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La dégringolade

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XIV

—Oui, je serai député, se disait Me Roberjot, il le faut, je le veux, car c'est le seul moyen qui s'offre à moi d'atteindre peut-être Combelaine...

Et en effet, durant les jours qui suivirent, c'est avec une fiévreuse activité qu'il s'occupa de sa candidature.

Plus d'une fois, cependant, la prédiction de M. Verdale se réalisait, et il se présentait des couleuvres... Il les avalait bravement en songeant à Mme Delorge.

—Car, pensait-il, plus ma victoire aura été pénible, plus elle m'aura de reconnaissance si je réussis à lui faire rendre justice et à venger son mari...

Et cependant, ce n'est qu'à la fin de la semaine, et lorsque le succès de son élection pouvait être considéré comme certain, qu'il osa profiter de la permission qui lui avait été donnée de se présenter à Passy.

Lorsqu'il arriva rue Sainte-Claire, la grille de la villa était ouverte, et sur la vaste pelouse, devant la maison, deux jeunes garçons d'une douzaine d'années prenaient une leçon d'équitation sous la direction d'un vieil homme à longue moustache grise.

Depuis un moment déjà, l'avocat regardait, et il se disposait à sonner, lorsqu'un des jeunes écuyers l'apercevant sauta à bas de son cheval et accourut vers lui en s'écriant:

—Ah! monsieur Roberjot.

C'était Raymond.

—Vous ne m'avez donc pas oublié, mon petit ami? dit l'avocat en lui serrant la main.

L'enfant secoua la tête.

—Je n'oublierai jamais les amis de mon père, monsieur, prononça-t-il.

Puis, faisant signe à son jeune camarade:

—Léon, cria-t-il, Léon, viens donc saluer monsieur.

Léon mit lestement pied à terre et approcha.

Il était un peu moins grand que le jeune Delorge, mais plus large d'épaules et beaucoup plus robuste. Il semblait un peu gêné dans ses habits neufs, mais son embarras n'avait rien de disgracieux ni de gauche.

—C'est Léon Cornevin, monsieur Roberjot, dit Raymond, le fils aîné de Laurent Cornevin, dont maman vous a parlé.

L'enfant s'inclina.

—Voilà huit jours qu'il est de la maison et que nous travaillons ensemble, continua le jeune Delorge. Dame, il n'est pas aussi fort que moi sur certaines choses, on ne lui enseignait pas le latin, chez les frères... Mais maman lui a donné un répétiteur, et il travaille si fort et il comprend si bien, qu'il m'aura vite rattrapé.

—Je l'ai promis à ma mère, répondit le jeune garçon, et c'est bien le moins que je doive à Mme Delorge pour toutes ses bontés.

—Et comme cela nous ne nous quitterons jamais, déclara Raymond, nous serons comme deux frères, et nous entrerons à l'École polytechnique ensemble.

—Et quand nous serons hommes, ajouta Léon Cornevin, avec un accent de haine véritablement incroyable chez un enfant si jeune, quand nous serons hommes, nous saurons punir les lâches qui ont assassiné le général Delorge et mon père...

Véritablement l'avocat ne savait trop que répondre, lorsqu'il fut tiré d'embarras par un vieux monsieur, d'une mise fort soignée, qui venait d'entrer, qui s'avançait vers lui le chapeau à la main avec force salutations, et lui dit de l'air le plus gracieux:

—Monsieur Roberjot, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur.

—Je l'aurais parié, reprit gaiement le bonhomme. Oui, je vous avais reconnu sur le portrait qu'on m'a fait de vous. Moi, je suis un vieil et bien dévoué ami de ce pauvre général, M. Ducoudray.

—Je vous connais de nom, monsieur...

—Ah! Mme Delorge vous a parlé de moi... elle sait mon affection. Mais vous, monsieur, vous avez bien tardé à nous rendre visite... Nous étions presque inquiets... Mais veuillez donc me suivre, Mme Delorge va être ravie de vous voir. Justement elle est en grande conférence avec Mme Cornevin. Elles viennent de m'envoyer chercher, c'est qu'il doit y avoir du nouveau...

Et, faisant signe aux deux jeunes garçons de reprendre leur leçon, il entraîna l'avocat, tout étourdi de cet accueil et de ce flux de paroles.

Mais, sur le perron, il s'arrêta tout à coup, et montrant à Me Roberjot le fils de Cornevin:

—Que pensez-vous, lui demanda-t-il, de ce gaillard-là?

—Je pense, répondit l'avocat, que cet enfant sera un homme.

M. Ducoudray frappa gaiement dans ses mains.

—Juste! s'écria-t-il, voilà l'expression juste que je n'avais pas trouvée. Oui, cet enfant sera un homme d'une trempe supérieure. Avec une intelligence bien au-dessus de son âge, il a compris l'immensité du malheur qui l'a frappé et la grandeur du bienfait de Mme Delorge. Déjà le but de sa vie est fixé, et rien ne l'en fera dévier, car il a une volonté de fer.

Le digne bourgeois soupira.

—Hélas, ajouta-t-il, pourquoi son frère ne lui ressemble-t-il pas?

—Quel frère?...

—Le second fils de ce malheureux Cornevin, Jean, celui que j'ai en quelque sorte adopté...

Me Roberjot s'inclina, félicitant le bonhomme de sa généreuse conduite, mais contre son ordinaire il n'accepta pas les compliments.

—C'est à Mme Delorge, dit-il, que revient tout l'honneur de la chose. Quand elle vous regarde d'une certaine façon, elle vous inspire des idées que certainement on n'aurait jamais eues... C'est elle qui m'a prouvé que la veuve Cornevin aurait bien assez à suffire aux trois filles qui lui restent, car elle avait cinq enfants, la malheureuse! Donc, je me suis chargé de l'autre garçon, Jean: seulement, comme je suis célibataire, je ne pouvais le garder près de moi. Je l'ai donc mis au collège. Eh bien! monsieur, depuis une semaine qu'il y est, j'ai déjà reçu deux fois des plaintes de ses professeurs. Impossible d'en jouir. Ce n'est pas qu'il manque d'intelligence; bien au contraire, il est pétri d'esprit et de malice, mais il est paresseux comme une couleuvre et turbulent comme un démon. Non seulement il ne fait rien, mais il empêche les autres élèves de travailler. Les frères lui ayant donné quelques leçons de dessin, il en a si bien profité, qu'il passe tout son temps à dessiner la caricature de ses professeurs. Dimanche, ici, en quatre coups de crayon, il a fait la charge de tous les gens du 2 Décembre: c'était frappant. Il soutient que bien avant que son frère tue Combelaine, il l'aura, lui, fait mourir à coups d'épingles. Ah! ce gamin-là me donnera, je le crains, bien du désagrément!...

Mais les doléances du bonhomme ne touchaient guère Me Roberjot.

Ce qui le frappait, et bien vivement, c'était l'association étrange de ces trois enfants, d'aptitudes et de tempéraments si divers, réunis en une commune pensée.

Une femme seule était capable de préparer ainsi une génération à une revanche et il reconnaissait bien, à ce trait, le génie de Mme Delorge.

Mais déjà l'excellent M. Ducoudray avait repris le bras de l'avocat, et tout en le guidant à travers la villa:

—Du reste, poursuivait-il, quoi que puisse me faire Jean Cornevin, le mauvais garnement, jamais je ne me séparerai de lui. C'est une gageure. Le gouvernement, sachez-le, ne m'a pas vu sans dépit recueillir ce pauvre orphelin, et il n'est sorte de choses qu'il ne soit prêt à faire pour me contraindre à l'abandonner. Mais je ne céderai pas. Les abus de pouvoir me révoltent.

—Peut-être, hasarda Me Roberjot légèrement surpris, peut-être, cher monsieur, poussez-vous un peu les choses au noir...

Il hocha la tête, et d'une voix sourde:

—Je sais ce que je dis, répondit-il, et j'ai des preuves. On m'a fait passer secrètement des lettres qui ne laissent pas l'ombre d'un doute. Je suis noté comme un homme dangereux, et dont on doit chercher l'occasion de se débarrasser. On me surveille, je vis entouré de mouchards.

—Oh!...

—Oui, monsieur, insista le digne bourgeois, oui, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Est-il donc si difficile d'impliquer un homme dans un complot de police? Aussi me tiens-je sur mes gardes. Toutes mes dispositions sont prises pour passer à l'étranger au premier signal. Mes paquets sont prêts, j'ai fait disposer à ma maison une issue dérobée et, nuit et jour, j'ai toujours autour des reins une ceinture pleine d'or...

Me Roberjot ne riait pas.

Certainement, les terreurs de M. Ducoudray étaient bien ridicules. Assurément, cette prétention qu'il avait d'empêcher le gouvernement de dormir, était grotesque...

Sa conduite n'en était que plus digne d'éloges. Ce n'est pas au péril qu'on brave qu'on mesure le courage, mais au péril qu'on croit braver. Étant données ses idées et ses craintes, M. Ducoudray se conduisait en héros.

—Du reste, continuait-il, non sans une nuance de fatuité, je suis récompensé bien par delà mes mérites, par la confiance et l'amitié que veut bien me témoigner la veuve de mon cher et vaillant ami, le général Delorge.

Ils arrivaient au premier étage de la villa.

—Plus un mot de tout ceci, dit très vite et très bas M. Ducoudray, ménageons la sensibilité de Mme Delorge qui n'a déjà que trop de tourments... Nous allons la trouver dans l'ancien cabinet de son mari avec Mme Cornevin; voici la porte, et si vous voulez prendre la peine de passer...

Ils entrèrent, et, en effet, trouvèrent ensemble ces deux infortunées que rapprochait un malheur commun, la veuve de l'officier général et la femme du pauvre palefrenier. Elles étaient assises l'une près de l'autre, comme deux amies, pareillement vêtues de noir, et s'occupaient à trier et à classer des lettres et des papiers.

A la vue de Me Roberjot, Mme Delorge se leva vivement, et lui tendant la main:

—Enfin, monsieur, dit-elle, je puis donc vous remercier de vos bontés pour une pauvre femme veuve, sans autres titres à votre sympathie que son malheur...

S'il est pour un homme de cœur et d'esprit un supplice, c'est de s'entendre décerner des éloges qui ne lui sont pas dus.

—Hélas! madame, balbutia l'avocat, subissant plus que jamais le charme des beaux yeux de Mme Delorge, hélas! je n'ai rien fait encore pour mériter votre reconnaissance...

Et il s'empressa de détourner la conversation, servi en cela par M. Ducoudray qui n'entendait pas sans une secrète jalousie les remerciements adressés à un autre qu'à lui.

—Revenons donc à nos espérances, reprit Mme Delorge, et à l'événement qui m'avait fait envoyer chercher M. Ducoudray. Il nous arrive du nouveau...

—Ah!

—Nous avons, nous pensons avoir des nouvelles de Laurent Cornevin. Nous avons la presque certitude que sa vie a été respectée.

C'était du nouveau, en effet, et le renseignement le plus précieux qu'eût recueilli Mme Delorge depuis la mort de son mari. Cependant Me Roberjot ne s'en étonnait pas.

—Et comment avez-vous eu ces renseignements, madame? interrogea-t-il.

—Par Mme Cornevin, répondit Mme Delorge.

Et se retournant vers la pauvre femme:

—Julie, ajouta-t-elle, dites à ces messieurs comment les choses se sont passées; il est indispensable qu'ils le sachent pour nous donner un conseil.

Pour la première fois, Me Roberjot examina la femme du pauvre palefrenier, et il demeura stupéfait de l'expression dont la douleur avait rehaussé sa physionomie. Son esprit, au contact quotidien de Mme Delorge, s'était épuré et élevé, et jamais on n'eût deviné une femme de sa condition, à la voir calme et digne, avec ses grand yeux noirs et ses épais cheveux relevés en masses brunes très haut sur la nuque.

Une rougeur épaisse couvrit ses joues, sa confusion fut visible; pourtant Mme Delorge ayant parlé, elle n'hésita pas, et d'une voix émue:

—Mes parents, commença-t-elle, étaient très pauvres, et ils avaient eu jeunes une grosse famille. Le chagrin et le découragement s'en mêlant, ils ne se conduisirent pas toujours comme ils auraient dû le faire. Mon père s'était mis à boire, et ma mère... que le bon Dieu lui pardonne! C'est une terrible épreuve pour une femme que de n'avoir pas de pain à donner aux siens. Ce que j'en dis, ce n'est pas pour accuser mes parents... c'est pour excuser un peu les enfants. De quatre filles que nous étions, je suis la seule à avoir eu la chance de trouver un bon mari. Les autres, voyant qu'il y avait plus de coups que de miches à la maison, s'en étaient allées, l'une après l'autre, à la grâce de Dieu... Pauvres sœurs! Elles ne firent que changer un sort bien misérable contre un sort pire. Elles restèrent dans la misère, avec la honte de plus. Sauf une, cependant, qui s'appelait Adèle.

«C'était la plus jeune de nous quatre, et aussi de beaucoup la plus jolie... Je peux même dire que c'était la plus jolie fille que j'aie vue de ma vie, avec ses grands yeux d'un bleu clair, sa petite bouche toute rose et toute mignonne, et ses cheveux blonds si longs et si épais, que les voisines les lui faisaient dénouer par curiosité.

«Celle-là était partie un soir avec le fils d'un locataire de la maison, un mauvais sujet fini, ivrogne et batailleur, et qui avait fait un an de prison pour vol.

«Je croyais bien que je ne la reverrais jamais, et il y avait quatre ans que je n'avais plus entendu parler d'elle, quand un soir que Laurent m'avait menée au théâtre pour voir une féerie, voilà que tout à coup il me pousse le coude.

«—Regarde donc, me dit-il, cette danseuse qui est dans le coin de la scène...

«Je regarde et je jette un cri.

«—C'est Adèle, lui dis-je.

«Justement cette danseuse jouait un rôle. Laurent achète un programme, et nous lisons:

«La Fée des Eaux,—Flora Misri.»

Un peu surpris d'abord du récit de Mme Cornevin, M. Ducoudray et Me Roberjot se l'expliquaient désormais.

Elle, cependant, les yeux baissés et se faisant violence évidemment, poursuivait:

—Ce nom de Flora Misri, sur le premier moment nous dérouta.

«—Nous nous sommes trompés, me dit mon mari, ce n'est pas ta sœur...

«Je n'osai pas le contredire, parce que le changement m'étonnait.

«Adèle, la dernière fois que je l'avais vue, avait sur le dos une méchante robe d'indienne à neuf sous le mètre et au pied des savates, tandis que cette Fée des Eaux portait un costume éblouissant, tout de satin, de gaze et d'or, avec un maillot de soie, des bottines dorées qui lui montaient au-dessus de la cheville et des pierreries plein les cheveux.

«Et cependant, plus je la regardais, pendant qu'elle dansait et qu'elle faisait son personnage, plus il me semblait reconnaître ses yeux, un certain mouvement d'épaules pour lequel ma mère la grondait toujours, et jusqu'à un signe qu'elle a au bas de la joue droite.

«De telle sorte qu'à la fin Laurent s'impatienta.

«—Que ferais-tu donc si c'était Adèle? me demanda-t-il.

«—Je tâcherais de lui parler.

«Il ne me répondit pas, mais un petit moment après:

«—Eh bien! me dit-il, puisque c'est ainsi, nous sortirons au prochain entr'acte, et nous irons demander des renseignements au concierge du théâtre.

«Ce qui fut dit fut fait.

«La toile n'était pas baissée que déjà nous étions dehors, courant à toutes jambes vers la porte des artistes qu'un contrôleur nous avait indiquée.

«Là, dans une soupente affreusement malpropre, à l'entrée d'un corridor plus malpropre et plus puant encore, nous trouvâmes une grosse vieille femme qui buvait de l'eau-de-vie brûlée en compagnie de cinq ou six figurantes en costume. Nous aurions été les derniers des derniers, que cette portière ne nous eût pas toisés d'un air plus méprisant, en nous disant:

«—Qu'est-ce que vous venez chercher par ici?...

«Mon mari lui expliqua poliment qu'il désirait savoir si Mlle Flora Misri ne s'appelait pas de son vrai nom Adèle Cochard, mais elle ne le laissa seulement pas achever.

«—Est-ce que je sais! interrompit-elle. Eh bien! j'aurais de l'ouvrage, s'il me fallait m'informer du vrai nom de toutes ces dames!

«Et là-dessus elle se mit à rire aux éclats, et toutes les autres aussi, comme si elle eût dit la chose la plus comique du monde.

[Illustration:—Maintenant tirez! Le premier coup du moins me tuera!]

«—Puisque c'est ainsi, repris-je, indiquez-nous par où l'on passe pour arriver jusqu'à Mlle Misri.

«Mais elle se mit à rire plus fort encore, nous demandant d'où nous venions pour nous imaginer qu'on entrait ainsi dans un théâtre comme dans un moulin, ajoutant que, si nous avions quelque chose à faire savoir à Mlle Flora, nous n'avions qu'à guetter sa sortie ou à lui écrire un mot qui lui serait remis à l'instant.

«Mon mari ayant adopté ce dernier parti, la concierge lui prêta un crayon, et il écrivit à la Fée des Eaux un billet, où il lui disait que, si elle était Adèle Cochard, elle eût la bonté de regarder tout en haut, à l'amphithéâtre des troisièmes, qu'elle y verrait sa sœur Julie.

«Et là-dessus, nous regagnâmes nos places, Laurent très en colère de l'insolence de la portière, moi bien peinée.

«Bientôt la Fée des Eaux parut, et il me sembla que son premier regard avait été jeté de notre côté... Je ne m'étais pas trompée: nos yeux se rencontrèrent, et, à travers toute cette salle, s'envoyèrent un baiser.

«—C'est, ma foi, elle! me dit Laurent. Tiens, voici qu'elle nous fait un signe.

«Effectivement, tout en dansant elle nous adressait des saluts de la main.

«J'étais toute bouleversée. Après quatre ans, deux sœurs se retrouver ainsi, tout à coup, au théâtre, l'une dans la salle, l'autre, brillante, parée, applaudie, se donnant en spectacle!

«Ce qui n'empêche que je ne cessais de me demander comment nous nous verrions, lorsqu'à un nouvel entr'acte une ouvreuse se glissa jusqu'à nous et demanda à mon mari s'il était bien M. Laurent Cornevin.

«Mon mari ayant répondu:—Oui.

«—Alors, dit l'ouvreuse, c'est bien pour vous cette lettre dont je suis chargée par une de nos dames artistes.

«Laurent voulait lui donner une pièce de dix sous, mais elle la refusa disant:

«—Excusez, je vous remercie, je suis payée.

«Et moi, quoique ce ne fût pas grand'chose, je fus touchée de cette attention de ma sœur.

«Mais déjà Laurent avait ouvert la lettre.

«Adèle nous y disait qu'elle voulait absolument nous voir et nous embrasser. Elle ne le pouvait pas ce soir même, parce qu'elle avait une répétition après la représentation, mais elle nous attendait avec nos enfants, le lendemain, qui était un dimanche, chez elle, rue de Douai, à onze heures, pour déjeuner.

«Laurent semblait avoir pris son parti de la rencontre. Il ne m'en souffla pas mot de la soirée. Il se leva gai comme pinson le lendemain, et c'est en riant qu'il me dit qu'il allait se mettre sur son trente et un et soigner sa barbe pour faire honneur à la Fée des Eaux...

Déjà, depuis un moment, Me Roberjot ne cessait de jeter à Mme Delorge des regards étonnés.

Quelle différence entre le récit lumineux et vivant de cette pauvre femme et les extraits du sommier judiciaire qu'avait eus entre les mains M. Barban d'Avranchel! Elle cependant poursuivait:

—Onze heures sonnaient, lorsque nous arrivâmes rue de Douai avec nos trois enfants,—nous n'en avions que trois encore à cette époque.

«Ma sœur demeurait au second étage d'une belle maison neuve.

«Une bonne, au sourire à la fois insolent et doucereux, nous ouvrit, nous reçut familièrement, comme des hôtes attendus, et nous fit entrer dans un appartement qui me parut tout ce qu'on peut imaginer de plus riche et de plus magnifique.

«Ce n'était pas l'avis de Laurent.

«Lui qui a servi dans de très grandes maisons, chez le comte de Commarin et chez le marquis d'Arlange, il me disait à l'oreille que tout ce qui reluit n'est pas d'or et que tout ce que je voyais n'était que du clinquant.

«Au bout de cinq minutes à peu près, ma sœur parut, vêtue d'un superbe peignoir de dentelles...

«Mais elle était ravie de nous voir, c'est de tout cœur qu'elle se jeta dans mes bras et qu'elle embrassa ensuite mon mari et mes enfants.

«Mes enfants surtout l'étonnaient.

«—Comment! vous en avez trois, répétait-elle, et moi qui n'en savais rien!...

«Nous n'étions pas chez ma sœur depuis cinq minutes, que déjà je regrettais notre rencontre. N'ayant conservé de notre jeunesse que d'amers ou d'odieux souvenirs, elle s'était mise à se plaindre avec une violence extraordinaire de toute notre famille, de nos frères, de nos sœurs, de notre père, qu'elle n'appelait jamais que le vieil ivrogne, de notre mère surtout, qu'elle haïssait terriblement.

«Toutes ces récriminations arrivaient bien mal, mon mari n'aimant guère les miens.

«Je commençais donc à être bien embarrassée, lorsqu'une bonne vint annoncer que le déjeuner était servi.

«—Ma foi! tant mieux! dit ma sœur. Comme cela nous ne parlerons plus de toutes ces vilaines gens...

«La salle à manger me parut encore plus riche que le salon.

«Tous les meubles étaient en chêne sculpté et, derrière les vitres de deux immenses buffets, on voyait reluire toutes sortes de verreries et de porcelaines.

«Adèle, c'est-à-dire Flora, s'était mise en frais, et soit par bon cœur pour nous faire honneur et plaisir, soit par vanité, pour nous éblouir, elle nous avait fait servir un repas de prince.

«La table ployait sous le poids des mets et des bouteilles, et pour manger et boire toutes ces bonnes choses, nous avions chacun, à notre couvert, quatre ou cinq verres et quantité d'ustensiles qui m'étaient inconnus.

«Bien loin d'être contente de ces cérémonies, j'en étais désolée.

«Je voyais le front de mon mari se rembrunir et se plisser comme il lui arrivait toutes les fois qu'il était irrité, et que cependant il se forçait à rester calme.

«Et, pour comble, ma sœur ne cessait de remplir ses verres de vins de toutes les couleurs, tout en répétant:

«—Buvez donc, beau-frère. Est-ce que vous ne trouvez pas mon vin bon? Vous ne buvez pas...

«Malheureusement, il ne buvait que trop, et, quoique sachant qu'il portait très bien la boisson et qu'il n'avait pas le vin mauvais, je m'inquiétais de voir ses yeux devenir plus brillants et ses joues plus pâles.

«—Prends garde, lui disais-je, tu vas te faire mal.

«Je perdais mes peines.

«Nous étions à table depuis plus de deux heures, et mon plus jeune enfant avait fini par s'endormir, lorsqu'on apporta je ne sais plus quel mets sous une grosse cloche d'argent.

«—Comment! encore! s'écria mon mari.

«Puis examinant ma sœur:

«—Savez-vous, lui dit-il, qu'il faut que vous ayez une fameuse fortune, pour pouvoir vous permettre tant de dépense.

«—J'ai de l'argent, en effet, répondit-elle négligemment.

«—On vous paye donc bien cher à votre théâtre?

«Elle partit d'un éclat de rire, et dit:

«—Très cher!... On me donne trente-cinq francs par mois. Il est vrai que je fournis mes costumes. Vous voyez d'ici le bénéfice?...

«Au geste terrible de mon mari, je crus qu'il allait se dresser brusquement en jetant bas la table.

«Il n'en fut rien, cependant; il se contenta de m'écraser d'un regard furieux, tandis qu'il disait à ma sœur:

«—Décidément, mademoiselle Flora, je crois que vous êtes une fille adroite.

«J'aurais battu ma sœur.

«Je ne me contentais plus de lui adresser des signes, je la poussais du coude, je lui marchais sur les pieds avec une sorte de rage. Rien n'y faisait.

«—J'ai eu de la chance, reprit-elle, je l'avoue, mais non pas du premier jour... En me sauvant de chez ma mère, je croyais que les alouettes allaient me tomber toutes rôties... Belles alouettes, ma foi! L'homme que j'avais suivi était le dernier des bandits, et nous n'étions pas ensemble depuis quinze jours qu'il me rouait de coups. Ah! si les filles savaient! Mais j'étais bête, et d'ailleurs ce triste gars me faisait une peur affreuse.

«Quand il avait dépensé tout son argent dans les cafés, c'était à moi de lui en procurer. Comment? Ce n'était pas son affaire; il lui en fallait, voilà tout. Sinon... des coups! Dieu! m'a-t-il battue, cet être-là! Vous me direz que je pouvais le planter là... Bon! mais pour où aller? Je serais encore entre ses griffes, s'il ne lui était arrivé une affaire de coups de couteau qui le fit mettre en prison. Ce fut ma délivrance. Justement, à ce moment, un théâtre demandait de jolies filles pour figurer, je me présentai, je fus reçue, et depuis je n'ai pas à me plaindre...

«Je me sentais blêmir, en sentant peser sur moi les regards de mon mari.

«C'eût été ma vie, à moi, sa femme, qu'on lui eût contée ainsi, qu'il n'eut pas paru plus exaspéré.

«—Quant à être adroite, continuait Flora, qui ne s'apercevait de rien, je ne le suis pas... Je sais amener l'argent, mais je ne sais pas le garder. Avec un peu de fermeté, j'aurais des rentes, mais je suis trop bonne, on me dépouille, on me gruge, on m'exploite...

«Elle se plaignait ainsi, avec une amertume croissante, quand la porte de la salle à manger s'ouvrit brusquement, et un homme entra, très grand, maigre, avec des moustaches cirées, l'air casseur, le chapeau sur l'oreille et le cigare dans le coin de la bouche.

«Il ne dit quoi que ce soit à personne, ni salut, ni bonjour, ni rien, mais regardant ma sœur d'un air mécontent:

«—Comment! pas encore habillée! fit-il.

«—Non.

«—Qu'avez-vous donc fait depuis ce matin?

«—Vous le voyez bien, Victor, j'ai déjeuné avec mes parents.

«Non, jamais je n'oublierai le regard dont cet individu nous toisa.

«—Très joli, dit-il, mais il faut s'habiller.

«—Plus tard.

«—Tout de suite. La voiture est en bas.

«—Eh bien! renvoyez-la... Vous m'ennuyez, à la fin, Victor, avec votre tyrannie...

«Mais il ne la laissa pas finir.

«—Qu'est-ce que c'est que ça! s'écria-t-il. Qu'est-ce que cette fantaisie!...

«Et saisissant brutalement ma sœur par le haut de sa robe, il la souleva de sa chaise, et malgré sa résistance et ses cris la poussa dans la pièce voisine.

«—Ah! c'en est trop! s'écria mon mari. Attends, brigand, je suis à toi!

«Et il allait s'élancer dehors, lorsque moi, fort heureusement, j'eus le temps de me précipiter à genoux, les bras étendus devant la porte...

«Ce mouvement nous sauva tous d'un grand malheur, car il arrêta Laurent.

«—Tu as raison, me dit-il, ce serait me salir.

«Je voulais parler, il m'interrompit:

«—Mais viens vite, ajouta-t-il violemment, relève-toi, partons, amène les enfants!...

«Certainement, ma conscience ne me reprochait rien, et on ne saurait être responsable des fautes des autres, mais du caractère dont je connaissais Laurent, je me demandais s'il n'allait pas me tourner le dos et s'éloigner de moi pour toujours.

«Cependant, lorsque nous fûmes dans la rue, rien ne vint justifier mes craintes.

«Mon mari, sans mot dire, passa mon bras sous le sien, et marchant à grands pas, m'entraîna.

«Au boulevard extérieur, seulement, de l'autre côté de la barrière Clichy, dans un endroit où il n'y avait personne, il s'arrêta.

«Il se recula de moi, se croisa les bras, et, me regardant bien en face, il me dit ces seuls mots:

«—Eh bien!...

«Pour toute réponse, je fondis en larmes.

«Il secoua tristement la tête, et d'un ton si doux qu'il eût tiré des larmes d'une pierre:

«—Va, pauvre Julie, me dit-il, je ne t'en veux pas et, si parfois je t'ai fait souffrir à cause des tiens, j'ai eu tort. Je n'ai jamais eu qu'à bénir Dieu de t'avoir prise pour femme.

«Je me jetai à son cou en sanglotant; il m'embrassa. Puis, posément:

«—Seulement, me dit-il, jure-moi de ne jamais remettre les pieds chez ta sœur, de ne jamais chercher à la revoir.

«Je le lui jurai, et comme il était bon comme le bon pain, avec ses manières brusques, voyant que j'avais beaucoup de chagrin:

«—Et puis, qu'il ne soit plus question de rien, ajouta-t-il gaiement, et puisque nous voilà dehors, allons finir la journée à la campagne...

La voix de Mme Cornevin expirait à ces derniers mots; il était clair qu'elle était presque à bout de forces.

Et cependant elle refusa de se reposer un moment, comme l'en priait Mme Delorge.

La partie la plus douloureuse de son récit étant passée, elle reprit d'un accent plus calme:

—Certes, j'étais bien résolue à tenir la promesse que j'avais faite à Laurent. Je ne pouvais pas prévoir que ma sœur viendrait me visiter.

«Elle m'arriva le lendemain, en grande toilette, les poches pleines de bonbons pour les enfants, toute gaie et toute souriante.

«A peine assise, elle entreprit de m'expliquer la scène de la veille, essayant de la tourner en plaisanterie, disant que tous les amoureux ont des piques pareilles, que la colère fait dire des tas de choses qu'on ne pense pas, et qui d'ailleurs ne sont pas vraies...

«Mais elle vit bien à mon air que je ne prenais pas le change, et alors, renonçant à me cacher la vérité, elle se mit à pleurer, disant que j'avais bien raison, qu'elle était la plus misérable des créatures.

«—Eh bien! il faut rompre, lui dis-je.

«Mais, à ma profonde stupeur, elle m'avoua qu'elle ne s'en sentait pas le courage.

«Elle haïssait cet homme, elle le méprisait, et cependant il lui était nécessaire. Il l'avait ensorcelée.

«Ainsi, pendant de longues heures, elle m'exposa toutes les plaies de sa vie si brillante en apparence, répétant toujours:

«—Avec tes enfants, ton labeur obstiné, la gêne toujours menaçante, c'est encore toi, de nous deux, qui as le bon lot.

«Cependant, il me fallait lui dire que mon mari exigeait que nous ne nous revissions pas, et je pensais qu'elle allait s'indigner, se révolter.

«Non... Elle baissa tristement la tête, à ces cruelles paroles, et d'un accent douloureux:

«—Je ne puis pas dire qu'il ait tort, murmura-t-elle... Je sens qu'à sa place j'agirais comme lui...

«Néanmoins elle revint. Je l'avouai à Laurent qui se contenta de me dire:

«—Je ne puis pas exiger que tu mettes ta sœur à la porte de chez toi... Mais prie-la de venir avec des toilettes moins éclatantes...

«C'est ce qu'elle fit d'elle-même par la suite, car nous gardâmes des relations. Quand elle avait eu quelque crise, je la voyais arriver, et elle passait l'après-midi avec moi, m'aidant à mon ouvrage...

«Elle me disait que notre honnêteté était la sienne, et de ce que mon mari refusait de la voir, elle ne l'en estimait et même ne l'en aimait que davantage.

«Assurément, Adèle,—je veux dire: Flora,—n'était pas, n'est pas une méchante fille. Elle a bon cœur, s'attendrit aisément, et son premier mouvement est toujours bon.

«Mais jamais on n'a vu d'esprit si faible ni si mobile que le sien. D'un instant à l'autre, pour tout ou pour rien, changent ses idées, ses projets et ses désirs. Le dernier qui lui parle a toujours raison.

«Je ne m'étonnai donc pas trop, il y a un an environ, de la voir changer tout à coup.

«Elle se donnait des airs d'importance et de mystère, parlant à mots couverts d'événements graves qu'elle attendait.

«—Je deviens une personne sérieuse, disait-elle, je m'occupe de politique.

«Au lieu de se répandre comme autrefois en récriminations contre cet homme odieux que nous avions vu chez elle, contre ce Victor, elle ne trouvait plus de termes assez forts pour se féliciter de le connaître.

«C'était aussi, ajoutait-elle, un grand bonheur pour moi qu'elle le connût, car elle lui parlerait de moi, et il ne manquerait pas de procurer à Laurent quelque place brillante et lucrative.

«Déjà, sur sa recommandation, une ancienne ouvreuse de son théâtre avait obtenu un bureau de tabac.

«—Juge, concluait-elle, juge de ce que je ferai pour ma sœur, quand le moment sera venu.

«Flora s'exprimait en personne si sûre de son fait, que je fus ébranlée et que je finis par parler à mon mari de nos conversations.

«Mais il s'emporta dès les premiers mots, jurant que j'étais aussi bête que ma sœur de croire à toutes ces sornettes et que, si par impossible toutes ces vanteries étaient vraies, il avait le cœur trop haut pour accepter une telle protection.

«Flora, à qui j'eus l'imprudence de laisser deviner ce propos, en fut exaspérée.

«—Tout le monde n'est pas si fier que vous, me dit-elle, et j'en sais des plus riches et des plus huppés qui mendient la protection de Victor et qui cireraient ses bottes au besoin.

«Comme de raison, cette querelle jeta du froid entre ma sœur et moi.

«Peu à peu ses visites se firent rares.

«Et il y avait plus de trois mois que je ne l'avais vue, lorsqu'arrivèrent nos malheurs, que le général Delorge fut tué et que mon mari disparut.

«Certes, jamais la pensée ne me fût venue d'avoir recours à ma sœur sans Mme Delorge.

«Comment imaginer que Victor et M. de Combelaine pouvaient n'être qu'un seul et même personnage!...

«Cela est, cependant; je suis allée me poster à la porte de M. de Combelaine, je l'ai guetté, je l'ai vu, et j'ai reconnu Victor...

«Y avait-il pour nous un parti à tirer de cette circonstance?

«Mme Delorge le crut, et, m'étant bien pénétrée des conseils qu'elle me donna, je me présentai chez ma sœur.

«C'était samedi, sur les huit heures du soir... Mais ce n'est plus rue de Douai qu'elle demeure.

«Cet appartement, qui m'avait semblé si magnifique, lui ayant paru mesquin, et au-dessous de sa position, elle en a pris un autre beaucoup plus vaste, au boulevard des Capucines.

«On me fit monter par l'escalier de service, et ce fut un domestique en grande livrée qui vint m'ouvrir.

«Dès que je lui eus dit que je désirais parler à Mme Flora Misri:

«—C'est impossible, me répondit-il, nous avons dix personnes à dîner...

«J'insistai, cependant, et le domestique que j'impatientais allait sans doute me pousser dehors, lorsque ma sœur traversa le corridor.

«M'apercevant, elle jeta un petit cri de surprise, et, sans se soucier de ses domestiques:

«—Comment! c'est toi!... me dit-elle. Qu'est-ce qui t'arrive?...

«Vivement je lui exposai le malheur qui me frappait, me gardant bien, comme de juste, de souffler mot du général Delorge.

«Elle parut consternée.

«—C'est épouvantable, murmurait-elle. Laurent disparu!... Que vas-tu devenir, seule, avec tes cinq enfants?...

«Puis, tout à coup:

«—Non, cela ne sera pas, je ne le souffrirai pas, je ne veux pas qu'on touche aux miens... Attends une minute ici...

«Elle disparut à ces mots, j'entendis des portes s'ouvrir et se fermer, puis dans une pièce voisine le chuchotement étouffé d'une discussion rapide.

«L'instant d'après, Flora reparaissait toute souriante:

«—C'est arrangé, me dit-elle, Victor va s'occuper de ton affaire... Une autre fois, empêche Laurent de se mêler de ce qui ne le regarde pas...

«J'avais le paradis dans le cœur en me retirant, et c'est avec une impatience extraordinaire que j'attendis le lendemain pour avoir des explications...

«Hélas! ce lendemain me réservait une douleur pire que toutes les autres.

[Illustration:...Et saisissant brutalement ma sœur.]

«Lorsque je fus admise près de ma sœur, elle n'était plus la même. Elle me parut irritée, embarrassée.

«—Ma pauvre Julie, me dit-elle brusquement, je t'ai trompée, hier soir, sans le vouloir, et parce qu'on m'avait trompée moi-même, pour ne pas te chagriner. On ne sait ce qu'est devenu ton mari. C'est en vain que la police a fait tout au monde pour le retrouver.

«Elle me tendait de l'argent en disant cela. Mais je le repoussai avec horreur... Il m'eût semblé recevoir le prix du sang ou de la liberté de mon mari...

«Et, ne pouvant plus rien obtenir de ma sœur, je sortis, sentant bien que toute espérance de ce côté était perdue, mais rassurée par une voix qui me disait au-dedans de moi-même que Cornevin n'est pas mort et que je le reverrai.

XV

Mme Cornevin avait à peine achevé son récit que Mme Delorge se leva.

Regardant alternativement Me Roberjot et M. Ducoudray:

—Eh bien?... interrogea-t-elle.

L'avocat hocha la tête:

—Lors de la première visite de Mme Cornevin au boulevard des Capucines, répondit-il, M. de Combelaine et Flora n'étaient convenus de rien: de là leur surprise et leur réponse... Le lendemain ils s'étaient entendus. Et du résultat si différent des deux démarches résulte pour moi la presque certitude de l'existence de Laurent Cornevin...

—Telle a été mon opinion première, approuva Mme Delorge.

—S'il existe, son témoignage subsiste toujours. S'il est emprisonné quelque part, on peut le retrouver.

—Assurément.

M. Ducoudray se dressa.

—Eh bien! je le retrouverai, déclara-t-il, et c'est à cette tâche que désormais je voue ma vie. C'est un drôle de métier que je vais faire, m'allez-vous dire, un métier de policier. Soit! Je m'en ferai gloire si je réussis, je n'en rougirai pas si j'échoue. Servir une juste cause, sous quelque forme que ce soit, est toujours honorable, quoi que prétendent les gredins. Mais je réussirai. Pourquoi donc un honnête bourgeois de Paris, qui a eu l'adresse de faire fortune, ce qui n'est déjà pas si facile, ne serait-il pas aussi adroit que n'importe quel agent de la préfecture?

Mme Delorge ne pouvait être que bien reconnaissante à M. Ducoudray de ses généreuses intentions; mais ses regards ne cessaient d'interroger Me Roberjot.

—Mais nous, en attendant, lui demanda-t-elle, que faire?...

L'avocat eut un geste de découragement.

—Attendre, murmura-t-il; attendre, et espérer...

Cette réponse, Mme Delorge l'avait prévue.

—J'attendrai, dit-elle d'une voix ferme. Mon fils et son ami vous ont parlé, n'est-ce pas?... Vous avez pu juger, d'après leurs projets, si je sais m'armer de patience...

L'avocat se retira fort troublé...

Jamais son imagination ne lui avait peint sous des couleurs si décevantes un mariage avec Mme Delorge.

—Mais comment se faire aimer d'elle? répétait-il, véritablement désespéré.

Comment?... En vengeant son mari d'abord.

Cette idée, qui le ramenait à sa candidature, devait fatalement lui rappeler son ami Verdale. Il ne l'avait pas revu depuis qu'il lui avait confié son titre de rente, mais il ne s'étonnait pas trop de ce retard, pensant que son agent de change aurait attendu, pour vendre, un moment favorable.

Ce qui n'empêche qu'il fut assez satisfait, lorsqu'en rentrant chez lui, son domestique lui remit une lettre dont l'adresse était de l'écriture de l'architecte incompris. Ayant brisé le cachet, il lut:

«Ami Roberjot,

«Si, au reçu de cette lettre, tu la portes chez le procureur de la République, il s'empressera de décerner contre moi un mandat d'amener.

«Et je serai arrêté, jugé et condamné à cinq ans de réclusion, si je ne réussis pas à passer à l'étranger.

«Grâce à un faux, j'ai décidé ton agent de change à vendre le titre entier que tu m'avais confié, et je m'en suis approprié le montant, soit cent dix-huit mille neuf cent trente et un francs.

«C'est un indigne abus de confiance, je le sais, mais une occasion se présentait, si belle, si sûre, si facile de gagner en quinze jours de trois à cinq cent mille francs, que je n'ai pas su résister à la tentation... Je te le dis, en vérité, l'occasion est sûre, il faudrait l'impossible pour que je perde ton argent.

«Et si tu es assez généreux et assez sage pour ne rien dire, d'aujourd'hui en quinze, je te porterai la moitié de mon gain, c'est-à-dire une fortune...

VERDALE...»

Me Roberjot se laissa tomber sur une chaise.

—Ah! le misérable! murmurait-il, je suis ruiné!...

Si philosophe que l'on soit et détaché des biens de ce monde, ce n'est jamais volontiers qu'on se résigne à perdre cent vingt mille francs, le tiers de ce que l'on possède.

Et, en ce cas, les circonstances redoublaient, pour Me Roberjot, les amertumes de la perte.

—Canaille!... grondait-il en grinçant des dents, cela ne se passera pas ainsi, et avant un mois je me serai donné la satisfaction de t'envoyer au bagne!...

Il se dressa sur ces mots, et reprenant son chapeau, il s'élança de nouveau dehors, sans écouter son domestique stupéfait, qui lui demandait:

—Monsieur rentrera-t-il dîner?

Comme si on avait faim, quand on perd cent mille francs!

Non. Il s'en allait de ce pas, d'un bon pas, tout droit au Palais de Justice, déposer au parquet la lettre de l'architecte incompris, cette lettre dont le cynisme goguenard le transportait de rage.

—Car on ne se moque pas du monde avec cette impudence! marmottait-il, tout en descendant la rue Jacob. Oser m'écrire que ce vol ignoble n'est qu'un emprunt, que la tentation a été trop forte, qu'il ne perdra très probablement pas mon argent, et qu'il fera ma fortune en même temps que la sienne!

Heureusement ou malheureusement il se faisait tard, la nuit venait, et Me Roberjot ne tarda pas à recouvrer assez de sang-froid pour réfléchir qu'il ne trouverait plus personne au Palais.

Dès lors, pourquoi ne pas remettre au lendemain cette course inutile, et commencer soi-même une sorte d'enquête?

Pourquoi ne pas rechercher les procédés employés par M. Verdale pour consommer si lestement cet indigne abus de confiance, et ce que ce pouvait être que ce faux dont il s'accusait?

Tout enflammé de cette idée, l'avocat sauta dans une voiture qui passait, et commanda au cocher de le conduire rue Richelieu, où demeurait son ami l'agent de change, qui avait vendu le titre.

Cette voiture était attelée d'une misérable rosse qui trottait sur place, de sorte que Me Roberjot, après s'être d'abord prodigieusement impatienté, eut le temps de réfléchir.

La lettre de l'architecte était bonne à méditer, avant de prendre un parti.

Évidemment on y pouvait lire entre les lignes cette menace:

«Si tu te tais et que mon opération réussisse, je te rendrai ce que je t'ai volé et je partagerai avec toi mon bénéfice. Si tu te plains, au contraire, tu peux dire adieu à tes cent vingt mille francs.»

Me Roberjot était donc perplexe, tout en étant très disposé à la prudence, lorsqu'il arriva chez son ami.

L'agent de change était dans son cabinet, achevant le dépouillement de son carnet, lorsqu'on lui annonça l'avocat.

—Te voilà donc, dilapidateur, lui cria-t-il, te voilà donc, ambitieux, qui échanges tes rentes contre des actions dans l'opposition.

Me Roberjot sourit, ce qui n'était pas répondre, et dit:

—Comme cela, ma détermination t'a surpris?

—Ma foi, oui! Le moment était on ne peut plus mal choisi pour vendre. Ta précipitation te coûte au moins vingt-cinq louis. Je t'aurais bien écrit d'attendre, mais tu me donnais dans ta lettre de si bonnes raisons...

L'avocat tressaillit.

—Ah! je te donnais de bonnes raisons, fit-il.

—Assurément, sans compter que les explications de l'ami que tu avais chargé de l'affaire, de ton ami Verdale, auraient levé toutes mes hésitations. Mais quel air singulier tu as!... En serais-tu aux regrets?

—Non, certes. Seulement, dis-moi, as-tu conservé ma lettre?...

—Parbleu! c'est une pièce de comptabilité.

—Voudrais-tu me la montrer?

Ce fut au tour de l'agent de change de tressaillir.

Il considéra un moment son ami, puis d'un ton inquiet:

—Pourquoi? demanda-t-il.

C'est ce que se serait bien gardé de dire, au moins en ce moment, Me Roberjot.

Sa détermination n'était pas arrêtée, et il savait que conter ses affaires, c'est toujours s'enlever le libre arbitre, et le plus souvent se mettre dans le cas de faire précisément le contraire de ce qu'on eût souhaité.

Il répondit donc du ton le plus indifférent:

—Pour rien.

C'est ce dont ne sembla nullement convaincu l'agent de change.

Cependant il ne se permit pas une objection.

Il se leva, marcha droit à un carton, et en tira une lettre qu'il tendit à l'avocat en lui disant simplement:

—Voilà!...

L'architecte n'y était pas allé, comme on dit, par quatre chemins.

Supprimant bravement la lettre véritable, il en avait fabriqué une fausse où Me Roberjot donnait ordre à son agent de change de vendre immédiatement et à n'importe quel prix le titre de rente qu'il lui adressait et d'en remettre le montant à M. Verdale.

Quant aux raisons imaginées par l'architecte pour justifier cette précipitation, elles étaient en effet plausibles, et tirées de la situation particulière de l'ami dont il trahissait si abominablement la confiance.

—Il t'arrive quelque chose, Roberjot? insista l'agent de change, que la peur finissait par prendre; tu es plus blanc que ta chemise.

L'avocat fit un effort.

—Non, je n'ai rien, répondit-il... Seulement, il faut que tu me rendes un service...

—Parle...

—Il faut que tu me gardes cette lettre plus précieusement qu'un titre de rente... Elle est sans prix, pour moi...

—Si ce n'est que cela, dors tranquille, répondit l'agent de change. Au lieu de la remettre dans ton dossier, je vais la serrer dans ma caisse particulière avec mes valeurs...

Fixé désormais sur la façon d'opérer de son excellent ami Verdale, et certain de retrouver, lorsqu'il le jugerait utile, le corps du délit, Me Roberjot n'avait plus rien à faire rue Richelieu.

Se mettre en quête du coupable lui semblait et en effet pouvait être important.

Il serra donc la main de son ami, et vingt minutes plus tard il arrivait rue Mazarine, à l'hôtel borgne où l'architecte incompris avait élu domicile depuis plusieurs années.

Ce fut l'hôtelier en personne, gros homme rouge et chauve, à mine à la fois naïve et futée, qui vint lui ouvrir, et qui à ses questions répondit:

—M. Verdale est en voyage.

L'avocat ne sourcilla pas.

Il s'était préparé à quelque réponse de ce genre.

—Depuis quand? demanda-t-il.

—Il est parti ce tantôt vers deux heures.

—Pour longtemps?

C'est avec l'attention la plus extrême que le gros hôtelier dévisageait Me Roberjot.

—Monsieur serait-il l'ami de M. Verdale? interrogea-t-il tout à coup.

—Certes, répondit l'avocat d'un ton d'amère ironie, et un ami bien cher.

L'hôtelier branlait son chef chauve:

—C'est que, reprit-il, lorsque M. Verdale est monté en voiture, ce tantôt, pour se rendre au chemin de fer, il m'a dit que la soirée ne s'écoulerait pas sans qu'un de ses anciens camarades vînt le demander d'un air furieux...

Si peu disposé qu'il fût à la gaieté, Me Roberjot ne put s'empêcher de sourire de cette étrange prévoyance.

—Je suis cet ami, mon cher monsieur, dit-il, et je puis vous donner ma parole que je ne suis pas content du tout.

Le gros homme s'inclina.

—Cela étant, poursuivit-il, les recommandations de mon locataire doivent être pour vous. Au moment de partir: Père Bonnet, me commanda-t-il, tu diras à cet ami de ne point se hâter de me juger, d'attendre et de ne pas s'inquiéter. Quoi qu'il advienne, d'aujourd'hui en quinze je serai de retour...

Mais il s'arrêta tout balbutiant, décontenancé par les yeux de l'avocat, obstinément rivés sur les siens.

Et voilant son embarras sous un sourire niais:

—Monsieur m'examine d'un drôle d'air, fit-il.

C'est qu'un soupçon singulier venait de traverser l'esprit de Me Roberjot.

Et sans quitter de l'œil l'hôtelier:

—Je vous observe ainsi, prononça-t-il, parce que je suis persuadé que vous me trompez...

—Oh!

—Et tenez, maintenant mes soupçons se changent en certitude. M. Verdale n'est pas en voyage, M. Verdale est chez vous.

Le gros homme leva le bras comme pour prendre le ciel à témoin de son serment, et d'un accent solennel:

—M. Verdale est parti ce tantôt, jura-t-il. Que tous mes locataires déménagent à la cloche de bois si je mens...

—Oh! ne jurez pas...

—Et si monsieur ne veut pas me croire, il n'a qu'à me suivre, je le conduirai à la chambre de son ami, il verra qu'elle est vide, et que ma femme a fait enlever les draps du lit.

Ce dernier détail était maladroit. Qui veut trop prouver ne prouve rien.

Ce fut l'opinion de Me Roberjot, car, tirant son portefeuille:

—Faites-moi l'honneur, cher monsieur, reprit-il, de ne pas me croire beaucoup plus naïf que vous. Si M. Verdale est dans votre hôtel, il est clair qu'il a changé de chambre. Mais tenez, conduisez-moi à lui, et le billet de mille francs que voici est à vous...

Un éclair de convoitise brilla dans l'œil de l'hôtelier.

Sa main, par un mouvement instinctif, s'avança vers le billet de banque.

Mais il demeura inébranlable.

—J'ai dit la vérité, fit-il tristement. M. Verdale est absent, et ne sera ici que d'aujourd'hui en quinze... Mais il y sera pour sûr.

Insister eût été inutile.

Me Roberjot se retira, bien convaincu que l'architecte incompris se cachait dans cet hôtel borgne.

Un moyen infaillible de s'en assurer était à sa disposition. Il n'avait qu'à prévenir le commissaire de police, et une perquisition serait immédiatement ordonnée.

Seulement, serait-ce bien prudent?

—Il ne faut pas agir à la légère, pensait-il, avec un gredin de cette trempe qui me fait l'effet d'avoir tout perdu. La moindre fausse manœuvre peut m'enlever les faibles chances qui me restent de recouvrer mes cent vingt mille francs.

Et comme neuf heures sonnaient, qu'il avait faim, qu'il pensait bien que son domestique ne l'attendait plus, il gagna le restaurant Magny...

Il n'était plus si accablé.

La certitude qu'il croyait avoir de la présence à Paris de M. Verdale lui donnait quelque espoir.

—S'il est resté, pensait-il, c'est qu'il m'a dit vrai, c'est qu'il m'a volé pour tenter quelque grosse spéculation dont il attend le résultat. Pourvu qu'il gagne, mon Dieu! Et pourvu, s'il gagne, qu'il me rende mon argent!...

Tout bien considéré, il ne voyait qu'avantages à se taire jusqu'à l'expiration du délai fixé par l'architecte. Pour être portée quinze jours après le vol, sa plainte n'en serait pas moins valable, et il se réservait la seule et unique chance qui lui restât.

—Mais, par exemple, se disait-il, si d'aujourd'hui en quinze, à midi, je n'ai pas de nouvelles de mon ami Verdale, à une heure la police sera à ses trousses...

XVI

A l'heure même où M[Mc??]e Roberjot courait après sa fortune en péril, Mme Delorge, aidée de l'expérience de M. Ducoudray, s'occupait à voir clair dans la sienne.

C'était une femme de cœur, mais c'était aussi une femme de tête.

Ce qu'elle avait dit à l'avocat était exact.

Si dans le premier égarement de sa douleur, elle s'était bercée de l'espoir d'une vengeance immédiate, elle n'avait pas tardé à reconnaître combien elle s'abusait.

Ce n'était pas d'un homme qu'elle avait à obtenir justice, mais bien d'un système de gouvernement dont cet homme se trouvait être solidaire.

Elle n'avait pas désespéré pour cela.

Non qu'elle crût tous les gens qui l'approchaient et qui ne cessaient de lui répéter, comme c'était la mode à cette époque, que l'année ne se passerait pas sans emporter dans le tourbillon d'une révolution nouvelle le président et son entourage.

Mais elle était fermement persuadée qu'un gouvernement établi sur un attentat tel que celui du 2 Décembre doit mal finir, et qu'un jour viendrait fatalement où il glisserait dans le sang innocent du boulevard Montmartre.

Or, précisément parce qu'elle était pénétrée de cette foi en l'avenir, Mme Delorge n'en sentait que plus vivement la nécessité de l'atteindre.

Et, pour cela, force lui était de descendre des sommets glacés de sa douleur jusqu'à des détails matériels, dont la négligence ou l'oubli renversent les plus beaux projets.

Le général Delorge mort, sa veuve devait retrancher de son budget les dix mille francs qu'il touchait chaque année.

Et depuis, ses charges s'étaient accrues dans des proportions considérables.

Elle s'était engagée à servir à Mme Cornevin une pension de douze cents francs.

Elle avait à pourvoir à l'éducation de son fils et de Léon Cornevin, éducation qu'elle voulait aussi complète que possible, et dont les frais, déjà importants, devaient aller en augmentant chaque année.

Sa fille Pauline ne lui coûtait rien encore, mais trois ans ne s'écouleraient pas sans qu'il devînt indispensable de lui donner des maîtres.

Krauss encore était à sa charge. Parler de séparation à ce serviteur si fidèle et si absolument dévoué, c'eût été le frapper au cœur. Déjà il avait donné à entendre qu'il n'accepterait plus de gages, et qu'au besoin il irait travailler dehors, pour augmenter, du prix, de son travail, les revenus de la maison.

Enfin, Mme Delorge avait à faire entrer en ligne de compte son entretien à elle, qui, si modeste qu'elle le supposât, coûterait toujours quelque chose.

Et qu'avait-elle, pour faire face à tant d'obligations?

Onze mille livres de rentes, pensait-elle.

Mais elle s'abusait.

M. Ducoudray, avec sa vieille habitude des affaires et des chiffres, ne tarda pas à reconnaître et à lui démontrer qu'elle s'exposerait à de cruels mécomptes, si elle basait sa dépense sur un revenu moyen de plus de neuf mille francs.

Il se pouvait qu'elle eût des années meilleures, mais le mieux était de n'y pas songer.

[Illustration:—Ah! le misérable! murmurait-il, je suis ruiné.]

C'est dans l'ancien cabinet du général que sa veuve et M. Ducoudray agitaient ces graves questions.

Et il parut au digne rentier que jamais occasion plus propice ne se présenterait de planter le premier jalon des espérances matrimoniales qui ne l'avaient en aucun temps abandonné, et qui l'agitaient plus que jamais, depuis qu'il avait embrassé résolument la cause de Mme Delorge.

D'une voix très émue donc, car, en vérité, le cœur lui battait plus qu'à vingt ans, lorsqu'il faisait sa déclaration à la première Mme Ducoudray, il entreprit une longue et fort entortillée homélie, destinée, déclarait-il, à éclairer la veuve de son excellent et cher ami.

Si elle avait raison, ainsi qu'il le reconnaissait, disait-il, de prendre toutes ses mesures pour l'avenir, elle avait tort de les prendre définitives et comme si elles eussent dû être irrévocables. Les déterminations humaines sont sujettes à tant et de si impérieuses variations! Était-elle bien sûre qu'avant dix-huit mois ou deux ans, tel événement ne surgirait pas qui dérangerait et rendrait vains tous ses calculs!...

N'était-elle pas très jeune encore? La solitude lui paraîtrait pénible à la longue. Puis ses enfants grandiraient, ses trois enfants, puisque Léon Cornevin allait être pour elle un second fils, et elle sentirait combien la main d'un homme est nécessaire à la bonne administration d'une famille.

Mais la voix du bonhomme, à peine intelligible depuis un moment, expirait sur ses lèvres. Mme Delorge le regardait d'un air de stupeur si profonde, qu'il en était épouvanté.

—Est-ce bien de la possibilité d'un second mariage que vous me parlez? fit-elle.

Il se contenta d'incliner la tête, n'osant répondre.

—Si une semblable pensée pouvait me venir, reprit Mme Delorge, je la repousserais comme l'idée du crime le plus dégoûtant...

L'excellent M. Ducoudray était cramoisi.

—Pourvu, mon Dieu! pensait-il, qu'elle n'ait pas compris que je voulais parler de moi!...

Car il était fait, depuis trois mois, une douce habitude de l'intimité de cette femme si véritablement supérieure. Il s'était accoutumé à ne penser que par elle, pour ainsi dire, à obéir à ses inspirations, à mettre tout ce qu'il avait d'intelligence et d'activité au service des desseins qu'elle poursuivait.

Et il frissonnait à la seule perspective de retomber dans son isolement d'autrefois, lorsqu'il vivait recroquevillé dans son égoïsme de veuf consolé, sans autre distraction que le caquet de sa gouvernante...

Mais Mme Delorge était à mille lieues de soupçonner les châteaux en Espagne que s'était bâtis son vieux voisin.

Loin donc d'attacher la moindre importance à ses savants préliminaires, elle le ramena brusquement, et à sa grande joie, à la discussion du plan de conduite qu'elle devait adopter.

Et d'abord, pouvait-elle continuer à habiter la villa de la rue Sainte-Claire?

Non, malheureusement.

Cette habitation lui tenait au cœur, toute palpitante qu'elle était encore des souvenirs du général; mais le loyer dépassait deux mille francs, et le service y exigeait en outre un assez nombreux domestique.

—Je savais si bien qu'il me faudrait la quitter, disait Mme Delorge, que j'ai déjà donné congé. Mais où aller?...

Le château de Glorières lui eût présenté de précieux avantages.

Là, elle eût pu conserver un train convenable, les dehors et aussi les réalités de l'aisance, tout en réalisant les immenses économies du propriétaire campagnard qui vit sur sa terre. Elle eût pu mettre Raymond et Léon Cornevin au collège de Vendôme, dont les études ont une certaine réputation, et dont le prix est relativement peu élevé.

Mais ce n'était là qu'une des faces de la question.

Se réfugier en province, n'était-ce pas pour Mme Delorge déserter le terrain de la lutte, se désintéresser des événements ou, en tout cas, s'enlever les facilités d'en profiter? N'était-ce pas renoncer à surveiller M. de Combelaine?

—Je resterai donc à Paris, coûte que coûte, prononça Mme Delorge d'un ton qui annonçait une résolution irrévocable; il le faut, c'est mon devoir.

Dès lors, il fut convenu que le digne bourgeois lui chercherait, dans le centre de Paris, un logement en rapport avec ses ressources.

Une petite servante d'une quinzaine d'années lui suffirait, calculait-elle, puisqu'elle gardait Krauss et qu'elle connaissait assez le vieux et fidèle troupier pour savoir qu'elle en eût fait, à son choix, une incomparable bonne d'enfants ou une cuisinière modèle.

Le digne M. Ducoudray avait toutes les peines du monde à dissimuler une larme.

Son cœur, qui pourtant n'était pas des plus tendres, se brisait de voir aux prises avec les tristes soucis de la gêne cette femme qui était devenue son culte.

Ah! s'il l'eût osé, l'excellent rentier, de quel cœur et avec quelle joie il eût mis au service de Mme Delorge tout ce qu'il possédait. Hélas! ce n'était pas possible.

De désespoir, il se mit, dès le lendemain, en quête d'un appartement, et, après avoir gravi des milliers d'étages et essuyé les rebuffades d'une centaine de portiers, il finit par en découvrir un, rue Blanche, qui lui parut réunir toutes les conditions qu'on pouvait raisonnablement espérer pour neuf cents francs par an.

Il se composait de cinq pièces assez grandes, d'une cuisine, d'une cave et d'une chambre de domestique au sixième.

Mme Delorge, l'ayant visité, déclara qu'il lui convenait, et comme il était libre, elle l'arrêta immédiatement.

Dès lors, elle ne s'occupa plus que de son déménagement, et par une belle après-midi, elle était occupée dans son salon, à emballer quelques menus objets, lorsque tout à coup Krauss entra, si pâle et si effaré, qu'elle crut à quelque grand malheur...

—Qu'arrive-t-il, mon Dieu! s'écria-t-elle.

C'est à peine si le fidèle serviteur pouvait parler.

—Il arrive, répondit-il, qu'un des assassins de mon général est en bas, dans le vestibule... Il voudrait parler à madame, et il m'a remis sa carte...

Cette carte que lui tendait Krauss, Mme Delorge la prit et lut:

VICOMTE DE MAUMUSSY

Elle aussi elle pâlit, comme si elle allait s'évanouir. Que pouvait lui vouloir cet homme?...

Cependant elle rassembla tout son courage, et d'une voix étouffée:

—Qu'il monte, dit-elle à Krauss; qu'il monte: je l'attends...

Le vieux soldat était à peine sorti pour exécuter ses ordres, que Mme Delorge ouvrit une porte et appela Raymond et Léon Cornevin, qui travaillaient dans la pièce voisine.

Ils accoururent, et rapidement:

—Restez là, près de moi, leur dit-elle, et écoutez.

Ils n'eurent pas le temps de l'interroger.

M. de Maumussy entrait, annoncé par Krauss.

C'était bien lui, correctement vêtu, comme toujours, à la dernière mode, ganté très juste de gris clair, le lorgnon battant la poitrine, badinant de la main droite avec une canne légère, et affectant un aristocratique milieu entre la raideur britannique et la légèreté française.

Tel il se montrait qu'on devait le voir pendant des années, la barbe soignée, ses cheveux rares savamment éparpillés sur son large front, la physionomie insolemment bienveillante, l'œil spirituel et la lèvre moqueuse.

L'attitude spectrale de Mme Delorge, pâle et glacée sous ses voiles de veuve, debout contre la cheminée entre ses deux enfants, eût peut-être déconcerté un autre homme que M. de Maumussy.

Mais ce n'était pas pour rien que M. Coutanceau, le comte de Combelaine et une autre personne encore l'avaient surnommé «l'imperturbable».

Il s'inclina dès le seuil, avec cette affectation de courtoisie qui était, disaient ses admiratrices, une de ses grâces:

—Ma visite vous étonne, madame, commença-t-il...

—Beaucoup, interrompit durement Mme Delorge.

Il salua plus profondément que la première fois; mais, continuant d'avancer jusqu'au milieu du salon:

—Vous l'excuserez du moins, je l'espère, poursuivit-il, lorsque j'aurai eu l'honneur de vous en exposer les motifs.

—Parlez, monsieur.

L'œil expressif du vicomte ne cessait d'errer de fauteuil en fauteuil, disant clairement: Ne m'inviterez-vous donc pas à m'asseoir?

Et comme Mme Delorge semblait ne pas comprendre:

—C'est que ce sera un peu long, madame, ajouta-t-il.

—Oh! vous saurez abréger, monsieur.

Son premier mouvement, à cette réponse, fut de prendre bravement le siège qu'on ne lui offrait pas, cela fut manifeste.

Pourtant, il n'osa pas, soit respect, soit plutôt qu'il craignit quelque mot terrible qui le forcerait de se retirer.

Il resta donc debout et toujours impassible.

—Vous me traitez en ennemi, madame, poursuivit-il, et si je m'en afflige, je n'en suis pas surpris. Je sais la profondeur du coup qui vous a frappée, moi qui savais toute la valeur de Delorge, sa haute intelligence et la noblesse de son cœur...

—Et c'est pour cela que vous l'avez fait assassiner?...

Le vicomte ne sourcilla pas.

—Vous vous trompez, madame, prononça-t-il, le général a succombé en duel après un combat loyal...

—Personne plus que vous, monsieur, n'a intérêt à le soutenir.

M. de Maumussy hocha la tête.

—A vous, madame, dit-il, j'avouerai, quitte à le nier ensuite, que les explications qui ont été données étaient fausses... mais nécessaires. La raison d'État prime tout. Delorge a été victime d'un malentendu. Si j'eusse été le maître des événements, pas un cheveu ne serait tombé de sa tête. Mais la fatalité était sur lui. Tout ce qu'il m'était permis de faire, je l'avais fait. Il était prévenu. Il savait qu'un coup de balai allait être donné, il ne tenait qu'à lui de se mettre du côté du manche...

—Mon mari était un honnête homme, monsieur...

—Je le sais, madame, et c'est pour cela que je serais si heureux, aujourd'hui, de le voir à nos côtés. Car il y serait, n'en doutez pas, comme tant d'autres qui, le lendemain du 2 Décembre, nous chargeaient de malédictions. Il y serait, parce qu'il était trop intelligent pour ne pas reconnaître que le gouvernement qui réunira le plus d'intérêts sera désormais le seul légitime... Enfin!... le malheur est venu d'une indiscrétion de M. de Combelaine...

Après cela, M. de Maumussy espérait si bien un mot d'encouragement, qu'il s'arrêta.

Mais Mme Delorge et les deux jeunes garçons gardant un silence et une immobilité de glace, il se décida à poursuivre:

—M. de Combelaine, quoi que je lui eusse dit à ce sujet, s'imaginait que le général Delorge serait pour le coup d'État. C'est pourquoi, l'avant-veille, il lui écrivit, lui donnant rendez-vous à l'Élysée.

«Il arriva à l'heure dite, et tout aussitôt Combelaine l'entraîna dans un petit salon, et là, sans préambule, niaisement, sottement, il se mit à lui expliquer tout le plan du mouvement qui se préparait et qui devait sauver le pays.

«Delorge écouta ces révélations sans mot dire, mais lorsque Combelaine eut achevé:

«—Vous êtes un misérable, lui dit-il, et je vais de ce pas vous dénoncer!...

«Quel coup terrible ce fut pour le comte de Combelaine, vous devez le comprendre, madame... Il se vit déshonoré, perdu! Il vit compromis irréparablement par sa faute le succès d'une partie sûre, ses amis arrêtés, le prince-président livré au bourreau.

«Assurément, on eût perdu la tête à moins.

«Se précipitant donc sur le général:

«—Non, tu ne me dénonceras pas, s'écria-t-il, car tu ne sortiras pas vivant d'ici!

Un sanglot, aussitôt comprimé, gonfla la poitrine de Mme Delorge.

—Et, en effet, il n'en est pas sorti vivant! prononça-t-elle d'une voix sourde...

—Oh! mais non par suite d'un crime! reprit vivement M. de Maumussy. Écoutez-moi. C'est à ce moment qu'à mon tour j'entrai dans le petit salon. D'un coup d'œil je compris la situation, et je fus épouvanté, moi qui ne m'épouvante guère, de sa gravité. Vivement je me précipitai entre les deux adversaires, et je m'efforçai de faire entendre raison à Delorge, le conjurant de ne pas abuser des confidences d'un imprudent, lui offrant de le laisser se retirer s'il voulait nous donner sa parole d'honneur de se taire quarante-huit heures... C'est à quoi il ne voulait pas consentir.

«Il avait saisi Combelaine par le bras et, le secouant avec une violence extrême, il lui déclarait que, s'il ne consentait pas à descendre au jardin se battre à l'instant même, il allait l'y porter ou, en tout cas, ouvrir la porte et le frapper au visage, et le rouer de coups de fourreau d'épée devant les cinquante personnes réunies dans le petit salon... Ce que Combelaine fit alors, tout le monde l'eût fait à sa place. Il suivit le général au jardin. Et si le hasard des armes l'a favorisé, on peut le plaindre ou le maudire, mais non pas l'accuser d'un lâche assassinat...

—Vous avez achevé, monsieur? demanda froidement Mme Delorge, dès que M. de Maumussy s'arrêta pour reprendre haleine.

—Je vous ai dit l'exacte vérité, madame...

—Alors, monsieur, permettez-moi de vous céder la place... Venez, mes enfants.

Elle ne sonnait pas pour le faire reconduire dehors par un domestique, elle se retirait pour l'obliger à sortir... C'était pis.

Déjà elle gagnait la porte, suivie de Raymond et de Léon Cornevin, M. de Maumussy l'arrêta.

—Un mot encore, madame.

Elle demeura en place, indiquant bien qu'elle n'accepterait ni explications ni discussion, et dit seulement:

—Faites vite, monsieur.

Tant de mépris devait finir par blesser au vif M. de Maumussy.

Mais il était de ceux qui savent tout sacrifier au succès de ce qu'ils entreprennent, professant cette maxime qu'on est vengé lorsqu'on a réussi.

Il sut donc se contenir, et de l'accent le plus calme et le plus bienveillant:

—Madame, commença-t-il, le général Delorge était un trop vaillant soldat pour que les amitiés qu'il avait inspirées ne lui aient pas survécu...

—Ah!

—Ses amis se sont souvenus de lui, c'est-à-dire de ce qu'il avait de plus cher au monde, de sa famille. Le général était le fils de pauvres artisans; son désintéressement est proverbial dans l'armée, il ne vous laisse donc aucune fortune.

—Il nous laisse un nom honoré, monsieur, et une épée sans tache...

Une faible rougeur colora les joues de M. de Maumussy.

L'impatience le gagnait.

—Cette femme est stupide, avec ses airs de Romaine, pensait-il.

Puis tout haut:

—Vous avez raison, madame, approuva-t-il. Malheureusement, en notre siècle positif et corrompu, un tel héritage, si glorieux et si enviable qu'il soit, ne suffit pas. Vous allez vous trouver aux prises avec les pénibles nécessités de l'existence...

—Que vous importe, monsieur!...

—Ah! pardonnez-moi, il m'importe, je ne dirai pas de réparer, mais d'adoucir, autant qu'il est en mon pouvoir, l'immense malheur que je n'ai pas su empêcher. Et si j'ai osé me présenter chez vous, c'est que je me faisais une joie de vous apprendre que vous êtes inscrite pour une pension de six mille francs...

Mme Delorge tressaillit.

—Mais je la refuse, interrompit-elle...

—Permettez...

—Je la refuse absolument.

Tout autre que M. de Maumussy se fût tenu pour battu, l'accent de la malheureuse femme ne semblant pas admettre de réplique.

Lui, non.

—Avez-vous bien ce droit, madame? insista-t-il. Vous n'êtes pas seule ici-bas. Vous avez des enfants, ces jeunes garçons que je vois à vos côtés... Pour eux, sinon pour vous, ne vous hâtez pas de prendre une détermination dont vous vous repentiriez peut-être plus tard... trop tard.

C'en était trop pour que Mme Delorge pût garder encore son impassibilité:

—Assez, monsieur, s'écria-t-elle d'une voix frémissante, assez!... Pensez-vous donc que je ne pénètre pas les honteuses raisons du dernier outrage que m'inflige votre présence!... Si faible que je sois, si désarmée que je paraisse, je vous inquiète encore... Il ne faut qu'un fantôme pour épouvanter un assassin!... Pour vous, je suis plus qu'un remords, je suis une menace. Alors, vous vous êtes dit: «Offrons-lui de l'argent, elle l'acceptera et nous serons tranquilles... Elle l'acceptera, et si jamais elle élevait la voix, nous pourrions lui répondre: Eh! que venez-vous nous parler de votre mari! Nous vous l'avons payé!...»

Positivement, il y avait bien plus d'admiration que de colère dans le regard dont M. de Maumussy enveloppait Mme Delorge.

Il se flattait d'être artiste et sensible à tout ce qui est beau, et jamais il n'avait vu le mépris et la colère atteindre cette magnificence, cette intensité d'expression.

—Elle est admirable!... pensait-il.

Et cependant elle poursuivait:

—Mais nous ne voulons pas être payés, monsieur de Maumussy; nous ne voulons pas vendre les chances que peut nous réserver l'avenir. Nous prétendons, mes enfants et moi, garder notre haine et le droit de nous venger...

Un indéfinissable sourire glissait sur les lèvres fines de M. de Maumussy.

Ne devait-il pas, en effet, juger profondément comiques les menaces de cette pauvre veuve?

—Et nous nous vengerons, insista cependant Léon Cornevin, rappelez-vous ce que je vous dis là, pour le jour où, moi étant homme, nous nous trouverons en face...

—J'espère, monsieur Delorge, commença le vicomte...

Mais l'enfant, d'un geste de colère, l'interrompit:

—Je ne suis pas le fils du général Delorge, prononça-t-il, je suis le fils du palefrenier Cornevin...

—C'est moi qui suis Raymond Delorge, monsieur, dit l'autre jeune garçon, et je vous jure que, pour vous retrouver plus tôt, je saurai être homme avant l'âge.

M. de Maumussy fut-il ému de cette haine étrange, et eut-il comme un pressentiment de l'avenir? S'indigna-t-il, au contraire, parce qu'il se jugeait ridicule de prêter attention aux menaces d'enfants de onze ans? Toujours est-il que son imperturbable froideur se démentit.

—Merci de la leçon, madame, dit-il d'un ton railleur à Mme Delorge, elle m'apprendra à vouloir jouer les rôles de la Providence... Il est heureux pour moi qu'il n'y ait pas près de vous un homme qui partage vos sentiments...

—C'est ce qui te trompe, misérable. Il y en a un!... cria une voix terrible.

Vivement le vicomte se retourna.

Sur le seuil de la porte, Krauss était debout, le visage livide, l'œil injecté de sang, un pistolet dans chaque main...

D'un bond, M. de Maumussy se jeta de côté.

—Oh!... fit-il seulement, oh!...

Mais déjà Mme Delorge s'était précipitée sur Krauss et lui avait saisi les bras.

—Malheureux, que veux-tu faire?

Lui, se débattait.

—Laissez donc, madame, disait-il avec un ricanement sinistre, ce sera vite fait... Ah! brigand! après avoir assassiné mon général, tu viens insulter sa femme...

C'est à peine si Mme Delorge réussissait à le contenir.

—Partez donc, monsieur, criait-elle au vicomte, sortez...

Lui, hésitait... Peut-être craignait-il qu'on ne crût qu'il avait eu peur... et il était brave—il faut lui rendre cette justice—si brave qu'il n'avait point pâli, alors que sa vie dépendait d'un imperceptible mouvement du doigt de Krauss...

Cependant, il réfléchit, et gagnant une porte:

—Adieu, madame dit-il, avant de sortir. Maintenant, que vous le veuillez ou non, la pension vous sera servie...

[Illustration:—Le billet de mille francs que voici est à vous!]

XVII

Mme Delorge était hors d'état de relever cette dernière ironie, où se trahissait tout entier le caractère de M. de Maumussy.

Elle n'avait pas trop de toute sa présence d'esprit, à défaut de force, pour empêcher Krauss de s'élancer sur les traces du vicomte, pour l'apaiser et le désarmer, pour le rappeler à la raison, qu'il semblait avoir totalement perdue.

Et il fallut de prodigieux efforts, toute l'éloquence de M. Ducoudray, qu'on était allé quérir, toute l'influence de Mme Delorge, et même les supplications de Raymond, pour arracher à l'entêté Alsacien le serment solennel de renoncer à ses projets de justice trop sommaire.

—Voilà une épouvantable scène, disait l'excellent M. Ducoudray, en retirant les capsules des pistolets de Krauss, et dont les suites peuvent nous être bien funestes!...

Cependant Mme Delorge ne s'en affligeait pas.

Ce qui l'inquiétait, à cette heure qu'elle avait le loisir d'y réfléchir et d'en mesurer la portée, c'était la menace d'une pension, qui avait été l'adieu de M. de Maumussy.

Était-elle exposée à cette humiliation affreuse de lire quelque matin, dans le Moniteur officiel:

«Le prince-président, dont on sait la sollicitude pour l'armée, a décidé qu'une pension viagère de six mille francs serait servie sur sa cassette à la veuve du général Pierre Delorge?...»

Que faire, si un tel coup venait à la frapper?

Cette épouvantable perspective la tourmentait à ce point qu'elle ne put clore l'œil de la nuit, et que le lendemain, dès neuf heures, elle se faisait conduire chez Me Roberjot, le seul, estimait-elle, qui pût lui donner un conseil.

C'était un jeudi—le jour, précisément, où expirait le délai fixé par M. Verdale à son «vieux camarade».

Lorsque la malheureuse femme se présenta chez l'avocat:

—Que madame prenne la peine d'entrer, lui dit le domestique; monsieur vient de sortir, mais pour quelques minutes seulement; il va revenir...

Connaissant la disposition de l'appartement, Mme Delorge allait ouvrir la porte du cabinet de travail de Me Roberjot, lorsque le domestique l'arrêta, disant:

—Pas là, madame, pas là... Il s'y trouve déjà quelqu'un qui vient d'arriver et qui attend monsieur...

Et il la fit passer dans la petite salle où déjà elle avait attendu, lors de sa première visite, et d'où même elle avait entendu l'avocat exposer ses projets politiques.

Mais c'était bien autre chose, cette fois.

La porte de communication était ouverte et, de la place où elle était allée s'asseoir, sans intention, assurément, elle découvrait la moitié du cabinet.

L'homme qui s'y trouvait ne parut pas remarquer la survenue d'un client dans la pièce voisine.

Il se promenait de long en large, avec une agitation manifeste, et même, par moments, laissait échapper de sourdes exclamations.

—C'est inimaginable... Où diable peut-il être allé?... Ne m'aurait-il pas attendu?...

Cependant tout à coup il s'interrompit, écoutant...

La porte intérieure de l'appartement s'ouvrait.

L'instant d'après, Mme Delorge entendit s'ouvrir la porte du cabinet qui donnait sur l'antichambre, et elle vit l'homme s'élancer vers la partie de la pièce qu'elle n'apercevait pas en s'écriant:

—Eh bien!... Que t'avais-je promis?... Suis-je exact?...

Mme Delorge comprit que c'était l'avocat qui rentrait, et, en effet, elle reconnut sa voix.

—C'est fort heureux pour vous, disait-il; à midi sonnant je déposais ma plainte....

Et en même temps, il entrait dans le cercle qu'embrassait le regard de Mme Delorge, suivi de l'homme, dont l'attitude paraissait pleine d'humilité.

Pressentant vaguement quelque grave explication, Mme Delorge essaya de dénoncer sa présence, elle toussa très fort, elle renversa une chaise...

Ils n'entendaient rien.

L'avocat s'était assis près de son bureau. L'autre demeurant debout disait:

—Sais-tu que tu me reçois comme un chien dans un jeu de quilles! Ce n'est pas gentil. Car enfin, si je n'étais pas revenu...

—Vous n'en seriez ni plus ni moins un malhonnête homme, monsieur Verdale!...

L'architecte incompris, car c'était lui, haussa légèrement les épaules.

—Allons, allons, fit-il, je vois que tu ne me pardonnes pas la peur que tu as eue...

D'un coup de poing furibond appliqué sur la tablette de son bureau, Me Roberjot l'interrompit.

—Trêve de plaisanteries impudentes, s'écria-t-il. Au fait... sans phrases.

L'embarras de l'architecte devait être feint, car il contrastait trop violemment avec la liberté de sa parole et la gaieté de son accent.

—Écoute au moins ma confession, fit-il avec une surprenante volubilité. Mon procédé était... vif, j'en conviens. Mais je n'avais pas le choix. Tout autre eût agi comme moi. Sois juge. Juste le lendemain du jour où tu m'avais confié ton titre, comme je traversais la place de la Bourse pour aller chez ton agent de change, j'aperçois le gros Coutanceau.

«Je vais à lui, et je le salue de cette aimable plaisanterie que je ne manquais jamais quand je le rencontrais: «Ah ça! illustre coffre-fort, quand faites-vous ma fortune?» Je pensais qu'il allait me répondre comme d'ordinaire: «Demain, entre sept et neuf.» Mais pas du tout, il me regarde fixement, puis d'un ton rude: «Êtes-vous capable, me demande-t-il, de garder un secret?...» Un peu surpris, je dis: «Assurément, surtout si ma fortune en dépend.» Aussitôt, il m'empoigne par le bouton de ma redingote, et très vivement:

«—Alors, reprend-il, tâchez, d'ici quatre jours, de vous procurer cent mille francs, apportez-les moi, et il y a cent à parier contre un que, fin courant, je vous rends un demi-million. J'ai de l'estomac, Roberjot, eh bien! ma parole d'honneur, en entendant cela, j'ai dû devenir plus blanc que ta cravate.

«—Est-ce sérieux, cela, monsieur Coutanceau? demandai-je.

«—Parbleu! fit-il.

«—Et l'affaire est sûre?...» Il haussa les épaules et d'un air ironique:

«—Est-ce que je la ferais, dit-il, si elle n'était pas archi-sûre? J'y mets toute ma fortune. Concluez. Tous calculs faits, nous avons cent chances pour nous et une seule contre... ainsi, avisez. Et il me campa là. J'avais des éblouissements, la tête me tournait.... Cinq cent mille francs!... Que faire?

De sa place, dans le salon d'attente, Mme Delorge ne perdait pas une syllabe de cette étrange confession.

Et, effrayée de s'en trouver la confidente involontaire, elle se demandait quel parti prendre, si elle devait brusquement se montrer, ou gagner doucement la porte et sortir en disant au domestique qu'elle reviendrait plus tard...

Mais M. Verdale poursuivait:

—C'est alors, ami Roberjot, que la pensée me vint de t'emprunter, sans te prévenir, ce titre que tu m'avais confié... et cette pensée seule me fit d'abord frémir. Ce que je risquais, je le discernai d'un coup d'œil. Ce pouvait être le bagne. Oui, mais ce pouvait être aussi la fortune du jour au lendemain. Se dire qu'on a un moyen de se coucher pauvre et de s'éveiller riche, quelle tentation!... Je ne suis pas un ange, je ne résistai pas. Une voix qui me criait que je réussirais m'emplissait d'une audace extraordinaire. Je rentrai donc chez moi, je cherchai dans mes papiers quelques-unes de tes lettres, et je me mis à m'exercer à contrefaire ton écriture. Je ne trouvai pas à cette besogne toutes les difficultés que j'attendais.

«Après vingt-quatre heures de tentatives enragées, je vins à bout de fabriquer une lettre par laquelle tu ordonnais à ton agent de change de vendre le titre entier et d'en remettre le montant à ton bon ami Verdale. L'imitation me semblait parfaite. Paraîtrait-elle telle à l'agent de change? Ah! ce fut un rude moment que celui où je la lui remis. Je n'avais pas un fil de sec sur moi pendant qu'il la lisait... Il n'y vit que du feu, heureusement, et le surlendemain, il me remettait cent dix-huit beaux mille francs, que je portai tout courant chez ce cher Coutanceau...

Mme Delorge, qui s'était levée doucement pour fuir retomba, glacée de stupeur, sur son fauteuil.

—Désormais, continuait l'architecte, le vin était tiré et il n'y avait plus qu'à le boire, doux ou amer. Le plus pressé était de te prévenir, car une démarche de toi perdait tout, mais c'était le plus dur aussi. Comment m'y prendre? Devais-je venir me jeter à tes pieds et te tout avouer? J'en ai eu l'idée. C'eût été stupide, parce que nécessairement tu aurais exigé des explications que je ne pouvais pas donner. Longtemps j'examinai la situation sous toutes ses faces, et le résultat de mes méditations fut la lettre que je t'ai écrite, et qui était un pur chef-d'œuvre, car elle t'imposait le silence si tu voulais garder une chance de rentrer dans ta monnaie... J'avais eu soin de te la faire tenir après l'heure du parquet, persuadé que, si je te ménageais une nuit de réflexions, tu ne porterais pas plainte.

«Mais j'étais sûr aussi que tu te mettrais à ma poursuite, et j'avais pris mes précautions et fait la langue à Bonnet, mon hôtelier, à qui je dois trop d'argent pour n'être pas sûr de lui...

«Toi qui es fin, tu as, comme dirait Arnal, «débiné le truc» et compris que j'étais chez moi, et tu as même essayé de séduire, à prix d'or, mon hôtelier...

«C'est vrai, j'étais chez moi, j'y suis resté calfeutré pendant ces quinze jours qui viennent de s'écouler, et j'y ai souffert toutes les tortures du condamné à mort qui attend l'issue de son recours en grâce. Regarde-moi, et vois si je n'ai pas vieilli... C'est que si toi, sans le vouloir, tu risquais ton argent, moi, mon bonhomme, je jouais ma peau. C'était dit, arrêté, conclu. Si l'affaire Coutanceau manquait, je t'écrivais un suprême adieu, et je me faisais sauter la cervelle...

Il avait pris un air et une pose tragiques en prononçant ces dernières paroles, espérant sans doute émouvoir son ancien copain.

Erreur. Car, dès qu'il s'arrêta:

—Toutes ces explications étaient fort inutiles, prononça froidement Me Roberjot.

L'architecte recula et se croisant les bras:

—Tu n'as donc pas compris? insista-t-il.

—Quoi?

—Que ma présence ici annonce le succès.

Et d'un accent de triomphe:

—Car j'ai réussi, continua-t-il, pleinement, entièrement, au delà de mes plus folles espérances. Du même coup hardi, j'ai fait ma fortune et la tienne... Ce matin, il n'y a pas deux heures, le caissier de Coutanceau a versé entre mes mains frémissantes d'émotion quatre cent quatre-vingt mille francs. J'ai bien dit, tu as bien entendu, je répète: quatre cent quatre-vingt mille francs. De cette somme, il faut déduire ta mise de fonds involontaire, soit cent dix-huit mille francs. Reste trois cent soixante-deux mille francs, ô Roberjot, que nous allons, hic et nunc, partager comme des frères... Nous sommes riches... Fortuna me juvat!... Me pardonnes-tu, maintenant. Avoues-tu que je suis un grand homme?... Quitte ton air sévère, alors, et debout, vieux camarade, debout et dans mes bras!...

C'est à quoi l'avocat ne paraissait rien moins que disposé.

—Vous vous méprenez, monsieur Verdale, dit-il.

L'architecte pensa que Me Roberjot doutait de ses affirmations.

—Il ne me croit pas, l'incrédule! s'écria-t-il. Mais attends, ô saint Thomas, attends.

Et, sautant sur son inévitable portefeuille qu'il avait déposé sur une chaise, il en retira pêle-mêle des bons sur la Banque et des liasses énormes de billets de banque qu'il étala sur le bureau...

—Vois, criait-il, flaire, palpe, examine... Plonges-y les bras jusqu'au coude. Assure-toi bien qu'ils ne sont pas faux... A nous! tout cela est à nous!... Victoire! Vive Coutanceau!...

Mais l'ivresse du succès se glaça sur ses lèvres, lorsqu'il vit de quel geste de dégoût l'avocat repoussait ces valeurs.

Et il faillit perdre contenance en l'entendant lui dire:

—Veuillez me compter les cent dix-huit mille francs que vous m'avez soustraits, et vous retirer avec le reste.

—Tu plaisantes, Roberjot, fit-il, tu railles, certainement...

—Soyez sûr que je n'ai jamais parlé plus sérieusement.

L'architecte tombait de son haut.

—Tu ne m'as donc pas entendu, mon bon vieux? insista-t-il doucement. Tu n'as donc pas compris que je veux, que je prétends partager le bénéfice avec toi, et qu'il te revient pour ta part cent quatre-vingt-un mille francs...

La colère, peu à peu, montait à la tête de l'avocat.

—Monsieur!... interrompit-il, votre insistance devient injurieuse, à la fin...

—Injurieuse!... Ah ça! Pourquoi?...

—Parce que je suis un honnête homme, moi, et que partager le produit d'un vol et d'un faux, ce serait m'en faire le complice...

Un flot de sang empourpra la face de l'architecte.

—Tu es dur, Roberjot, fit-il, trop dur... Je me suis laissé entraîner à une... imprudence, c'est vrai; mais il me semble que du moment où je la répare...

D'un éclat de rire nerveux, l'avocat lui coupa la parole.

—Réparer est joli! fit-il. Mais brisons là. Rendez-moi ce que vous m'avez pris et séparons-nous... Ne discutons pas, nous ne pouvons pas nous comprendre...

C'était vrai. L'architecte ne comprenait pas...

C'est pourquoi, sans répliquer, il compta cent dix-huit billets de mille francs qu'il déposa devant Me Roberjot, en disant:

—Voilà.

—C'est bien! fit l'avocat.

M. Verdale haussait les épaules.

—Puisque vous le prenez sur ce ton, poursuivit-il, je n'ai plus qu'à vous prier de me rendre la lettre que je vous ai écrite...

Mais Me Roberjot s'était levé.

—N'y comptez pas, répondit-il d'un ton résolu; cette lettre est à moi, et... je la garde!...

Plus tremblante que la feuille, Mme Delorge regardait et écoutait, oubliant presque l'étrangeté de sa situation...

Frappé de ce refus comme d'un coup de massue, l'architecte chancelait, regardant son ancien ami avec des yeux hagards.

Il lui fallut bien dix secondes pour se remettre un peu.

Et alors, d'une voix étranglée:

—Vous voulez me faire peur, n'est-ce pas? Roberjot, commença-t-il... Vous vous vengez des transes que je vous ai causées. Avouez-le. Il est impossible que vous ayez vraiment l'intention de conserver cette lettre...

—Je vous demande pardon.

—Pourquoi la garderiez-vous? Dans quel but?

—Parce que...

—Voudriez-vous, maintenant que je vous ai restitué le prix de votre titre, déposer une plainte?

—Vous me connaissez assez pour être sûr que non.

—Alors, quoi?

—Je n'ai pas de comptes à vous rendre...

—Roberjot!...

Ils étaient debout en face l'un de l'autre, et si près que leurs haleines pouvaient se confondre, l'avocat plus froid que marbre, l'autre agité d'un tremblement convulsif.

—Vous devez bien sentir, reprit M. Verdale, qu'il m'est impossible de vous laisser ma lettre, elle est trop accablante pour moi.

—Il ne fallait pas l'écrire.

Un silence suivit, si profond que du petit salon Mme Delorge entendait la respiration rauque de l'architecte.

—Laisser entre vos mains cette lettre maudite, reprit-il, c'est vous donner sur moi le pouvoir que Dieu seul a sur les autres hommes. C'est vous abandonner mon honneur, mon avenir, ma vie, la vie, l'avenir et l'honneur de mon fils. C'est me livrer à vous pieds et poings liés, me déclarer votre esclave, votre chien, votre chose...

L'avocat ne répondit pas.

—Vous laisser cette lettre, continua M. Verdale, c'est renoncer à tout jamais à l'espérance, au bonheur, au repos. Je suis riche, aujourd'hui; je serai millionnaire demain; avant un an, j'aurai su me créer une grande situation... Folie! Sans trêve, sans relâche, une voix obsédante me répétera: «Tout cela, tout ce que tu as conquis, fortune, honneur, considération, tout est à la merci de cet homme. Qu'il le veuille, et l'édifice que tu as eu tant de peine à élever s'écroule...

«Demain, reprit-il, nous allons combattre dans deux camps ennemis. Demain l'empire sera fait; vous en serez l'adversaire acharné et moi le défenseur obstiné. Qu'arrivera-t-il? Viendrez-vous, cette lettre à la main, me dire: «Je te défends d'avoir cette opinion?» Ou encore: «Ceux que tu sers et qui croient à ta fidélité, je te commande de les trahir?...»

D'un geste, Me Roberjot l'interrompit.

—Je vous ferai remarquer que vous m'insultez! fit-il.

L'architecte eut un rugissement sourd.

—Mais alors, encore une fois, s'écria-t-il, que prétendez-vous faire de cette lettre?

—Si je la garde, c'est que je sais ce dont vous êtes capable. Ambitieux comme vous l'êtes, rien ne vous arrêterait. Eh bien! le souvenir de cette lettre vous tiendra lieu de conscience et sera votre frein. Vous y songerez au moment de jouer encore quelque partie comme celle que vous venez de gagner, et vous vous arrêterez...

—Eh!... Quelle partie voulez-vous que je joue, désormais! Hier, à la bonne heure, je n'avais pas un sou vaillant...

—Alors rassurez-vous, votre lettre ne sortira pas de mon tiroir.

L'architecte eut un mouvement si terrible que Mme Delorge crut qu'il allait se précipiter sur l'avocat.

Non, cependant. Sa tête retomba sur sa poitrine, et après un moment de méditation:

—C'est votre dernier mot, Roberjot? insista-t-il.

—Oui.

—Vous me laisserez me retirer ainsi?

Me Roberjot garda le silence.

—Adieu donc! dit M. Verdale.

Il avait repris son chapeau et son portefeuille, et il dut faire quelques pas vers la porte, car il sortit du cercle qu'embrassaient les regards de Mme Delorge. Mais il reparut presque aussitôt, comme s'il se fût raccroché à un nouvel et dernier espoir, et d'une voix suppliante:

—Voyons, Sosthène, reprit-il, tutoyant de nouveau son ancien camarade, et lui rendant le nom qu'il lui donnait au collège, que dois-je faire pour mériter cette lettre, pour la gagner? Veux-tu que je donne vingt mille francs aux pauvres, le double, le triple, ta part tout entière?... Veux-tu que je fonde une école, un hôpital?... Parle...

—Je ne veux rien.

L'architecte s'arrachait les cheveux.

—Implacable! s'écriait-il. Mon Dieu! que faire? Sosthène, mon vieil ami, faut-il que je m'humilie devant toi? Ah!... il m'en coûte d'implorer ainsi.

Et en effet, de grosses larmes roulaient dans ses yeux, pendant qu'il disait:

—N'auras-tu donc pas pitié de ma misérable situation?... Eh bien! oui, j'ai failli, mais je suis prêt à tout pour racheter ma faute.

Et se laissant tomber à genoux:

—Tiens, me voici à tes pieds, fit-il. Ta fierté est-elle satisfaite? Au nom de ta mère, Sosthène, cette lettre! cette lettre!...

L'avocat était ému, et Mme Delorge voyait bien qu'il allait céder, quoiqu'il balbutiât encore:

—Je ne puis, non, je ne puis...

Mais déjà l'autre était debout.

[Illustration: Il le secouait avec une violence extrême.]

L'épouvantable colère qu'il maîtrisait depuis le commencement de cette lutte affreuse éclatait à la fin, centuplée par l'horreur d'inutiles humiliations.

—Eh bien! moi, hurla-t-il, je te dis que tu vas me la rendre!...

Et, bondissant sur l'avocat, il le saisit à la gorge de sa main puissante, et il le renversa en arrière sur le bureau, en criant:

—Cette lettre... où est-elle?... Allons, réponds. Pas de simagrées, ou, par le saint nom de Dieu, tu es mort!...

Bien heureusement, Me Roberjot n'avait pas perdu son sang-froid.

Au lieu d'essayer de se débattre, il s'affaissa sur lui-même, glissa entre les mains de M. Verdale et se redressant tout à coup lui échappa et bondit jusqu'au salon d'attente...

—Ah!... misérable! hurla l'architecte, fou de rage, mais tu ne m'échapperas pas...

Et, saisissant sur le bureau un poignard qui servait de couteau à papier, il se précipita dans la petite salle...

Mais c'est en face de Mme Delorge qu'il se trouva...

Et sa terreur fut si grande, qu'il s'arrêta, tremblant sur ses jarrets.

—Quelqu'un!... balbutiait-il.

Oui, et au même moment, le domestique, qui avait entendu des cris, accourut.

Frappé d'une sorte d'idiotisme, l'architecte promena autour de lui un regard égaré, puis tout à coup lâchant son poignard:

—Je suis perdu! s'écria-t-il.

Et il s'enfuit comme un fou.

Déjà le valet de chambre de Me Roberjot s'empressait autour de son maître, qui venait de s'affaisser sur un fauteuil.

Si furieuse avait été l'étreinte de M. Verdale, que l'avocat en avait perdu la respiration, et que pendant longtemps il devait en porter les marques.

Cependant il ne tarda pas à revenir à lui complètement, et sa première pensée et son premier regard furent pour Mme Delorge, qui, pâle encore d'émotion, se tenait debout près de lui.

—Votre courage m'a sauvé la vie, madame, dit-il d'une voix toute changée...

Et, en disant cela, il poussait du pied l'arme vraiment redoutable échappée aux mains de l'architecte.

—Aussi, s'écria le domestique rouge de colère, j'espère bien que cela ne se passera pas ainsi. Je cours chercher le commissaire.

Il prenait son élan; Me Roberjot l'arrêta.

—Je vous le défends! prononça-t-il. Et même, si vous tenez à m'être agréable, vous ne soufflerez mot à âme qui vive de cette scène.

—C'est cela, pour que le brigand revienne, recommence et réussisse, cette fois...

—Soyez tranquille, il ne reviendra pas, dit l'avocat.

Et souriant:

—Il se contentera d'envoyer, car, dans son trouble, il a laissé ici ce qu'il a de plus cher au monde, son âme même, sa fortune...

Et il montrait du doigt à Mme Delorge le portefeuille de l'architecte incompris, que gonflaient des paquets de billets de banque.

—Pauvre Verdale, dit-il encore. S'il a repris son sang-froid, il doit être à cette heure dans une terrible inquiétude.

Mais Mme Delorge ne souriait pas, elle.

—N'avez-vous pas été bien dur, monsieur, dit-elle, bien impitoyable?...

—Moi!...

—Par suite d'une indiscrétion involontaire, j'ai tout entendu et j'avais pitié de ce malheureux... Sans doute, il a été bien coupable, mais il se repentait...

—Lui!... Ah! vous ne le connaissez pas, s'écria l'avocat. Tel que vous l'avez vu, il recommencerait demain aux mêmes conditions. Vous l'avez cru désespéré? Il n'était que furieux de se sentir bridé. Car je le tiens, ce cher ami qui voulait si bien m'étrangler. Ce sont les gredins, d'ordinaire, qui font chanter les honnêtes gens. Pour cette fois, ce sera le contraire, et ce sera un honnête homme qui fera chanter un coquin au profit de la justice...

Mme Delorge hochait la tête.

—N'importe! fit-elle, le plus sage eût été peut-être de rendre à cet homme sa lettre...

—Et de l'envoyer se faire prendre ailleurs, n'est-ce pas, madame?... acheva l'avocat.

Et plus vivement:

—C'est avec ce joli système que les honnêtes gens sont éternellement dupes... Et ils le seront jusqu'au jour où ils se décideront à pendre eux-mêmes les brigands qu'ils prennent en flagrant délit... Tenez, j'en suis presque à me repentir de n'avoir pas déféré Verdale au parquet. C'est un sentiment misérable qui m'a retenu: j'ai eu peur pour mon argent, j'espérais vaguement qu'il me le rendrait. Vous ne connaissez pas ce gaillard-là. Maintenant qu'il a trouvé sa voie, il ira loin. Avant dix ans, je veux le voir tout en haut de l'échelle sociale, ministre des travaux publics peut-être, et remuant les millions à la pelle. Il va me haïr terriblement, et quand ce ne serait que par prudence, je dois garder cette arme, et pouvoir le menacer de dire de quel bourbier sort son immense fortune...

C'était juste, et cependant Mme Delorge ne semblait pas convaincue.

—Enfin, madame, ajouta Me Roberjot, avec une émotion manifeste, si j'ai su résister aux supplications de ce misérable, c'est que je pensais à vous... Verdale est l'ami de vos ennemis. Verdale a été, je le parierais, l'amant de la baronne d'Eljonsen, et il est encore le confident de M. Coutanceau et du comte de Combelaine...

Mme Delorge était devenue fort rouge, et elle cherchait en vain une réponse, lorsqu'un coup de sonnette retentit à la porte d'entrée, interrompant l'avocat.

—Serait-ce Verdale qui revient?... murmura-t-il.

Presque aussitôt son domestique reparut, qui lui remit une carte en disant:

—C'est un monsieur qui désire parler à monsieur pour une affaire urgente.

Ayant pris la carte, Me Roberjot lut:

«Le docteur J. BUIRON, président de la commission d'hygiène de la ville de Paris.»

—Le médecin! exclama Mme Delorge, l'homme qui le premier m'a donné à entendre que mon mari avait été assassiné, et qui ensuite l'a nié!...

—Et vous voyez, madame, ajouta l'avocat, que la négation lui a profité: le voilà déjà président d'une commission...

Puis s'adressant à son domestique:

—Faites entrer ce monsieur dans mon cabinet, dit-il.

Et il y passa lui-même, laissant grande ouverte la porte de communication...

De cette façon Mme Delorge put voir et reconnaitre le docteur. Il n'avait pas changé, il avait seulement jugé convenable d'exagérer sa raideur et son importance.

Il salua gravement et d'un ton froid:

—Monsieur, commença-t-il, je suis l'ami de M. Verdale.

Me Roberjot ouvrait la bouche pour répondre: «Je ne vous en fais pas mon compliment», mais il se contint et fit seulement:—Ah!

—C'est à ce titre, poursuivit le médecin, que je suis envoyé par lui pour vous redemander un portefeuille qu'il a oublié chez vous...

—Et qui contient une assez forte somme.

—Précisément... trois cent soixante-deux mille francs en valeurs au porteur et en billets de banque.

Il fallait au docteur un bon caractère pour ne pas broncher—et il ne sourcilla pas—sous le regard dont l'avocat l'enveloppa en lui disant:

—Je suis prêt à vous remettre cette somme; seulement, je ne puis m'en dessaisir sans un titre qui m'en décharge.

—Aussi suis-je autorisé à vous en donner un reçu.

Et, en effet, le portefeuille lui ayant été remis, il en vérifia le contenu et eu libella une quittance fort en règle...

—Encore un qui ira loin! fit Me Roberjot en revenant près de Mme Delorge, après le départ du docteur.

Mais ce n'est plus qu'avec une extrême réserve et un visible embarras qu'elle lui répondit. Éclairée par la tentative de M. Ducoudray, elle ne pouvait plus se méprendre à l'intérêt de Me Roberjot, à ses regards et au tremblement de sa voix...

C'est donc avec une sorte de précipitation qu'elle revint à l'objet de sa visite, à cette pension que prétendait lui imposer M. de Maumussy.

Hélas! pas plus qu'elle, l'avocat ne voyait de moyen d'éviter cet outrage.

—Il n'en est qu'un, dit-il enfin, mais bien chanceux... Mon élection étant presque sûre, je vais faire savoir à M. de Maumussy que, s'il s'obstine, je saisirai la Chambre de cette affaire.

Mme Delorge était affreusement découragée lorsqu'elle quitta Me Roberjot.

—Voilà, pensait-elle, le seul homme qui puisse m'aider... Celui-là est un homme de cœur et d'esprit, un honnête homme dans la plus haute acception du mot... Et cependant je ne puis plus recourir à lui, car ce n'est que trop certain... Il m'aime!...

XVIII

Mais l'énergie de Mme Delorge n'était pas de celles que détrempe une déception ou que déconcerte un obstacle inattendu.

L'honneur lui défendant, pensait-elle, de recourir désormais au dévouement du Me Roberjot, elle se disait:

—Je saurai me passer de son assistance, et le meurtre de mon mari n'en sera pas moins vengé.

C'était là l'unique pensée qui la soutenait.

Elle savait que toujours en éveil, puissamment et incessamment tendue vers un même but, la volonté centuple les forces humaines et donne à l'être le plus faible le ressort d'un géant.

—Il nous faudra peut-être attendre des années, soupirait M. Ducoudray.

—Je saurais attendre des siècles, répondait Mme Delorge.

Son premier soin, avant de s'installer rue Blanche, avait été d'y transporter le cabinet de travail du général Delorge, tel qu'il était à la villa de la rue Sainte-Claire.

C'est dans la pièce qui, d'après la distribution du logis, devait servir de salon, qu'elle l'avait reconstitué.

Meubles, tentures, rideaux, tout y était pareil, tout y était disposé semblablement avec les plus ingénieuses précautions. A voir sur le bureau les papiers et les cartes, le livre ouvert, la lettre commencée, on eût cru que le général venait de sortir.

Une seule chose s'y voyait, qui ne se trouvait pas à Passy, et qui étonnait les rares visiteurs de la pauvre femme.

En travers d'un beau portrait du général, était suspendue une épée, celle qu'il portait la nuit de sa mort... Telle elle était qu'on l'avait rapportée, toujours scellée, dans son fourreau taché de boue, par le commissaire de police de Passy.

Et il ne s'écoulait guère de jour sans que Mme Delorge la montrât à son fils, cette épée, lui disant que ce serait lui, Raymond, qui en briserait le scel et la tirerait du fourreau, si jamais, lorsqu'il serait un homme, il lui fallait une arme pour venger le meurtre de son père...

Elle n'avait rien changé aux ordres donnés au lendemain de la mort de son mari.

A chaque repas, qu'il y eût ou non des invités, le couvert du général était mis.

Si bien que M. Ducoudray avait fini par s'accoutumer à ce cérémonial qu'il jugeait funèbre, et qui dans les commencements lui coupait l'appétit.

—Car, disait-il, cette place vide entre Mme Delorge et moi me fait l'effet d'une fosse ouverte...

A part ces détails, tout intimes, jamais douleur ne fut, autant que celle de la malheureuse veuve, sobre de démonstrations et de confidences.

A la voir passer pâle et froide, sous ses habits de deuil, donnant la main à sa fille, la petite Pauline, suivie de Raymond et de Léon Cornevin, les locataires de la maison comprenaient bien que quelque grand malheur avait dû frapper cette famille, mais nul ne savait son histoire.

Et ce n'était pas Krauss, le fidèle serviteur, qui eût été raconter les secrets de ses maîtres; ce ne pouvait pas être la petite domestique, qui ne savait rien du passé.

Mme Delorge, d'ailleurs, avait adopté un genre de vie dont la simplicité et l'économie eussent vite lassé l'indiscrétion des voisins.

Levée de très bonne heure, elle initiait sa petite servante aux détails du service et l'aidait à tout mettre en ordre et à préparer les repas.

Dans l'après-midi, elle venait s'asseoir dans le cabinet du général et donnait une leçon de lecture à sa fille, ou reprisait le linge de la maison et les vêtements des enfants.

Deux fois par jour, Krauss conduisait et allait chercher au collège Raymond et Léon Cornevin. Mais on ne les entendait guère. Ils travaillaient l'un et l'autre avec tant d'acharnement, que souvent Mme Delorge était obligée d'y mettre ordre et de les arracher à leurs livres.

Le dimanche seul rompait la paisible régularité de cette existence.

Ce jour-là, si le fils d'adoption de M. Ducoudray, Jean Cornevin, n'était pas privé de sortie, ce qui lui arrivait de temps à autre, le bonhomme l'amenait passer la journée avec son frère et Raymond et, s'il faisait beau, il les conduisait à la campagne.

Il avait fini par s'accoutumer à la turbulence de Jean, et autant il s'en était plaint jadis à Me Roberjot, autant il célébrait maintenant sa vivacité, sa hardiesse et son esprit moqueur, l'encourageant à s'appliquer à l'étude du dessin, puisqu'il y réussissait si bien, et disant que ce garçon ferait certainement un artiste remarquable.

Parfois M. Ducoudray décidait Mme Delorge à les accompagner, et alors, comme il fallait faire des économies et que les restaurants des environs de Paris sont hors de prix, Krauss suivait, portant dans un grand panier des provisions qu'on mangeait sur l'herbe...

Digne M. Ducoudray!... Il avait donné à la veuve de son ami le général une de ces preuves d'affection qui valent des volumes de protestations.

Pour elle, il avait déménagé. Pour elle, il avait abandonné Passy.

Lui, le vieillard égoïste, il avait renoncé à sa jolie villa, à cette habitation qu'il avait fait bâtir pour lui, sur un plan choisi par lui, où il s'était ingénié à réunir tout ce qui peut faire la vie plus douce et plus facile.

Et un beau matin, sans avoir rien dit de son projet, il était venu s'établir rue Chaptal, au troisième étage, dans un appartement de mille francs.

Dame!... il n'y avait pas toutes ses aises, comme à Passy. Mais il demeurait à deux pas de Mme Delorge et pouvait continuer à lui rendre deux visites par jour.

Et, comme il avait eu le bon esprit de redescendre au plus profond de son cœur ses espérances matrimoniales, il jouissait, sans arrière-pensée, de la plus confiante des intimités.

Sans ce voisinage, l'isolement de Mme Delorge eût été peut-être pénible.

Tous les amis de son mari avaient été dispersés par le coup d'État, exilés, réduits à fuir ou contraints d'habiter la province. A peine en était-il resté à Paris deux ou trois qu'elle voyait de loin en loin.

Me Roberjot était bien venu la visiter; mais, sans cesser de lui témoigner la reconnaissance qu'elle lui devait, elle l'avait reçu de façon à lui faire comprendre que l'espoir qu'il avait caressé ne se réaliserait jamais, et peu à peu ses apparitions rue Blanche étaient devenues plus rares.

Après M. Ducoudray, la plus habituelle société de Mme Delorge était donc Mme Cornevin.

Sur les conseils de sa bienfaitrice, la femme du pauvre palefrenier était descendue des hauteurs de Montmartre et était venue s'établir rue Pigalle avec ses trois filles: Clarisse, Eulalie et Louise.

Son loyer y était beaucoup plus considérable que rue Marcadet. Elle payait quatre cents francs par an deux pièces et une cuisine.

C'était énorme pour elle, mais Mme Delorge lui avait tracé un plan d'avenir qui rendait cette dépense indispensable.

Très habile ouvrière confectionneuse avant son mariage, la femme de Laurent Cornevin, depuis la disparition de son mari, s'était placée chez une couturière en renom.

Elle s'y refaisait la main, se mettait au courant des modes et apprenait certains détails du métier qu'elle ignorait.

—Et quand vous serez sûre de votre habileté, lui disait Mme Delorge, vous travaillerez chez vous, et vos trois filles seront vos ouvrières. Soyez tranquille, M. Ducoudray et moi nous vous trouverons des pratiques. Si vous réussissez complètement, ce sera presque la fortune.

M. Ducoudray approuvait.

—Et elle réussira, disait-il, et quand j'aurai découvert Laurent Cornevin, il sera tout surpris de retrouver sa femme à la tête d'un riche établissement.

C'est que, fidèle à sa parole, le digne rentier consacrait tout ce qu'il avait d'intelligence et aussi beaucoup d'argent à la recherche de cet unique témoin de la mort du général Delorge.

Tâche ingrate, et bien autrement délicate et épineuse qu'il ne l'imaginait lorsqu'il s'y était si bravement engagé.

Retrouver de par le monde un individu dont la trace est totalement perdue est déjà difficile lorsqu'on peut agir ouvertement, qu'on dispose de la publicité des journaux et qu'on a pour soi la subtile armée des polices européennes.

Qu'est-ce donc lorsqu'on est réduit à agir seul, obligé de dissimuler ses investigations et qu'on a tout à craindre de la rue de Jérusalem?...

C'était là précisément le cas de M. Ducoudray.

Et cependant il avait, dans l'espèce, une chance assez rare:

Cornevin, en admettant qu'il vécût,—et rien, en somme, ne le prouvait que l'attitude de la maîtresse de M. de Combelaine, Flora Misri,—Cornevin vivant devait être détenu quelque part et gardé à vue.

Libre, il se fût évidemment empressé d'accourir près de sa femme et de ses enfants, qu'il adorait et qu'il devait croire réduits à la plus affreuse misère.

Il était clair aussi qu'il devait être surveillé de très près, car il eût, sans cela, donné signe de vie et fait parvenir aux siens une lettre, un billet, un mot...

Donc, si on faisait tout au monde pour avoir des nouvelles de cet infortuné, il y avait mille à parier contre un que, de son côté, il devait s'ingénier à trouver le moyen d'en faire parvenir à sa famille.

—C'est même là le plus bel atout de notre jeu, disait à M. Ducoudray son agent principal.

Car le digne rentier avait des agents: une demi-douzaine de ces mauvais drôles que la police est forcée de congédier de temps à autre et qui «mouchardent» pour le compte des particuliers.

Et chaque semaine il sortait de son portefeuille quelques billets de cent francs uniquement pour s'entendre dire:

—Nous sommes sur la trace!...

Alors, il se frottait les mains, sans songer que mille fois il avait ri de cette vieille formule policière, et les démarches de ses agents étaient le plus habituel sujet de ses conversations avec Mme Delorge.

En présence de Mme Cornevin, seulement, ils parlaient d'autre chose.

Mme Delorge n'avait pas voulu que la pauvre femme fût initiée aux démarches qu'on faisait pour retrouver son mari. N'eût-ce pas été aviver sa douleur, l'agiter de transes perpétuelles et l'exposer aux plus pénibles déceptions!...

Et cependant, Mme Cornevin, de son côté, autant qu'il était en son pouvoir, avait agi.

Si cruellement qu'il lui en coûtât, elle avait pris sur elle de revoir sa sœur et avait tout mis en œuvre pour l'intéresser à son malheur et obtenir qu'elle usât de son influence sur M. de Combelaine.

Mais, dès les premiers mots, Mme Flora Misri était entrée dans une grande colère.

—C'est positif, s'était-elle écriée: Victor est très puissant, et la preuve, c'est qu'il a obtenu un bureau de tabac pour ma mère, et pour mon père une place où il n'y a rien à faire. Seulement Victor serait par trop bête de servir des gens qui ne cherchent qu'à lui nuire. Or que fais-tu, toi, s'il te plaît?... Tu passes ta vie chez la femme de ce général que Victor a tué en duel, une folle qui mettrait le feu à la terre et au ciel pour nous faire arriver malheur. Que complotez-vous, toutes deux, avec l'aide de ce vieux rentier qui ne vous quitte pas?... Crois-tu que nous ne sachions pas toutes vos manigances!...

[Illustration: Krauss un pistolet dans chaque main.]

Ces propos rapportés à Mme Delorge lui donnèrent singulièrement à réfléchir.

—M. de Combelaine et Mme Misri ont le secret de vos investigations, dit-elle à M. Ducoudray.

—C'est impossible, répondit-il, puisque je n'en ai ouvert la bouche à âme qui vive.

Pour plus de sûreté, cependant, il se résolut à consulter Me Roberjot.

—Vous êtes joué, soyez-en sûr, lui déclara l'avocat sans hésiter. Ces drôles que vous appelez vos hommes sont tout bonnement les hommes de M. de Combelaine. Qu'y gagnent-ils? me demanderez-vous. Ceci: de se réconcilier avec la préfecture, si jamais ils ont été brouillés avec elle, et de continuer à empocher votre argent. Des mouchards qui ne recevraient pas des deux mains ne seraient pas des mouchards. Méditez cette vérité...

L'excellent bourgeois était atterré... mais convaincu.

—Dès ce soir, mes gaillards auront leur congé! s'écria-t-il.

Dans le fait, rien ne pouvait contrarier Me Roberjot autant que ces maladroites tentatives de M. Ducoudray.

Il s'occupait, lui aussi, de retrouver Laurent Cornevin, et avec de bien autres chances de succès.

Sa situation dans l'opposition l'avait mis en relations avec un grand nombre d'exilés volontaires, de proscrits et de déportés de Décembre: il les avait intéressés au sort du pauvre palefrenier en leur expliquant l'importance de son témoignage, et par eux il ne désespérait pas d'apprendre un jour ou l'autre ce qu'il était devenu.

En attendant, ce gouvernement de Décembre, dont tant de prophètes annonçaient toujours la débâcle pour la fin du mois, semblait s'affermir de plus en plus.

Les journaux se taisant sous peine de mort, les députés étant condamnés au silence, nulle voix discordante n'avait troublé le concert de bénédictions payées comptant et de flatteries intéressées qui montait jusqu'au prince-président.

Son voyage dans les départements, réglé par un habile metteur en scène, avait été une longue ovation.

Et en revenant à Paris, il avait, tout le long des boulevards, marché sous une voûte d'arcs de triomphe et, au-dessus de la boutique d'un perruquier, il avait pu lire en grosses lettres sur un transparent: Ave, Cæsar.

Bientôt, c'était le Sénat qui était allé le saluer empereur, et un plébiscite avait consacré l'empire.

Le règne de Napoléon III venait de commencer. Il se formait une cour sur le modèle de la cour de son oncle. Les courtisans se ruaient à la curée d'une formidable liste-civile. On s'arrachait la clé de chambellan, la cravache d'écuyer, l'épieu de grand veneur...

M. de Combelaine avait une grande charge, les traitements réunis de M. de Maumussy dépassaient cent cinquante mille francs, Mme d'Eljonsen avait loué un palais en attendant celui qu'elle se faisait bâtir, M. Verdale était un des architectes officiels, le docteur Buiron était un des médecins de la cour...

—Jusqu'où monteront-ils, mon Dieu! disait M. Ducoudray un peu effrayé.

Mais Mme Delorge restait calme et confiante.

—Plus haut ils monteront, disait-elle, plus la dégringolade sera terrible... Dieu est juste... Patience!

Reconnu par toutes les puissances de l'Europe, appelé «cousin et frère» par le roi de Prusse, et «bon ami» par l'empereur de Russie, Louis-Napoléon devait croire inébranlable le trône de Décembre et songer à fonder une dynastie.

Un matin du mois de janvier 1853, M. Ducoudray arriva de meilleure heure que de coutume chez Mme Delorge, son journal déplié à la main.

—Eh bien! c'est décidé, lui dit-il, nous allons avoir des noces superbes, l'empereur se marie.

C'était vrai.

A cette heure-là même, tout Paris commentait le manifeste que Louis-Napoléon venait de faire afficher, et qui commençait ainsi:

«Je me rends au vœu si souvent manifesté par le pays en venant vous annoncer mon mariage...»

—Et qui épouse-t-il? demanda Mme Delorge.

—Une jeune Espagnole, répondit le bonhomme. Mlle Eugénie de Montijo, comtesse de Téba.

Mlle de Montijo n'était pas une inconnue pour les Parisiens.

Déjà, au temps de la présidence, l'attention des habitués de l'Opéra s'était souvent concentrée sur une loge d'avant-scène où entraient, presque toujours après le lever du rideau, une femme d'un certain âge et d'une physionomie peu sympathique et une jeune fille d'une rare beauté malgré la petitesse de ses yeux.

Ces deux dames étaient Mme la comtesse de Montijo et sa fille.

Bientôt, on avait remarqué que leur nom se trouvait toujours des premiers sur la liste des invités des fêtes présidentielles, puis des fêtes impériales, soit à Compiègne, soit à Fontainebleau.

Les chroniqueurs de la cour ne cessaient de chanter les mérites et les grâces de la jeune Espagnole, célébrant l'admirable abondance de ses cheveux blonds et la blancheur dorée de son teint.

L'opinion n'avait pas tardé à s'inquiéter de cette reine des fêtes impériales, et telle était la curiosité qu'elle excitait, que des groupes considérables se formaient en un moment devant les magasins où sa présence était signalée, et qu'elle avait été obligée de renoncer aux représentations de l'Opéra.

Et cependant sa situation à la cour était si peu fixée que beaucoup de courtisans, bien intéressés pourtant à pénétrer les secrets du maître, croyaient à la probabilité d'une union morganatique entre elle et l'empereur.

L'annonce officielle du mariage étonna donc, et, malgré toutes les raisons excellentes alléguées dans le manifeste, jeta un froid.

Bien des gens le jugeaient si extraordinaire, qu'on ne pouvait l'expliquer, disaient-ils, que par un mouvement de dépit de l'empereur.

Ils racontaient, ceux-là, que Louis-Napoléon, en quête d'une épouse, avait expédié des ambassadeurs en Allemagne, l'inépuisable pépinière des princesses nubiles, qu'il avait fait pressentir différentes puissances, mais que nulle part on n'avait paru comprendre ses ouvertures.

Ils assuraient qu'il avait en vain sollicité la main de la fille du prince Wasa, fils de Charles XIII, de Suède, et qu'on lui avait refusé une princesse de Hohenzollern.

—Tout cela peut être vrai, disait M. Ducoudray, mais moi je ne vois pas pourquoi un empereur n'aurait pas, tout comme un simple citoyen, le droit d'épouser la femme qui lui plaît.

Cet avis, très raisonnable, n'était pas, à en croire les cancans, celui des parents de l'empereur.

On affirmait qu'ils s'étaient opposés de tout leur pouvoir à son mariage avec Mlle de Montijo.

On parlait de scènes violentes, à la suite desquelles la princesse Mathilde se serait jetée aux pieds de son cousin, pour le supplier, au nom des intérêts les plus sacrés de la famille, de ne pas contracter une telle alliance.

Les répugnances, si elles existèrent jamais, surent en tout cas se faire violence, car on ne tarda pas à annoncer que ce serait la princesse Mathilde qui, pendant les fêtes nuptiales, soutiendrait le manteau de la nouvelle impératrice.

Mais, bien plus que de ces détails, Paris s'inquiétait du trousseau de la mariée.

Une certaine robe de dentelle était surtout l'objet des admirations ébahies des chroniqueurs de la cour, et les Dangeau du nouveau régime gémissaient de ce qu'on n'eût pas eu le temps de modifier la forme un peu surannée des diamants de la Couronne...

La ville de Paris avait bien voté une somme de six cent mille francs pour offrir un collier à l'impératrice, mais Mlle de Montijo avait écrit au préfet pour le prier de consacrer cette somme à de bonnes œuvres. Enfin, le 29 janvier 1853, le mariage civil de l'empereur eut lieu aux Tuileries.

Le grand-maître des cérémonies était allé, avec deux voitures de la cour, chercher la fiancée impériale.

Le grand chambellan, le grand écuyer, le premier écuyer, deux chambellans de service et les officiers d'ordonnance de service, l'attendaient au bas de l'escalier du pavillon de Flore, pour la conduire au salon de famille où se trouvait l'empereur, entouré du prince Jérôme, des princes de sa famille désignés pour assister à la cérémonie, des cardinaux, des grands officiers de la maison civile et militaire, et enfin de tous les ambassadeurs et ministres plénipotentiaires présents à Paris.

Napoléon III, en uniforme de général, portait la Toison d'or.

La future impératrice portait, sur une jupe et un corsage de satin blanc, la fameuse robe de point d'alençon, et avait autour du cou le collier commandé par la ville de Paris, que l'empereur avait acheté et lui avait offert.

A neuf heures, le grand maître des cérémonies ayant pris les ordres de l'empereur, le cortège se dirigea vers la salle des Maréchaux, où devaient s'accomplir les formalités du mariage civil.

Elles furent longues... Tant de gens devaient signer au contrat!...

Mais, enfin, il n'y eut plus personne à qui passer la plume, et le cortège, reprenant sa marche, put gagner la salle de spectacle, où les artistes de l'Opéra attendaient, pour exécuter une cantate dont Méry avait écrit les paroles et Auber composé la musique:

A notre impératrice aux doux climats choisie,
Chantez avec des voix qui sachent nous ravir,
Les airs que redira l'écho d'Andalousie
Aux collines du Tage et du Guadalquivir.
 
Espagne bien-aimée,
Où le ciel est vermeil,
C'est toi qui l'a formée
D'un rayon de soleil...

Le lendemain, 30 janvier, des milliers de curieux se pressaient le long des quais et s'étouffaient aux alentours du parvis Notre-Dame.

Le mariage religieux de l'empereur allait avoir lieu.

Un peu avant midi, les grilles des Tuileries tournèrent sur leurs gonds, et des carrosses dorés sortirent, que les vieux Parisiens reconnurent pour les avoir vus lors du sacre de Napoléon Ier et lors du baptême du roi de Rome...

L'empereur et l'impératrice occupaient le premier. Dans le second étaient le prince Jérôme et le prince Napoléon.

Quelques vivats se firent entendre, lorsque les deux époux, au retour de la cérémonie, se montrèrent au grand balcon des Tuileries.

Le soir, le repas de famille terminé, une cantate de Mme Mélanie Waldor fut chantée par des artistes en costume espagnol:

Célestes concerts,
Douce harmonie,
Glissez dans les airs.
Chantez la grâce unie
Au génie.
Chantez Eugénie
Et les amours
Durant toujours.

C'est par M. Ducoudray que Mme Delorge, au fond de sa retraite, était informée de tous ces détails.

Parisien jusqu'aux moelles, le digne bourgeois mettait son amour-propre à ne rien ignorer de ce qui se passait dans la ville.

Partout où cinq cents badauds s'assemblaient pour un spectacle quelconque, on était sûr de le voir au premier rang.

C'est ainsi que, depuis tantôt cinquante ans, il avait fait la haie sur le passage de tous les pouvoirs qui se sont succédé en France.

Il avait vu l'entrée des alliés et le retour de l'île d'Elbe. Il avait vu passer successivement Louis XVIII et Charles X, Louis-Philippe et la République de 1848.

Et pour cela, précisément, il se disait, en regardant défiler le cortège de Napoléon III et de la nouvelle impératrice:

—Baste! ceux-là passeront comme les autres...

Ce qui l'avait frappé, à cette solennité, ce n'était pas la vue de M. de Combelaine et du vicomte de Maumussy, graves et solennels dans leur carrosse, c'était l'attitude singulièrement réservée de la population.

Pour cette fois, les metteurs en scène des ovations départementales et des enthousiasmes officiels étaient restés au-dessous de leur tâche ou avaient été mal servis par leurs comparses.

La foule était immense; les chemins de fer, depuis la veille, avaient amené deux cent mille curieux; Paris et sa banlieue s'étouffaient dans les rues, sur les boulevards et sur les quais. Mais cette foule restait de glace, étonnée en quelque sorte et défiante.

De ci et de là, des groupes habilement disséminés sur le passage du cortège, des acclamations s'élevaient bien... Elles ne trouvaient pas d'écho. La claque officielle ne réchauffait pas la multitude.

C'est que, en dehors des poésies de commande, il en avait circulé d'autres, d'une saveur terriblement relevée.

C'est à l'heure où la presse est bâillonnée que les récits anonymes, que les pamphlets honteux et les calomnies indignes ont beau jeu. Ce qui eût fait le sujet d'un article dont l'auteur eût gardé nécessairement une certaine mesure devient le thème d'une chanson qui ne respecte rien. L'article eût été oublié le lendemain de son apparition, la chanson reste dans la mémoire, et sur l'aîle d'un air populaire vole jusqu'aux extrémités de la France et pénètre dans les moindres villages.

C'est qu'aussi le passé de Mlle de Montijo, par ses côtés romanesques et un peu aventureux, offrait beaucoup de prise à la calomnie et à la médisance.

Sa mère, aimant le mouvement, le changement, le voyage, la vie des eaux et des bains de mer, les fêtes, les spectacles, l'avait, pendant des années, traînée à sa suite, à Londres, à Paris, à Pau, en Allemagne...

Or on est bourgeois en diable, en France, et infecté de préjugés; on n'y admet que très difficilement les libres allures des jeunes filles étrangères.

Il n'y avait guère que sa beauté qu'on ne contestât pas à la femme de l'empereur, et encore y trouvait-on des taches.

Ceux qui se proclamaient ses tenants la disaient d'une inépuisable bonté, mais peu intelligente; ferme, mais entêtée; très simple, mais non moins coquette enfin, dévote bien plus que religieuse, dévote à la façon des femmes du peuple espagnoles, sans discernement.

—Elle rappellera Marie-Antoinette, pour qui elle professe un véritable culte, disaient d'elle quelques-uns de ces amis dangereux dont tous les éloges cachent une perfidie, voulue ou non.

Les gens sensés attendaient avant de formuler un jugement de l'avoir vue à l'œuvre, et ils n'attendaient pas sans inquiétudes, sachant quelle influence doit fatalement exercer sur les mœurs l'exemple d'une souveraine jeune et belle.

Assurément le rôle de la nouvelle impératrice était bien difficile au milieu d'une cour datant d'hier, peuplée d'ennemis, semée d'embûches, et composée en tout cas de gens bien étonnés de s'y voir, et qui devaient avoir de la peine à se regarder sans rire.

Passer de la liberté de la vie de voyage aux inexorables obligations d'un trône, et cela du jour au lendemain, quelle épreuve pour une jeune femme!

Se trouver tout à coup le point de mire de tous les regards, être toujours en scène, parler à tous et de tout, s'occuper de modes et de politique, se montrer sérieuse ou frivole, être femme du monde et femme d'intérieur, garder le secret de ses impressions, dissimuler ses sympathies, surmonter ses aversions, quelle tâche!...

L'impératrice Eugénie n'y réussit pas.

Si ses courtisans lui racontaient qu'elle était populaire, ils la trompaient. Elle ne le fut jamais.

En vain elle multiplia les œuvres de bienfaisance, les institutions charitables, les fondations pieuses. Elle n'alla jamais au cœur de la foule.

Sceptique et moqueuse, la France ne respecte que ce qui est solennel.

On n'y comprend une reine qu'en robe de brocard à traîne, marchant d'un pas majestueux, la couronne au front.

On s'étonnait de rencontrer l'impératrice en robe à volants écourtés, chaussée de bottines à hauts talons, et coiffée d'un élégant et frais chapeau tel qu'on en voyait sur la tête de toutes les autres femmes.

—C'est d'une admirable simplicité! s'écriaient ses partisans.

—Hum! grommelaient les autres.

Il est vrai de dire que les maris dont les femmes adoptaient cette simplicité admirable la trouvaient coûteuse.

Ils voyaient bien que toutes ces jolies petites robes de quatre sous tailladées, découpées, échancrées, écourtées, véritables déjeuners de soleil, finissaient par revenir, vu leur nombre, dix fois plus cher que les robes de prix d'autrefois.

On objectait à ces maris que c'était la mode. Que répondre à cela?

Ils grognèrent dans les commencements, puis ils s'habituèrent. Il faut bien faire comme les autres...

Le temps devint bon pour les modistes et les couturières. On put voir un tailleur pour dames se donner les mêmes airs d'importance que jadis la couturière de Marie-Antoinette, qui disait si fièrement: «J'ai travaillé ce matin avec Sa Majesté...»

Jamais pareille émulation de dépense ne se vit, ruinant les familles d'abord, les corrompant ensuite. Personne ne voulait rester en arrière. Toutes les grenouilles se mirent à s'enfler pour égaler le bœuf... Beaucoup en crevaient.

Ce qui n'empêchait pas de se ruer à la conquête du million. Des fortunes énormes surgirent tout à coup. D'où? On ne savait. Ce luxe subit donnait d'étranges soupçons.

A voir passer dans son coupé, attelé de deux magnifiques chevaux, Combelaine, qu'on avait connu sans souliers aux pieds; à voir faire courir Maumussy, que ses créanciers avaient chassé du boulevard; à voir Mme d'Eljonsen, devenue la princesse d'Eljonsen, donner des fêtes où se précipitait tout le Paris officiel, involontairement on portait les mains à ses poches et, inquiet, on se disait:

—Où diable ces gens-là prennent-ils tout cet argent!...

Si bien que le Moniteur officiel en arrivait à être forcé de démentir, comme «autant d'infâmes calomnies, les bruits répandus à la Bourse sur les opérations financières qu'on accusait d'avoir faites des fonctionnaires d'un ordre élevé».

Si bien que le prix de tout croissait avec les goûts et les habitudes de dépense, et que l'argent semblait diminuer de valeur.

Et le digne M. Ducoudray, qui jadis s'estimait très riche avec ses douze mille livres de rentes et sa villa de Passy, commençait à trouver qu'il avait été bien imprudent de se retirer avec si peu de chose.

—Si cela dure, disait-il parfois, je finirai par n'avoir plus de quoi manger.

XIX

—Cela ne durera pas, soyez tranquilles! déclaraient toujours d'un ton d'admirable assurance certains prophètes politiques.

Il est vrai qu'il leur eût été difficile, sinon impossible, de dire sur quoi, en ce moment, se basait leur certitude.

Ces premières années de l'empire furent celles où il se débita le plus de choses ridicules, où les contes les plus absurdes et les moins admissibles trouvaient de tous côtés de bénévoles propagateurs.

A chaque moment, vous rencontriez des gens qui, vous tirant à part, vous disaient mystérieusement:

—Eh bien!... vous savez la nouvelle? L'empire n'en a pas pour un mois. L'argent manque... Le prochain coupon de la rente ne sera pas payé.

Mais Mme Delorge n'était pas d'un caractère à s'abandonner à des illusions puériles et, si M. Ducoudray eût réussi à l'entraîner sur cette pente, elle avait pour la retenir Me Sosthènes Roberjot.

Or Me Roberjot était mieux que personne en situation de voir et de juger les événements.

Sa candidature avait réussi; il venait d'être nommé député.

Et, si ardent adversaire qu'il fût de l'empire, ses rancunes n'allaient pas jusqu'à lui mettre sur les yeux de ces lunettes qui empêchent de voir.

Aussi, disait-il en hochant tristement la tête:

[Illustration:—Tout cela est à nous! Victoire! Vive Coutanceau!]

—Nous en avons pour des années, et, s'il survient une guerre heureuse, l'opposition ne sera plus qu'un mot.

Car Me Roberjot, de même que tous les gens de quelque bon sens, comprenait bien que la guerre, essence même de l'empire, lui était nécessaire.

Napoléon III, à Bordeaux, avait dit:

«L'empire, c'est la paix!...»

Mais il était clair que ce n'était là qu'un mot officiel, véritable promesse de boniment qu'on ne risque rien à faire d'abord, et qu'on tient après si on peut.

C'est dans le passé qu'il fallait aller chercher la pensée de l'empereur, dans ses proclamations de Boulogne et de Strasbourg ou encore dans ses réponses devant la Chambre des pairs lors de son procès.

Là, parlant à ses juges, mais s'adressant à la France, il avait dit:

«Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite.

«Le principe, c'est la souveraineté du peuple.

«La cause, c'est celle de l'empire.

«La défaite, Waterloo.

«Le principe, vous l'avez admis;—la cause, vous l'avez servie;—la défaite, vous brûlez de la venger...»

—Et Napoléon III la vengera, disaient fièrement ses partisans et, en échange des stériles libertés qu'il prend à la France, il saura lui rendre le prestige de la gloire militaire.

L'opinion était donc préparée à tout, lorsqu'on apprit que la France allait avoir la guerre avec la Russie.

L'Angleterre, cette fois, était notre alliée; ses soldats allaient se battre à côté des nôtres.

S'il y eut quelque émotion à Paris, il n'y eut pas un moment de doute ni d'inquiétude. Nous ne pouvions être que vainqueurs.

Et, en effet, le second empire ne tarda pas à avoir une nouvelle victoire à enregistrer, et gagnée par un des hommes du coup d'État, par le maréchal de Saint-Arnaud.

Celui-là fut heureux. Il mourut peu après, et son linceul fut un drapeau.

Mais c'était peu pour l'impatience française que cette victoire de l'Alma; aussi tout Paris accueillit-il comme certaine, comme incontestable, une dépêche apportée, disait-on, par un Cosaque, et qui annonçait la prise de Sébastopol.

Cette nouvelle, il faut le dire, avait été enregistrée par le Moniteur.

La Bourse monta. Paris, le soir, fut illuminé...

Et, le lendemain, on apprit que le Cosaque n'était qu'un canard financier et que Sébastopol tenait plus que jamais.

Cependant, cette fausse joie, qui eût dû servir à Paris de leçon pour l'avenir, n'eut pas d'inconvénients... L'impatience française n'avait fait que devancer les événements. Après une héroïque résistance, Sébastopol tomba en notre pouvoir...

Et, presque aussitôt que cette glorieuse nouvelle, on apprit que l'empereur de Russie venait de mourir; qu'un congrès allait se réunir à Paris, et que la paix serait sans doute signée contre le gré de l'Angleterre...

Mais pendant que les négociations se poursuivaient, un événement avait lieu d'une bien autre importance pour la famille impériale, et qui devait emplir de confiance et de joie tous les hommes qui devaient à l'empire ou qui attendaient de lui leur fortune et leur situation.

Depuis longtemps la grossesse de l'impératrice avait été annoncée officiellement...

Le 15 mars 1856, le président du Corps législatif apprit à ses collègues que Sa Majesté entrait dans les douleurs de l'enfantement...

L'Assemblée, aussitôt, se déclara en permanence.

Aussi bien, à cette heure-là même, les bruits les plus contradictoires se répandaient-ils dans Paris.

On disait l'impératrice au plus mal, et que l'accoucheur de la reine d'Angleterre, arrivé dans la nuit, désespérait d'elle. D'autres assuraient que l'enfant, qui était une fille, venait de mourir.

La vérité, c'est que l'accouchement fut laborieux. Mais dans la nuit, sur les trois heures, l'impératrice accoucha d'un garçon.

—Voilà la dynastie fondée à perpétuité! s'écrièrent les journaux dévoués.

Tout, en effet, souriait à l'empereur, et l'empire arrivait à l'apogée de sa puissance.

Et, le jour où les plénipotentiaires du congrès vinrent en grand uniforme présenter aux Tuileries le traité signé par eux, Napoléon III parut l'arbitre de l'Europe...

—Que me parlez-vous de Providence et de justice divine! disait ce soir-là M. Ducoudray à Mme Delorge.

Il est certain que, pour ne pas désespérer, il fallait de plus en plus à la veuve du général Delorge cette foi robuste et inaltérable qu'on puise dans la conscience de son bon droit.

Si elle avait jugé ses ennemis hors de sa portée au lendemain du coup d'État, que devait-ce donc être à cette heure que leur fortune, liée à celle de l'empire, semblait inébranlable comme lui!...

Après des années d'investigations incessantes, le sort de Laurent Cornevin demeurait un mystère, à ce point que Me Roberjot lui-même, découragé, disait:

—Nous nous sommes mépris à la portée des paroles de Mme Flora Misri. Le pauvre Laurent a été bel et bien assassiné.

C'était devenu la conviction de sa femme.

Après avoir espéré longtemps, et bien après tous les autres, elle ne doutait plus de son malheur et, en tête de ses factures, elle avait fait imprimer: madame veuve Cornevin.

Car elle avait des factures, à cette heure. Suivre les conseils de Mme Delorge lui avait porté bonheur. Son petit établissement de couture et confection avait réussi de façon à dépasser les prévisions les plus optimistes.

A peine installée chez elle, après quelques mois d'un nouvel apprentissage, elle avait vu ses clientes affluer de telle sorte que, l'aide de ses filles ne lui suffisant plus, elle avait dû s'adjoindre des ouvrières, deux d'abord, puis quatre. Puis il lui avait fallu prendre une première demoiselle pour surveiller le travail, car elle avait assez à faire à recevoir les pratiques, à prendre mesure et à essayer les robes.

Bientôt l'appartement de la rue Pigalle s'était trouvé trop petit, et, après bien des hésitations et sur les instances de M. Ducoudray et de Mme Delorge, elle était allée en louer un, à un second étage de la rue de la Chaussée-d'Antin, dont le prix était de trois mille quatre cents francs.

C'est l'énormité de ce loyer qui avait causé toutes ses perplexités.

A l'exemple des gens qui ont été longtemps malheureux, elle se défiait de la prospérité, prenant pour autant de pièges toutes les faveurs de la fortune.

—Et si j'allais ne pouvoir pas payer! objectait-elle à ses amis. Pourquoi chercher le mieux lorsqu'on a un bien inespéré?...

M. Ducoudray n'entendait pas de cette oreille.

Fût-il jamais parvenu à mettre cent mille écus et même plus de côté, s'il s'était confiné dans l'étroite boutique où, pendant cinquante ans, ses parents avaient végété, joignant à grand'peine les deux bouts?...

—Ainsi, allez de l'avant, disait-il à Mme Cornevin. Que risquez-vous? Je réponds de tout.

Et il l'avait en quelque sorte contrainte d'accepter un prêt de mille écus pour ses premiers frais d'installation.

Car il voulait que tout fût très beau dans le nouvel établissement qu'elle fondait, bien disposé et en harmonie avec le quartier; qu'elle eût un vrai salon, avec un tapis à terre, un lustre au plafond et des glaces tout autour.

Et le public avait fait honneur à la lettre de change que tirait sur sa vanité l'expérience de l'ancien négociant.

Mme Cornevin avait eu beau augmenter le prix de ses façons, ses anciennes clientes la suivirent, beaucoup de nouvelles lui vinrent, et il n'eût tenu qu'à elle de prendre rang parmi les couturières à la mode que les chroniques, moyennant finance, appellent toutes «la bonne faiseuse».

Si bien que, la troisième année de son installation, lorsqu'elle fit son inventaire au 31 décembre, elle constata qu'elle avait gagné dans ses douze mois plus de vingt mille francs et que, tous frais payés, il lui en restait huit mille à placer ou à mettre dans son commerce.

C'est que ses frais avaient bien augmenté.

Non seulement elle n'acceptait plus la rente de douze cents francs que lui avait servie Mme Delorge, mais elle s'arrangeait de façon à ce que Léon, son fils aîné, celui qui était élevé avec Raymond, n'imposât pas une trop lourde charge à sa bienfaitrice.

Quoi que pût dire M. Ducoudray pour s'en défendre, elle supportait de moitié avec lui les frais de l'éducation de son fils Jean.

Enfin, tout en faisant travailler ses filles à l'atelier, elle les envoyait tous les jours chez une institutrice du voisinage, où elles recevaient cette instruction élémentaire qui est indispensable à la femme d'un négociant.

Pour elle-même, la courageuse femme ne dépensait rien.

Elle en était presque à se reprocher les quelques francs qu'elle remettait tous les mois à un vieux professeur qui, chaque soir, après le départ des ouvrières, venait lui donner une leçon.

Car elle avait senti la nécessité de se hausser au niveau de sa nouvelle situation. Elle ne voulait pas que ses enfants, plus tard, fussent exposés à rougir d'elle et à n'oser pas montrer ses lettres.

Et elle était un exemple de ce que peut une intelligence ordinaire, servie par une forte volonté.

Qui l'eût vue, dans son beau salon, recevoir ses nobles et élégantes clientes, n'eût certes pas reconnu la brave et honnête mais un peu grossière ménagère de Montmartre, qu'on voyait deux fois par semaine remonter la rue Marcadet, portant tout mouillé sur son épaule le linge du ménage, qu'elle venait de laver au lavoir et qu'elle faisait sécher à sa fenêtre.

A ses relations constantes avec Mme Delorge, elle avait gagné un ton, des manières, des façons de s'exprimer, dont jamais on ne l'eût soupçonnée capable.

Elle n'était pas déplacée dans le salon de sa protectrice. Tout au plus, par suite du silence qu'elle avait le bon sens de s'imposer lorsqu'il y avait du monde, pouvait-on la prendre pour une femme d'une extrême timidité.

Mais il n'était pas de prospérités capables d'effacer de la mémoire de Mme Cornevin ce qu'elle avait souffert ni la perte immense qu'elle avait faite.

Six ans après la disparition de son mari, elle pâlissait encore et ses grands yeux noirs s'emplissaient de flammes au seul nom du comte de Combelaine.

—Ceux qui prétendent que le temps efface tout, disait-elle, n'ont jamais su ce que c'est qu'aimer ou haïr.

Pour elle, en effet, il semblait que le temps n'existât pas.

Un dimanche,—et c'était en 1837,—qu'elle devait dîner chez Mme Delorge avec M. Ducoudray et les enfants, elle arriva si bouleversée que, dès en entrant, elle se laissa tomber sur un fauteuil.

Elle venait de rencontrer Grollet, cet employé des écuries de l'Élysée, que M. de Maumussy et M. de Combelaine avaient si habilement substitué, lors de l'enquête, à Laurent Cornevin.

—C'est dans le bas de la rue Blanche que je l'ai rencontré, répondit-elle aux questions de ses amis. A vingt pas, je l'ai reconnu, quoique ne l'ayant pas vu depuis ce jour maudit où, méditant déjà son infâme trahison, il voulut absolument m'offrir à déjeuner. Et cependant il a bien changé. Il a l'air d'un gros bourgeois à cette heure, d'un richard. Il porte des chaînes de montre grosses comme le doigt, des bagues, une chemise à jabot avec des boutons en brillants et une canne... Il m'a reconnue, lui aussi, car il est venu droit à moi et, après m'avoir toisée d'un regard impudent:

«—Peste! ma chère, m'a-t-il dit, nous voilà mise comme une duchesse... Nous faisons robe de soie, maintenant!... Je vois avec plaisir que nous avons trouvé des successeurs cossus à ce pauvre Cornevin.» Son accent et son regard étaient si insultants que des larmes de colère m'en vinrent aux yeux. Mais je me contins. Je voulais savoir ce qu'il était devenu, et je l'interrogeai. Le crime lui a porté bonheur. Le prix du sang de Laurent s'est multiplié entre ses mains.

Ayant quitté l'Élysée peu après le coup d'État, il s'est établi loueur de voitures et, comme il est connaisseur, comme il est habile, comme il avait des protecteurs très puissants, son commerce a prospéré, et il est maintenant à la tête d'un des plus importants établissements de Paris. Et ce n'est pas tout, il s'est associé avec un architecte colossalement riche, nommé Verdale, pour acheter des terrains et des maisons sur le parcours des rues qu'on doit percer et, comme cet architecte est très renseigné, ils gagnent, paraît-il, tout ce qu'ils veulent.

Trop prudente pour confier à qui que ce fût le secret qu'elle avait surpris, Mme Delorge était seule à connaître l'origine de cette grande fortune que Grollet attribuait à M. Verdale.

Seule aussi, à admirer cette loi mystérieuse des attractions qui fatalement rapproche et associe les scélérats.

Mais l'architecte jadis incompris était-il vraiment si riche que cela?

Me Roberjot, qu'elle questionna à sa première visite, ne lui laissa aucun doute à cet égard.

—Mon ami Verdale, lui répondit-il, de ce ton de mordante ironie qui devait lui faire tant d'ennemis, mon cher et excellent camarade doit être déjà plusieurs fois millionnaire. Grollet, sans doute, est son prête-nom. Depuis un an, il risque timidement une particule devant son nom. Un de ces matins il s'éveillera baron et décoré. On m'a remis sa carte, dernièrement, et j'y ai lu: A. de Verdale...

La plus vive surprise se peignit sur les traits de Mme Delorge.

—Vous voyez donc encore cet homme? demanda-t-elle.

—C'est-à-dire qu'il vient me voir, répondit l'avocat.

—Quoi!... malgré cette lettre terrible.

—A cause de cette lettre terrible, précisément. Tous les six mois à peu près, il vient me conjurer de la lui vendre, et à chaque visite il m'en offre un prix plus élevé. Nous en sommes restés, la dernière fois, à 500,000 francs.

L'énormité de la somme stupéfia Mme Delorge.

—Cinq cent mille francs! répéta-t-elle comme un écho.

—Mon Dieu, oui! Qu'est-ce que cela pour ce cher ami? Ne spécule-t-il pas à coup sûr? N'a-t-il pas pour le conseiller, pour l'inspirer, Sa Grâce Mme la princesse d'Eljonsen? C'est du reste bien connu. La princesse est fort sujette aux rêves. Dès qu'il lui en est venu un, vite elle mande son architecte ordinaire qui accourt.

«—Verdale, lui dit-elle, j'ai rêvé cette nuit que je voyais une rue nouvelle, allant de tel point à tel autre, et passant par tels et tels endroits...

«—Très bien! princesse! répond mon ancien copain. Et tout de suite, sans hésiter, il se met à acheter tout ce qu'on veut lui vendre de maisons sur le parcours indiqué. Et bien il fait, car jamais la rue rêvée par la princesse ne manque d'être décrétée peu après. Mon Verdale est exproprié, il touche des indemnités superbes dont il remet une partie à Mme d'Eljonsen, et le tour est fait. Il irait jusqu'au million pour avoir son autographe.

Ce n'est pas sans une sincère admiration que Mme Delorge écoutait et regardait Me Roberjot. Certes, considérée au point de vue de la morale pure, sa conduite n'avait rien de particulièrement héroïque.

Mais elle avait trop vécu pour ne savoir pas qu'à notre époque de tels désintéressements sont rares, pour ne savoir pas que ce n'est point le premier venu qui refuse un million, cinquante mille livres de rentes qu'on lui offre et qu'il peut accepter sans risques, sans périls, sans nuire à qui que ce soit, sans même commettre une mauvaise action.

Elle lui tendit donc la main, et d'une voix émue:

—C'est beau, ce que vous faites là, monsieur, dit-elle. Merci!...

Mais c'est à peine si l'avocat osa effleurer du bout des doigts cette main que lui tendait la noble femme.

Lui aussi, il avait résisté à l'action dissolvante du temps. Il avait pu renoncer à l'espoir d'être jamais aimé de Mme Delorge; cesser de l'aimer, non.

Il lui avait fallu des mois, des années, pour s'accoutumer à la visiter, à causer, à ne pas rester court, lorsqu'elle le regardait d'une certaine façon.

Au moins avait-il cette satisfaction de voir que les événements l'avaient servie mieux qu'il n'eût osé le souhaiter.

Les cruels soucis d'argent et d'avenir qui troublaient le sommeil de Mme Delorge aux premiers temps de son veuvage avaient disparu. L'aisance et la sécurité étaient revenues s'asseoir à son foyer.

Tout d'abord elle s'était trouvée allégée de la rente de douze cents francs de Mme Cornevin. Léon ne lui coûtait presque plus rien. Enfin, deux héritages successifs avaient plus que doublé son capital.

Le premier de ces héritages avait été celui du père de son mari.

Le pauvre bonhomme n'avait pu survivre à la mort de son fils, sa joie et son orgueil. Il avait bien parlé de venir demeurer avec sa bru, mais au moment de quitter la petite ferme où il vivait depuis tant d'années le courage lui avait manqué. Il avait traîné sept ou huit mois encore, et enfin il s'était éteint, laissant une soixantaine de mille francs.

Le second héritage fut celui de Mlle de la Rochecordeau.

Bien inattendu, certes, celui-là; car, deux fois par jour au moins depuis quinze ans la rancunière vieille fille jurait qu'elle jetterait toute sa fortune dans le Loir plutôt que d'en laisser un centime à sa nièce.

Malheureusement pour ses charitables intentions, elle avait, quoique dévote, une si effroyable peur de la mort, que jamais elle ne put prendre sur elle de faire un testament.

—Il sera toujours temps, disait-elle, d'appeler un notaire quand je sentirai ma fin s'approcher.

Elle ne la sentit pas.

Un soir qu'elle avait diné plus de coutume, s'étant mise dans une de ces colères blanches qui lui étaient habituelles, elle fut foudroyée par une attaque d'apoplexie.

Elle n'eut que le temps de s'écrier, et Dieu sait avec quelle rage:

—Je suis morte! Élisabeth aura tout.

Presque tout, en effet.

Mme Delorge, née Élisabeth de Lespéran, se trouvant être la plus proche parente de Mlle de la Rochecordeau, eut pour sa part les sept dixièmes de la succession: un peu plus de cent cinquante mille francs.

Elle les accepta, mais non sans bien expliquer à son fils quelles raisons la déterminaient.

—J'ose croire, Raymond, lui avait-elle dit, que cette fortune qui nous échoit ne te fera jamais imiter ces jeunes gens dont le plaisir est le seul mobile, ni oublier les devoirs sacrés que tu as à remplir.

C'était presque mot pour mot ce que Mme Cornevin répétait à ses fils chaque fois qu'elle se trouvait avec eux.

—Souvenez-vous que votre père a été lâchement assassiné par des misérables dont il avait surpris le crime, et que nous ne savons même pas ce qu'est devenu son corps.

Peut-être eût-on beaucoup surpris M. de Combelaine et M. de Maumussy, si on leur eût dit ce qu'était devenue en huit ans la situation de Mme Delorge et de Mme Cornevin.

Pour eux, ce devaient toujours être deux pauvres femmes veuves, bien impuissantes, bien délaissées, pauvres et chargées d'enfants.

Non; il n'en était plus ainsi.

Maintenant, elles étaient presque riches l'une et l'autre, assez riches en tout cas pour payer des défenseurs.

Leurs enfants, qui autrefois étaient peut-être une charge, allaient être désormais un soutien.

Raymond Delorge, Léon et Jean Cornevin allaient être des hommes, de ces adversaires avec qui on compte...

L'heure était proche où les espérances jadis chimériques de Mme Delorge pouvaient devenir des réalités...

[Illustration: De sa main puissante il le renversa en arrière.]

TROISIÈME PARTIE

RAYMOND

I

...Ce fut, pour Mme Delorge et pour Mme Cornevin, un beau jour et un jour glorieux, que celui où, appuyées l'une sur l'autre, et contemplant leurs fils, elles purent se dire:

—Notre tâche est remplie et nous pouvons attendre en paix l'heure de la justice. A nos fils désormais la lutte et la peine. Nous pouvons mourir, l'œuvre sacrée que nous avions entreprise sera poursuivie sans relâche par des bras plus robustes que les nôtres...

Et certes, leur orgueil et leur confiance étaient légitimes: elles avaient fait des hommes...

Onze années s'étaient écoulées depuis la sanglante catastrophe de l'Élysée. On était à la fin de 1863.

Raymond Delorge et Léon Cornevin, admis à l'École polytechnique ensemble, venaient d'en sortir.

Et leur situation, ils ne la devaient bien qu'à eux-mêmes. Jamais les démarches d'un protecteur ne leur avaient aplani un obstacle.

Il y a plus: à deux ou trois reprises ils avaient trouvé des difficultés là où leurs camarades n'en trouvaient pas.

Mais aussi, ils s'étaient tenu parole; ils avaient travaillé avec cette persévérance obstinée qu'on ne connaît guère à seize ans, et leurs études n'avaient été qu'une longue suite de succès.

C'est qu'aussi ces deux noms de Delorge et de Cornevin, qu'on retrouvait chaque année associés aux triomphes du grand concours, avaient fini par frapper les rares Parisiens qui connaissent leur histoire contemporaine et qui ont de la mémoire.

Si le nom de Cornevin leur était inconnu, celui de Delorge faisait tressaillir en eux de sinistres souvenirs.

—Delorge!... disaient-ils, nous avons certainement entendu prononcer ce nom... Attendez donc... N'est-ce pas ainsi que s'appelait le général dont la mort mystérieuse passa inaperçue au milieu des terribles émotions du coup d'État, et qui avait été tué en duel, à ce qu'on prétendit, par M. de Combelaine?...

Ni Léon, ni Raymond d'ailleurs, en dépit des prudentes recommandations de Mme Delorge, n'avaient été parfaitement discrets.

Ils avaient eu de ces amitiés comme on n'en a qu'au collège, amitiés sincères et confiantes, qu'on croirait trahir si on gardait un secret.

Ils n'avaient pu s'empêcher de dire leur passé, d'affirmer leur haine présente, de parler de leur soif de vengeance, de laisser entrevoir leurs espérances pour l'avenir.

Et les amis à qui ils s'étaient confiés avaient rapporté à leurs parents la dramatique histoire de leurs camarades...

Si bien qu'en 1859, à la distribution des prix du grand concours, le prix d'honneur, remporté par Raymond, avait été le prétexte d'une manifestation bruyante qui avait failli tourner à l'émeute.

Les élèves s'étaient levés en tumulte, battant des mains, agitant leurs képis et criant à pleine gorge:

—Vive Delorge!... Vive le fils du général Delorge!...

Et cela avec une telle insistance, que S. E. M. le ministre de l'instruction publique qui présidait la solennité, était devenu aussi blanc que sa cravate.

«Cette manifestation est à la fois affligeante et grotesque, écrivait le lendemain un des augures officieux du Constitutionnel, et si nous avions l'honneur de gouverner le lycée auquel appartient le jeune Delorge, nous prierions ce précoce perturbateur et ses amis d'aller continuer leurs études ailleurs.»

Mais le lendemain aussi, le rédacteur en chef d'un journal de l'opposition se présenta chez Mme Delorge, la priant de vouloir bien lui dire tout ce qu'elle savait des circonstances de la mort de son mari.

Il se proposait de faire de la mort du général le prétexte d'une agitation qui serait, disait-il, très utile à la cause de la liberté, et dont le résultat serait, en tout cas, de provoquer une enquête...

M. Ducoudray, qui assistait à cette entrevue, avait toutes les peines du monde à dissimuler sa satisfaction.

—Fameuse affaire!... souffla-t-il à l'oreille de Mme Delorge.

Tel ne fut pas l'avis de la noble et courageuse femme.

Il lui parut que ce serait une profanation que de livrer la pure mémoire de son mari à des discussions enragées et à des polémiques sans fin. Elle frémit à cette idée de voir la tombe de l'homme qu'elle avait tant aimé devenir la tribune de toutes les ambitions, le théâtre de scènes scandaleuses, le champ de bataille des partis.

Elle conjura donc le journaliste de renoncer à son idée.

—Laissons, monsieur, lui dit-elle, laissons les morts dormir en paix leur éternel sommeil.

Raymond n'avait point goûté cette façon de voir. A un âge où on est si facile aux illusions, exalté par l'éducation qu'il avait reçue, peut-être n'était-il pas loin de se croire un personnage...

Ce fut Léon, son ami, le confident de ses plus secrètes pensées, qui le ramena à la raison, qui lui fit comprendre qu'ils n'étaient que deux enfants encore.

Ils reprirent donc leurs études, et avec tant d'assiduité et de bonheur, qu'ils sortirent de l'École polytechnique, Léon avec le numéro 3, Raymond avec le numéro 9.

Ils avaient alors vingt ans, mais le malheur les avait vieillis avant l'âge, et ils avaient déjà le caractère qu'ils devaient garder.

Grand, large d'épaules, d'une force herculéenne comme son père, très blond avec des yeux d'un bleu pâle, Léon Cornevin avait la raideur et le flegme d'un Anglais.

Très capable d'une folie, il était de ceux qui règlent jusqu'à leurs actes de démence et qui les accomplissent jusqu'au bout avec un calme imperturbable, froidement et méthodiquement.

Tout autre était Raymond.

Remarquablement bien de sa personne, grand, élancé, très brun avec un teint d'une pâleur mate, il avait toutes les séductions de l'homme du Midi, des flammes plein ses grands yeux noirs, et cette parole vibrante qui remue les foules.

Il était l'enthousiasme même, capable de prodigieux élans, mais prompt à se décourager. Son intelligence vive et nette concevait les plus audacieux projets, les réglait sagement, les lançait bien... Seulement, au premier échec, il perdait la tête. Devant un obstacle que l'obstiné Léon eût usé avec ses ongles, il s'asseyait désespéré.

Jean Cornevin l'avait bien défini.

—Raymond, disait-il, a le courage d'un héros, les nerfs d'une femme, et la sensibilité d'un enfant.

Il avait autre chose encore, une timidité incroyable, ridicule, absurde, qui souvent, lorsqu'il prenait sur lui de la surmonter, le poussait aux actes les plus contraires à son caractère et à sa volonté.

Près de ces deux jeunes hommes, remarquables à des titres divers, Jean, le second fils de Mme Cornevin, faisait contraste.

Il n'avait pas fait de brillantes études, lui... A dix-sept ans, fatigué du joug du lycée, il avait déclaré qu'il en avait assez, et depuis, en effet, il peignait et il dessinait...

Petit, fluet, très brun, assez laid, mais l'œil pétillant d'esprit, Jean Cornevin dissimulait sous une insouciance affectée et sous le débraillé de ses façons une intelligence très vive, des aptitudes remarquables, une finesse extrême et une grande ambition.

Prompt à saisir les ridicules, et ayant le mot impitoyable, il avait coutume de dire qu'il arriverait par ses ennemis...

Mais cette diversité si grande d'humeur, de tempérament et d'idées n'empêchait pas ces jeunes hommes de s'aimer comme rarement s'aiment des frères.

Un lien les unissait, plus puissant et plus indissoluble que ceux de la famille et du sang: la communauté du malheur et de la haine.

Ils pouvaient se trouver en désaccord, quand ils discutaient les moyens d'atteindre leur but, mais leur but était le même, et immuable: obtenir justice des misérables qui avaient frappé leurs pères, le général Delorge et le pauvre palefrenier Cornevin.

Seulement, que tenter?

Tandis que le chevaleresque Raymond Delorge s'écriait:—C'est au grand jour, et en plein soleil que je combats mes ennemis!...

Pendant que le froid et méthodique Léon répétait:—Sachons attendre, sachons guetter cette occasion propice qui ne fait jamais défaut aux hommes patients!...

Jean, incapable de modération et tout brûlant de colère, disait:

—Que me parles-tu de lutter au grand soleil, Raymond! N'est-ce pas dans l'ombre, lâchement, que nos pères ont été frappés?... Avec de tels ennemis, il n'est pas de nuit trop obscure ni d'armes déloyales. Je m'associerais à des forçats, s'il le fallait, pour les atteindre sûrement. Et toi, Léon, que me parles-tu de patienter? Attendre, c'est laisser ces misérables jouir en paix de leur crime!...

C'était si bien son opinion que dès l'âge de dix-huit ans il s'était trouvé compromis dans ce fameux complot du bois de Boulogne, dont la découverte envoya trente-sept accusés sur les bancs de la Cour d'assises et une douzaine de condamnés à Lambessa.

Ce qui rendait la situation de Jean Cornevin très mauvaise, c'est qu'une perquisition, opérée à son domicile, avait livré à la police toute une série de charges intitulées: le Panthéon du second Empire, «dont la méchanceté, disait le commissaire de police dans son rapport, m'a fait frémir d'indignation».

Cependant, d'actives démarches de Me Roberjot tirèrent de ce guêpier le précoce conspirateur.

—Vois-tu où mène la précipitation? lui disait son frère, lorsqu'il sortit un peu penaud de la Conciergerie, où il avait été détenu trois semaines; te voilà signalé et nous aussi, par la même occasion, au zèle investigateur de la police; toutes nos démarches vont être épiées...

—Puis avec quels gens conspirais-tu! insistait Raymond. Avec des mouchards et avec des drôles ou des imbéciles, dont la politique est à coup sûr la moindre préoccupation.

—Ce qui est d'autant plus niais, continuait Léon, que l'Empire, ayant atteint son apogée, ne peut plus que descendre.

Dire cela était hardi, sinon prématuré à cette époque.

Ils étaient encore bien rares, les esprits perspicaces qui, sous l'apparence des prospérités inouïes du règne de Napoléon III, discernaient des symptômes de dissolution.

L'excès même de la prospérité matérielle devait être une cause de ruine.

Car ce n'est pas en vain qu'on surexcite toutes les passions grossières, les convoitises brutales, les appétits sensuels et la soif de l'or.

Léon, observateur attentif, avait pu voir le gouvernement trahir l'embarras que lui causait la cupidité de certains zélés de Décembre, dont il ne savait comment se débarrasser.

Il avait vu le ministre de l'intérieur, M. Billaud, écrire au préfet de police cette lettre fameuse où il lui signalait «certains individus qui, en se vantant d'une influence qu'ils n'ont pas, ont réussi à en faire un véritable commerce et prélèvent une dîme sur tous les soumissionnaires des grandes entreprises».

Dame! elle avait fait causer, cette lettre.

—Connaissez-vous ces «certains individus»? se demandait-on en ricanant.

N'avait-on pas vu aussi le ministre de la guerre lancer une circulaire «à la seule fin d'empêcher les officiers de l'armée de s'adresser trop souvent à l'empereur pour lui demander de l'argent?...»

—Est-ce possible!... s'était-on dit dans le public. Où trouver le désintéressement, s'il déserte l'armée!...

L'empereur n'était pas sans apercevoir le danger.

Ponsard ayant fait représenter sa comédie: la Bourse, au Théâtre-Français, l'empereur lui écrivit pour le féliciter de réagir de toute la force de son talent contre la funeste passion du jeu.

M. Oscar de Vallée, au lendemain de la publication de son livre: les Manieurs d'argent, reçut les mêmes félicitations.

Mais que pouvaient une comédie, un livre et deux lettres impériales, contre la fureur, contre le besoin presque de spéculation?

Beaucoup spéculaient, qui n'avaient que ce moyen de soutenir leur train de maison.

Le prix de tout allait croissant.

Les immenses abatis de maisons, où M. Verdale et ses amis gagnaient des sommes énormes, occasionnaient sur les loyers une hausse prodigieuse.

Le Moniteur ne cessait de répéter que le nombre des maisons construites dépassait de beaucoup le nombre des maisons démolies...

Et c'était fort possible.

Seulement, comme les propriétaires ne bâtissaient plus que des palais, divisés en appartements immenses, les gens à petite fortune ne savaient plus où se caser, et se voyaient réduits à dépenser à leur loyer non plus le dixième, mais le sixième et même le quart de leur revenu.

Il est vrai que Paris devenait une sorte de caravansérail où accouraient de tous les points du globe les altérés de jouissances grossières, ceux qui avaient beaucoup d'argent à dépenser, ceux qui voulaient en gagner par n'importe quels moyens.

Il est positif que les théâtres, les bals, les restaurants où l'on soupe la nuit et les cafés ne désemplissaient pas.

Il est sûr que des légions de demoiselles à chignons jaunes et à toilettes impudentes envahissaient les boulevards et les rendaient impraticables aux honnêtes femmes.

Il est certain que le retour de certaines courses, de celles de Vincennes, par exemple, où se suivaient au triple galop des voitures pleines de jeunes gens et de femmes exaltés par le champagne, était un superbe défi à la population des faubourgs.

Tout le monde sait que lord Holland écrivait dans le Times:

—Paris est la ville de l'univers où on s'amuse le mieux.

Les clairvoyants disaient:

—C'est très beau, c'est assurément très honorable pour nous, mais c'est par là que nous périrons.

D'un autre côté, par Me Roberjot qui s'exprimait librement devant eux, Raymond Delorge et Léon Cornevin savaient bien que les vaincus du coup d'État s'étaient remis depuis longtemps de leur première stupeur et guettaient avidement l'occasion d'une revanche.

Et cette revanche eût été proche, peut-être, sans les instincts pervers, les malsaines ambitions et les théories absurdes que révélaient certains procès, celui de la Marianne, par exemple, ou celui de la Commune révolutionnaire.

Par la peur, l'Empire tenait encore quantité de gens, qui tout en l'exécrant ne pouvaient s'empêcher de dire:

—Mieux vaut encore le grand sabre de Napoléon III que le poignard de ces ennemis de la propriété et de la famille.

Il est vrai que la jeune génération, celle de Raymond et des fils Cornevin, s'irritait de cette prudence.

La jeunesse sifflait les cours de Sainte-Beuve au retour de l'enterrement de Lamennais.

Cent mille personnes suivaient le convoi de Béranger, tout en sachant bien qu'il avait été le barde du premier Empire au temps où libéralisme et bonapartisme rimaient, tout en sachant bien qu'il avait plus fait pour la popularité de Napoléon Ier que tous les panégyristes ensemble, avec un seul refrain: «Parlez-nous de lui, grand'mère... Grand'mère, parlez-nous de lui!...»

Pas un cri, cependant, ne troubla la funèbre cérémonie...

Dix ou douze écervelés essayèrent bien de forcer les portes du cimetière que la police avait cru devoir tenir fermées, ils furent aussitôt arrêtés...

Jean Cornevin, que le tumulte attirait comme la lumière les papillons, en était, et son frère et Raymond durent aller, le soir, le réclamer au poste, où il avait été consigné.

Mais on ne leur rendit pas le prisonnier. Et cette fois toutes les démarches de Me Roberjot ne l'empêchèrent pas de passer en police correctionnelle, et d'y attraper un mois de prison...

La mort de Cavaignac, arrivée peu de temps après, passa presque inaperçue.

C'est dans sa propriété d'Ourne, au fond de la Sarthe, que s'éteignit ce grand citoyen qui avait poussé aussi loin que pas un la fierté et le désintéressement...

Il fut enterré au cimetière Montmartre, dans le même caveau que son frère Godefroid. Il n'y eut pas de discours prononcé. Le gouvernement confisqua son oraison funèbre, comme il avait confisqué celles de Lamennais, de Marrast et de Béranger.

Bien avant cette époque, cependant, Raymond Delorge avait mis à exécution un projet longtemps caressé dans le secret de ses pensées.

Le lendemain du jour où il avait eu vingt et un ans, il était allé trouver ses amis, Léon et Jean Cornevin, et, d'un ton solennel qui ne lui était pas habituel:

—Je viens, leur avait-il dit, réclamer de votre amitié un grand service, et, quoi qu'il advienne, je vous demande le secret. J'ai résolu de me battre en duel avec M. de Combelaine, et je vous prie d'être mes témoins...

Léon Cornevin avait bondi à cette déclaration.

—Tu es fou, Raymond! s'était-il écrié.

Raymond s'attendait à quelque réponse de ce genre.

—Raisonnable ou insensé, mon parti est pris.

—Et si nous refusions?...

Tristement, Raymond hocha la tête, et d'un accent d'inébranlable détermination:

—Je le regretterais, mais je chercherais et je trouverais des amis moins dévoués, mais aussi moins... raisonnables que vous.

Étant donné le caractère de Raymond Delorge, il était manifeste que rien ne le ferait renoncer à son dessein.

Si quelque chose eût pu l'ébranler, c'eût été, bien plus que les objections du froid et méthodique Léon, le silence significatif de Jean, l'esprit aventureux par excellence, et l'homme des résolutions extrêmes.

Tout en comprenant fort bien cela, Léon ne se tenait pas pour battu.

—Admettons, reprit-il, que nous nous chargions de la mission que tu veux nous confier, mon cher Raymond, que dirons-nous à M. de Combelaine?

—Qu'il faut que nous nous battions...

Jean lui-même haussa les épaules.

—A quel propos? demanda-t-il. Pourquoi? Sous quel prétexte?...

Un flot de sang monta aux joues de Raymond, et les poings crispés par la colère:

—Quoi!... s'écria-t-il, ce misérable n'a-t-il plus assassiné mon père?...

Léon l'interrompit.

—C'est très vrai, prononça-t-il froidement. Seulement ce misérable nie. N'existe-t-il pas une ordonnance de non-lieu, qui déclare que M. de Combelaine est innocent et que le général Delorge a succombé dans un combat loyal?...

—Qu'est-ce que cela prouve?

—Que M. de Combelaine refusera ton cartel.

—Non, parce qu'il est brave ou plutôt parce qu'il se fie à son adresse et à son sang-froid de spadassin... Non, parce que, si je le hais, il doit être las de me craindre, et qu'il ne sera pas fâché, ayant tué le père, de trouver une occasion de se débarrasser honnêtement du fils...

—Et s'il refuse, cependant?

—Vous lui direz qu'il est des moyens d'obliger les lâches à se battre...

—Et s'il s'obstine à refuser?

—Alors, soyez tranquilles, j'aurai recours à ces moyens.

Léon Cornevin allait sans doute répliquer. Jean lui coupa la parole.

L'entêtement de Raymond l'impatientait.

—Et tu prétends que je suis un écervelé compromettant, s'écria-t-il; qu'es-tu donc, toi?... Pour t'imaginer que M. de Combelaine te suivra sur le terrain, il faut que tu aies perdu la tête. Autrefois, c'est vrai, quand il n'avait ni sou ni maille, pour un oui et pour un non, il vous mettait l'épée à la main. Maintenant qu'il a de l'argent, beaucoup, tant qu'il en veut, ce doit être une autre paire de manches. Comment! voilà un gredin qui mène la plus heureuse existence du monde, et tu te figures qu'il va risquer, comme cela, de faire trouer sa précieuse peau par le premier venu?... Pas si bête!...

[Illustration: Ils travaillaient l'un et l'autre avec acharnement.]

C'est de l'air résigné d'un homme qui subit une averse que Raymond écoutait les remontrances de Jean.

Et lorsqu'il eut achevé:

—Je suis venu, prononça-t-il, vous demander un service et non des conseils... Voulez-vous être mes témoins? Si oui, convenons de nos faits. Si non, adieu. Dans une heure, j'en aurai trouvé d'autres...

A la dérobée, les deux frères se consultaient du regard.

Eux refusant, Raymond, ainsi qu'il les en menaçait, ne s'adresserait-il pas à des étrangers, et ne valait-il pas mieux qu'il les eût pour seconds que des inconnus, qui par indifférence, par sottise ou par méchanceté se prêteraient aux pires extravagances!...

—C'est convenu, dit Jean Cornevin, nous serons tes témoins.

Les traits contractés de Raymond se détendirent.

—Ah! merci!... s'écria-t-il, merci! Je savais bien que je pouvais compter sur vous.

Mais la chaleur de ses protestations ne fondit pas la réserve glacée de ses amis.

—Oh! ne nous remercie pas, interrompit brusquement Léon, car c'est bien à contre-cœur que nous nous embarquons dans cette affaire. Donne-nous tes instructions, nous nous y conformerons.

Raymond en était arrivé à ses fins, il souriait.

—Mes instructions sont bien simples, dit-il. Je veux me battre avec M. de Combelaine. Qu'il choisisse les armes, le mode de combat, le lieu et l'heure, peu m'importe. Que je l'aie en face de moi, voilà tout ce que je demande. Du reste, rassurez-vous. S'il est de première force à toutes les armes, je ne suis pas manchot, vous le savez, et je lui réserve une désagréable surprise...

Les deux frères ne firent aucune objection. N'ayant pu éviter l'affaire, les détails leur importaient peu.

—C'est bien, répondirent-ils, demain matin nous irons chez ton homme. Viens nous attendre ici...

Et le lendemain, en effet, sur les neuf heures, ils se mettaient en route.

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