La dégringolade
The Project Gutenberg eBook of La dégringolade
Title: La dégringolade
Author: Emile Gaboriau
Release date: March 2, 2012 [eBook #39031]
Language: French
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LA DÉGRINGOLADE
SCEAUX.—IMPRIMERIE CHARAIRE ET FILS
TABLE
LA DÉGRINGOLADE
PAR
ÉMILE GABORIAU
LA DÉGRINGOLADE
I.—UN MYSTÈRE D'INIQUITÉ
[Illustration: Et se laissant glisser aux genoux de Simone de Maillfert, il lui prit les mains, ivre d'espoir et éperdu d'amour.]
PREMIÈRE PARTIE
UN MYSTÈRE D'INIQUITÉ
I
C'est en vain que des Ternes à Belleville, tout le long des boulevards extérieurs, on eût cherché un café mieux achalandé et d'un meilleur renom que le café de Périclès.
Les plus fameux estaminets de ces parages, l'Épinette, la Nouvelle-Athènes et même le Rat-Mort ne venaient que bien après.
D'un quart de lieue, le soir, on voyait resplendir ses becs de gaz au plus bel endroit du boulevard Clichy, presqu'en face de la place Pigalle. C'est vers 1865 qu'il fut fondé, au rez-de-chaussée d'une maison neuve, par un certain Justus Putzenhofer, Prussien de naissance, qu'attiraient à Paris, prétendait-il, l'espérance de faire fortune et sa grande amitié pour les Français.
Sa femme, toute jeune encore, et un cousin, l'aidaient à qui mieux mieux dans son œuvre délicate d'achalandage.
Ce cousin, robuste Saxon d'une vingtaine d'années, laid à faire plaisir, mais d'une complaisance inaltérable, répondait au surnom d'Adonis.
Quant à Mme Justus, courte, rouge et dodue, elle pouvait passer pour appétissante, à la façon des sandwichs qu'elle étalait sur le comptoir et qu'elle servait avec la bière de Bavière.
Jamais gens ne se virent aussi prévenants que ces gens placides pour les habitués de leur établissement. Contenter le public était leur devise.
Élevait-on la voix? On voyait aussitôt Justus abandonner sa grosse pipe de porcelaine, et accourir d'un air inquiet, en demandant d'un accent impossible:
—Qu'est-ce? Qu'y a-t-il qui ne va pas?
Ce n'est pas lui qui jamais eût eu l'affreux courage de congédier un consommateur, quand sonnait l'heure de la fermeture des cafés.
Pour peu qu'il y eût une partie engagée ou quelques moos encore à vider, sournoisement il fermait sa devanture et gardait ses clients tant qu'il leur plaisait de rester, au mépris de toutes les ordonnances de police.
En ces occasions, qui étaient fréquentes, le Prussien envoyait Adonis se coucher et veillait seul.
Il suffisait à tout, et il fallait le voir, partagé entre la jubilation d'un bénéfice assuré et les transes d'un procès-verbal possible.
Car enfin, il risquait d'être pris en flagrant délit de contravention, il l'avait été déjà et condamné à une amende. Aussi se tenait-il continuellement debout contre ses volets clos, l'œil et l'oreille alternativement collés à une fente.
Et lorsqu'il croyait distinguer sur le trottoir le pas cadencé des sergents de ville de faction:
—Silence! disait-il à ses clients de contrebande, silence! Voilà la police; nous sommes pincés...
C'est ainsi que, certaine nuit de février 1870, Justus Putzenhofer faisait le guet, pendant que trois de ses clients continuaient paisiblement une partie de whist engagée depuis le dîner.
L'un était un paisible rentier de la rue de la Tour-d'Auvergne; l'autre, un jeune journaliste nommé Aristide Peyrolas; et le troisième un médecin d'une trentaine d'années, établi depuis peu à Montmartre, le docteur Valentin Legris.
La demie de une heure sonnait, et Justus venait de bourrer son éternelle pipe et de remplir les bocks, quand tout à coup un cri terrible retentit en dehors.
D'un commun mouvement les joueurs jetèrent les cartes, et se dressant:
—Entendez-vous? dirent-ils à Justus.
L'Allemand n'était pas homme à s'émouvoir de si peu.
—J'entends, répondit-il, quelqu'un de ces mauvais gars comme il en rôde toutes les nuits sur les boulevards extérieurs, et qui se battent entre eux comme des loups enragés... Ah! la police devrait bien leur donner la chasse, au lieu d'être toujours sur le dos des pauvres limonadiers.
Peyrolas haussa les épaules.
—La police! interrompit-il d'un ton d'amer sarcasme, est-ce que ces bagatelles la regardent!...
Cependant, l'explication de Justus était si plausible, que déjà les trois joueurs reprenaient leur partie, quand un nouvel appel se fit entendre, plus déchirant, plus effrayant encore que le premier:
—Au secours!... A moi!
Cette fois, il n'y avait pas à douter.
—On assassine quelqu'un, évidemment, cria le docteur Legris. Sortons, messieurs!... Justus, la porte, ouvrez vite la porte!...
Mais, bien loin d'obéirm le prudent limonadier s'était jeté devant ses volets clos et il étendait les bras comme pour en défendre l'accès.
—Devenez-vous fous, chers messieurs? gémissait-il... Oubliez-vous que nous sommes en contravention?... Non, je ne souffrirai pas que vous vous exposiez à recevoir quelque mauvais coup...
Sans plus l'écouter, ses clients l'écartèrent violemment. Vivement ils retirèrent les barres de la devanture et s'élancèrent dehors.
Rien!... Personne!... Le boulevard était silencieux et désert.
A grand'peine, en prêtant bien l'oreille, entendait-on dans la direction de Belleville le bruit lointain de la course précipitée de plusieurs personnes...
—Je vous disais bien que vous en seriez pour vos peines, chers messieurs, geignait Justus.
Tel n'était pas l'avis du docteur.
—Des gens fuient, déclara-t-il, donc il y a eu quelque mauvais coup de fait... Explorons les environs.
C'était plus aisé à décider qu'à exécuter. La nuit était noire à ce point que, le bras étendu, on ne voyait pas sa main... Du sol, détrempé par les pluies des jours précédents, un brouillard épais et nauséabond montait, où se noyaient les lueurs du gaz.
N'importe: les trois habitués du café de Périclès traversèrent la chaussée et s'avancèrent sur le terre-plein planté d'arbres du boulevard.
Ils n'y avaient pas fait dix pas, chacun de son côté, quand le père Rivet laissa échapper une exclamation étouffée.
—Ah! mon Dieu!...
Ses deux compagnons coururent à lui, et le trouvèrent affaissé sur un banc.
—Qu'avez-vous... qu'arrive-t-il?...
Le bonhomme étendit le bras et d'une voix étranglée:
—Là, fit-il, là!... En m'avançant à tâtons, j'ai butté contre...
Le docteur et Peyrolas se penchèrent.
A l'endroit indiqué par le digne rentier, à terre, la face dans la boue, un homme gisait inanimé...
—Et voilà, ricana Peyrolas, voilà Paris en 1870! On y assassine aussi impunément qu'autrefois en pleine forêt de Bondy. Où sont les sergents de ville pendant ce temps? Je demande à voir un sergent de ville...
Le docteur n'avait pas les emportements du journaliste. S'étant agenouillé près de l'homme, il le retourna avec précaution, et lorsqu'il lui eut palpé la poitrine:
—Il n'est pas mort, prononça-t-il, peut-être peut-on encore le sauver...
Et, sans se soucier des transes du patron de l'estaminet de Périclès:
—Holà, Justus! cria-t-il à pleine voix, venez nous aider à transporter ce pauvre diable chez vous!...
L'Allemand était de ceux qui savent faire contre fortune bon cœur, et qui se bâtissent des maisons avec les tuiles qui leur tombent sur la tête.
Il accourut. Il souleva le blessé entre ses bras robustes, et à lui seul le porta dans le café, et il l'étendit sur un billard.
Alors, les joueurs de whist purent examiner celui qu'ils venaient de sauver.
C'était un beau garçon de vingt-cinq à trente ans. Il portait toute sa barbe, longue et d'un noir de jais. La lumière crue des lampes du billard tombant d'aplomb sur son visage, en faisait ressortir la pâleur mortelle, mais en accentuait aussi la mâle énergie.
Ses habits, bien que souillés de boue et de sang, trahissaient des habitudes d'irréprochable élégance, et son linge était d'une finesse et d'une blancheur remarquables.
Détail singulier: sous ses lèvres entr'ouvertes, on discernait de légers fragments de papier, comme si, au moment de perdre connaissance, il eût eu le temps et le sang-froid de détruire, en l'avalant, quelque lettre dangereuse.
Mais le docteur fut le seul à remarquer cette circonstance, dont il se garda bien de souffler mot.
Il avait retroussé ses manches, et tout en dépouillant le blessé de ses vêtements avec une dextérité toute chirurgicale:
—De l'eau, disait-il au maître du café de Périclès, vite de l'eau, une éponge, du linge... Eh! sacrebleu! réveillez votre femme, pour qu'elle me fasse un peu de charpie...
Inutile!... Le bruit avait troublé le sommeil de Mme Justu, et au moment où on prononçait son nom, elle apparaissait, grelottant sous un peignoir à grands ramages.
Et quand elle aperçut, sur le billard, cet homme à demi nu, raide comme un cadavre et couvert de sang, elle se mit à pousser des cris lamentables...
—C'est un gaillard que j'ai tiré des mains des assassins, lui dit son mari, qui déjà entrevoyait le parti qu'il pourrait tirer de l'aventure... Et il en réchappera, n'est-ce pas, monsieur Legris?
Ayant achevé son examen, le docteur procédait au pansement du blessé.
—Oui, il en reviendra, répondit-il; et même, à vrai dire, il n'a pas grand'chose. Ah! il doit une fière chandelle à son patron. Si aussi bien il eût reçu sur la nuque le coup d'assommoir dont vous voyez la trace, là sur le col, c'était fini. De plus, on lui a allongé entre les deux épaules un coup de couteau à tuer un bœuf, et, par une sorte de miracle, la lame a dévié et glissé le long d'un os. Avant quinze jours, il sera sur pieds.
Cependant, Justus et sa femme étaient seuls à écouter le médecin.
Le journaliste Peyrolas s'était emparé du père Rivet, encore mal remis de son effroi, il le tenait au collet, et d'un air inspiré:
—Voilà, lui disait-il, le sujet d'un article que je vais écrire en rentrant, d'un de ces articles qui remuent les masses... Ah! votre gouvernement emploie la police à organiser des émeutes pendant qu'on nous assassine!... Un instant! Je lui dirai son fait, moi, à votre gouvernement, monsieur Rivet...
—Ah çà! vous tairez-vous! interrompit le docteur impatienté.
C'est que le blessé revenait à lui.
Grâce à un violent effort et en s'appuyant sur l'épaule du cabaretier, il s'était dressé sur son séant, et il promenait autour de lui un regard surpris et anxieux, interrogeant tour à tour l'endroit où il se trouvait et la physionomie des inconnus qui l'entouraient.
La conscience de soi lui revenait, et bientôt il fut évident qu'il pensait s'être rendu compte de ce qui s'était passé.
—Comment vous remercier jamais, messieurs, commença-t-il d'une voix faible, d'avoir exposé votre vie pour sauver la mienne...
D'un geste, le docteur l'arrêta:
—Oh! permettez, monsieur, notre mérite n'est pas si grand que vous dites. Quand nous sommes arrivés près de vous, vos assassins avaient fui.
Un immense étonnement se peignit sur les traits du blessé.
—Ils avaient fui! murmura-t-il, sans m'achever!...
Et une soudaine réflexion l'éclairant:
—Aurais-je donc été volé? demanda-t-il.
On lui présenta ses vêtements: sa montre et son porte-monnaie avaient disparu.
—C'étaient donc des voleurs! fit-il, comme si cette certitude eût complètement dérouté toutes ses prévisions.
Ni le digne père Rivet, ni le fougueux Peyrolas ne remarquaient l'étrange préoccupation du blessé.
Mais il n'en était pas de même du docteur Legris.
—Parbleu! pensa-t-il, voici un singulier sire, qui s'étonne qu'on ne l'ait pas achevé et qui s'émerveille d'avoir été volé. Pourquoi donc l'eût-on assailli sur les boulevards extérieurs, à une heure du matin, sinon pour le dépouiller?...
Et flairant quelque mystère:
—Savez-vous, du moins, monsieur, interrogea-t-il, à quelle espèce de gens vous avez eu affaire?
—Aucunement.
—Les reconnaîtriez-vous si on vous les présentait?
—Je ne les ai même pas vus.
—La nuit est fort obscure, en effet; cependant...
—Eh! monsieur, j'étais à terre avant de soupçonner seulement que j'étais entouré d'assassins!... s'écria le blessé. Est-ce que sans cela je ne me serais pas défendu... et bien défendu, vous pouvez me croire?
Et, en effet, tout en lui trahissait une rare énergie servie par une force peu commune.
—C'est que le guet-apens était habilement tendu, continua-t-il. Je rentrais chez moi, lorsque passant ici devant, tout à coup, il me semble entendre des gémissements. Surpris, je m'arrête, prêtant l'oreille. Les plaintes redoublent... Je cherche des yeux d'où elles partent, et à terre, devant un des bancs du terre-plein je distingue comme une forme humaine qui s'agite... Ému, je me penche, mais je m'étais à peine incliné qu'un coup terrible sur la tête, un coup de bâton, à ce que je suppose, m'envoyait rouler à dix pas dans la boue...
—Évidemment, objecta le père Rivet, les assassins étaient cachés derrière le banc...
—Je n'étais cependant qu'étourdi, continua le blessé, et la preuve, c'est que pendant trois secondes au moins j'ai eu la perception très nette de ma situation... Mais, au moment où je me relevais, j'ai ressenti une douleur épouvantable entre les deux épaules, j'ai dû pousser un cri terrible... et de ce moment je ne me rappelle plus rien...
Indifférent en apparence, le docteur guettait son blessé du coin de l'œil.
—Eh bien! lui dit-il, voilà ce qu'il faudra, demain, répéter au commissaire de police...
Mais l'autre, à ces mots, tressaillit:
—Pour cela, non! s'écria-t-il, non, à aucun prix!
C'était plus que de la répugnance, c'était de l'effroi que manifestait le blessé.
A ce point que tous, le docteur excepté, en demeurèrent stupéfaits, et que même le père Rivet s'oublia jusqu'à murmurer à l'oreille de Peyrolas:
—Par ma foi! le nom seul du commissaire lui fait un drôle d'effet.
Lui vit bien l'impression produite:
—Je ne puis porter plainte, déclara-t-il. Et tenez, messieurs, si après le grand service que vous m'avez rendu, vous vouliez m'en rendre un plus grand encore, vous n'ébruiteriez pas l'accident dont je viens d'être victime.
Il attendait une réponse avec une si évidente anxiété, que M. Legris en eut pitié.
—Nous vous garderons le secret, monsieur, dit-il, vous avez notre parole.
—Soit! soupira Peyrolas. Et pourtant, quel article!...
Dès lors, le blessé parut recouvrer toute sa liberté d'esprit. Mme Justus lui avait préparé une tasse de feuilles d'oranger, il la but et annonça que, se sentant mieux, il allait regagner son logis.
Puis, tandis qu'on l'aidait à revêtir ses habits:
—Je me nomme Raymond Delorge, messieurs, dit-il, et je demeure rue Blanche... J'espère, une fois rétabli, vous témoigner toute ma gratitude...
Cependant il avait trop présumé de ses forces; lorsqu'il essaya de faire un pas, il chancela.
—Diable! fit-il avec un sourire inquiet, la tête me tourne et j'ai les jambes comme du coton...
—Mais moi, j'avais prévu ce qui arrive, monsieur, interrompit le docteur. Adonis vient de sortir pour tâcher de nous trouver une voiture, et pour plus de sûreté je vous accompagnerai.
Toute la nuit, il passe sur le boulevard Clichy des voitures attardées qui regagnent le dépôt, le garçon du café de Périclès ne tarda pas à reparaître, annonçant qu'il ramenait un fiacre.
On aida le blessé à y monter, le docteur s'y installa près de lui, et le cocher fouetta son cheval.
Rarement M. Legris avait été aussi intrigué, et il cherchait dans sa tête quelqu'une de ces questions insidieuses qui forcent la réponse.
Raymond Delorge ne lui laissa pas le temps de la trouver.
—Ainsi, docteur, commença-t-il, je vais être obligé de garder le lit?
—Pendant quelques jours, oui.
—En ce moment, ce peut être pour moi un irréparable malheur...
—Et ce n'est pas tout. Je ne sais ce que je donnerais pour qu'on ne s'aperçût pas chez moi de mon accident. J'ai perdu mon père, docteur, je vis avec ma mère et ma sœur, dont la tendresse n'est déjà que trop facile à s'alarmer.
—Ne dites rien alors. Cachez vos vêtements qui vous trahiraient et restez couché sous prétexte d'une indisposition...
—C'est bien à quoi je pense; seulement il faudrait un médecin...
—Qui fût votre complice, n'est-ce pas? Eh bien! j'irai vous voir, fit le docteur avec une précipitation qu'il regretta.
Mais il était trop tard pour rien ajouter; la voiture s'arrêtait rue Blanche. Le blessé en descendit seul et quand il fut sur le trottoir:
—Allons, dit-il, l'air m'a fait du bien, et je me sens de force à gravir l'escalier en me tenant à la rampe... Vous m'excuserez, docteur, de ne pas vous prier de monter, mais je suis certain que moi n'étant pas rentré, ma pauvre mère n'est pas encore endormie, et un autre pas que le mien l'inquiéterait... Et enfin, pour abuser de vous jusqu'au bout, je vais vous demander de payer le cocher, car on m'a pris jusqu'à mon dernier sou...
—Bien! bien! ne vous tourmentez pas... Allons, rentrez, voici votre porte ouverte. Et pas d'imprudence!... Je serai chez vous à midi.
Resté seul, le docteur renvoya le fiacre, préférant rentrer à pied.
—Drôle d'histoire! grommelait-il, singulier garçon!... Qu'est-ce que cette lettre qu'il a avalée? Pourquoi ne veut-il pas porter plainte? Mais bast! j'aurai sans doute le mot de l'énigme demain.
Il disait cela, seulement il ne pouvait empêcher sa cervelle de trotter.
Et le lendemain, il dut presque se faire violence pour attendre onze heures avant de se présenter rue Blanche.
Un vieux serviteur en qui tout trahissait l'ancien soldat vint ouvrir, et il avait été prévenu, car dès qu'il aperçut le docteur:
—M. Raymond attend monsieur, déclara-t-il, et si monsieur veut me suivre...
Le docteur trouva son malade beaucoup mieux qu'il ne l'espérait.
Et quand il eut examiné la blessure et indiqué le régime à garder, il s'assit, espérant vaguement quelques éclaircissements en échange de ses soins.
Il n'en recueillit aucun. Le blessé semblait avoir oublié son aventure. Il dit simplement que sa mère n'avait aucun soupçon, et se mit à causer de tout autre chose. Et il en fut de même pendant une semaine, où M. Legris vint tous les jours.
Raymond le recevait affectueusement et comme s'il eût eu la volonté de conserver ces relations que le hasard avait nouées, mais il évitait avec une sorte d'affectation de parler de soi, de ses affaires, de sa famille.
Après dix visites, le docteur n'avait entrevu ni madame ni mademoiselle Delorge.
Aussi, quand, au café de Périclès, Peyrolas ou le père Rivet lui demandaient des nouvelles de son malade, et aussi quelques renseignements:
[Illustration:—Là! fit-il, là!... en avançant à tâtons, j'ai butté contre.]
—Il est autant dire guéri, répondait-il, et vous le verrez un de ces soirs... C'est un brave et loyal garçon, bien qu'un peu froid et d'une réserve excessive... Ancien élève de l'École polytechnique, il était ingénieur des ponts et chaussées quand il a donné sa démission pour s'occuper de chimie industrielle...
C'était tout ce qu'il savait, et c'était, pensait-il, tout ce qu'il saurait jamais; quand un dimanche—c'était le 27 février 1870, le dimanche gras,—sur les cinq heures du soir, il se présenta rue Blanche.
A sa vue, Raymond bondit sur son fauteuil, et d'une voix émue:
—Ah! docteur, s'écria-t-il, je tremblais que vous ne vinssiez pas!
Son impassibilité habituelle se démentait; l'éclat de ses yeux et un tremblement fébrile trahissaient ses angoisses.
—Il vous arrive quelque chose? demanda M. Legris.
Pour toute réponse, Raymond prit une lettre sur son bureau, et la tendant au docteur:
—Voici ce que je reçois, dit-il; lisez.
Cette lettre, non signée, était écrite à l'encre bleue sur d'horrible papier.
Elle disait:
«Cette nuit, une scène aura lieu, dont IL FAUT que M. Delorge soit témoin.
«Qu'il se trouve à minuit au bal de la Reine-Blanche. Un homme s'approchera de lui et lui dira: «Je viens du jardin de l'Élysée.» Qu'il suive hardiment cet homme partout, je dis bien partout, où il le conduira.
«Qu'il vienne, pour elle, sinon pour lui. Et qu'il ne craigne rien, celui qui lui écrit est son ami.»
Ayant lu, le docteur n'eut pas l'ombre d'une hésitation.
—Je pense, mon cher monsieur Delorge, prononça-t-il, que ceux qui vous ont manqué une première fois veulent prendre leur revanche.
Raymond hochait la tête.
—Peut-être avez-vous raison, fit-il, et cependant il est de mon devoir de me rendre à ce rendez-vous.
Sa détermination était si évidente, que le docteur n'eut même pas l'idée de la combattre.
—Au moins, conseilla-t-il, faites-vous accompagner...
On eût dit que Raymond attendait cet avis. Fixant M. Legris:
—Par qui? demanda-t-il. Je suis malheureux, je vis seul. J'ai deux amis, deux frères, mais ils sont loin de Paris. Où trouver un homme qui consente à braver pour moi un péril inconnu, et qui me jure, quoi qu'il arrive, un inviolable silence?
Le docteur n'hésita pas.
—Je serai cet homme, monsieur Delorge, dit-il d'une voix ferme.
Et quelques heures plus tard, en effet, le docteur Legris et Raymond Delorge remontaient la rue Fontaine, se rendant au rendez-vous de la lettre anonyme.
II
Le soir, lorsqu'on arrive au haut de la rue Fontaine-Saint-Georges, on voit briller en face de soi, de l'autre côté du boulevard extérieur, au-dessus d'une porte immense, une guirlande de becs de gaz.
C'est l'illumination du bal de la Reine-Blanche.
A droite, se trouve un café-débit de vins divisé en quantité de salons de société par des cloisons de planches légères, découpées à la mécanique.
A gauche, en contre-bas, est une échoppe de pâtissier, où les ouvrières des environs viennent acheter des friandises qui font frémir, des tartes aux fruits et des choux à la crème.
Ce n'est pas l'élite des salons de Paris qui danse à la Reine-Blanche, bien qu'une «mise décente» y soit de rigueur.
Les soirs de bal, c'est-à-dire le dimanche, le lundi et le jeudi, on rencontre aux environs nombre de messieurs à casquette de toile cirée et à cheveux collés aux tempes qui n'ont rien de rassurant.
Or, il y avait «fête à la Reine», comme disent les habitués, le soir où Raymond Delorge et le docteur Legris s'y présentèrent.
Deux immenses pancartes collées le long des montants de la porte annonçaient, en l'honneur du dimanche gras, un grand bal paré et masqué avec surprises et divertissements variés, tels que quadrille infernal, tombola et galop final éclairé aux flammes de Bengale.
—Allons, il faut entrer, dit le docteur à Raymond.
Ils entrèrent. Ils suivirent une assez longue avenue boueuse, plantée de chaque côté d'arbustes rabougris. Ils traversèrent un vestibule, où sont établis le contrôle et le vestiaire. Et enfin, poussés par la foule, ils arrivèrent à la salle de bal.
C'est quelque chose comme une vaste grange, fort étroite, très longue, avec un plafond excessivement bas, décoré de barbouillages surprenants. Au fond, se trouve une sorte d'estrade, élevée de trois marches, où boivent les gens sérieux.
Le parquet, c'est-à-dire l'espace réservé aux danseurs, est protégé par une balustrade, et tout autour, des tables sont rangées, à travers lesquelles circulent péniblement les simples curieux.
La fête atteignait son apogée, quand entrèrent les deux jeunes gens.
Aux sons enragés des pistons et des trombones, deux cents danseurs, hommes et femmes, rouges, haletants, échevelés, se mêlaient, se démenaient et se disloquaient, en proie à une sorte d'épilepsie furieuse.
Et assis à toutes les tables, pressés, entassés, trois cents consommateurs des deux sexes buvaient de la bière à pleines chopes, et tarissaient, d'une soif inextinguible, d'immenses saladiers de vin.
La chaleur était intolérable, le gaz brûlait les yeux, mille senteurs âcres et nauséabondes saisissaient à la gorge. Et du parquet, incessamment battu en mesure, montaient des flots de poussière qui se résolvaient en pluie, après avoir plané comme un nuage au-dessus de la cohue.
En dépit de l'affiche qui promettait un bal paré et masqué, on n'apercevait que de rares costumes, dans la mêlée des paletots douteux. Et quels costumes! Des oripeaux sans nom, des haillons immondes, passés, tachés, souillés, qui, depuis des années, de carnaval en carnaval, traînaient sur l'échine des ivrognes, et s'éraillaient aux tables boiteuses des cabarets de barrière...
Non sans peine, le docteur et Raymond trouvèrent, sur l'estrade, à un endroit d'où ils dominaient tout le bal, une table libre et bien en vue.
Et ils étaient à peine assis qu'un garçon s'approcha, demandant ce qu'il fallait servir à ces messieurs.
—Donnez-nous de la bière, commanda le docteur.
Grâce à sa robuste carrure, au ton surtout dont il criait: «Gare aux taches!» ce garçon glissait comme une anguille à travers cette cohue.
Il ne tarda pas à reparaître, portant une bouteille et deux verres; mais avant de verser:
—C'est vingt sous, dit-il, et d'avance.
Le docteur Legris paya sans sourciller.
C'est sans arrière-pensée qu'il s'était mis à la disposition de Raymond.
Son concours accepté, il s'était promis de brider sa curiosité, si ardente qu'elle pût être, se jurant bien de ne rien tenter, de ne pas adresser une question pour forcer ou surprendre les confidences de celui qui s'en remettait à sa bonne foi.
Raymond Delorge, lui, devait être à mille lieues de la situation présente. Accoudé sur la table vineuse, le front dans la main, l'œil fixe, le visage contracté, il demeurait abîmé dans les plus noires pensées. Avait-il conscience de l'endroit où il se trouvait? Assurément non. Il ne s'apercevait pas que les polkas succédaient aux quadrilles, les valses aux mazurkas; et que le temps passait.
Le docteur s'en apercevait, lui: à tout instant il tirait sa montre, jusqu'à ce qu'enfin, impatienté, il secoua son compagnon en lui disant:
—Savez-vous que la nuit avance et que notre homme ne paraît guère?... Si votre lettre allait n'être qu'une stupide mystification!...
Raymond tressaillit, comme le rêveur qu'on arrache à ses rêves:
—Impossible! répondit-il.
—Pourquoi? Serait-ce parce que cette lettre vous parle d'elle, c'est-à-dire d'une femme que vous aimez?...
Une larme brilla dans les yeux de ce singulier garçon, larme de douleur ou de colère:
—Non, prononça-t-il, ma certitude a une autre cause. Vous vous rappelez, n'est-ce pas, la phrase de reconnaissance que doit prononcer celui qui viendra nous chercher ici? Eh bien! c'est dans le jardin de l'Élysée que mon père, le général Delorge, a été tué, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1851...
L'accent de Raymond, le feu sombre de son regard, éveillaient dans l'esprit du docteur un monde de conjectures. Mais il les écarta.
Il venait de remarquer un des rares «déguisés» du bal qui, depuis un moment, les épiait.
C'était un petit homme taillé en force, d'une physionomie plutôt vulgaire que méchante. Il portait un costume d'ordre composite: un large pantalon de velours éraillé, à bandes de satin jadis blanc, et une veste espagnole dont la moitié des boutons manquait. Sur la tête il avait une toque rouge, ornée d'un grand plumet.
—Serait-ce donc celui que nous attendons? pensait M. Legris.
C'était lui.
Il s'approcha de Raymond, lui frappa familièrement sur l'épaule, et d'une voix dont l'alcool avait depuis longtemps détrempé les cordes:
—Je viens du jardin de l'Élysée, prononça-t-il.
Comme s'il eût été mû par un ressort, Raymond se dressa tout d'une pièce et dit:
—Je suis prêt à vous suivre.
—En ce cas, arrivez vite, car nous sommes en retard.
Ce n'était pas sans une intime et bien naturelle satisfaction que le docteur Legris avait pris la mesure de cet inconnu, à qui Raymond et lui allaient s'abandonner.
—Ou je n'ai jamais su ce qu'est une physionomie, pensait-il, ou ce gros gaillard est absolument incapable d'un crime.
Cependant le docteur songeait aussi:
—Ah çà! est-ce dans ce costume qu'il va nous conduire Dieu sait où?...
Pas tout à fait.
Arrivé au vestiaire, l'inconnu y prit un large mac-farlane qu'il jeta sur ses épaules et échangea contre un chapeau de feutre mou sa toque à plumet. Puis, d'un air content de soi:
—Hein! fit-il, je ne suis pas long à changer de pelure, moi, et si vous avez de bonnes jambes...
Mais il s'interrompit, tout interloqué, en reconnaissant que Raymond n'était pas seul.
—Oh! oh! oh! gronda-t-il sur trois tons différents, et d'une voix toujours plus éraillée que le velours de son pantalon... On ne m'avait annoncé qu'une pratique.
Le docteur s'avançait pour intervenir; Raymond le prévint.
—C'est possible, répondit-il, mais si monsieur ne peut m'accompagner, je renonce à vous suivre.
L'homme, évidemment perplexe, se grattait le nez avec une sorte de rage. Ce devait être un moyen à lui de provoquer l'éclosion des idées. Et il lui réussit, car soudain:
—Bête que je suis! s'écria-t-il, je vais régler cela en un tour de main. Ne bougez pas, je reviens.
Et il se rejeta dans la mêlée du bal.
—Ah! c'est nous qui sommes des niais! fit presque aussitôt M. Legris. Cet homme rentre chercher des instructions; donc celui qui l'emploie et le paye, l'auteur de la lettre anonyme, est dans la salle. J'aurais dû me lancer sur ses talons, et si je savais qu'il fût encore temps...
Non... l'homme reparaissait.
—Tout est arrangé, dit-il gaîment, arrivez tous deux; ce sera le même prix...
L'instant d'après ils étaient dehors.
Il était bien près d'une heure, à ce moment. L'économe administration de la Reine-Blanche avait éteint son illumination extérieure. Le pâtissier avait mis les volets de son échoppe. Tout était fermé aux environs. Il ne passait plus un chat sur le boulevard Clichy, et c'est à peine si de loin en loin on apercevait un sergent de ville s'abritant sous quelque porte cochère.
Le temps, après avoir menacé toute la journée, était devenu affreux. C'était une véritable tempête qui s'abattait sur Paris, pliant comme des roseaux les jeunes arbres du boulevard, tordant les tuyaux de cheminées, faisant voler au loin les ardoises des toits.
Cependant la nuit n'était pas sombre, et par moments, à travers les déchirures des nuages noirs chassés par un vent furieux, la lune apparaissait, accentuant la silhouette des maisons et faisant resplendir comme des miroirs d'argent les flaques d'eau des avenues.
Mais qu'importait le temps, au docteur et à Raymond? Ayant relevé le collet de leur paletot, ils s'étaient pris par le bras, et, silencieux, ils marchaient derrière leur guide.
Lui allait, d'une allure insoucieuse, les mains dans les poches, sifflotant un air de valse.
En sortant de l'allée boueuse de la Reine-Blanche, il avait pris du côté de la cité Véron, la cité par excellence des «jolis cabinets à louer».
Il fit ainsi cent cinquante pas, dans la direction des Batignolles, puis tournant court, il s'engagea dans l'avenue du cimetière du Nord.
C'est une large avenue plantée d'arbres où se fait dans le jour un grand commerce de vins et d'emblèmes funéraires, mais qui n'a d'autre issue que le cimetière dont on aperçoit, à l'extrémité, le large portail.
Aussi, le docteur s'arrêta-t-il net, et lâchant le bras de Raymond:
—Ah çà! l'ami, demanda-t-il à leur guide, où nous menez-vous par là?
—Où l'on m'a dit.
—Soit! Mais la nuit, quand le cimetière est fermé, cette avenue est une impasse...
—Possible!... Allons, avançons-nous?...
—Vous nous accorderez bien dix secondes, interrompit M. Legris.
Et attirant Raymond à l'écart:
—Si vous me connaissiez mieux, lui dit-il très vite, je n'aurais pas besoin de vous affirmer que je ne suis pas homme à reculer jamais. Seulement j'aime à me renseigner. Notre expédition me paraît prendre une tournure singulière. Donc, excusez mes questions: neuf fois sur dix, quand on reçoit une lettre anonyme, on sait quel nom mettre au bas...
Raymond l'arrêta d'un geste:
—La lettre peut aussi bien venir d'un ami dévoué que d'un ennemi mortel, répondit-il, voilà tout ce que je puis dire...
—Parfait! dit-il, comme s'il eût été satisfait de cette réponse évasive.
Et de ce ton goguenard dont les hommes forts voilent leurs impressions:
—Nous sommes à vous, l'ami, cria-t-il à leur guide: allez...
Il alla droit à la porte du cimetière, et il s'apprêtait à tirer la corde de la cloche, quand Raymond, d'un geste rapide, lui arrêta le bras.
—Prenez garde, lui dit-il, ni mon ami ni moi ne sommes de ceux qu'on mystifie impunément.
Dédaigneusement l'homme haussa les épaules.
—J'ai l'ordre, répondit-il, de ne vous donner aucune explication. J'ai reçu une commission, je la remplis. Voulez-vous pousser la chose jusqu'au bout? Laissez-moi faire. Avez-vous peur et désirez-vous en rester là? Retournons d'où nous venons. Moi, je m'en bats l'œil; arrive qui plante, je suis payé d'avance!
Et ce disant, il frappa sur la poche de son pantalon de velours, qui rendit un son métallique.
—Cependant...
—Il n'y a pas de cependant, c'est oui ou non, et tout de suite, car je n'ai pas envie de moisir ici... Et, par-dessus le marché, je dois vous engager à brider votre langue, quoi qu'il arrive. Un mot ou seulement une exclamation pourraient nous coûter cher... Nous jouons plus gros jeu que vous ne pensez...
Le docteur Legris se pencha vers son compagnon.
—Laissons-le faire, lui souffla-t-il dans l'oreille.
—Faites donc, dit Raymond, nous nous tairons.
L'homme sonna et attendit.
Deux minutes s'écoulèrent, on entendit un pas trainant et quelques jurons étouffés, et enfin la porte du cimetière s'entre-bâilla.
Un homme, un gardien, parut, portant une lanterne. Tiré de son lit par le son de la cloche, il était à demi-vêtu et coiffé d'un bonnet de coton.
—Qu'est-ce que vous voulez ici? demanda-t-il brutalement.
Pour toute réponse, le guide des deux jeunes gens tira de sa poche un papier et le lui tendit en disant:
—Savez-vous lire? Lisez, et vous le saurez, mon brave.
Méthodiquement, le gardien accrocha sa lanterne à une des ferrures de la porte, et se mit à parcourir ce papier, examinant avec soin les timbres dont il était revêtu. Et quand il eut achevé:
—Que ne parliez-vous tout de suite! fit-il. Combien êtes-vous?
—Trois.
—Entrez.
Ils entrèrent, et quand le gardien eut soigneusement refermé la porte:
—Puisque vous êtes là, dit-il, les rondes seraient inutiles, n'est-ce pas?
—Évidemment! répondit du ton le plus tranquille l'homme au mac-farlane.
—En ce cas, je vais me payer un fameux somme; et vous autres, bien du plaisir, et bonne chance!
C'est dans l'attitude d'un flegme imperturbable, que l'étrange danseur de la Reine-Blanche suivit de l'œil le gardien qui, sans défiance, regagnait sa maisonnette.
Mais quand il l'eut vu rentrer et tirer la porte sur lui, ah! alors il respira à pleins poumons, comme après un péril heureusement conjuré. Et dessinant du bras un geste moqueur:
—Ni vu ni connu! fit-il de sa voix la plus enrouée. Enfoncé le gêneur!...
Ses compagnons, Raymond et le docteur Legris, l'examinaient d'un air de stupeur immense; mais il s'en souciait bien, vraiment!
—Nous y sommes! répétait-il gaiement, nous y sommes!...
Ils étaient alors debout au milieu du rond-point qui ouvre le cimetière Montmartre, à quelques pas du socle de marbre où semble dormir de l'éternel sommeil le bronze de Godefroy Cavaignac.
Devant eux, jusqu'au fond de l'horizon, se déroulait l'immense champ du repos, devenu trop étroit.
Certes, ni le docteur ni Raymond n'étaient accessibles aux terreurs superstitieuses qui hantent les cerveaux faibles, et cependant, peu à peu, ils se sentaient envahis par cette vague et mystérieuse angoisse qui se dégage de la mort.
Seul, le guide gardait son insouciance.
—Le plus fort est fait, reprit-il, mais si nous restons ici à reverdir, nous arriverons trop tard. Allons, en avant trois!...
Et sans hésiter, en homme qui connaît sa route, il s'engagea dans une des allées de droite, une longue allée bordée d'une triple rangée de monuments funèbres.
Sans une objection, sans un mot, les jeunes gens le suivirent encore. Où? Dans quel but? Ils ne se le demandaient même plus à eux-mêmes, tant ils étaient bouleversés par l'étrangeté de la situation et saisis du spectacle qui s'offrait à eux.
La pluie avait cessé, mais le vent redoublait de furie et se déchaînait dans les arbres, emplissant l'air de sifflements lugubres, qui semblaient, dans la nuit, des gémissements et des sanglots. Toujours plus pressés et plus rapides, les nuages volaient emportés par la tourmente. Les ténèbres, à tout instant, succédaient aux clartés indécises de la lune. L'ombre se peuplait. Tout revêtait des formes fantastiques. Les grands cyprès se dressaient, menaçants comme des spectres, et, pareilles à de blancs fantômes, apparaissaient les statues éplorées debout sur les tombeaux...
Cependant, l'homme au mac-farlane allait toujours à travers le dédale du cimetière.
Du même pas égal et sûr il traversa successivement plusieurs avenues, descendit un escalier, remonta une pente roide, et finalement s'arrêta devant une sorte de clairière, non loin de la chapelle bâtie récemment par la famille de Champdoce.
—Halte! prononça-t-il, nous sommes arrivés.
Très évidemment, toutes ses mesures étaient d'avance prises, et bien prises pour atteindre le but qu'il se proposait. Il avait dû venir dans la journée reconnaître le terrain.
[Illustration: Ils étaient assis à une table bien en vue, au milieu du bal.]
Il attira les jeunes gens derrière un épais rideau d'arbres verts, et leur montrant un banc vermoulu au milieu des broussailles:
—Asseyez-vous là, leur dit-il.
—Soit! et ensuite?
—Ensuite? Il ne s'agit plus que d'ouvrir les yeux et les oreilles. Regardez...
De l'endroit où ils étaient postés, les jeunes gens apercevaient, à une vingtaine de mètres, la portion du mur de clôture qui longe la rue de Maistre.
Entre eux et le mur, le terrain était plat et nu, et ils n'y voyaient rien qu'une tombe. Cette tombe était en réparation. La pierre tumulaire avait été déplacée, et on discernait l'ouverture d'un étroit caveau.
Les ouvriers avaient dû y travailler dans la journée, et même, circonstance singulière, ils y avaient laissé leurs outils.
—Et maintenant... commença le docteur.
—Maintenant... dit rudement l'homme, vous allez me faire l'amitié de vous taire et de ne plus bouger...
Après avoir tant accepté, ce n'était plus le lieu ni l'instant de discuter. Les deux jeunes gens se turent et attendirent, troublés, anxieux, se demandant s'ils veillaient ou s'ils étaient le jouet d'un cauchemar; si c'était bien vrai qu'ils étaient là, en pleine nuit, dans ce cimetière, où ils avaient été introduits ils ne savaient comment, par cet inconnu, rencontré dans un bal public, et encore vêtu de sa livrée de carnaval...
Mais cet inconnu, tout à coup, eut un tressaillement et une exclamation sourde:
—Silence! fit-il d'une voix qui, pour la première fois, trahit une émotion; le mur, regardez le mur...
Au-dessus de ce mur, lentement, méthodiquement, une forme humaine s'élevait... C'était bien un homme, et il faisait assez clair pour reconnaître qu'il était coiffé d'une casquette et vêtu d'une longue blouse de couleur sombre.
Ayant atteint le chaperon du mur, il s'y mit à cheval, et se penchant du côté de la rue, il attira à lui une échelle qu'il fit basculer avec précaution et glisser ensuite du côté du cimetière.
Épouvantés cette fois, Raymond et le docteur se rapprochèrent de leur guide pour l'interroger. Mais lui, leur prenant les poignets et les étreignant:
—Chut! donc, tonnerre de ciel! fit-il. Ceci n'est encore rien.
En effet, sur le chaperon du mur, un second personnage se glissait, vêtu comme le premier. Ils semblèrent tenir conseil, puis descendant dans le cimetière, ils se mirent rôder de ci de là, prêtant l'oreille.
Rassurés par leur inspection, ils revinrent à l'échelle et firent probablement un signal convenu, car presque aussitôt un troisième individu apparut.
Ce dernier, autant qu'on en pouvait juger d'après ses vêtements et ses façons, devait appartenir aux plus hautes sphères sociales.
Il était, en tout cas, le maître des deux autres, on en était certain rien qu'à son attitude et à la leur. Il les interrogeait, c'était visible, et satisfait sans doute de leur réponse, il fit un signe du côté de la rue.
Trois secondes après, la silhouette d'une femme se dressait au-dessus du mur.
—Ah! tonnerre! gronda l'homme de la Reine-Blanche, elle a de l'aplomb, celle-là!...
Elle était vêtue de noir et portait un voile si épais que, même en plein jour, on n'eût pas distingué ses traits.
L'homme au vêtement élégant lui ayant tendu la main pour l'aider à passer le mur, elle l'écarta, traversa seule et se laissa légèrement glisser dans le cimetière...
Aussitôt ces quatre complices s'approchèrent jusqu'à la tombe en réparation, si près de la cachette du docteur et de Raymond, qu'on y entendait distinctement leurs moindres paroles.
—C'est ici! fit l'homme qui semblait diriger cette expédition.
—Eh bien! dit la femme d'un ton impérieux, faisons vite...
Comme s'ils n'eussent attendu que cet ordre, les deux hommes en blouse ramassèrent à terre un levier oublié, et en un instant, sans bruit, achevèrent de desceller les pierres du caveau...
Cela fait, ils se baissèrent ensemble vers le trou béant, et réunissant leurs forces, ils remontèrent à fleur du sol un cercueil...
Debout, près de la femme voilée, l'homme qui les commandait avait suivi leur travail:
—Maintenant, madame la duchesse, prononça-t-il, vous allez voir si je vous ai trompée. Allez, vous autres...
Avec une rare dextérité, les deux hommes introduisirent entre les planches le bout de leur levier, et, pesant ensemble, ils firent sauter le couvercle, qui éclata avec un bruit sinistre...
Aussitôt, cette femme que les autres appelaient Mme la duchesse, bondit jusqu'au cercueil, se pencha au-dessus, y plongea le bras avec une précipitation folle; puis d'un accent de joie délirante:
—Vide!... s'écria-t-elle, son cercueil est bien vide!...
Immobiles derrière le rideau de cyprès qui les cachait, le docteur et Raymond Delorge attendaient un mot qui leur révélât le sens de cette scène inouïe, un mot qui leur apprît à quelles sources d'intérêt et de passion puisaient leur audace ces gens qui osaient ainsi en plein Paris escalader les clôtures sacrées d'un cimetière et violer le secret d'un tombeau.
Ce mot ne fut pas prononcé...
C'est sans échanger une parole que l'homme aux vêtements élégants et la femme en noir, la duchesse, regagnèrent l'échelle et disparurent de l'autre côté du mur.
Les complices subalternes, les deux hommes en blouse, restaient seuls dans le cimetière.
Rapidement ils rajustèrent les planches du cercueil et le redescendirent dans le caveau, après quoi, tant bien que mal, ils remirent en place les pierres qu'ils avaient descellées, effaçant vaille que vaille toute trace d'effraction...
Cette besogne terminée, le plus tranquillement du monde, ils regagnèrent le mur, retirèrent leur échelle et disparurent...
De la scène dont le docteur et Raymond venaient d'être témoins, nul vestige ne restait plus qui leur en attestât la réalité... Tout s'était évanoui comme une de ces visions qu'enfantent les ténèbres et que dissipe le jour...
Il était d'ailleurs temps que tout finît. Raymond n'en eût pu supporter davantage, tant depuis un moment toutes ses facultés s'exaltaient jusqu'à un degré presque insoutenable.
Saisissant par le bras, rudement, l'homme de la Reine-Blanche:
—Maintenant, lui dit-il, tu vas nous expliquer pourquoi tu nous as fait assister à cet abominable sacrilège. Qui sont ces gens qui violent les tombeaux? Qu'est-ce que ce cercueil qui est vide? Que veut-on de moi? Parle! Des faits, des noms, et vite...
Tranquillement, l'homme s'était dégagé.
—Vous vous trompez d'adresse, bourgeois, répondit-il de son accent d'insouciance narquoise. Les gens qui m'ont payé pour vous amener ici ne m'ont pas dit leurs secrets. Je ne sais rien... Mais j'ai idée que tout ce que vous demandez doit être écrit sur la pierre tombale...
Le docteur et Raymond eurent le même mouvement:
—C'est pourtant vrai!...
Et abandonnant l'homme, ils bondirent jusqu'à la pierre.
Elle était petite et humble, comme si elle eût été marchandée sou à sou au marbrier funèbre. Au milieu, on lisait:
MARIE SIDONIE
MORTE A VINGT-SEPT ANS
Priez pour elle!
—Eh bien? demanda le docteur.
Raymond semblait abasourdi.
—Pas de nom de famille! murmurait-il, et ce nom de Sidonie n'éveille en moi aucun souvenir... J'ai beau chercher, rien!...
Le docteur, par bonheur, gardait presque son sang-froid accoutumé.
—Ce n'est pas la peine, mon cher, prononça-t-il, de vous creuser la cervelle. Retournons rejoindre notre guide.
Mais quand ils revinrent au banc vermoulu, derrière les cyprès, l'homme au mac-farlane n'y était plus.
Ils appelèrent... pas de réponse. Ils écoutèrent... nul bruit. Ils cherchèrent aux alentours... rien.
—Nous sommes joués! fit le docteur, d'un ton qui annonçait plus de colère que de surprise, joués comme des enfants!
—Mais cet homme...
—Il doit être dehors à cette heure... Mais soyez tranquille, nous le retrouverons, je le veux... Seulement il faudrait pouvoir sortir d'ici à l'instant.
Oui, mais comment? En escaladant le mur? C'était à peine praticable, et en tout cas, bien imprudent.
Si encore ils avaient eu idée du moyen employé par leur guide pour les introduire dans le cimetière!
—N'importe! s'écria le docteur, j'ai un plan, et précisément parce qu'il est hardi, il doit réussir. Regagnons la porte.
Le malheur est qu'ils ne connaissaient pas le cimetière, qu'ils ne savaient même pas dans quelle partie ils se trouvaient. Longtemps ils errèrent à travers le dédale des tombes. La peur, par moments, les prenait presque...
—Si on nous trouvait ici, disait Raymond, comment expliquer notre présence!
Enfin le docteur crut reconnaître l'allée prise la première par leur guide. Il ne se trompait pas. Bientôt ils aperçurent le rond-point et la maisonnette du gardien.
—Maintenant, dit le docteur, à la grâce de Dieu!
Et il alla frapper au carreau de la maisonnette.
—Qui va là? dit une voix de l'intérieur.
—Nous, parbleu! répondit le docteur, nous voudrions sortir.
—Déjà! votre camarade qui vient de partir m'avait dit que vous resteriez jusqu'à l'ouverture...
—Nous avons réfléchi.
—Alors, attendez une minute, et je suis à vous, dit le gardien.
Il ne fut pas long à paraître, en effet, et ayant ouvert la porte, il mit les deux jeunes gens dehors, en leur disant:
—A une autre fois!...
Le docteur se frotta les mains.
—Eh! eh! fit-il, quand la porte fut fermée, peut-être tenons-nous notre homme!
III
C'est sur une circonstance bien futile en apparence, et qui avait totalement échappé à Raymond, que reposaient toutes les espérances du docteur Legris.
Pressé de questions, leur guide leur avait répondu avec un accent de regret dont il n'y avait pas à suspecter la sincérité:
«Ah çà! croyez-vous donc que c'est pour mon plaisir que j'ai quitté le bal au plus beau moment, et juste comme je venais de faire une connaissance charmante?...»
—Donc, concluait le docteur, il y a dix à parier contre un que cet ami de la gaîté est allé reprendre son quadrille interrompu.
—A moins qu'il ne se défie, objecta Raymond.
—Et de qui, s'il vous plaît? De nous? Impossible! Ne nous croit-il pas pris dans le cimetière comme dans un piège pour le reste de la nuit? Moi, je ne crains qu'une chose: c'est que le bal ne soit fini.
Il ne l'était pas. En arrivant à l'allée boueuse de la Reine-Blanche, les jeunes gens aperçurent au fond les reflets de l'illumination de la salle.
—Entrons! fit Raymond.
Mais le docteur l'arrêtant:
—Plaisantez-vous? dit-il. Oubliez-vous que si nous avons intérêt à rejoindre cet homme, il a un intérêt non moindre à nous éviter?
—Ah! si je le tenais, docteur!...
—Vous l'avez tenu, mon cher ami, et il n'a pas parlé. Croyez-moi, pas de violence. Laissez-moi agir, moi qui suis de sang-froid. Attendez ici, pendant que j'entrerai seul en prenant mes précautions pour n'être pas reconnu.
Ces précautions étaient indiquées par les circonstances mêmes.
A la Reine-Blanche, comme à tous les bals publics, est établi pendant le carnaval un magasin où on loue des costumes.
C'est là que se rendit tout droit le docteur. Et moyennant trois francs dix sous, une vieille femme, qui avait un faux air de sorcière, mit à sa disposition une longue souquenille de lustrine noire, qu'elle décorait du nom de domino.
C'était puant, malpropre, répugnant, et à tout autre moment le docteur eût reculé devant cette loque. Mais le temps pressait. Il l'endossa, rabattit, non sans dégoût, le capuchon sur son visage, et se glissa dans la salle de bal.
Elle était vide, ou autant dire. De la cohue de la soirée, c'est à peine si soixante ou quatre-vingts enragés restaient, les uns achevant de se griser autour des tables poisseuses, les autres se ruant avec des gestes épileptiques en une sorte de galop échevelé.
Mais qu'importait au docteur Legris!
Il venait de reconnaître, assis à une des tables de l'estrade, devant un bol immense de vin à la française, l'homme au mac-farlane. Près de lui, vêtue d'un costume de bayadère, bien trop large et beaucoup trop court, buvait une surprenante créature, d'une laideur et d'une maigreur invraisemblables.
—Allons, la chance est pour nous! pensa le docteur.
Et jugeant inutile un plus long séjour dans ce bal, il courut se débarrasser de son domino, et rejoignant Raymond:
—Il ne s'agit plus, lui dit-il, que de savoir où demeure ce gaillard, ce qu'il fait et comment il s'appelle. Et pour y arriver, voici le programme: nous allons monter dans une voiture, d'où nous guetterons la sortie de notre inconnu. Dès qu'il paraîtra, nous commanderons à notre cocher de le suivre, où qu'il aille, à pied ou en fiacre. Dame! c'est un singulier métier que nous ferons là, mais nous n'avons pas le choix des moyens...
La décision prise, ils se hâtèrent de l'exécuter, et bien ils firent, car ils étaient à peine blottis dans un fiacre, que l'homme sortit de la Reine-Blanche, traînant à son bras la bayadère maigre.
Il avait repris son mac-farlane, et sa compagne avait jeté sur ses épaules osseuses un flamboyant châle à carreaux rouges et noirs.
Aussitôt le docteur baissa la glace de devant de sa voiture, et les montrant au cocher:
—Voilà, lui dit-il, les gens qu'il s'agit de suivre sans qu'ils s'en doutent. Si vous réussissez, il y aura vingt francs de pourboire.
—Connu! répondit le cocher en clignant de l'œil.
Et d'un vigoureux coup de fouet, il réveilla son pauvre cheval, qui partit en traînant la jambe...
Le jour se levait... Comme toujours au matin, après une tempête, le ciel était clair. Le vent avait déjà séché le bitume des trottoirs.
Les boulevards extérieurs s'éveillaient. Les balayeurs s'emparaient de la chaussée, les lourdes charrettes chargées de pierres commençaient à circuler. Et par toutes les rues descendaient, des hauteurs de Montmartre, des groupes d'ouvriers...
Mais ni l'homme au mac-farlane, ni la bayadère ne craignaient les regards, et c'est le plus fièrement du monde qu'ils longeaient le boulevard Rochechouart.
Parfois, des ouvriers les interpellaient de loin, et les poursuivaient de quolibets assez peu flatteurs. Ils y répondaient de la belle façon. D'autres fois, c'était eux qui commençaient à apostropher les balayeurs.
C'est ainsi qu'ils arrivèrent chaussée Clignancourt. Ils la remontèrent un moment, tournèrent à gauche, rue Saint-André, puis à droite, rue Feutrier...
Puis le fiacre où se cachaient le docteur et Raymond s'arrêta, et le cocher se penchant vers eux, leur dit:
—Le pourboire est gagné! Vos masques viennent de rentrer dans une maison à vingt pas d'ici.
C'était une maison garnie, de misérable apparence, et qui semblait presque inhabitée malgré ses nombreux écriteaux annonçant des chambres et des cabinets meublés bourgeoisement.
Sur la porte, un gros homme, le ventre ceint d'un tablier bleu, à pièce, fumait sa pipe.
—Vous êtes le maître de la maison, monsieur? lui demanda le docteur.
—Bien à votre service, répondit-il en retirant sa casquette de l'air le plus gracieux.
—Nous aurions besoin d'un renseignement... Il vient d'entrer chez vous un homme vêtu d'un mac-farlane...
—Et donnant le bras à une dame, n'est-ce pas?
—Précisément... Nous aurions, mon ami et moi, à les entretenir d'une affaire excessivement importante, d'une affaire où il y aurait beaucoup d'argent à gagner...
Le maître du garni avait levé les bras au ciel.
—Pas de chance!... s'écria-t-il.
—Pourquoi?
—M. Potencier—c'est le nom de ce monsieur—n'est plus mon locataire depuis le quinze du mois dernier...
—Qu'importe, puisqu'il vient d'entrer chez vous...
L'hôtelier souriait.
—Il n'y est déjà plus, répondit-il... M. Potencier et sa dame n'ont fait que traverser la maison, qui a deux issues, comme vous pouvez le voir...
Et se dérangeant un peu, il montrait un couloir interminable, au fond duquel on apercevait une autre rue.
Ce fut comme un seau d'eau froide tombant de haut sur la tête de Raymond et du docteur Legris. Avoir pris tant de peine pour aboutir à un tel échec, c'était humiliant et irritant. Mais le docteur savait se contraindre:
—Si M. Potencier n'est plus votre locataire, dit-il au maître du garni, il a dû vous laisser sa nouvelle adresse...
—Lui!... jamais de la vie. C'est un homme très caché, voyez-vous, qui n'aime pas qu'on se mêle de ses affaires...
—De sorte qu'il vous est impossible de nous dire où le trouver...
—Oh! tout à fait impossible.
Le docteur avait tiré son portefeuille, et tout en semblant y chercher quelque chose, il remuait trois ou quatre billets de banque de cent francs qui s'y trouvaient, et il les maniait si habilement qu'ils paraissaient se multiplier et foisonner sous ses doigts.
—C'est une belle occasion, fit-il, que M. Potencier perd de gagner une grosse somme... Mais tenez, voici enfin ce que je cherchais... faites-le tenir, s'il se peut, à votre ex-locataire, en le prévenant que je désire lui parler...
Et ce disant, il tendait à l'hôtelier une de ses cartes de visite:
LE DOCTEUR VALENTIN LEGRIS
place du Théâtre, à Montmartre
CONSULTATIONS TOUS LES JOURS, DE UNE HEURE A TROIS
(gratuites le lundi et le jeudi)
La vue de la quantité de billets de banque que lui avait paru remuer le docteur avait rendu fort sérieux le patron du garni.
—Je ne pense pas, dit-il, que je puisse jamais faire cette commission. Je garde pourtant cette carte, et si je venais à savoir où demeure M. Potencier...
—Vous la lui remettriez, c'est entendu. Et sur ce, au plaisir! cher monsieur...
Assurément, le docteur n'espérait pas que sa carte lui attirât jamais la visite de M. Potencier. Mais il était de ceux dont l'avis est qu'il faut toujours aider le hasard et lui laisser ouvertes le plus de portes possible.
[Illustration:—Regardez le haut du mur.]
—Cet homme nous échappe, dit-il à Raymond, tandis qu'ils regagnaient leur voiture; nous ne le reverrons plus désormais, que s'il le veut bien.
—Qui sait? prononça Raymond.
Et s'arrêtant court au milieu de la rue:
—Il m'est venu une idée, docteur. Pendant que vous parliez à cet hôtelier moi je songeais. Comment, me disais-je, cet homme s'y est-il pris pour nous introduire dans le cimetière? Il a présenté un papier que le gardien a lu et serré ensuite dans sa poche. Donc, ce papier devait être un permis donné par l'administration, supérieure, sous un prétexte que j'ignore, mais qu'il m'est aisé d'imaginer...
—Jusqu'ici très bien, approuva le docteur. Cette opinion est si bien la mienne que j'en ai déduit l'expédient qui nous a rendu la liberté...
—Eh bien! ce permis porte nécessairement le nom de la personne à qui il a été délivré, de sorte que si le gardien l'avait encore en sa possession, et qu'il consentît à nous en laisser prendre connaissance...
Le docteur se frappa le front.
—Comment, diable! n'avais-je pas songé à cela! interrompit-il. Venez vite!
Mais le cocher qui les avait amenés n'était guère disposé à les reconduire.
Sa remise était à deux pas, disait-il, et son pauvre cheval, qui avait passé la nuit, ne tenait plus debout.
Ils perdirent donc une heure à chercher un autre fiacre qu'ils ne trouvèrent pas. Ils mirent un bon quart d'heure à découvrir un commissionnaire qu'ils envoyèrent, rue Blanche, porter à Mme Delorge une lettre qui lui expliquait l'absence de son fils.
Enfin, comme ils étaient exténués de fatigue et de besoin, ils rentrèrent au café Périclès, où Justus leur servit une tasse de chocolat. Et ils y furent retenus un bon moment par le journaliste Peyrolas, lequel était aux anges, ayant, l'avant-veille, publié un article qui allait, espérait-il, lui valoir un mois de prison, c'est-à-dire le poser dans le monde et le classer parmi les hommes d'État de l'avenir.
Si bien qu'il était plus de dix heures quand Raymond et le docteur tournèrent le coin de l'avenue du cimetière du Nord.
—Avançons avec précaution, avait dit le docteur, et avant de nous adresser au gardien, sondons un peu le terrain aux environs.
Jamais circonspection ne reçut plus vite sa récompense.
Ils avaient à peine dépassé la grande porte, qu'ils aperçurent, au milieu du rond-point, un groupe de gardiens et de sergents de ville causant et gesticulant avec une animation extraordinaire.
—Oh! fit M. Legris en serrant le bras de Raymond, il y a quelque chose... Tâchons de savoir ce dont se préoccupent tous ces gens. Mais prenons garde...
C'est avec la plus sage lenteur, en effet, et par une manœuvre tournante des plus habiles, qu'ils s'approchèrent du groupe.
Un vieux gardien à barbe blanche avait la parole.
—Ma foi! disait-il, j'y aurais été pris tout comme mon camarade. Comment soupçonner une scélératesse pareille? Trois hommes se présentent en pleine nuit à la porte du cimetière, ils montrent un papier de la Préfecture, où il est expliqué qu'ils sont inspecteurs de la police de sûreté, et où il est dit qu'il faut les laisser entrer, leur prêter main-forte au besoin, et même leur obéir... Dame! on leur dit: Donnez-vous donc la peine de passer!...
—Pas quand le permis est faux! objecta un brigadier.
—Comment le deviner? Il y avait un en-tête de la Préfecture de police.
—C'est vrai, cet imprimé a dû être volé dans les bureaux. Mais les signatures, les cachets, tout est contrefait, et si grossièrement que la contrefaçon saute aux yeux...
—Aux vôtres, peut-être, qui êtes de la partie... Mais non pas à ceux d'un pauvre diable qu'on éveille en sursaut...
Pour justifier leur présence et leur immobilité près du groupe, au cas où on viendrait à les remarquer, Raymond et le docteur avaient pris chacun un cigare, qu'ils feignaient de ne pouvoir allumer, tout en brûlant force allumettes.
Cependant, un sergent de ville poursuivait:
—Sait-on du moins ce qu'ils voulaient, ces brigands-là?
—Voler, parbleu! interrompit un autre.
—Qui sait! fit un vieux gardien. Il y a des fous qui ont des folies si bizarres... Enfin, n'importe, nous allons passer une inspection soignée, pour voir si tout est bien en ordre et à sa place...
—Et que les gredins aient volé ou non, déclara le brigadier, ils peuvent être sûrs de leur affaire. La police leur aura bientôt mis le grappin dessus...
—Oh! quant à ça...
—C'est sûr et certain, je vous le garantis. Le gardien qu'ils ont trompé se souvient de leur signalement. Il y en a un surtout qu'il reconnaîtrait, m'a-t-il dit, s'il le rencontrait dans la rue. C'est un homme jeune, très comme il faut, de taille moyenne, portant toute sa barbe, légère et molle, séparée en éventail au menton. Il était vêtu d'un grand pardessus à longs poils, et portait un chapeau large et une cravate blanche.
D'un brusque mouvement, le docteur entraînait Raymond vers l'intérieur du cimetière...
Le signalement donné, c'était le sien propre, trait pour trait. Rien n'y manquait. Que le brigadier se retournât, ou un de ses auditeurs, et le docteur Legris se trouvait dans une situation difficile.
—Me voici dans de beaux draps! fit-il, quand il se crut à l'abri.
Raymond était désespéré. Il avait pris la main du docteur et la serrant:
—Comment reconnaître jamais, lui disait-il, tout ce que vous avez fait pour moi, qui vous suis presque inconnu?... Jamais je ne me pardonnerai l'embarras où je vous jette. Eh! je devais bien savoir qu'il y a sur moi comme une fatalité, et que je porte malheur! Quand on se sait ainsi, on vit seul...
Mais déjà le sourire était revenu sur les lèvres du docteur.
—Quand on est ainsi, dit-il de sa bonne voix sympathique, on accepte le dévouement d'un ami, et on est deux à lutter contre la mauvaise fortune!
Dans la bouche du docteur Legris, ces grands mots: amitié et dévouement, gardaient entière et intacte leur admirable signification.
Il suffisait qu'il les eût prononcés pour qu'il s'estimât engagé d'honneur.
Mais, pour cela même, il détestait les phrases et l'emphase, fuyait les explications et les effusions.
Voyant donc Raymond sincèrement ému:
—Nous recauserons de tout cela plus tard, reprit-il vivement. L'important, pour l'heure, est de nous remettre à notre besogne, laquelle, il faut bien l'avouer, se complique terriblement. Encore un moyen d'arriver à la vérité qui nous échappe, car il serait insensé d'aller demander communication du permis...
Puis, après quelques minutes de réflexion.
—N'importe, reprit-il, tout espoir n'est pas encore perdu d'avoir le mot de l'énigme. Ah! je ne jette pas ainsi ma langue aux chiens, moi! Marchons, tâchons de retrouver l'endroit où notre guide nous avait conduits.
Le cimetière, à cette heure, n'avait plus rien des mystérieuses terreurs de la nuit. Le mouvement et la vie l'emplissaient. A tout instant des groupes passaient, les bras chargés de fleurs ou de couronnes d'immortelles. Çà et là, dans des massifs, on entendait le chant monotone d'un jardinier ou le grincement de la scie d'un tailleur de pierre.
A la tempête de la nuit, une journée printanière succédait. Une brise molle berçait les arbres gonflés de sève. Et tout le long des allées, aux tièdes rayons du soleil, les premières primevères ouvraient leurs feuilles d'un vert tendre.
Et tandis que les jeunes gens erraient à l'aventure, à travers le labyrinthe des tombes, cherchant leur chemin qu'ils ne reconnaissaient pas:
—Voici, disait le docteur à Raymond, voici l'idée bien simple qui m'est venue. Les deux prénoms gravés sur la pierre: Marie-Sidonie, ne vous rappellent, m'avez-vous dit, personne que vous ayez connu?
—Personne, docteur.
—Bien. Mais rien ne nous dit que le nom de famille, omis peut-être à dessein, ne réveillerait pas vos souvenirs!...
—Il faudrait le savoir...
—Sachons-le. Il est inscrit au greffe du cimetière, évidemment.
Raymond tressaillit.
—Oubliez-vous donc, docteur, s'écria-t-il, la situation que nous fait ce faux permis? Pouvons-nous raisonnablement nous présenter au greffe?
—Non. Mais nous pouvons y envoyer quelqu'un, le premier venu, le commissionnaire du coin, si vous voulez...
Mais il s'interrompit, et d'un tout autre ton:
—Ah! nous y voici! dit-il. Cette fois, je ne me trompe pas.
Ils arrivaient, en effet, à l'endroit où les avait postés l'homme de la Reine-Blanche. Ils reconnaissaient le banc vermoulu où ils s'étaient assis, et le rideau de cyprès qui les avait cachés.
Devant eux, jusqu'au mur de clôture, s'étendait la clairière inculte et nue.
Ils revoyaient la tombe, si audacieusement profanée, telle qu'elle leur était apparue à la pâle clarté de la lune.
Elle était toujours dans le même état, c'est-à-dire en pleine réparation, tout entourée de plâtras et d'éclats de moellons. La pierre tombale était toujours retirée, les outils des ouvriers étaient encore à terre.
A ce spectacle, le front du docteur se plissa.
—Oh! murmura-t-il, qu'est-ce que cela signifie?
C'est qu'il s'était attendu à trouver la tombe entièrement réparée.
C'était l'unique moyen de faire disparaître toute trace de l'odieuse profanation, et il pensait que ceux qui avaient tant osé ne l'auraient pas négligé, et que dès le matin ils auraient envoyé des ouvriers, leurs complices de la nuit...
Mais non, rien.
Et les pierres du caveau, descellées violemment et replacées à la hâte, trahissaient le sacrilège.
Voilà ce que le docteur avait vu d'un coup d'œil.
Voilà ce que Raymond vit aussi, car répondant à l'exclamation de son compagnon:
—Et vous avez entendu les gardiens, docteur, dit-il d'une voix altérée: ils ont annoncé qu'ils allaient visiter attentivement le cimetière.
—Oui, j'ai entendu. S'ils viennent ici, et ils y viendront, ces pierres, jetées là pêle-mêle attireront leur attention... Ils les dérangeront et verront que la bière a été forcée... Ils soulèveront les planches mal reclouées, et reconnaîtront que cette bière est vide...
Positivement, Raymond sentait sa raison se troubler.
—De sorte que... balbutia-t-il.
—De sorte que, si nous venions à être reconnus, nous serions arrêtés, emprisonnés, accusés d'un crime incompréhensible, tant il est odieux, et en danger, qui sait! d'être condamnés...
—Ah! vous m'épouvantez, docteur...
—Dame! prouvez donc votre innocence, s'il vous plaît! Allez donc raconter la vérité à un juge d'instruction! Allez donc lui dire que sur la foi d'une lettre anonyme, nous sommes allés au bal de la Reine-Blanche, attendre, sans savoir dans quel but, un homme inconnu... que cet homme s'est présenté à nous vêtu d'un costume de carnaval, et que nous avons consenti à le suivre ici, sans explications; qu'il nous a fait cacher, et que nous avons vu quatre personnes dont une femme, que les autres appelaient «madame la duchesse», franchir le mur du cimetière et violer cette tombe... Oui! allez un peu raconter cela à votre juge!... «A d'autres! vous répondra-t-il, à d'autres! Est-ce que de telles choses sont admissibles, en pleine civilisation, en plein Paris, une nuit de carnaval!...»
Et sans laisser le temps à Raymond de placer une syllabe:
—C'est que ce n'est pas tout, reprit-il. On nous demandera pourquoi cette bière est vide. On n'élève pas, que diable! des tombeaux sur une bière vide. Nous redirons ce que nous avons vu, on haussera les épaules. On nous montrera sur la pierre tombale ce nom gravé: Marie-Sidonie; on nous demandera compte du cadavre...
Il se sentait pâlir en parlant ainsi, il regardait de tous côtés s'il n'apercevait pas quelque gardien. La peur, cette peur qui ne discute ni ne raisonne, troublait son jugement si net d'ordinaire, et il entrevoyait de si terribles complications, que saisissant le bras de Raymond:
—Partons, dit-il avec une violence extraordinaire, sortons d'ici, fuyons!...
Par bonheur, ainsi qu'il arrive toujours, à mesure que se troublait le docteur, Raymond redevenait plus maître de soi.
—Fuir ainsi, répondit-il, y songez-vous!... Oubliez-vous que le cimetière est surveillé, que notre signalement est donné?... Courir, marcher d'un pas rapide seulement, ne serait-ce pas nous dénoncer?...
Il est sûr que, tout signalement à part, leur seul aspect devait éveiller des soupçons, et c'était miracle qu'on ne les eût pas remarqués à l'entrée.
Leurs aventures de la nuit étaient tracées en quelque sorte sur leurs vêtements souillés et salis, sur leurs bottes boueuses, sur leurs pantalons crottés jusqu'au jarret et maculés de terre aux genoux, sur leurs paletots mouillés et éraillés par les broussailles où ils s'étaient blottis, sur leurs chapeaux même, poudrés par la poussière du bal et hérissés ensuite par la pluie. Rappelé au sentiment exact de la situation par la voix de son compagnon, le docteur s'était arrêté court...
—Décidément, je perds la tête, fit-il avec un sourire un peu contraint. Et cependant, la plus vulgaire prudence nous commande de quitter au plus tôt le cimetière... Plus nous attendrons, moins il y aura de monde aux portes et plus nous aurons de chances contre nous. C'est en ce moment qu'il y a foule, qu'il faut tenter l'aventure... Donc, réparons de notre mieux le désordre de notre toilette, rapprochons-nous de l'entrée, mêlons-nous au cortège de quelque enterrement, et sortons la tête baissée, comme des parents désolés...
IV
Sans encombre, sinon sans battements de cœur, Raymond et le docteur Legris franchissaient quelques instants plus tard la porte redoutée du cimetière Montmartre.
Une fois dans l'avenue ils étaient sauvés.
Et cependant ils ne respirèrent librement que plus tard, lorsqu'ils eurent dépassé la place Pigalle, et qu'ils arrivèrent au café de Périclès.
Ils s'y firent servir à déjeuner, dans un petit salon au premier étage, que Justus réservait à ses clients de prédilection, autant pour causer librement que pour échapper au terrible journaliste Peyrolas, lequel, embusqué près de la porte d'entrée, guettait les arrivants et leur lisait impitoyablement son fameux article.
Une côtelette et un verre de vin de Bordeaux ne devaient pas tarder à rendre au docteur Legris l'élasticité de son esprit, et tout en versant à boire à Raymond:
—C'est égal, disait-il, d'ici à quelque temps, je m'abstiendrai d'aller rôder aux environs du cimetière Montmartre. Je viens de recevoir une leçon dont je profiterai. Je sais, à présent, ce qu'il en peut coûter de ne se point vêtir comme tout le monde, d'arborer des chapeaux d'une forme à soi et de porter des cravates blanches.
Mais il perdait son temps à essayer de dérider son convive.
Tant qu'il avait conservé l'espoir d'arriver à la vérité, tant qu'il avait entrevu un effort à faire ou un expédient à risquer, tant qu'il y avait eu lutte, en un mot, et incertitude du résultat, Raymond avait su maintenir son énergie à la hauteur des circonstances.
Battu, il s'abandonnait sans vergogne à la plus incroyable prostration.
Aussi, répondant à ses intimes réflexions, bien plus qu'il ne s'adressait à son compagnon:
—Nous ne saurons rien, murmura-t-il, rien!...
Le docteur Legris achevait alors de déjeuner. Adonis avait versé son café et il venait d'allumer un cigare.
—Vous vous trompez, Raymond, prononça-t-il d'une voix ferme. Peut-être n'apprendrez-vous que trop tôt le mot de cette lugubre énigme.
—Hélas!...
Sachant par expérience que Justus Pufzenhofer en bon Allemand qu'il était, avait la fâcheuse habitude de rôder autour des portes, et d'y coller selon l'occasion l'œil ou l'oreille, M. Legris s'était levé et s'assurait que personne n'écoutait du dehors.
Revenant ensuite s'asseoir en face de son nouvel ami:
—Maintenant, commença-t-il, raisonnons froidement, s'il se peut, et tâchons de mettre de l'ordre dans nos idées, car en vérité depuis hier au soir nous pensons et nous agissons comme des enfants. Vous, cher ami, vous aviez sans doute des raisons que j'ignore d'être profondément ému. Quant à moi, en me voyant brusquement jeté dans cette ténébreuse aventure, j'ai été impressionné d'une façon ridicule pour un homme de ma trempe, médecin, et qui se pique de scepticisme.
Raymond essaya de l'interrompre pour protester; il n'en continua que plus vite:
—De votre trouble et du mien, il est résulté que nous avons abandonné la proie pour l'ombre, et que nous avons été joués. Le mal est fait, n'en parlons plus. Mais en faut-il conclure que nous sommes incapables de soulever le voile qui recouvre ce mystère? Non, certes, et je vais essayer de vous le prouver...
Un geste sans signification précise fut la seule réponse de Raymond.
—Procédons donc méthodiquement, reprit le docteur, et du connu tâchons de dégager l'inconnu. Tout d'abord, le mobile de cette intrigue est-il considérable? Évidemment, oui. Ce n'est pas sans un intérêt immense que des gens tentent une aventure aussi scabreuse que celle de cette nuit. Mais quel est cet intérêt? Pour nous, voilà l'x, voilà la solution à trouver. Ce que nous savons, par exemple, c'est que l'intérêt des principaux complices est identique. Si l'homme triomphait, la femme était folle de joie, comme lorsqu'on voit dépassées ses plus magnifiques espérances. Quant au but qu'ils se proposaient, il nous est révélé par les faits mêmes. Ils voulaient savoir positivement si oui ou non la tombe de Marie-Sidonie était vide...
Comme s'il eût attendu une objection, il s'arrêta.
Et cette objection ne venant pas:
—L'organisateur de cette audacieuse expédition, poursuivit-il, l'homme aux vêtements élégants, savait à n'en pas douter que le cercueil était vide. Il l'avait affirmé à la femme aux vêtements noirs, et la preuve, c'est qu'au moment de forcer la tombe, il lui a dit: «Vous allez voir, madame la duchesse, que je ne vous ai pas trompée.» Mais elle doutait, et je n'en veux pour preuve que sa joie en constatant la vérité.
Tout cela était si clair et si précis, et si bien exposé comme les termes d'un problème ordinaire, que Raymond commençait à s'en étonner.
M. Legris, plus lentement, continuait:
—Pour nous, simples spectateurs, quelle est la conclusion à tirer? C'est qu'il y a de par le monde, vivante et bien vivante, une femme que l'on croit morte et enterrée: Marie-Sidonie...
Il disait cela d'un si singulier accent de certitude, que Raymond en tressaillit.
—Il faut donc croire, murmura-t-il, à quelque supercherie odieuse, abominable, à un simulacre d'inhumation...
—Oui.
—Dans quel but? Pourquoi?...
—Eh! si je le soupçonnais seulement, s'écria le docteur, le problème serait bien près d'être résolu... Mais ici, nul indice!... Une seule chose m'est démontrée, c'est que la duchesse a tout à espérer, tout à attendre de l'existence de cette Marie-Sidonie...
Pendant plus d'une minute, Raymond garda le silence.
—Mais moi, fit-il enfin, moi, où est mon intérêt dans cette intrigue compliquée, et comment y suis-je mêlé?...
Eh! c'était là précisément la question qui obsédait la pensée du docteur Legris, la question à laquelle il cherchait en vain une réponse plausible.
—Comment le saurais-je, fit-il, lorsque vous-même l'ignorez!...
Et Raymond se taisant:
—Pourtant, ajouta-t-il, si vous ne deviez pas être un des acteurs indispensables de cette incompréhensible scène, on ne serait pas allé vous chercher...
—On!... qui, on?
—Quelqu'un qui vous connaît bien, puisque la lettre anonyme que vous m'avez montrée faisait allusion à la mort du général Delorge votre père, et aussi à une femme que vous aimez...
[Illustration:—Vous voyez, madame la duchesse, que le cercueil est vide.]
—Je pouvais jeter cette lettre au feu.
—Mais vous ne l'y avez pas jetée, et son auteur était certain que vous ne l'y jetteriez pas. Il comptait si bien sur vous, que toutes ses précautions étaient prises. Le faux était prêt qui devait vous ouvrir la porte du cimetière, et Potencier, ce complice subalterne qui nous a si subtilement glissé entre les mains, vous attendait. Et on jugeait votre présence tellement urgente, que pour vous décider à venir, on m'a admis en tiers, moi inconnu, qui pouvais être dangereux, et qui n'ai pas les raisons... que vous devez avoir... qu'on sait que vous avez... de garder le secret et de ne pas invoquer l'assistance de la police...
M. Legris jeta son cigare, que dans sa préoccupation il avait laissé éteindre, et poursuivant l'analyse de la situation:
—Maintenant, reprit-il, quelles conclusions tirer de tout ceci?... C'est que l'auteur de la lettre anonyme ne peut être que l'homme qui dirigeait l'audacieuse expédition de cette nuit...
—Je le crois, murmura Raymond, oui, je le crois...
—Et moi, j'en suis sûr, parce qu'il m'est démontré que cet homme savait notre présence à deux pas, derrière les cyprès...
—Oh!...
—Il la savait, vous dis-je, et j'en ai une preuve qu'admettrait le jury le plus timoré. Rappelez vos souvenirs. Lorsque les agents subalternes de cet homme, les deux complices en blouse, sont descendus dans le cimetière, qu'ont-ils fait?...
Lentement, et avec une certaine hésitation:
—Autant qu'il m'en souvient, répondit Raymond, ils ont erré de ci et de là autour de la clairière, regardant, prêtant l'oreille...
—S'assurant, en un mot, qu'ils n'étaient pas épiés?...
—Évidemment...
—Donc, j'ai raison. Comment admettre, en effet, que des coquins exercés, et ceux-là le sont, qui risquent d'être surpris au moment de commettre un crime, et ils le risquaient, n'aient pas mieux pris leurs précautions? Représentez-vous le terrain. S'y trouvait-il un endroit plus favorable à une embuscade que celui où nous étions blottis? Non. Comment donc ces deux hommes ne l'ont-ils pas visité? Comment! C'est que leur chef, celui qui les payait, les avait avertis. C'est qu'il leur avait dit: «Surtout, n'approchez pas du massif de cyprès, vous y trouveriez cachés des gens à moi qu'il ne faut pas déranger...»
A demi-voix et comme s'il eût répondu à ses pensées, et non à M. Legris:
—C'est bien cela, murmura Raymond, c'est bien cela... Ce ne peut être que lui qui m'a écrit!...
Le docteur jubilait.
Faire étalage de ses facultés maîtresses est une disposition commune à tous les hommes, depuis le plus vulgaire jusqu'au plus supérieur.
Et il éprouvait à montrer sa pénétration le même plaisir naïf que ressent le robuste manœuvre qui lève à bras tendu l'énorme poids que ses compagnons peuvent à peine soulever.
—Lui! s'écria-t-il, oubliant son serment de ne pas questionner. Qui, lui? Vous voyez bien que vous soupçonnez quelqu'un!...
Le front de Raymond s'assombrit.
—Docteur!... fit-il.
—Et cette duchesse si audacieuse, est-ce que vraiment en cherchant bien vous ne trouveriez pas son nom?...
—Je connais plusieurs femmes qui portent ce titre de duchesse...
—Ah!...
—La duchesse de Maumussy, la duchesse de Maillefert...
—Vous voyez donc bien...
Raymond eut un mouvement d'impatience.
—Mais qu'est-ce que cela prouve! fit-il brusquement. En sais-je mieux comment je puis me trouver mêlé aux événements de cette nuit? Doutez-vous de ma parole? Faut-il que de nouveau je vous jure, sur tout ce qu'il y a de sacré, que je ne comprends rien à tout ce qui arrive depuis vingt-quatre heures, que jamais je n'ai connu personne du nom de Marie-Sidonie?...
Une fugitive rougeur montait aux joues du jeune médecin.
—Ai-je donc été indiscret? fit-il. Dites-le-moi franchement. Dois-je oublier tout ce dont j'ai été témoin? Parlez, et c'est fini, jamais plus il n'en sera question entre nous!...
Déjà Raymond se sentait tout honteux de son irritation.
Saisissant la main du docteur:
—Assez, prononça-t-il d'une voix émue. A un ami tel que vous, on ne marchande pas les confidences. Faites-moi l'amitié de venir partager ce soir notre modeste repas de famille. Et nous chercherons ensemble s'il est dans mon passé quelque événement qui explique le sombre mystère de cette nuit...
DEUXIÈME PARTIE
LE GÉNÉRAL DELORGE
I
Un soir, en un de ces rares moments où il se départait de sa réserve et de sa froideur accoutumées, Raymond Delorge avait dit au docteur Legris:
—Celui-là est véritablement malheureux qui n'espère plus rien. Voilà où j'en suis, moi qui n'ai pas trente ans. Et si je n'étais pas certain que la balle qui me tuerait frapperait ma pauvre mère du même coup, il y a longtemps que je me serais fait sauter la cervelle...
Le passé de cet infortuné expliquait ce morne désespoir et ce dégoût profond de la vie.
Son père, le général Pierre Delorge, avait été ce qu'on est convenu d'appeler un officier de fortune, c'est-à-dire un de ces soldats qui n'ont d'autre recommandation que leur mérite et leur bravoure, d'autre richesse que leur épée, et dont chaque grade est forcément le prix d'un service rendu ou d'une action d'éclat.
Fils d'un menuisier de Poitiers, ancien volontaire de 1792, bercé de la légende glorieuse des armées de la République, Pierre Delorge, le jour même de ses dix-huit ans, s'était engagé dans un régiment de dragons.
Son éducation était des plus bornées, mais il avait l'imagination pleine de récits de batailles, et il se sentait de la trempe de ces soldats héroïques dont lui parlait son père, et qui, à trente ans, étaient morts ou généraux de division.
Malheureusement, on était alors en 1820.
C'était le beau temps de la Restauration, et les fils d'artisans révolutionnaires n'étaient pas précisément en odeur de sainteté.
En fait de guerre, Pierre Delorge ne vit que la guerre d'Espagne, où il n'eut même pas l'occasion de dégainer.
En revanche, il avait failli se trouver compromis dans la première conjuration de Saumur, à la suite d'une dénonciation anonyme, qui l'accusait faussement d'avoir entretenu des relations suivies avec le brave et faible général Berton.
Du moins sut-il mettre à profit ces longues années de paix et les loisirs forcés de la vie de garnison.
Ayant reconnu l'insuffisance de son éducation, il entreprit bravement de la refaire, et obstinément il la refit.
Les longues heures que ses camarades passaient au café militaire, entre un jeu de cartes et un bol de punch, il les employait à travailler, réalisant sur ses maigres appointements assez d'économies pour payer un professeur ou acheter des livres.
D'aucuns essayèrent bien de railler ses études obstinées, son existence austère, sa rigide exactitude à remplir les devoirs de son état; ils en furent pour leurs taquineries.
Et encore ne les poussèrent-ils jamais plus loin, Pierre Delorge n'ayant pas la prétention d'être ce qui s'appelle endurant.
Puis, comme il était malgré tout le meilleur et le plus sûr des camarades, modeste et toujours prêt à rendre service, comme d'un autre côté on le savait doué de la plus rare énergie, on s'accoutuma à reconnaître sa supériorité, à la célébrer et à le désigner hautement comme un des officiers d'avenir de l'armée.
La révolution de 1830 le trouva en Algérie, lieutenant de chasseurs.
Il avait été décoré lors de la prise d'Alger, à la tête de son escadron, qui faisait partie de la division Loverdo.
Les années qui suivirent, il les passa en Afrique, où l'œuvre de notre domination se poursuivait avec un perpétuel mélange de bien et de mal, de succès et de revers.
On peut dire que, pendant huit ans, il ne se tira pas dans notre colonie un seul coup de fusil sans qu'il fût présent.
Il était à Constantine, où il fut blessé, à Mostaganem, au col de Mouzaïa, où il fut laissé pour mort, et à Médéah et à Milianah...
Cité plusieurs fois à l'ordre de l'armée, fait officier de la Légion d'honneur sur le champ de bataille, il était chef d'escadron, lorsqu'en 1839 il rentra en France avec son régiment.
Il avait alors trente-sept ans.
Envoyé en garnison à Vendôme, il dut à la grande réputation qui l'avait précédé, et à la curiosité qu'il inspirait, d'être présenté à une personne qui tenait en ville le haut du pavé, et qui passait pour y faire la pluie et le beau temps, Mlle de la Rochecordeau.
C'était une vieille fille d'une cinquantaine d'années, sèche et jaune, avec un grand nez d'oiseau de proie, très noble, encore plus dévote, joueuse comme la dame de pique en personne et médisante à faire battre des montagnes.
Ce qui n'empêche qu'à tous ceux qui énuméraient la longue kyrielle de ses imperfections, il était, à Vendôme, de mode de répondre:
—C'est possible!... Mais elle est si bonne et si généreuse!...
Or, cette grande réputation de générosité et de bonté était venue à Mlle de la Rochecordeau de ce qu'elle avait recueilli et gardait près d'elle, depuis dix ans, la fille de sa sœur défunte, Mlle Élisabeth de Lespéran.
Et encore, cette belle action de la vieille fille n'avait-elle été ni spontanée, ni même absolument volontaire.
A la mort du marquis de Lespéran, mort un an après sa femme, et sans un sou vaillant, Mlle de la Rochecordeau avait fait des pieds et des mains pour colloquer la petite—c'était son expression—aux Lespéran de Montoire, riches, dit-on dans le pays, à plus de cent mille livres de rentes.
Mais ces bons et généreux parents n'étaient rien moins que disposés à s'embarrasser de la fille de leur frère.
Il y eut des propos colportés.
Une des dames de Lespéran de Montoire passa pour avoir dit:
—Cette vieille fée peut bien garder le cadeau pour elle.
A quoi Mlle de la Rochecordeau répondit:
—Eh bien! soit, je le garderai, moi qui suis pauvre, quand ce ne serait que pour faire rougir ces vilains de leur crasse.
Elle garda Élisabeth, en effet. Mais à quel prix!
Haineuse, acariâtre, n'ayant pas encore pris parti de son célibat, rongée de regrets et de jalousie, la vieille fille fit de l'enfant son souffre-douleur.
Jamais un repas ne s'écoula sans que l'orpheline ne s'entendît reprocher le pain qu'elle mangeait. Jamais elle n'essaya une robe sans avoir à subir les plus humiliantes réprimandes, et toutes sortes de jérémiades sur la coquetterie des sottes qui se croient jolies et à propos de la cherté excessive des étoffes. Jamais elle ne chaussa une paire de bottines neuves sans entendre le soir sa terrible parente dire aux dévotes ses intimes:
—Cette petite userait du fer; Roulleau, le cordonnier de la Grande-Rue, n'a pas une pratique pareille. Et, cependant, elle devrait savoir qu'à mon âge je m'impose des privations pour elle!
Et c'eût été pis, sans doute, si Mlle de la Rochecordeau n'eût été contenue par un parent qui la venait visiter quelquefois, et qu'elle craignait plus encore que son confesseur: le baron de Glorière.
Ce vieux et digne gentilhomme, célibataire et enragé collectionneur, avait pris Élisabeth en affection.
Elle lui dut l'unique poupée qu'elle eût jamais, poupée adorée à qui elle confiait ses chagrins. Elle lui dut plus tard deux ou trois jolies robes et quelques modestes bijoux.
Malheureusement il n'était pas riche, ne possédant que trois mille livres de rentes et son château de Glorière, où il vivait.
Le château renfermait bien, disait-on, des objets de la plus haute valeur, des meubles surtout et des tableaux, mais le vieux collectionneur fût mort de faim avant de se défaire du plus humble d'entre eux.
—Soyez donc moins rude! disait-il toujours à Mlle de la Rochecordeau.
Elle l'eût été, si sa nièce eût été moins jolie.
Mais l'éclatante, elle disait la révoltante beauté d'Élisabeth la transportait de rage, et rien de ce qu'elle essayait pour en atténuer l'éclat ne lui réussissait.
La taille pleine et ronde de la jeune fille eût donné de la grâce à un sac. Ses cheveux, pour être privés de pommade, n'en étaient ni moins abondants, ni moins fins, ni moins brillants. Ses mains contraintes aux plus rudes besognes et lavées au plus grossier savon de Marseille, restaient blanches et délicates. La forme exquise de son pied se trahissait sous des chaussures informes.
—C'est comme un sort! se disait Mlle de la Rochecordeau, vous verrez qu'elle n'aura seulement pas la petite vérole!...
C'est cependant à une des soirées à gâteaux et à sirop de groseille de cette charitable vieille que, pour la première fois, Élisabeth de Lespéran apparut à Pierre Delorge.
Et c'est bien «apparut» qu'il faut dire, car il fut tout d'abord ébloui comme d'une vision céleste, fasciné, ravi.
Ce n'est qu'après s'être remis un peu qu'il fut frappé des grâces modestes de la pauvre orpheline, de son inaltérable douceur et de la noble simplicité dont elle rehaussait les attributions serviles que lui imposait sa tante. Il souffrit de la voir traitée en subalterne par des invités sans délicatesse. Il s'attendrit, lui dont la sensibilité n'avait rien d'exagéré, à observer en elle la réserve un peu hautaine de ceux à qui la vie a été rude.
Si bien qu'en sortant de chez Mlle de la Rochecordeau, au lieu de regagner son logis, il s'en alla tout seul se promener le long du Loir, quoiqu'il fût près de minuit et qu'il dût être à cheval à cinq heures du matin, pour la manœuvre.
Il sentait le besoin de réfléchir à une idée qui venait d'éclore dans son esprit, et qui l'eût bien fait rire la veille:
L'idée de mariage.
—Eh! pourquoi, pensait-il, ne me marierais-je pas?...
N'était-il pas sorti de l'ornière, à cette heure, officier supérieur et certain d'être général avant dix ans!
Ses appointements, qui iraient en augmentant, pouvaient déjà suffire à un ménage modeste et bien administré, et il possédait pour les frais de premier établissement six beaux mille francs économisés en Afrique.
Aussi, lorsqu'il rentra chez lui, alla-t-il pour la première et sans doute pour l'unique fois de sa vie se planter devant une glace, essayant de se rendre compte de l'effet que pouvait produire sa personne.
Grand, bien découplé, il atteignait ce degré précis d'embonpoint qui accuse, sans l'alourdir, la perfection des formes. Des cheveux d'un noir de jais, fièrement plantés et taillés en brosse, faisaient ressortir la pâleur bronzée de son énergique visage. La loyauté de son âme étincelait dans ses yeux. Sa moustache encore soyeuse ombrageait, sans les voiler, des lèvres spirituelles, aussi rouges que le sang qu'il versait si libéralement les jours de bataille.
Toute modestie à part, il lui sembla qu'il réunissait toutes les conditions qui font le mari aimé et le bon mari.
Seulement, il se sentait le cœur déjà trop pris pour courir l'aventure de quelque cruelle déception. Et dès le lendemain, il se mit en quête de renseignements.
D'un mot, un vieux bourgeois de Vendôme lui définit la situation de Mlle Élisabeth de Lespéran.
—N'ayant pas le sou, elle mourra vieille fille comme sa tante!
Intérieurement ravi:
—Voilà, se dit le brave chef d'escadron, la femme qu'il me faut...
Et de ce jour il devint un des hôtes assidus des réunions hebdomadaires de Mlle de la Rochecordeau.
Dame! elles n'étaient pas d'une gaieté folle, ces réunions, presque exclusivement composées de vieilles demoiselles aussi nobles que dévotes, de hobereaux invalides des environs et d'ecclésiastiques de la paroisse.
Mais le commandant Delorge ne croyait point acheter trop cher par d'interminables parties de boston, le droit de contempler à son aise Mlle de Lespéran...
Deux ou trois fois il avait trouvé l'occasion de s'entretenir avec elle, mais il n'avait pas osé aborder la grande question qui était devenue sa plus chère, sinon son unique préoccupation.
Seulement, comme il voyait la jeune fille rougir dès qu'il paraissait, et se troubler dès qu'il lui adressait la parole; comme chaque fois qu'il passait à cheval dans la rue, certaine persienne s'écartait imperceptiblement, il se supposait deviné, et espérait n'être pas accueilli trop défavorablement.
Il ne cherchait donc plus qu'une occasion de se déclarer, quand, vers la fin de février, il crut remarquer que le teint si beau de Mlle de Lespéran se fanait, que ses joues se creusaient, et qu'un cercle de bistre, chaque jour plus accusé, cernait ses grands yeux bleus.
Inquiet, il s'informa, et apprit les raisons de ce changement.
Une nouvelle fantaisie était venue à Mlle de la Rochecordeau.
Sous prétexte d'insomnies pénibles, elle employait sa nièce à lui faire la lecture une bonne partie de la nuit.
Le matin venu, la vieille égoïste se renfonçait bien douillettement sous son édredon et dormait jusqu'à midi.
Tandis que la pauvre Élisabeth, obligée de se lever en même temps que la servante, dont elle partageait la besogne, n'avait plus ainsi que trois ou quatre heures au plus d'un mauvais sommeil.
A cette certitude, le commandant Delorge entra dans une si effroyable colère, que son ordonnance en prit la fuite blême de peur.
—Halte-là! s'écria-t-il, cette vieille coquine finirait par me la tuer!
C'est pourquoi, dès le lendemain, par une belle après-midi, ayant revêtu son plus brillant uniforme, il se rendit chez Mlle de la Rochecordeau, et sans plus de phrases:
—Mademoiselle, lui dit-il, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle de Lespéran, votre nièce...
Et, sans lui laisser le temps de placer une syllabe, il lui exposa tout d'une haleine son origine, sa situation présente et ses espérances pour un avenir prochain.
[Illustration: Le fiacre les suivait à trente pas]
Surprise au delà de toute expression, la vieille fille regardait cet épouseur de l'air dont on examine un phénomène.
—Hélas! cher monsieur, dit-elle, cette pauvre enfant n'a pas un sou de dot!
Mais le commandant s'étant écrié:
—Eh! mademoiselle, je le savais fort bien!
Elle fut tout à fait décontenancée, balbutia, et finit par déclarer qu'elle ne pouvait se décider ainsi, qu'elle consulterait, qu'elle répondrait plus tard...
La vérité est que la bonne demoiselle se sentait devenir folle à la seule pensée de perdre Élisabeth.
Que deviendrait-elle, grand Dieu! si on lui enlevait cette esclave soumise, cette victime résignée de ses colères et de ses caprices? Qui donc la soignerait, la dorloterait, la veillerait au moindre rhume? Qui lui ferait de ces lingeries admirables dont elle se parait et qui semblaient sortir de la main des fées? Trois servantes ne remplaceraient pas cette nièce incomparable, qui servait, elle, sans gages.
—Jamais ce mariage ne se fera! s'écria la vieille fille, dès que le commandant Delorge eut tourné les talons.
Et aussitôt, de toute l'activité de son esprit, elle se mit à chercher pourquoi il ne se ferait pas...
Elle eut vite trouvé.
Quoi! le fils d'un ouvrier de Poitiers, un officier de fortune, épouserait la fille du noble marquis de Lespéran!...
—Jamais, s'écria-t-elle encore, ce serait monstrueux, la cendre de ma sœur en frémirait dans son tombeau!
Malheureusement pour les charitables projets de Mlle de la Rochecordeau, son avis n'était pas du tout celui de sa nièce.
En voyant arriver Pierre Delorge chez sa tante à une heure inaccoutumée et en grand uniforme, Mlle de Lespéran avait été prévenue par un de ces pressentiments qui sont comme les anges gardiens de la femme qui aime, et ne la trahissent jamais.
—Il vient me demander en mariage! s'était-elle dit avec un effroyable battement de cœur.
Et dominée par un irrésistible besoin de savoir, elle était allée, elle, la fierté même, et que la pensée d'une telle action eût révoltée l'instant d'avant, elle était allée se mettre aux écoutes à la porte du salon, et elle avait tout entendu.
Si grand était son trouble, qu'elle faillit se laisser surprendre par le chef d'escadron. Moins ému lui-même, il l'eût peut-être vue s'enfuir éperdue et regagner sa chambre, où elle se barricada.
Elle se demandait:
—Que va décider ma tante?... Quelle sera cette réponse qu'elle promet pour plus tard?...
Cette réponse, Élisabeth connaissait trop Mlle de la Rochecordeau pour ne la point prévoir.
—Ma tante va le repousser, pensait-elle en proie au plus violent désespoir; il se croira dédaigné, je ne le reverrai plus... Que faire? Mon Dieu, inspirez-moi!
Elle réfléchit un moment, et le résultat de ses réflexion fut ce laconique billet à M. de Glorière:
«Mon bon ami,
«Vous rendrez un immense service à votre petite amie, si aujourd'hui même, et le plus tôt possible, vous veniez, par hasard, rendre visite à mademoiselle de la Rochecordeau. Je m'en remets à votre prudence et à votre discrétion.
«ÉLISABETH».
Mais écrire ce billet n'était rien. Le difficile était de le faire porter à l'instant au château de Glorière, situé, comme chacun sait, à une lieue de Vendôme, dans un des plus jolis paysages du Loir, sur la route de Montoire.
Devenue tout à coup audacieuse, Mlle de Lespéran envoya chercher par sa servante le petit garçon d'une voisine, qui faisait à l'occasion des courses pour la maison.
Bientôt il parut.
—Tu connais, lui dit-elle vivement, le baron de Glorière? Tu sais où il demeure?
—Oh! oui, mademoiselle, répondit l'enfant.
—Eh bien! il faut qu'il ait cette lettre avant une heure... Tu ne la remettras qu'à lui... Allons, pars, dépêche-toi, cours...
Et, pour lui donner des jambes, elle lui mit dans la main une pièce de quarante sous, plus de la moitié de sa fortune!
—Pourvu, pensait-elle, quand le petit garçon fut parti tout courant, pourvu que M. de Glorière soit chez lui!...
Il y était.
Drapé dans une robe de chambre à grands ramages, le vieux collectionneur était en train d'épousseter ses meubles rares et ses tableaux chéris, quand la lettre de sa protégée lui fut remise.
L'ayant parcourue d'un coup d'œil:
—Oh! oh! murmura-t-il, prudence, discrétion! qu'est-ce que cela signifie?
Et le petit commissionnaire étant sorti, il se hâta de s'habiller pour se rendre à Vendôme.
—Car il est évident, pensait-il, qu'il arrive quelque chose d'extraordinaire. Qu'est-ce que cette satanée vieille fille aura fait encore à ma pauvre Élisabeth?...
Cette satanée vieille ne fut pas ravie quand, moins de quatre heures après la démarche de Pierre Delorge, on lui annonça le baron de Glorière, qui arrivait tout cuirassé de diplomatie et voilant son inquiétude sous le sourire le plus amical.
Un instant, elle eut la pensée de lui dissimuler la demande en mariage. Mais était-ce possible? N'était-il pas parent de l'orpheline, son subrogé-tuteur et très influent dans le conseil de famille?
Elle s'exécuta donc de très bonne grâce en apparence, bien à contre-cœur en réalité, n'épargnant aucune précaution oratoire pour rallier le baron à son opinion.
Il ne la laissa pas longtemps poursuivre, et dès qu'il eut bien compris:
—Sarpejeu! interrompit-il, Dieu est enfin juste... Voilà un parti comme je n'osais pas en espérer un pour ma petite amie...
—Un parti!... Un homme de rien, le fils d'un ouvrier!...
—Eh! que monsieur son père soit tout ce que vous voudrez, il n'en a pas moins un fils qui est un galant homme et un homme de cœur...
Arborant son grand air de dignité première, Mlle de la Rochecordeau entreprit de chapitrer M. de Glorière... C'était perdre son temps.
—Parbleu! vous me la baillez belle! interrompit-il. Si vous aviez seulement une vingtaine d'années de moins, et que ce beau chef d'escadron fût venu pour vous et non pour Élisabeth, vous ne trouveriez pas son audace si coupable.
Le mot «impertinent» monta aux lèvres de la vieille fille. Elle ne le prononça pourtant pas.
—Du reste, continuait le baron, je vais lui dire deux mots, moi, à ce militaire... car, décidément, je passe de son bord.
Par le plus grand des hasards, juste au moment où M. de Glorière quittait le salon, Mlle de Lespéran traversait le vestibule.
Il lui prit la main, et d'un ton d'indulgente raillerie:
—Ah! mademoiselle la rusée, fit-il, nous l'aimons donc bien notre commandant?... Allons, allons, il ne faut pas rougir ainsi, vous avez bien fait de compter sur moi.
Sur quoi il sortit, et tout en cheminant le long de la Grande-Rue de Vendôme:
—Parbleu! grommelait-il, cette bonne demoiselle de la Rochecordeau est tout bonnement prodigieuse. Elle n'avait rien vu, rien deviné!... Supposait-elle donc que le seul agrément de ses soirées attirait ce digne chef d'escadron!... Mais me voici chez lui.
Pierre Delorge, en ce moment même, n'était pas sur un lit de roses.
Tout se sait, et se sait vite, dans une petite ville comme Vendôme. Déjà il avait recueilli quelque chose des propos tenus par la tante de Mlle de Lespéran. Il entrevoyait des difficultés de toutes sortes, peut-être un échec définitif.
Il pâlit, tant était vive son anxiété, lorsqu'il vit entrer dans son modeste logis de soldat le baron de Glorière.
Et, sans le saluer, vivement et d'une voix altérée:
—Eh bien? interrogea-t-il.
—Eh bien! répondit le baron, je viens, mon officier, vous dire que Mlle de la Rochecordeau ne me paraît rien moins que disposée à vous accorder la main de sa nièce.
Le pauvre commandant chancela:
—Ah! mon Dieu!... balbutia-t-il.
—Mais en même temps, poursuivit M. de Glorière, je viens vous dire: «Ne désespérez pas.» Notre vieille demoiselle n'est pas maîtresse absolue de la situation. Au-dessus d'elle, il y a le conseil de famille. J'ai voix au chapitre, et ma voix vous est acquise. A nous deux, sarpejeu! nous la ferons capituler.
Et comme Pierre Delorge se confondait en actions de grâces:
—Vous me remercierez en sortant de l'église, lui dit-il. Pour l'instant, agissons et jouons serré, car la vieille est fine, et tout d'abord, il ne faut pas laisser s'accréditer l'opinion d'un refus. C'est pourquoi nous allons, pendant qu'il fait encore jour, sortir ensemble et nous montrer bras dessus bras dessous dans toutes les rues de la ville. Ensuite vous viendrez dîner avec moi à l'Hôtel de la Poste. Après le dîner, vous me conduirez au cercle des officiers, et je ferai une partie d'échecs avec votre lieutenant-colonel, que l'on dit de première force... Or, comme je suis le subrogé-tuteur de Mlle de Lespéran, et que tout le monde le sait, dès demain il sera avéré que vous l'épousez. Nous aurons l'opinion pour nous, et l'opinion est la grande marieuse des petites villes; on ne défait pas les mariages qu'elle a faits...
Exécuté de point en point, le programme du vieux diplomate de petite ville amena vite les résultats qu'il prévoyait.
Mlle de la Rochecordeau était encore au lit, le lendemain, que déjà une de ses confidentes accourait lui apprendre ce qu'elle appelait les frasques de M. de Glorière.
Ç'avait été l'événement de la messe de six heures, d'où elle sortait. Tout le monde parlait du mariage de Mlle de Lespéran et du commandant Delorge, le croyait décidé et l'approuvait.
La vieille fille en pensa étouffer de colère.
—C'est la plus noire des trahisons, s'écria-t-elle d'une voix étranglée, un acte de félonie indigne d'un gentilhomme. Je veux m'en expliquer avec lui, et certes je ne lui mâcherai pas ma façon de penser.
C'est qu'elle ne s'abusait pas; c'est qu'elle comprenait bien que le chef d'escadron, soutenu par toute la famille, aurait promptement raison de ses résistances.
N'importe! elle n'était pas d'un caractère à se rendre sans combat, en cette occasion surtout, où se trouvaient engagés les intérêts sacrés de son égoïsme.
Dissimulant donc, ou plutôt croyant dissimuler très habilement à sa nièce les affreuses perplexités qui la déchiraient, elle se retira de meilleure heure que de coutume. Elle sentait le besoin d'être seule, pour réfléchir, pour chercher une issue à son intolérable situation.
Certes, les avantages de ses adversaires étaient considérables, mais les siens n'étaient pas à dédaigner. Elle se voyait quelques jours encore de répit, et Mlle de Lespéran était toujours en son pouvoir.
Bientôt elle s'imagina avoir trouvé une solution.
Qui l'empêchait de quitter Vendôme avec Élisabeth? Pourquoi n'iraient-elles pas s'établir dans quelque ville d'eaux jusqu'au changement de garnison du régiment de Pierre Delorge?...
Il en coûterait évidemment une grosse somme d'argent, car la vie est hors de prix dans les stations thermales, mais ce sacrifice lui semblait léger, comparé à un isolement dont la seule perspective la glaçait d'effroi.
Elle ne pouvait d'ailleurs s'empêcher de rire à l'idée de la singulière figure que ferait le baron de Glorière lorsqu'il se présenterait chez elle et qu'on lui répondrait:
—Mademoiselle et sa nièce sont en voyage pour plusieurs mois.
Beau rêve!... rêve trop beau pour qu'il se réalisât. La vieille fille ne s'en aperçut que trop le lendemain.
Debout avant le jour, son premier mouvement fut de sonner sa nièce—car elle la sonnait—et de lui annoncer leur départ pour le jour même, lui ordonnant de tout préparer pour un long voyage et de se hâter de faire ses malles...
Mais, chose étrange et véritablement inouïe, au lieu de se précipiter dehors pour obéir:
—Excusez-moi, ma tante, répondit la jeune fille, mais en ce moment, je ne saurais, je ne puis quitter Vendôme...
Positivement, la vieille demoiselle faillit tomber à la renverse.
—Tu ne saurais quitter Vendôme! balbutia-t-elle; et pourquoi, s'il te plaît?...
—Vous le savez aussi bien que moi, ma tante.
—Non, explique-toi.
—Eh bien! c'est que je dois attendre le résultat d'une... demande qui vous a été faite hier, et à laquelle vous avez promis une réponse prochaine...
Mlle de la Rochecordeau eût vu s'animer et descendre de leurs socles les statues de saintes qui ornaient sa chambre, que sa stupeur n'eût pas été plus grande. Quoi! sa nièce connaissait la démarche du chef d'escadron! Et elle avait l'audace de l'avouer!...
—C'est une indignité! s'écria-t-elle, une impudence sans nom!... Ah! mademoiselle, vous tenez à rester pour connaître ma réponse! Eh bien! la voici: «Jamais, moi vivante, vous n'épouserez ce grossier soudard!» Est-ce assez catégorique, êtes-vous satisfaite, et irez-vous maintenant préparer nos malles?...
Mais c'est bien inutilement que la vieille fille essayait de ressaisir l'empire qu'elle s'imaginait avoir sur Élisabeth.
Cette volonté, qu'elle pliait comme l'osier, au vent de ses moindres caprices, se redressait tout à coup, inflexible comme l'acier. Pâle, mais l'œil étincelant d'une inébranlable énergie:
—Pardonnez-moi, ma tante, commença la jeune fille...
—Votre décision ne saurait être définitive... Vous ne m'avez pas consultée... Je suis orpheline, j'ai un conseil de famille...
La colère, à la fin, une de ces terribles colères blanches de dévote, chassait des flots de bile au cerveau de Mlle de la Rochecordeau et blêmissait ses lèvres.
—Ah! taisez-vous, malheureuse! interrompit-elle. Votre conseil de famille! Est-ce lui qui vous recevrait, si je vous prenais par le bras et si je vous mettais dehors, si je vous chassais de cette maison que vous déshonorez?...
Éperdue de fureur, on ne sait à quelles extrémités elle se serait portée, si le baron de Glorière ne fût arrivé, dont la présence soudaine lui produisit l'effet d'une douche glacée.
—Ah!... vous venez sans doute jouir de votre ouvrage? lui dit-elle.
Il arrivait de Montoire. Il avait visité, l'un après l'autre, tous les parents qui composaient le conseil de famille, et il apportait de chacun d'eux une adhésion formelle au mariage de Mlle de Lespéran.
—Je sais que ce n'est pas absolument régulier, dit-il à la vieille fille; mais, si vous l'exigez, je vais aller trouver le juge de paix et provoquer, comme c'est mon droit, une réunion dans les formes.
—C'est inutile! gémit Mlle de la Rochecordeau.
Écrasée sous les ruines de toutes ses espérances, elle s'était affaissée sur un fauteuil, et de grosses larmes, larmes de rage, roulaient le long de ses joues livides.
Si grande semblait sa douleur, que Mlle de Lespéran, profondément troublée, regretta sa fermeté... Toutes les humiliations dont on lui avait fait payer une hospitalité de douze ans s'effaçaient... Elle ne voyait plus que l'hospitalité elle-même.
Ah! Mlle de la Rochecordeau eut beau jeu un moment... D'un mot, d'une caresse hypocrite, elle enchaînait de nouveau sa nièce et retardait définitivement le mariage. Mais au lieu de cela, voyant Élisabeth s'avancer:
—Retire-toi! lui dit-elle, de l'accent de la haine la plus violente, retire-toi! Ah! tu triomphes, aujourd'hui!... Ce n'est pas pour longtemps. Dieu punit les ingrats, et ton mari me vengera. Va! tu ne seras jamais aussi malheureuse que je le souhaite. Pour ce qui est de ma fortune, tu peux en faire ton deuil... jamais tu n'en auras un centime.
Puis, se retournant vers le baron:
—Assurément, poursuivit-elle, les dignes parents d'Élisabeth ont le droit de consentir à son mariage... Mais je ne leur crois pas le pouvoir de m'imposer chez moi, dans ma maison, la présence du sieur Delorge... Je vous serai donc obligée d'aviser au moyen de me débarrasser le plus tôt possible de ma nièce.
Le baron s'inclina, et du ton le plus froid:
—Je prévoyais ce dénouement, prononça-t-il, et j'ai donné des ordres en conséquence.
C'est donc à Glorière que Pierre Delorge et Mlle de Lespéran passèrent toutes leurs après-midi, pendant les quelques semaines qui les séparaient de leur mariage.
Semaines divines, dont le radieux souvenir devait illuminer leur vie entière.
Chaque matin, après la manœuvre,—car c'était pour son régiment le temps des grandes manœuvres,—le chef d'escadron quittait Vendôme.
Jusqu'au pont, il maintenait son cheval au pas. Mais, dès qu'il l'avait dépassé et qu'il atteignait la grande route, il se lançait à toute vitesse, et en moins de dix minutes il arrivait en vue du château.
Au loin, sous les grands arbres, dont les cimes verdoyaient, il apercevait, comme une ombre blanche, Mlle de Lespéran.
Il sautait à terre, il lui offrait le bras, et, serrés l'un contre l'autre, palpitants, émus, recueillis en leur bonheur, ils gagnaient la maison.
Bientôt, une voix joyeuse les saluait:
—Arrivez donc, lambins! Voici trois fois que mon pauvre François sonne le déjeuner.
C'était la voix amie du baron accourant à leur rencontre.
Il échangeait une large poignée de main avec le commandant, et ils allaient se mettre à table dans la belle salle à manger de Glorière, une salle immense, tout entourée de dressoirs et de buffets, où s'étalaient toutes sortes de faïences et de porcelaines de tous les pays et de toutes les époques, acquises pièce à pièce par le digne collectionneur.
Le café pris, ils se hâtaient de sortir et ils erraient au hasard à travers le domaine de Glorière. Humble domaine et d'un revenu presque nul, mais ombragé d'arbres admirables, les plus vieux du pays, entrecoupé de vertes pelouses et de grandes roches moussues, et baigné par les eaux limpides du Loir.
Cependant M. de Glorière ne tardait pas à rentrer, sous prétexte d'un ordre oublié, de fatigue ou de soins urgents à donner à ses collections.
Restés seuls, les jeunes gens s'asseyaient sur quelque quartier de roche, et leurs heures s'écoulaient en douces rêveries et en projets d'avenir.
Qu'avaient-ils à redouter désormais? Rien. Tout souriait à leurs modestes ambitions. L'éclat, le bruit, les fièvres de l'orgueil, les vanités de la fortune, les heurts de la passion... que leur importait!
Parfois, pourtant, le commandant voyait comme un nuage passer sur le front si pur de sa fiancée.
—Qu'avez-vous?... lui disait-il. Avouez que vous pensez à Mlle de la Rochecordeau?
Il ne se trompait pas.
Ce n'est pas sans des larmes amères, sans de cruels déchirements que Mlle de Lespéran était sortie de cette triste maison de Vendôme, où elle avait été si malheureuse, mais où elle avait connu Pierre Delorge, et il lui restait au fond du cœur comme un vague remords d'en être sortie.
[Illustration: Élisabeth ne put s'empêcher d'écouter.]
Les derniers adieux de Mlle de la Rochecordeau: «Vous ne serez jamais aussi malheureuse que je le souhaite!» lui revenaient à l'esprit et l'agitaient de vagues appréhensions. C'était une tache à son soleil, une ombre à son bonheur.
—Que ne donnerais-je pas, disait-elle à Pierre Delorge, pour me réconcilier avec elle et obtenir qu'elle assiste à notre messe de mariage!
Ah! s'il n'eût dépendu que du commandant que ces vœux fussent exaucés!
—Malheureusement, objectait-il fort justement à sa fiancée, votre tante a rendu toute démarche de notre part impossible, en nous accusant de convoiter sa fortune. Croyez-moi, oublions-la, comme sans doute elle nous oublie...
En cela, il s'abusait.
Ils étaient l'unique et constante préoccupation de la vieille demoiselle, et si elle ne donnait pas signe de vie, c'est qu'elle n'avait pas encore perdu tout espoir d'une revanche.
Elle savait que, d'après les lois qui régissent l'armée, un officier n'est autorisé à se marier qu'à cette condition expresse que sa future justifie d'un apport de vingt mille francs au moins...
—Or, se disait Mlle de la Rochecordeau, où mes amoureux prendront-ils cette somme? Élisabeth n'a pas le sou, et tout l'avoir de son soudard se borne, il me l'a dit, à six mille francs, qui suffiront à peine aux dépenses de la corbeille, du trousseau et de la noce.
Illusion vaine! Le commandant n'était pas homme à se lancer dans une expédition sans s'être efforcé d'en prévoir toutes les conséquences.
Sachant Élisabeth plus pauvre encore que lui, il avait, fort longtemps avant de se déclarer, pris toutes ses précautions.
Son père, après cinquante ans de travail et de privations, possédait près de Poitiers un petit domaine, les Moulineaux, loué quatre cents écus par an et estimé une soixantaine de mille francs.
Il avait donc écrit simplement à son père:
«J'aime une jeune fille, orpheline et pauvre, et je serais heureux de l'épouser. Le grand obstacle est qu'elle n'a pas la dot qu'exigent les règlements militaires: 20.000 francs. Consentirais-tu à les lui reconnaître, et à laisser, pour cela, prendre hypothèque sur les Moulineaux? Ce ne serait, tu m'entends bien, qu'une formalité qui ne diminuerait pas d'un centime ton petit revenu.»
A quoi, non moins simplement, le vieux menuisier avait répondu:
«Qu'est-ce que tu me chantes avec ta formalité? Les Moulineaux sont, fichtre! bien à toi, puisqu'ils sont à moi, et tu es libre d'en disposer à ta guise. Ensuite, tu sauras que mon revenu n'est pas petit, puisque j'en économise tous les ans le tiers, que je place à ton intention. Embrasse ta future pour moi, et annonce-lui de ma part une paire de boucles d'oreilles en diamant, dignes de la femme d'un chef d'escadron.»
Voilà comment, le 23 mai 1840, par la plus belle journée du monde, fut célébré le mariage de Pierre Delorge et de Mlle Élisabeth de Lespéran...
La veille, Mlle de la Rochecordeau avait pris le lit.
—Plus d'espoir, disait-elle à une de ses amies; je connais Élisabeth... Son mari la battrait, qu'elle ne ferait pas encore mauvais ménage.
II
Mais le commandant Delorge ne battit pas sa femme...
Du jour de leur mariage, ils goûtèrent, dans sa plénitude, ce bonheur qu'ils rêvaient sous les ombrages de Glorière.
Par exemple, le commandant, qui s'attendait d'un jour à l'autre à être nommé lieutenant-colonel, vit lui passer sur le corps, selon l'expression consacrée, deux ou trois chefs d'escadron qui n'avaient d'autre mérite que leur parenté, d'autres droits que la protection.
Puis, en moins d'un an, contrairement à toutes les habitudes et sans qu'on sût pourquoi, son régiment fut changé deux fois de garnison, envoyé de Vendôme à Tarbes au mois de septembre, et de Tarbes à Pontivy, au mois de mars suivant.
—Bast! qu'importe? disait, gaiement Mme Delorge, quand elle voyait son mari tout près de se mettre en colère, qu'importe! puisque nous nous aimons?
Et d'autres fois:
—Eh bien! je les bénis, moi, ces contrariétés, et j'en souhaiterais presque de plus sérieuses... Nous sommes trop heureux, ce n'est pas naturel... cela me fait peur!
C'est surtout pendant les premiers mois de son mariage que Mme Delorge trahissait ainsi le secret des vagues appréhensions qui tressaillaient en elle.
—Tu as la joie inquiète! lui disait en plaisantant son mari.
Rien de si exact.
Il faut en quelque sorte un apprentissage à des félicités inespérées. Les malheureux deviennent sceptiques, à la longue. Accoutumés aux rigueurs de la destinée, ils s'étonnent et se défient de la moindre de ses faveurs. La vie leur a ménagé tant et de si cruelles déceptions, qu'ils n'osent plus s'endormir en pleine sécurité, de crainte de quelque terrible réveil.
La pauvre Élisabeth de Lespéran avait trop souffert pour que la fortunée Mme Delorge se sentît si vite rassurée.
Souvent, lorsqu'elle était seule, elle comparait sa situation passée à sa position actuelle, et, au souvenir de certaines privations qu'elle avait endurées et de toutes les humiliations qu'elle avait subies, elle sentait sa poitrine se gonfler de sanglots et elle fondait en larmes.
Plusieurs fois son mari la surprit ainsi, et, ému, effrayé:
—Qu'as-tu? mon Dieu! lui demandait-il.
Mais elle se levait déjà souriante, et se jetant à son cou:
—Rien, répondit-elle, je n'ai rien, je t'aime.
Peu-à peu, cependant, cette sensibilité exagérée s'émoussa, ses nerfs se détendirent, l'odieux passé se voila de brumes, et elle s'affermit dans son bonheur.
Femme, elle tenait toutes les promesses de la jeune fille, réalisant avec une touchante simplicité le type achevé de la compagne d'un homme d'action.
Aussi, n'eut-elle qu'à paraître au régiment pour que sa supériorité fût admise même par la femme du colonel, qui ne péchait pas cependant par excès de modestie.
Pas une voix ne s'éleva, non pour la critiquer, mais seulement pour la discuter.
Véritable miracle! car un régiment n'est en somme qu'un village qui se déplace avec son clocher: le drapeau.
Village médisant et cancanier par excellence, qui traîne avec ses bagages, d'un bout de la France à l'autre, ses passions et ses intérêts, ses rancunes, ses convoitises et ses rivalités de femmes qui, chaudement épousées, deviennent de belles et bonnes haines d'hommes.
Il y avait quatre mois que le régiment tenait garnison à Pontivy, quand, pour la plus grande joie de son mari, Mme Delorge accoucha d'un gros garçon.
Depuis longtemps le nom de ce premier-né était irrévocablement choisi.
Ni le chef d'escadron ni sa femme n'avaient oublié tout ce qu'ils devaient de reconnaissance au baron de Glorière, et ils avaient décidé que leur fils, quand il leur en naîtrait un, s'appellerait comme lui: Raymond.
Même en cette occasion, le vieux collectionneur fit le voyage de Bretagne, et il resta près d'un mois à Pontivy, ayant découvert aux environs une véritable mine de curiosités.
Il apportait des nouvelles de Mlle de la Rochecordeau.
La rancunière vieille fille n'avait jamais consenti à le revoir, ne lui pardonnant pas, disait-elle, d'avoir bassement suborné sa nièce et prêté les mains à une mésalliance abominable.
Elle devenait plus dévote de jour en jour, changeait de servante deux fois par semaine, et se portait comme un charme.
—Vous verrez, assurait le baron, qu'elle nous enterrera tous!
Il était singulièrement ému le jour de son départ, qu'il avait sous divers prétextes retardé plusieurs fois, et au moment de monter en voiture, il fit jurer au commandant et à sa femme de venir chaque année passer quinze jours à Glorière.
—Si ce n'est pas pour vous ou pour moi, disait-il, que ce soit pour mon filleul Raymond, qui prendra des forces à jouer au grand air, à se rouler dans les foins et à se tremper dans les eaux fraîches du Loir.
Élisabeth et son mari trouvèrent leur maison bien vide, le soir de cette séparation. Qu'eût-ce donc été, si on leur eût appris que c'était la dernière fois qu'ils voyaient cet homme excellent.
C'était ainsi, pourtant.
A deux mois de là, un matin qu'il était monté sur une haute échelle pour épousseter un tableau, il tomba.
Il avait cessé de vivre quand François, son vieux domestique, accouru au bruit de la chute, le releva.
—C'est le ciel qui se venge! soupira pieusement Mlle de la Rochecordeau, en apprenant la mort de M. de Glorière. Dieu ait son âme! C'est un grand coquin de moins.
Ce coquin, par un testament déposé chez un notaire de Vendôme, instituait sa légataire universelle Mme Pierre Delorge, née Élisabeth de Lespéran, sa petite-nièce.
A son testament était jointe, à l'adresse du commandant et de sa femme, une lettre où il se révélait tout entier.