue...
—Librement!... interrompit Raymond, librement...
D'un geste, Mme de Maillefert l'arrêta, et d'un accent dont la sincérité le frappa, malgré le désordre de son esprit:
—Je vous affirme, déclara-t-elle, que s'il était en mon pouvoir de rompre ce mariage, il serait rompu à l'instant!
—En votre pouvoir!... répéta Raymond...
Et s'adressant à M. Philippe:
—Mais, ce que ne peut madame la duchesse, vous le pouvez, vous, monsieur le duc, vous le chef de la glorieuse maison de Maillefert, le dépositaire de l'honneur intact de vingt générations...
—Vous avez entendu ma mère, monsieur...
—Madame la duchesse est femme, monsieur, tandis que vous... L'épée que vous ont léguée vos aïeux est-elle donc à ce point rouillée au fourreau, qu'il vous faille accepter cette humiliation!...
M. Philippe était devenu cramoisi.
—Monsieur!... s'écria-t-il, monsieur!...
—Philippe!... intervint la duchesse effrayée, mon fils!
—Il est vrai, poursuivait Raymond, avec un redoublement d'ironie, que le comte de Combelaine passe pour fort redoutable sur le terrain. Il vivait autrefois de son habileté aux armes...
Le duc de Maillefert eut un si terrible geste, que son lorgnon s'échappa de son œil.
—Voilà une phrase dont vous me rendrez raison, monsieur, s'écria-t-il.
Mais Mlle Simone s'était redressée, et s'avançant telle qu'un spectre entre les deux jeunes gens frémissants de colère:
—Plus un mot! Philippe, prononça-t-elle.
—Quoi!... lorsque je viens d'être outragé chez moi...
—Je le veux... et je paye assez cher le droit de vouloir. Et vous, Raymond, il serait maintenant indigne de vous de provoquer un homme qui ne vous répondra pas...
Raymond se tut. Il commençait à remarquer la patience extraordinaire de la duchesse et à s'en étonner.
—Il ne serait pas généreux, monsieur, prononça-t-elle doucement, d'ajouter à nos épreuves... Votre douleur, je la comprends et je l'excuse si bien, que je ne vous ai pas demandé compte de votre présence ici... Croyez que nous ne souffrons pas moins que vous. Mais la vie a des nécessités inexorables. Dussions-nous en mourir tous, il faut que ce mariage se fasse...
—Il se fera, appuya M. Philippe.
Lentement, à deux ou trois reprises, Raymond secoua la tête, et d'un ton glacé, qui contrastait étrangement avec sa violence de tout à l'heure:
—Et moi, prononça-t-il, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, par la mémoire de mon père assassiné, je vous jure qu'il ne se fera pas...
—Qu'espérez-vous donc?...
—C'est mon secret... Seulement, ce serment que je viens de jurer, vous pouvez le répéter à M. de Combelaine... Peut-être le fera-t-il réfléchir.
Ayant dit, il alla s'agenouiller devant Mlle Simone, qui gisait inanimée sur son fauteuil, il lui embrassa doucement les mains, et après quelques mots inintelligibles, se redressant, il sortit.
VI
Il fallait qu'il y eût en jeu un intérêt bien puissant pour que la duchesse de Maillefert, cette femme si hautaine et si violente, se contraignit comme elle le faisait depuis vingt minutes. Elle devait suer dans sa robe, tout en se faisant un visage impassible. Telle était d'ailleurs la tension de son esprit qu'elle ne se préoccupait ni de miss Lydia, ni de Mlle Simone qui, brisée par cette dernière crise, venait de se trouver mal.
—Eh bien? fit M. Philippe, après que le bruit des pas de Raymond se fut perdu dans l'escalier, eh bien!...
—Eh bien! répondit la duchesse, ne fallait-il pas que cette scène eût lieu?... ne vous l'avais-je pas annoncée? ne l'attendiez-vous pas?...
—Si. Et j'ai été outragé chez moi, par un homme auquel je ne pouvais m'empêcher de donner raison... Ah! ma mère, pourquoi vous ai-je écoutée!...
Mme de Maillefert eut un geste équivoque.
—C'est vrai, murmura-t-elle, nous sommes joués indignement. Mais qui se serait attendu à tant d'impudence!... Qu'il prenne garde, pourtant, je n'ai pas dit mon dernier mot.
M. Philippe tressaillit.
—Vrai, fit-il, vous avez quelque raison d'espérer?
—Je vous répondrai dans trois ou quatre jours, quand j'aurai vu une personne...
Le jeune duc se permit un petit sifflotement fort irrévérencieux.
—Connu! dit-il. Et d'ici là, M. Delorge finira de tout brouiller. Combelaine est capable de croire que c'est nous qui le lui dépêchons...
—M. Delorge n'exécutera pas ses menaces.
—Erreur, ma mère. Je l'ai toisé, moi, ce garçon, il est naïf, c'est vrai, sentimental en diable, mais rageur... excessivement rageur...
Les mouvements de miss Dodge s'empressant autour de Mlle Simone rappelèrent la duchesse à la circonspection.
—Chut!... fit-elle vivement en baissant le ton. Simone conjurera ce péril.
—Oui, comptez là-dessus.
—J'y compte. Son empire sur M. Delorge est absolu. Elle saura, si je l'en prie, obtenir de lui qu'il quitte Paris. Elle lui écrira, elle lui donnera un rendez-vous s'il le faut.
—Et si Delorge va trouver Combelaine ce soir?
—Il n'ira pas... Cependant laissez-moi, je vais parler à Simone...
Eh bien! la duchesse se trompait.
Raymond, en sortant de l'hôtel de Maillefert, était un autre homme. Il comprenait maintenant que M. de Combelaine et les Maillefert s'exécraient, comme il arrive toujours aux complices, d'accord tant qu'il est question de dépouiller leur victime, et qui en viennent aux coups de couteau dès qu'il s'agit de partager le butin.
[Illustration:—Vous, dit-il, pas un ordre à vos agents, ou vous êtes mort.]
Et là-dessus il bâtissait le plan le plus simple, un plan qu'il était bien résolu à exécuter avec cet effrayant sang-froid de l'homme pour qui la vie n'a plus aucune valeur.
Il allait droit au comte de Combelaine, et il lui disait simplement:
—J'aime Mlle de Maillefert, et elle vous est fort indifférente. Je suis aimé d'elle, vous en êtes haï. C'est sa fortune que vous convoitez? Prenez-la. Quant à l'épouser, n'y songez plus, ou vous me forcerez de vous brûler la cervelle.
—Et je la lui brûlerai, pensait-il, comme à un chien enragé, à bout portant!
Ainsi réfléchissant, il avait gagné les Champs-Élysées. Il prit la rue du Cirque, et bientôt arriva à ce charmant hôtel que M. de Combelaine devait à la munificence impériale.
Raymond sonna, et un domestique en habit noir à la française étant venu lui ouvrir:
—M. de Combelaine? demanda-t-il.
—Monsieur le comte n'est pas à la maison, répondit le domestique.
—Ce n'est pas pour une affaire ordinaire que je viens, il faut que je le voie, il y va d'un intérêt pressant...
Le domestique n'eut pas le temps de répondre. Un coupé fort élégant, attelé d'un magnifique cheval, s'arrêtait devant la grille.
Une femme en descendit qui, franchissant lestement le trottoir, s'avança pour entrer comme chez elle.
Seulement, le domestique, respectueusement, mais non moins fermement, lui barra le passage en disant:
—Monsieur le comte est absent, madame.
De son air le plus hautain, elle le toisa, et d'un ton méchant:
—Vous êtes nouveau dans la maison, mon cher, vous ne savez sans doute pas qui je suis...
—Que madame m'excuse, je le sais très bien.
—Alors, rangez-vous que je passe.
—Je ne le puis, madame, ayant l'ordre de monsieur le comte...
Cette visiteuse était placée de telle façon que la lumière des lanternes de la grille tombait d'aplomb sur son visage et l'éclairait comme le plein jour.
C'était une de ces femmes, comme il ne s'en trouve guère qu'à Paris, dans ce monde qu'on appelle «un certain monde» et qui doivent à une hygiène savante, à des soins incessants et à de mystérieuses pratiques de toilette, le privilège de prolonger leur été bien au delà de l'automne.
On voyait bien que celle-ci avait dépassé la trentaine. Mais de combien? De cinq, de dix, de quinze ans? C'est ce qu'il eût été difficile de décider...
Et plus Raymond l'observait, plus il lui semblait retrouver cette physionomie au fond de ses souvenirs.
—Appelez Léonard, commanda-t-elle.
C'était le valet de chambre, l'intime confident de M. de Combelaine.
—M. Léonard ne fait plus partie de la maison de monsieur le comte, répondit le domestique.
—Comment!... Léonard...
—A quitté monsieur pour entrer au service d'un Anglais qui lui donne des gages énormes...
De rage, la visiteuse déchirait ses gants en lambeaux.
—Alors, reprit-elle, allez dire au comte que je suis ici, moi, à sa porte, attendant.
—Mais il est sorti, madame, je vous le jure, répondit le domestique. Lorsque vous êtes arrivée, j'étais en train de le dire à monsieur...
—Il montrait Raymond, tout en parlant. La dame se détourna et, l'apercevant, ne put retenir un léger cri.
—Je reviendrai, fit-elle.
Et s'adressant à Raymond:
—Et vous, monsieur, voulez-vous bien m'aider à monter en voiture?
Raymond obéit. Et quand elle eut pris place sur les coussins de son coupé:
—Un mot, monsieur, fit-elle, assez bas pour n'être entendue que de Raymond. Je ne me trompe pas, vous êtes bien M. Delorge?...
—En effet, madame.
—Le fils du général?
—Oui.
Elle eut une seconde d'indécision, puis vivement:
—Eh bien! reprit-elle, dites à mon cocher de rentrer par les Champs-Elysées, et montez près de moi.
Celui-là devient un joueur terrible, qui n'a plus rien à perdre. La situation de Raymond était à ce point désespérée, qu'il pouvait tout tenter sans craindre de l'empirer. Il fût monté sans sourciller dans le carrosse du diable.
Il fit donc ce que lui demandait cette femme, et lorsqu'il fut assis près d'elle, que la portière fut refermée et que le coupé roula:
—Décidément, commença-t-elle, vous ne me remettez pas, monsieur Delorge?...
—Je suis sûr que vous ne m'êtes pas inconnue, madame.
Il est positif que depuis deux minutes il se mettait l'esprit à la torture pour associer la physionomie de cette femme à un des événements de sa vie.
—Je vois bien, reprit-elle après une courte pause, qu'il faut que je vous mette sur la voie. Oh! il y a bien quinze ou dix-huit ans de cela. Comme le temps passe!... J'étais une toute jeune fille mais vous étiez un enfant, vous. Il a été trop souvent question de moi chez votre mère pour que vous m'ayez oubliée.
—Je n'y suis pas du tout, murmurait Raymond.
—En ce temps-là, vos amis, Me Roberjot surtout, croyaient que je pouvais vous être d'un grand secours... Y êtes-vous?... Pas encore. Voyons, est-ce que la mère de vos camarades n'avait pas une sœur?...
Si haut et si brusquement tressauta Raymond, que son chapeau s'écrasa à demi contre le fond du coupé.
—Flora Misri!... s'écria-t-il.
La dame tressaillit comme si une épingle l'eût piquée.
—On m'appelait effectivement ainsi, autrefois, dit-elle d'un ton pincé, mais maintenant et depuis si longtemps je suis pour mes amis Mme Misri.
Tant bien que mal Raymond essayait de s'excuser, elle l'interrompit vite.
—Il suffit, dit-elle. Si je vous ai prié de monter dans ma voiture, c'est que j'ai à vous entretenir de choses qui vous intéressent au plus haut point...
—Madame...
—Oh! ne vous étonnez pas. Sans que vous vous en doutiez, mes intérêts et les vôtres sont les mêmes, en ce moment. Tenez, causons: vous avez failli vous marier, il y a trois mois?...
Positivement, depuis quelques minutes, Raymond attendait une question de ce genre. Il était sur ses gardes. C'est donc d'un ton raisonnablement froid qu'il répondit:
—Oh!... failli!... C'est peut-être beaucoup dire...
Mme Misri eut un mouvement d'impatience.
—Ne chicanons pas sur les mots, fit-elle. Il a été question pour vous d'un mariage...
Quel intérêt avait-il à nier? Aucun.
—C'est la vérité, répondit-il.
—Avec une jeune fille très riche, dit-on?
—Immensément riche.
—Avec Mlle de Maillefert enfin...
Ce qui augmentait cruellement l'embarras de Raymond, c'était de ne pas voir le visage de Mme Misri. Il n'y a rien de perfide comme une conversation dans l'obscurité. Les interlocuteurs ressemblent à des duellistes qui se battraient à l'épée les yeux bandés.
Autant qu'il en pouvait juger à son accent, elle devait être en proie à une colère d'autant plus violente qu'elle s'efforçait de la contenir.
Il sentait, en tout cas, la gravité de la situation, que la fortune lui revenait peut-être, que tout dépendait de sa prudence et de son habileté. Et, mesurant la portée de chacune de ses paroles:
—J'ai pu espérer, en effet, dit-il, que Mlle de Maillefert serait ma femme.
—Vous aime-t-elle?
—Je le crois.
—Et sa famille vous la refuse?
—Formellement.
—Pour la donner à un homme qu'elle doit haïr?
—Je le crains.
Mme Misri, elle aussi, eût bien voulu pouvoir surprendre sur la figure de Raymond le secret de ses impressions. Ne le pouvant, elle eut une idée qui jamais ne serait venue à un homme, elle lui prit la main, et brusquement:
—Connaissez-vous l'homme qui vous enlève la femme que vous aimez?...
—Non, répondit-il effrontément.
Mais un tressaillement plus fort que sa volonté l'avait trahi.
—Pourquoi mentir? fit Mme Misri. Vous savez aussi bien que moi que votre rival est M. de Combelaine.
Et Raymond ne répondant pas:
—Qu'alliez-vous faire chez lui? insista-t-elle.
Il garda le silence. Il lui semblait voir poindre à l'horizon comme une lueur d'espérance.
—Vous alliez le provoquer? dit Mme Misri.
Elle se frappa le front.
—C'est vrai, fit-elle, je me souviens qu'une fois déjà vous lui avez envoyé des témoins, et qu'il a refusé obstinément de vous suivre sur le terrain.
—Vous voyez...
—Oui. Vous devez le haïr effroyablement.
—Comment ne pas haïr celui qui m'enlève la jeune fille que j'aime?...
Mme Misri hochait la tête.
—Oh! ce n'est pas tout, dit-elle.
—Quoi donc?
—On prétend que ce n'est pas en duel qu'il a tué le général Delorge.
Raymond sentait la sueur de l'angoisse perler à ses tempes.
—Et a-t-on tort de le prétendre? demanda-t-il d'une voix altérée...
Ce fut au tour de Mme Misri à se taire, puis au bout d'un moment, au lieu de répondre:
—Que feriez-vous bien, dit-elle, pour vous venger de cet homme?
Grâce à une toute-puissante projection de volonté, Raymond étouffa l'exclamation de joie qui lui montait aux lèvres.
Cette femme, qui d'une voix frémissante lui parlait de vengeance, qui semblait lui offrir à signer un pacte de haine, c'était Flora Misri, l'âme damnée du comte de Combelaine.
Pour que le misérable fût perdu, cette femme, pensait Raymond, n'avait qu'à le vouloir.
Seulement... était-elle de bonne foi?
—Je ne songe nullement à me venger, prononça-t-il froidement.
Le coupé venait d'atteindre l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile, c'est-à-dire le sommet de la pente, et le cocher lançait son cheval au grand trot dans l'avenue de la Reine-Hortense.
Brusquement Mme Misri rabattit une des glaces de devant de la voiture.
—Retournez, cria-t-elle à son cocher, prenez l'avenue de l'Impératrice et marchez au pas.
Puis, revenant à Raymond dès qu'elle se vit obéie:
—Vous vous défiez de moi, monsieur Delorge, reprit-elle.
—Je vous assure...
—Ne vous défendez pas, ne niez pas, je suis bien informée. Vous vous défiez de moi parce que vous me savez depuis vingt ans l'amie de M. de Combelaine.
Raymond ne répliqua pas.
—Eh bien! c'est pour cela justement, continua Mme Misri, que je hais cet homme plus que vous ne le haïssez vous-même.
—Oh!
—Oui, mille fois plus, car j'ai plus de raison que vous de le haïr. Il m'a trompée, il s'est joué de moi ignoblement. Tenez, savez-vous son passé, à ce misérable, et ce qu'ont été nos relations? J'étais une enfant quand je l'ai connu, il traînait sur le pavé de Paris une existence misérable et méprisée, vivant d'expédients, de trafics abjects, de son épée et du jeu. Tel quel, il me plut. Son impudence m'éblouit, son cynisme m'effraya, je tombai en admiration devant ses vices. En moins de rien, j'en vins à ne penser et à n'agir plus que par lui. Quel temps!... Une à une toutes ses ressources étaient épuisées, et c'est à moi qu'il imposait la tâche de le faire vivre. Il lui fallait de l'argent pour ses cigares, pour son café, pour son jeu; à moi d'en trouver; si je n'en trouvais pas, indignement, lâchement, il me battait. Comment ne l'ai-je pas quitté!... C'était plus fort que moi. Je ne l'aimais plus, je le méprisais comme la boue, je souhaitais sa mort... et je restais.
Mais n'était-ce point pour donner plus de confiance à Raymond, que Mme Misri se roulait ainsi dans sa honte?
—Non, pensait-il, elle est sincère, elle ne me trompe pas...
Et s'animant de plus en plus, elle poursuivait:
—Alors, arrivèrent les événements de Décembre, et tout à coup Combelaine se trouva un gros personnage. Comment ne rompit-il pas avec moi? Je lui sus gré de rester mon ami. Bête que j'étais! S'il me restait, c'est qu'il avait calculé que c'était son intérêt. Oh! ce n'est pas la prévoyance qui lui manque, et il se connaît. Il pensait que cette prospérité inouïe dont il était confondu ne durerait pas, et que de mauvais jours reviendraient peut-être où Flora lui serait encore utile. Certainement il eût pu se mettre de côté des fortunes indépendantes. Ah bien! oui! C'est un gouffre, cet homme-là, un gouffre sans fond. Avec les revenus de la France, il trouverait encore le moyen d'être gêné et de faire des dettes. C'est par centaines de mille francs que se chiffrent les pots-de-vin qu'il a reçus, les commissions qu'il extorquait, les primes et enfin tous ses bénéfices. Autant en emportaient le jeu, les femmes, les chevaux. Ses amis disaient qu'il finirait à l'hôpital. Moi, j'ai toujours pensé qu'il finirait en cour d'assises, sachant qu'il lui faut de l'argent, toujours, absolument, quand même, et lorsqu'il n'en a pas, il n'y a pas d'abomination dont il ne soit capable pour s'en procurer...
De plus en plus, Raymond se pénétrait de la sincérité de Mme Misri.
La cause de sa haine, ne la voyait-il pas venir?...
—A cette époque, disait-elle encore, j'ai tenté l'impossible pour le modérer. Il m'envoyait promener ou me répondait par des plaisanteries. Il me disait: «Baste! pendant que je me ruine, enrichis-toi, et quand tu seras millionnaire, je t'épouserai.» Si bien que cette idée finit par m'entrer dans la tête pour n'en plus sortir. Être madame la comtesse pour de bon, après avoir été... ce que j'ai été, cela me séduisait. C'est pourquoi, moi, l'insouciance même jusqu'à ce moment, j'appris à compter, et je devins avare. Ah! tant pis pour qui me tombait sous la main. Mon bonheur c'était de me répéter, en regardant Combelaine s'enfoncer de plus en plus: «Va, mon bonhomme, va, dépense, joue, achète des chevaux, endette-toi, mon magot grossit, mon secrétaire s'emplit d'actions, d'obligations ou de titres de rentes: le jour n'est pas loin où tu viendras me supplier à genoux de devenir ta femme...»
Une à une, les défiances de Raymond s'envolaient...
Il n'est pas d'art au monde capable de peindre l'accent de Mme Misri, ni les tressaillements de colère qui la secouaient.
—Des années s'écoulèrent, monsieur Delorge, reprit-elle, avant qu'il me fût donné d'apprécier la justesse de mes calculs. M'étais-je donc trompée? Non. Un jour vint où M. de Combelaine se trouva à bout de ressources et d'expédients. Alors, il songea à moi, et je le vis arriver, blême et les yeux injectés de sang, ce qui est chez lui le signe d'une émotion extraordinaire.
«—Tu dois être riche, Flora, me dit-il.
«—J'ai un million, répondis-je.
«Il fit deux ou trois tours dans la chambre, puis tout à coup venant se planter devant moi:
«—Eh bien! moi, me dit-il, je me noie, j'en suis à la dernière gorgée... la moitié de ce que tu as me sauverait.
«A mon tour, je le regardai dans le blanc des yeux, et froidement:
«—En sortant de la mairie, dis-je, tout ce que j'ai sera à toi...
«Dame! il fit un saut de trois pieds.
«—C'est sérieux? interrogea-t-il.
«—Tout ce qu'il y a plus sérieux.
«—Tu veux que je t'épouse?
«—Oui.
«Il faut vous dire, monsieur Delorge, que je ne m'étais jamais abusée. Je savais qu'au dernier moment, quand il faudrait franchir le fossé, mon homme se cabrerait.
«C'est ce qui ne manqua pas d'arriver.
«—Une femme comme toi!... s'écria-t-il.
«—Quel homme donc es-tu! répondis-je.
«Autrefois, quand j'osais lui tenir tête, monsieur me rouait de coups, me prouvant ainsi qu'il avait raison et que j'avais tort. Mais depuis que j'avais de l'argent, il ravalait sa rage.
«—Eh! ma pauvre fille, me dit-il, t'épouser, ce serait te créer une existence abominable.
«—Pourquoi?...
«—Parce que chaque jour t'amènerait une déception et une avanie. Tu aurais beau mettre sur tes cartes de visite: Madame la comtesse de Combelaine, tu n'en serais ni plus ni moins Flora Misri et, pour Flora Misri, toutes les portes seraient fermées...
«J'avais prévu toutes ces objections.
«—Mon cher, lui dis-je, je ne te demanderai jamais l'impossible. Ce que tu as fait pour toi, tu le feras pour moi, voilà tout. Oui ou non, es-tu déconsidéré, méprisé, taré? Oui! S'est-il jamais trouvé quelqu'un pour te le dire en face? Non! Sur le terrain, tu n'as jamais manqué ton homme, on le sait, et on te salue bien bas. Pour la même raison, on saluera ta femme, quelle qu'elle soit, et on la recevra...
«—C'est ton dernier mot? interrompit-il.
«—Oui. Pas de mariage, pas d'argent.
«Il sortit là-dessus, calme en apparence, mais si furieux au fond, qu'il m'eût très volontiers étranglée. J'étais quasi inquiète de l'issue de l'affaire, lorsque son valet de chambre, Léonard, me fit demander à me parler.
«Ce garçon, qui n'a pas son pareil pour l'intelligence la finesse, et sachant son maître et moi en grande conférence, était venu coller son oreille à la serrure de la porte, et n'avait pas perdu un mot de la scène.
«—Bravo! ma petite, me dit-il, bien joué. Votre homme est chambré, serrez le nœud coulant pendant que vous le tenez, et il est à vous.
«Je devinai ce que voulait Léonard.
«—Dix mille francs pour toi! lui dis-je, le jour où je serai comtesse de Combelaine.
«—Alors, c'est fait, ma fille, me dit-il, apprêtez la monnaie.
«Pendant toute la semaine, Victor—Victor, c'est M. de Combelaine—vint passer les soirées avec moi, et travaillé par moi d'un côté, et par Léonard de l'autre, petit à petit, il s'habituait à la chose.
«—Eh bien! je ne dis pas non, me répondait-il à la fin. Seulement, pour le public, nous nous marierons séparés de biens; car pour ce qui est de payer mes créanciers avec ton argent, jamais de la vie, ce serait trop bête.
«Je touchais au but.
«Pour mettre Victor en goût, et aussi pour lui épargner bien des soucis qui le rendaient maussade, je lui avais avancé vingt mille francs... J'avais déjà commandé mes robes de noce à ma couturière... Autant de perdu.
«Un matin, je reçois une enveloppe volumineuse, je l'ouvre... Qu'est-ce que j'y trouve? Vingt billets de mille francs avec un petit mot de Victor, où il me disait qu'il me remerciait beaucoup, mais que la fortune lui souriant de nouveau, décidément il restait garçon. C'était au moment de la guerre du Mexique. Le soir même, je vis Léonard, qui me dit:
«—Pour cette fois, ma petite, nous sommes refaits. Le patron vient de palper huit cent mille livres, dont trois cents comptant et cinq cents en valeurs à six mois. Les créanciers qui ont eu vent de la chose nous offrent des crédits illimités... Mais ce n'est que partie remise.
[Illustration:—Enlevons le mouchard!]
«Si j'enrageais, il n'est pas besoin de le dire. Je pensai en faire une maladie.
«Et cependant, j'étais de l'avis de Léonard, que ce n'était que partie remise, et que Victor me reviendrait.
«Je n'eus donc plus qu'une idée, doubler ma fortune pendant qu'il mangerait la sienne. Et ce ne devait pas m'être difficile, ayant au nombre de mes amis Coutanceau, le banquier, qui me faisait jouer à la Bourse à coup sûr, et le baron Verdale, qui spéculait pour moi sur les terrains.
Autant Raymond avait maudit d'abord l'obscurité, autant il la bénissait, à cette heure.
Il n'avait du moins pas à laisser paraître sur son visage l'expression d'insurmontable dégoût que lui inspirait cette nauséabonde photographie d'intérieur.
Il n'avait pas à dissimuler l'épouvantable colère dont il était transporté en songeant que ce misérable, dont l'abjection lui était révélée, osait prétendre à la possession de Mlle de Maillefert, de sa Simone bien-aimée.
Arrivé à l'extrémité de l'avenue de l'Impératrice, et ne recevant pas d'ordres, le cocher avait tourné bride, et revenait au pas vers Paris; mais Mme Misri ne s'en apercevait pas.
Avec une véhémence toujours croissante, elle poursuivait:
—En fait d'argent, les premiers cent mille francs seuls sont difficiles à mettre de côté. Gagner un million quand on en a déjà un est une véritable plaisanterie. En moins de dix-huit mois, j'avais la paire. D'un seul coup de filet, sur des maisons situées près du Théâtre-Français, le baron Verdale m'avait fait rafler quatre cent mille francs. C'est un bon homme que ce gros réjoui-là, toujours prêt à obliger ses amis... Bref, j'avais mes cent mille livres de rentes, quand, au commencement de 1869, un soir, je vis reparaitre mon Victor, pâle, maigre, piteux, penaud, rafalé, décavé...
«—Plus le sou, me dit-il en se laissant tomber sur un fauteuil, plus de crédit, plus rien!...
«Il y avait près d'un an qu'il n'était pas venu me voir, le brigand; mais Léonard m'avait toujours tenue au courant de ses faits et gestes.
«Je savais que ses huit cent mille francs avaient fondu entre ses mains comme une poignée de neige, et qu'il lui avait fallu promptement se remettre à vivre d'industrie et d'expédients.
«Les huissiers le traquaient, son hôtel était saisi, un à un ses tableaux avaient pris le chemin de l'hôtel des Ventes.
«S'il gardait encore quelques vestiges de splendeur, il le devait à Léonard, qui avait pris à son nom les chevaux et les voitures, et à moi, qui de temps à autre lui faisais secrètement avancer cent louis, parce qu'il n'entrait pas dans mes vues qu'il tombât au-dessous d'un certain cran.
«En le voyant chez moi, je fus un peu émue.
«Mais depuis deux ans que je rageais, j'avais eu le temps de me préparer à cette revanche, et c'est de mon plus grand air que je lui dis:
«—Ah! vous êtes ruiné!... Eh bien! allez vous plaindre à ceux qui vous ont donné les huit cent mille francs qui vous ont décidé à rester garçon...
«On lui eût versé une carafe frappée dans le dos qu'il n'eût pas fait une pire grimace.
«—Et toi aussi, me dit-il, parce que je suis malheureux, tu m'abandonnes!...
«Et là-dessus, le voilà à s'accuser et à s'excuser, à me dire que c'est vrai, qu'il s'est conduit comme le dernier des gueux, mais qu'il m'aime tout de même, qu'il n'a jamais aimé que moi...
«Il croyait que j'allais me pâmer d'aise. Plus souvent!
«Je partis d'un grand éclat de rire, et, faisant une pirouette:
«—Trop tard, mon bonhomme! lui dis-je.
«Et tandis qu'il me regardait d'un air hébété, je me mis à lui expliquer gaiement que j'avais réfléchi, que je tenais à mon indépendance, que si je venais à être reprise de mes lubies de mariage, je choisirais entre cinq ou six hommes bien autrement posés que lui, qui m'offraient leur nom, que ma fortune valait bien un titre de duchesse, puisque, grâce à mon économie et à mon habile administration, je possédais, non plus un million, mais deux.
«—Deux millions! s'écria-t-il, en levant les bras au ciel, tu possèdes deux millions!...
«Mâtin!... il me toisait avec des yeux si luisants que j'aurais eu peur si je n'avais pas su que je n'avais qu'à tirer ma sonnette pour faire monter mes domestiques.
«—Et tu ne m'aimes plus, répétait-il, tu ne m'aimes plus!...
«Je ne répondis pas. Je ne voulais pas le décourager tout à fait. Il comprit que mon dernier mot n'était pas dit, et avec un art que seul il possède, il entreprit de me conquérir. Ah! c'est le dernier des derniers, mais pour connaître les femmes, oui, il les connaît. Ce n'est pas un naïf d'honnête homme qui saurait jouer la comédie que ce monstre-là m'a jouée pendant un mois. Je savais qu'il mentait, j'en étais sûre! Eh bien! parole d'honneur, il y avait des moments où je me laissais presque prendre.
«Du reste, ma résolution étant arrêtée de céder à ses instances, je cédai, notre mariage fut décidé.
«Le pressé, alors, c'était lui, et c'est lui qui, pour préparer l'opinion, comme il disait, fit annoncer dans les journaux que M. de Combelaine épousait Mme Misri.
«Moi, de mon côté, pour qu'il pût retourner à son cercle, je lui donnai de quoi payer ses dettes de jeu, une soixantaine de mille francs, et je distribuai plus du double à ses créanciers, qui auraient pu le mener en police correctionnelle...
«Tout était si bien convenu que je ne m'inquiétais aucunement lorsque, dans le courant de novembre, Victor me demanda de retarder notre mariage en se disant certain de déterminer une très grande dame à y assister... Au mois de décembre, je le vis faire un voyage avec son ami Maumussy et le papa Verdale, sans en prendre le moindre ombrage...
«J'avais un bandeau sur les yeux, quoi! lorsqu'un matin on me remit une lettre anonyme où on me disait:
«Tu n'es qu'une bête, ma petite Flora. Avec l'argent que tu lui donnes, ton Victor fait sa cour... Avant un mois, il aura épousé une héritière aussi jeune que tu es vieille, aussi noble que tu l'es peu, adorablement jolie et quatre fois riche comme toi... Mlle Simone de Maillefert, enfin.»
Après des semaines, en parlant de cette lettre anonyme, Mme Misri tressaillait encore et sa voix se troublait.
—Ma première idée, continuait-elle, fut qu'un mauvais plaisant voulait se moquer de moi. Comment imaginer, en effet, qu'une grande famille pût consentir jamais à donner son héritière, une jeune fille, belle, sage et riche à millions, à un homme tel que Combelaine, ruiné d'honneur et d'argent, perdu de dettes, méprisé, taré, fini?...
«Ce n'est qu'après que des doutes me vinrent.
«Je songeai à l'étonnante habileté de Victor, à son hypocrisie savante, à l'art merveilleux qu'il possède de se transformer.
«Je réfléchis que c'est un homme très fort, après tout, intrigant comme pas un, à qui ses pires ennemis même reconnaissent une forte tête, le génie de la duplicité et un toupet infernal.
«Je me rappelais que, lors du voyage de Combelaine en Anjou, c'était au château de Maillefert qu'il avait passé trois jours.
«Donc, je résolus d'en avoir le cœur net.
«Et le soir même, m'étant trouvée seule avec Victor, sans préparation, et du ton le plus dégagé qu'il me fut possible:
«—Qu'est-ce que Mlle de Maillefert? lui demandai-je.
«Il faut vous dire, monsieur Delorge, que je n'ai jamais connu d'homme aussi complètement maître de lui que ce brigand-là.
«Quand son intérêt est en jeu, voyez-vous, on lui appliquerait un fer rouge sur la nuque, qu'il ne se détournerait pas, qu'il ne sourcillerait pas, qu'il ne cesserait pas de sourire.
«Mais s'il peut tromper les autres, il ne saurait m'en imposer. Je sais, moi, où saisir la preuve de son émotion ou de son trouble; sa moustache tressaille et ses oreilles, habituellement très rouges, blanchissent.
«Or, comme en le questionnant je le guettais du coin de l'œil, je vis sa moustache frissonner et ses oreilles devenir plus blanches qu'un linge, tandis que tranquille comme Baptiste en apparence, il me répondait:
«—Mlle de Maillefert est l'héritière de la famille de ce nom.
«Moi qui ne suis pas de la force de Victor, quoique d'une jolie force pourtant lorsqu'il s'agit de se tenir, j'eus du mal à cacher mon saisissement.
«—Tu la connais? demandai-je, cette demoiselle?
«—Je l'ai aperçue dans le monde...
«—Est-elle jolie?
«—Ni bien ni mal.
«—Et riche?...
«—Ah! pour cela, je n'en sais rien. Elle a un frère qui est son aîné, et dans ces grandes familles, en dépit de la loi, celui qui porte le nom reçoit toujours la plus grosse part, quand ce n'est pas la totalité de la fortune...
«—Et tu la vois, cette famille?
«—Jamais.
«Ce dernier mensonge était décisif, il devenait pour moi plus clair que le soleil que mon Victor me trahissait ou tout au moins travaillait de son mieux à me trahir, et que si je ne veillais pas au grain, il allait m'échapper, et qu'une fois encore je serais jouée, dupée, bafouée et volée.
«—Oh! non, cela ne sera pas, canaille! pensai-je en lui souriant de mon meilleur sourire.
Depuis un moment, Raymond avait sur les lèvres une question d'une importance capitale, et il attendait pour la placer que Mme Misri reprît haleine.
Voyant qu'elle ne tarissait pas, il lui posa la main sur le bras, et ainsi l'interrompant:
—Une question, de grâce, madame, fit-il.
—Quoi?
—Cette lettre anonyme, vous êtes-vous inquiétée de son origine?...
—Me prenez-vous pour une bête?...
—Et qu'avez-vous découvert?...
—Rien de rien! Combelaine a tant d'ennemis...
—Mais vous l'avez conservée?
—Naturellement...
—Et vous consentiriez à me la communiquer?
—Quand il vous plaira; ce soir même si vous voulez.