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La dégringolade

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II

C'est rue du Cirque que demeurait M. de Combelaine, dans un petit hôtel tout neuf, qu'il devait à la munificence impériale, en échange, disait la chronique scandaleuse, de quelques-uns de ces services dont on ne se vante pas.

Rien de vulgaire dans cette habitation, chef-d'œuvre de M. Verdale.

L'hôtel s'élevait au milieu d'une cour sablée, et on y arrivait par un large perron protégé par une marquise et orné de chaque côté de grands vases de faïence remplis de plantes exotiques.

A droite et à gauche étaient les communs; les écuries, où huit chevaux de prix mangeaient leur avoine dans des mangeoires de marbre, et les remises, où on apercevait par la porte entr'ouverte plusieurs voitures de formes différentes, sous leurs housses de toile verte.

—Peste!... grommela Jean Cornevin, l'empereur loge bien ses amis!

Devant la grille, un gros homme à figure joviale, le concierge, fumait son cigare... un pur londrès.

—M. le comte reçoit, dit-il aux deux jeunes gens, vous pouvez entrer...

Dans le vestibule, pavé de marbre et tout doré, un valet de pied en livrée éclatante reçut Jean et Léon, prit leur carte en disant qu'il allait la remettre à M. le comte, et les fit entrer dans une antichambre en les priant d'attendre.

Trois messieurs s'y trouvaient déjà lorsque Jean et Léon entrèrent.

Debout dans l'embrasure de la fenêtre, ils causaient, et leur conversation les absorbait si fort qu'ils ne parurent pas remarquer qu'ils n'étaient plus seuls.

—Ainsi, continuait l'un, vous lui livrez encore cette voiture...

—Puis-je faire autrement? soupirait l'autre. Ne suis-je pas trop engagé pour reculer? Savez-vous qu'il me doit plus de cinquante mille francs?...

—Comment, diable! aussi, interrompit le troisième, êtes-vous assez fou pour faire un pareil crédit!...

—Pardon!... il vous doit bien vingt mille francs, à vous.

—C'est vrai, mais je viens lui signifier qu'il me faut un fort acompte...

—Et s'il ne vous le donne pas?...

—Je suspends les fournitures, et... en avant le papier timbré!...

—Et après?...

—Après!... j'obtiens un jugement, et je fais saisir.

—Quoi?

—Tout, parbleu!... l'hôtel, le mobilier, les chevaux, vos voitures, mon cher, et tous les traitements...

Les deux autres éclatèrent de rire, mais d'un rire si franc que l'homme au papier timbré en demeura tout déconfit.

—C'est donc bien drôle, ce que je dis! fit-il d'un ton vexé.

—Ma foi, oui, répondit le carrossier.

—Et pourquoi, s'il vous plaît?

—Parce que, mon cher, vous ne vous êtes pas levé assez matin pour M. de Combelaine et que, si vous lui envoyez du papier timbré, vous en serez pour vos frais. Ne vous dérangez pas. Ses traitements sont à l'abri de vos huissiers, son mobilier est au tapissier, et ses chevaux sont au nom de son valet de chambre...

—Reste l'hôtel...

—Oui, mais vermoulu d'hypothèques... L'empereur ne le lui avait pas encore donné que M. de Combelaine avait déjà emprunté dessus...

Immobiles sur leurs banquettes, Jean et Léon retenaient leur souffle, tant ils craignaient de trahir leur présence et d'interrompre cette instructive conversation.

L'homme au papier timbré semblait consterné.

—Ah çà, fit-il, M. de Combelaine est donc très gêné?

—Ruiné! mon bon, à plat, comme toujours.

—Cependant il se fait une centaine de mille francs par an, avec ses traitements.

—Dites cent cinquante mille.

—Il est de deux ou trois entreprises...

—Pardon, de sept ou huit.

—Qui lui rapportent au moins autant.

—Mettons le double, et n'en parlons plus...

—Et il est ruiné!...

—A ce point que ses domestiques n'ont pas d'autres gages que l'argent qu'ils lui volent. Il est vrai qu'ils n'y vont pas de main morte. Vous, qui êtes bijoutier, faites cadeau d'une bague à M. Léonard, son valet de chambre, et il vous en apprendra de belles!...

A tout autre moment, Jean et Léon n'eussent pu s'empêcher de rire de l'ahurissement du bijoutier.

—Cet homme-là est donc un gouffre!... s'écria-t-il.

—Vous avez dit le mot.

—Que fait-il de son argent?

—Il le dépense, parbleu!...

—A quoi!... puisqu'il ne paye rien?...

—Et le jeu, mon cher, et les femmes, et les soupers, et les paris aux courses, et les fêtes, et les chasses, et les voyages, croyez-vous que tout cela ne coûte rien?

Mais ils s'interrompirent brusquement. Un valet de chambre, M. Léonard lui-même, venait d'apparaître à la porte qui conduisait à l'intérieur des appartements. Il s'avança jusqu'aux témoins de Raymond, et, s'inclinant:

—M. le comte de Combelaine, dit-il, attend ces messieurs dans son cabinet...

M. de Combelaine était peut-être aussi bas percé que le disaient ses fournisseurs; en tous cas il n'y paraissait guère à ses appartements, où éclatait le luxe brutal du second Empire, luxe de parvenu pressé de jouir et préoccupé d'éblouir.

Voilà ce qu'auraient pu remarquer Jean et Léon Cornevin en traversant, à la suite du valet de chambre, une salle à manger ridiculement décorée et un vaste salon doré sur toutes les moulures.

Mais, pour rien voir, ils étaient trop émus de cette idée qu'ils allaient se trouver en face du meurtrier de leur père.

Et le cœur leur battit lorsque le domestique, ouvrant une porte, annonça:

—Messieurs Cornevin.

Ils étaient dans le cabinet de travail, c'est-à-dire dans le fumoir du comte, dans cette pièce intime de chaque maison où se trahissent les goûts et les habitudes du maître.

On n'y voyait guère de livres ni de papiers, mais quantité d'armes de tous les temps et de tous les pays, des fusils et des sabres, des armures, des épées de combat et des fleurets mouchetés.

Sur la table qui servait de bureau se voyaient cinq ou six revolvers de différents systèmes, attendant que le maître eût le temps de les essayer et se prononçât sur leur valeur respective.

Près de cette table, M. de Combelaine, vêtu d'un élégant costume du matin, était assis ou plutôt couché dans un immense fauteuil.

Il s'était appliqué et avait réussi à se faire un masque nouveau, approprié aux circonstances et à sa nouvelle situation.

Et les spectateurs qui le sifflaient à Bruxelles, lorsqu'il y jouait la comédie, ne l'eussent pas reconnu, avec ses cheveux ramenés aux tempes, ses moustaches outrageusement cirées, son œil morne et sa physionomie impassible.

C'était une fureur, alors. C'était à qui copierait le maître. C'était à qui éteindrait son regard, empèserait sa barbe, pétrifierait son visage et laisserait tomber de ses lèvres des paroles rares et sans expression.

Si bien que, dans les ministères et dans les salons officiels, on ne rencontrait plus que des décalques plus ou moins réussis de celui que le plus rusé des Italiens avait surnommé Taciturne III...

A la vue des deux jeunes gens, cependant, M. de Combelaine s'était levé, et, leur montrant des sièges:

—Veuillez-vous asseoir, messieurs, dit-il.

Mais ils ne bougèrent pas, et, presque en même temps:

—Nous resterons debout, s'il vous plaît, monsieur, prononcèrent-ils...

Leur conviction était que le comte allait feindre de ne pas connaître leur nom, et que cela éviterait une explication difficile. Erreur!...

—Messieurs, reprit-il, lors des événements de Décembre, un homme a disparu qui s'appelait Laurent Cornevin; seriez-vous ses parents?...

—Nous sommes ses fils, répondit Léon.

—Excusez ma question, messieurs. Laurent Cornevin remplissait à l'Élysée un emploi assez humble.

—Il était palefrenier...

—Tandis que vous, messieurs...

—Nous, interrompit Jean d'une voix rauque, nous devions crever de misère, et ceux qui avaient... supprimé le père devaient croire que la faim les débarrasserait des fils. Dieu en a décidé autrement. Nous avons trouvé des amis qui nous ont faits ce que nous sommes...

C'est sans la plus légère apparence d'émotion que M. de Combelaine s'inclina.

—Je conçois votre irritation, monsieur, dit-il, lorsque vous parlez de votre père. Sa disparition a été un de ces accidents affreux comme il ne s'en voit que trop dans les temps de discordes civiles...

—Oh! un accident!... fit Jean.

Le comte ne sembla pas l'entendre.

—Certes, poursuivit-il, la famille de cet infortuné a été cruellement frappée... Mais moi, j'ai été atteint du même coup. Cette mystérieuse disparition a permis de faire planer sur moi des soupçons odieux que n'a pas dissipés complètement un arrêt solennel de la justice... Mes ennemis ont osé insinuer que Laurent Cornevin avait été témoin d'un crime...

Le sang commençait à affluer au cerveau de Jean.

—Nous ne venons pas vous demander compte de la mort de notre père! interrompit-il brutalement.

M. de Combelaine ne sourcilla pas.

—C'est que ce serait fort naturel, prononça-t-il, après les propos détestables qui ont circulé. Mais alors je vous répondrais que tout ce que j'ai d'influence et de crédit, je l'ai mis en branle pour retrouver votre père. Oui, tout ce qu'il est humainement possible de faire, je l'ai fait... inutilement, hélas! et il me serait aisé d'en administrer la preuve...

Léon essayait de répliquer; il l'arrêta d'un geste, et, plus vivement:

—Permettez: on m'attaque, je me défends... Combien était désastreuse la situation de la femme Cornevin, je le savais. J'étais exactement renseigné par une personne qui est la sœur de votre mère, votre tante, par conséquent, et à qui j'ai voué une amitié toute particulière, Mme Flora Misri. Mais pouvais-je venir en aide ouvertement à une infortune si digne d'intérêt? Non. C'eût été faire la part trop belle à mes ennemis. Je chargeai donc Flora de secourir sa sœur. Mme Cornevin repoussa fièrement toutes les avances. Est-ce ma faute? Et si vous doutiez de mon bon vouloir à l'égard de votre famille, je vous rappellerais que c'est grâce à mon influence que M. et Mme Cochard, votre grand-père et votre grand'mère, ont obtenu l'un une place, l'autre un bureau de tabac, qui les met à l'abri du besoin... Je vous rappellerais que j'ai fait obtenir à un des frères de votre mère une sinécure fort lucrative...

Mais Jean Cornevin n'en put supporter davantage.

Des soufflets l'eussent moins transporté de fureur que cette énumération d'une parenté dont il avait horreur.

—Oh! assez, interrompit-il d'un ton menaçant. Je vous l'ai dit, ce n'est pas pour nous que nous sommes ici... Nous vous sommes envoyés par notre meilleur ami, par notre frère, Raymond, le fils du général Delorge.

Si cuirassé d'impudence que fût M. de Combelaine, il tressaillit visiblement.

—Et... que veut-il de moi? interrogea-t-il.

—Raymond Delorge veut venger son père, monsieur, s'écria Jean. Il veut se battre avec vous!...

M. de Combelaine était beaucoup trop intelligent pour ne pas s'être attendu et préparé à quelque chose de pareil.

Cependant, si son visage demeurait impénétrable, il était fort pâle et ses lèvres tremblaient. Il s'était imposé un rôle, et, comme tous les hommes très violents, il se défiait de lui.

Après un moment de silence:

—Je ne saurais, dit-il, blâmer la démarche de M. Raymond Delorge; à sa place j'agirais comme lui. Mais moi, je ne puis accepter la rencontre qu'il me propose...

—Cependant, monsieur...

—Je déclare qu'un duel entre nous est impossible, interrompit impérieusement le comte. Oui, c'est vrai, j'ai tué le général Delorge, mais à mon corps défendant, car je l'aimais, et seulement après avoir été, à plusieurs reprises, provoqué, menacé, outragé par lui... Et vous voudriez qu'après avoir eu cet immense malheur de tuer le père, je m'expose à tuer le fils!... Non! à aucun prix. Au lendemain du duel déplorable du jardin de l'Élysée, j'ai fait le serment de ne plus me battre jamais... Je le tiendrai, quoi qu'il arrive.

—C'est prudent, quand on a beaucoup à perdre, gronda Jean Cornevin.

Ah! il fallait que M. de Combelaine se fût fait aussi le serment de rester calme, car il ne broncha pas.

—Je vous ai dit mon dernier mot, messieurs, fit-il.

Mais Léon n'était pas intervenu encore:

—Je n'insisterai pas davantage, monsieur, prononça-t-il d'un ton glacé; seulement, il est de mon devoir de vous avertir des suites de votre refus...

—Ah!...

—Raymond est décidé à tout pour obtenir une satisfaction à laquelle il croit avoir droit...

—Monsieur...

—Il ne reculera devant aucune extrémité pour vous contraindre à la lui accorder, et, s'il faut recourir à la violence...

—Ah!... pas un mot de plus, monsieur, s'écria M. de Combelaine d'une voix étranglée, pas un mot de plus!...

Il s'était dressé d'un bond, frémissant de colère, la face empourprée, l'œil flamboyant, et sa main serrait d'une étreinte convulsive un des revolvers placés sur la table...

L'ancien Combelaine, celui des tripots de Londres, celui qui, jadis, moyennant finance, prenait les duels à son compte, reparaissait.

—Vous ne savez donc pas quel homme je suis? continua-t-il. Vous ne savez donc pas qu'un homme qui, jadis, m'eût parlé comme vous venez de le faire, ne serait pas sorti vivant de chez moi!...

—Devions-nous donc vous laisser ignorer les intentions de notre client? demanda tranquillement Léon Cornevin.

M. de Combelaine eut un geste terrible.

—Eh bien! moi, s'écria-t-il, au premier soupçon de violence de M. Raymond Delorge, je vous déclare...

Il s'arrêta court.

—Quoi?... insista Léon.

Mais une réflexion, plus rapide que l'éclair, venait de traverser l'esprit du comte.

—Rien! répondit-il, rien!

Grâce à un effort véritablement surhumain, il parvenait à se maîtriser.

Il lâcha le revolver qu'il tenait, il se rassit, et, d'un ton presque calme, bien que sa voix tremblât encore:

—Cette affaire est trop grave, prononça-t-il, pour que je prenne une résolution définitive sans consulter... M. Delorge m'accordera bien vingt-quatre heures.

—Assurément.

—Alors, messieurs, veuillez me laisser votre adresse... Après-demain, avant midi, un de mes amis se présentera chez vous pour vous apprendre ce que nous aurons décidé...

C'est mécontents d'eux-mêmes, le cœur serré et l'esprit tourmenté de vagues appréhensions, que les deux frères quittèrent cet hôtel de la rue du Cirque, dont les splendeurs cachaient tant de misères honteuses.

Combien ils avaient eu tort d'accepter la mission dont les chargeait Raymond, ils ne l'avaient que trop compris aux premiers mots prononcés par M. de Combelaine. Cet homme, qui avait assassiné le père de leur ami, n'avait-il pas assassiné également leur père à eux?

Aussi qu'était-il arrivé?

Que M. de Combelaine, prompt à reconnaître la fausseté de leur situation, en avait usé avec la plus habile perfidie.

N'avait-il pas affecté de les confondre avec la famille de leur mère, avec cette famille si odieuse, hélas! dont les fils grandissaient pour Mazas et les filles pour Saint-Lazare!...

Ne leur avait-il pas reproché ce qu'il avait fait pour les vieux Cochard?...

Ne s'était-il pas en quelque sorte vanté d'avoir pour maîtresse la sœur de leur mère, leur tante, Flora Misri! Quelle honte!

Et cependant, ils avaient été forcés d'endurer toutes ces révoltantes ironies, débitées d'un ton de tranquille impudence.

—Ah! le misérable!... s'écria Jean, lorsqu'ils eurent dépassé la grille, je lui en voudrais moins s'il eût fait feu sur nous tandis qu'il tenait son revolver!...

Léon Cornevin hochait tristement la tête.

—Nous sommes des enfants, dit-il, et nous venons de faire une folie insigne. Quand on attaque une bête fauve, on doit être assez bien armé pour la tuer. Nous avons attaqué Combelaine et nous sommes sans armes. Cet homme nous avait oubliés, peut-être, nous venons de lui rappeler que nous existons et que nous pouvons devenir redoutables. Il ne se battra pas... mais notre imprudence nous coûtera plus cher qu'un coup d'épée.

Les deux jeunes gens savaient bien que Raymond devait être chez eux à cette heure, et que sans nul doute il attendait avec une anxiété poignante le résultat de leur démarche.

Mais les circonstances devenaient trop critiques, et ils se voyaient chargés d'une responsabilité trop lourde pour s'en remettre à leurs seules lumières.

[Illustration: Ces deux dames étaient la comtesse de Montijo et sa fille.]

Et après une courte délibération, et malgré le secret promis à Raymond, ils résolurent de prendre conseil de Me Roberjot.

L'avocat venait de se mettre à table quand on lui annonça les deux frères.

—Venez-vous me demander à déjeuner, leur cria-t-il gaiement, ou maître Jean s'est-il encore fourré dans quelque guêpier?...

Léon était trop embarrassé pour ne pas raconter fort exactement toute l'affaire, les instances de Raymond, sa station avec Jean dans le salon d'attente, la conversation des fournisseurs, la réception de M. de Combelaine, son refus, sa colère et enfin sa demande d'un délai de quarante-huit heures.

Et lorsqu'il eut terminé:

—Que le diable vous emporte! s'écria Me Roberjot, si violemment que Léon Cornevin en demeura tout interloqué.

—Cependant, commença-t-il...

Mais l'avocat ne voulut pas l'écouter, et très vivement:

—Que votre frère, poursuivit-il, que Jean, qui est un écervelé, c'est convenu, se fût laissé pousser à cette escapade, je le comprendrais; mais vous, Léon, un garçon sensé, un méthodiste, un philosophe, un sage...

—Eh! monsieur, interrompit Jean, Raymond, à notre défaut, se serait adressé au premier venu...

—Il fallait me faire prévenir, messieurs, je serais accouru... Et moi qui comprends l'amitié autrement que vous, j'aurais essayé de raisonner Raymond, et s'il n'avait pas voulu m'écouter, je l'aurais empoigné au collet, et je lui aurais dit: «Avant de te battre avec cet autre, il faudra d'abord te battre avec moi!...»

Il se montait tellement qu'il en oubliait de manger, et que, sa fourchette d'une main et son couteau de l'autre, il gesticulait comme s'il eût été à la tribune...

—Quoi! poursuivait-il, vous avez un ennemi mortel, vous le voyez au bord d'un abîme qui l'attire, où il va rouler fatalement, et vous lui criez: Casse-cou!...

Lorsque Jean Cornevin, qui était un étourdi, avait fait quelque sottise, il le reconnaissait volontiers, et de la meilleure grâce du monde se laissait laver la tête.

Léon, qui était un homme froid et grave, n'avait pas cette bonhomie.

Il n'aimait pas à avoir tort. Il suffisait presque qu'on lui démontrât qu'il faisait une folie pour qu'il s'y obstinât.

—Je ne vois pas, dit-il d'un ton un peu piqué, en quoi notre démarche a pu modifier la situation de M. de Combelaine.

Me Roberjot haussa les épaules.

—Puisque vous ne savez pas voir, dit-il, écoutez. Voici dix ans, n'est-ce pas? que M. de Combelaine exploite la situation inespéré que lui a faite le coup d'État. Voici dix ans qu'il cumule des traitements énormes, qu'il met à l'encan son influence et celle de ses amis, qu'il bat monnaie à la Bourse des secrets qu'on lui confie ou qu'il surprend, qu'il ne cesse de tirer à vue sur la cassette impériale... En est-il plus avancé? Non. De tous les millions qui ont glissé entre ses mains, rien ne lui reste que le regret de ne les avoir plus, le désir enragé d'en avoir d'autres. Sa situation est ce qu'elle était la veille du 2 Décembre. Je me trompe: elle est plus mauvaise, car il a dix années de plus, moins d'audace et des habitudes de dépense et de bien-être qu'il n'avait pas. Ses créanciers le tracassaient jadis pour quelques centaines de francs, ils le harcèlent aujourd'hui pour un demi-million...

—Oh! quand on a ses ressources! murmura Léon Cornevin...

—Mais il n'en a plus, répondit l'avocat, non, plus aucune. Tout s'épuise. Il ne trouverait plus aujourd'hui mille écus de son influence qui jadis lui valait des pots-de-vin de cent et de deux cent mille francs, tant il en a usé et abusé de toutes les façons, pour lui, pour ses maîtresses, pour le premier escroc venu qui avait la poche bien garnie. Pas un de ses amis ne lui prêterait cent louis, et il ne trouverait pas cent sous sur sa signature. Vous savez comment l'empereur répond à ses cris de détresse? Par une aumône de dix mille francs tous les trois mois. Comment vivra-t-il, avec ses seuls traitements, lui qui ne pouvait pas joindre les deux bouts quand il avait le quintuple! Il ne vivra pas, et il le sent si bien, qu'il parle de se marier...

—Lui?...

—Pourquoi non?... Vous ne lui donneriez pas votre fille si vous en aviez une, ni moi non plus, mais tout le monde n'est pas si dégoûté que nous...

—Un tel homme!...

—Ce tel homme, mon cher, donnera à sa femme le titre de comtesse, plus que contestable, c'est certain, mais pour le moment incontesté, et lui ouvrira les portes des Tuileries. Ce tel homme, si son beau-père n'est pas absolument taré, le fera décorer; le fera nommer député ou peut-être sénateur, s'il n'est pas trop notoirement idiot.

Jean Cornevin ne pouvait s'empêcher de sourire.

—Ce diable d'avocat se croit à la tribune, pensait-il.

Mais Léon ne riait pas, lui.

—Cela étant, fit-il, comment M. de Combelaine, qu'une grosse dot remettrait à flot, ne se marie-t-il pas?

—Ah!... c'est ce que je me suis demandé longtemps, répondit Me Roberjot, avant de trouver une réponse satisfaisante. Mais je l'ai trouvée: il n'ose pas...

—Oh!...

—Il n'ose pas parce qu'il est une personne qui a des vues sur lui, qui se le réserve... Or, cette personne a pénétré si avant dans son existence et connaît tant et tant de ses secrets, qu'il ne peut pas s'en faire une ennemie sans risquer de se perdre... Il ne peut pas l'épouser, elle; en épouser une autre, non...

—Et cette personne...

—Oh!... vous la connaissez, répondit l'avocat.

Et après une légère hésitation:

—C'est Mme Flora Misri, répondit-il, Mme Flora qui, pendant que M. de Combelaine jetait l'argent par les fenêtres, le ramassait et thésaurisait. C'est une personne très prévoyante, malgré ses airs évaporés, et qui sait compter. De telle sorte que, si le comte est ruiné au point de ne savoir plus dans quelles eaux troubles pêcher vingt-cinq louis, Mme Flora est riche et trouverait un million et demi chez son notaire.

C'est avec une impatience manifeste, l'impatience de l'homme qui ne veut pas reconnaître ses torts, que Léon écoutait.

—En tout ceci, fit-il, je ne vois pas quelle influence peut avoir notre démarche sur les déterminations de M. de Combelaine.

L'avocat sourit.

—Oh! l'entêté!... s'écria-t-il.

Puis très vite:

—Résumons-nous, poursuivit-il. M. de Combelaine est au bout de son rouleau; une dot le sauverait, mais il ne faut pas se marier à son gré et il ne veut pas épouser Mme Flora Misri. Que va-t-il faire? A quel expédient va-t-il recourir? Le temps presse, il ne peut plus attendre, il va peut-être se lancer dans quelque aventure périlleuse... Et c'est alors que vous vous chargez de lui rappeler le danger. C'est alors que vous lui criez en quelque sorte: «Prends garde, tes ennemis veillent... Que la main qui t'a protégé contre leur juste colère se retire, et tu es perdu!»

Léon était obstiné, mais non cependant au point de nier l'évidence.

—Excusez-moi, monsieur, dit-il à Me Roberjot, je n'avais pas vu si loin... Nous avons été plus fous encore que je ne le supposais... Mais maintenant, que faire? Car c'est là ce que nous venions vous demander...

Ayant fini de déjeuner, Me Roberjot se leva.

—Si j'étais libre, dit-il, je vous accompagnerais, mais je suis attendu, je dois prendre la parole aujourd'hui... Seulement, après-demain, j'irai chez vous pour recevoir l'envoyé de M. de Combelaine. Tâchez, d'ici-là, de faire entendre raison à Raymond...

C'était plus aisé à conseiller qu'à exécuter. En apprenant les réponses de M. de Combelaine, en apprenant surtout que ses amis étaient allés consulter Me Roberjot, Raymond Delorge entra dans une colère furieuse, disant que c'était épouvantable, que c'était à n'oser plus se confier à personne, puisqu'on était trahi par ses meilleurs amis.

Le surlendemain, cependant, lorsque l'avocat arriva, Raymond paraissait fort calme, soit qu'il eût réfléchi, pendant les quarante-huit heures qui venaient de s'écouler, soit que l'avocat lui imposât beaucoup plus qu'il ne voulait l'avouer.

—Eh bien! je suis exact, j'espère! dit gaiement Me Roberjot. Est-on venu?...

—Pas encore, répondit Léon.

Et sans laisser à l'avocat le temps de répliquer, il l'entraîna jusqu'à une fenêtre ouverte, et bas et vivement:

—Raymond m'inquiète, lui dit-il. Je le connais, s'il est si tranquille, c'est qu'il médite quelque folie, pour le cas où M. de Combelaine persisterait dans son refus...

—Il y persistera, répondit Me Roberjot, ce n'est pas douteux. Néanmoins, rassurez-vous, mes mesures sont prises... Mais voici, je crois, notre ambassadeur.

Devant la maison, en effet, un coupé attelé de deux magnifiques chevaux venait de s'arrêter. Un gros homme en descendit, qui traversa le trottoir et disparut sous la porte cochère...

L'instant d'après, il entrait chez MM. Cornevin. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans, portant de gros favoris noirs, trop bien mis et dont les mains épaisses faisaient craquer les gants gris perle.

—Je suis l'ami de M. le comte de Combelaine, messieurs, dit-il dès le seuil, et je viens, je viens...

Le reste de sa phrase expira dans son gosier, et une pâleur soudaine envahit son visage prospère...

Il venait d'apercevoir Me Roberjot debout, dans l'embrasure de la fenêtre.

—Toi ici, balbutia-t-il, toi!...

—Moi-même, cher monsieur Verdale, répondit l'avocat avec une ironique courtoisie... Je suis l'ami,—l'ami intime, vous m'entendez,—de M. Raymond Delorge, et je suis venu savoir ce qu'ont décidé les conseillers de M. de Combelaine.

Raymond, Jean et Léon étaient confondus.

Quelles étaient les relations de ces deux hommes? Ils l'ignoraient. Mais ils ne pouvaient pas ne pas voir qu'il y avait entre eux un secret, qui faisait de l'un l'esclave soumis et tremblant de l'autre...

A l'air suffisant de M. Verdale, succédait la plus humble attitude.

—Nous avons décidé, répondit-il, non sans hésitation, que M. de Combelaine ne doit pas accepter la rencontre qui lui a été proposée... Nous espérons que M. Raymond Delorge reconnaîtra, comme nous, que ce duel est impossible. Si cependant il mettait à exécution certaines menaces, notre client, sur notre conseil, déposerait une plainte...

—C'est bien! fit sèchement Me Roberjot... Nous aviserons...

Mais M. Verdale s'était à peine retiré, ou plutôt enfui, que la colère de Raymond éclata.

—Ah! M. de Combelaine veut déposer une plainte! s'écria-t-il. Eh bien! ce soir même, à l'Opéra, je lui en fournirai l'occasion...

Jean et Léon croyaient que Me Roberjot allait répondre et vertement. Point.

Il alla tranquillement ouvrir une porte et Mme Delorge parut.

—Ma mère!... balbutia Raymond décontenancé.

Mme Delorge s'avança.

—Oui, votre mère, dit-elle, à qui un ami est venu apprendre votre folie. Malheureux!... Vous ne comprenez donc pas que vous battre avec M. de Combelaine ce serait proclamer son innocence!... Se bat-on avec un lâche assassin?... Croiser le fer avec lui, c'eût été renoncer au droit d'en obtenir justice... Et il faut pourtant que justice nous soit rendue, Raymond, il faut que votre père soit vengé.

III

En se ménageant d'avance, et sans prévenir personne, l'intervention de Mme Delorge, Me Roberjot venait de prouver qu'il connaissait bien le caractère de Raymond.

Seul, il n'en eût rien obtenu. La passion est aveugle et sourde.

Il eût perdu son temps, son éloquence et ses peines à essayer de détourner Raymond d'un dessein longuement médité, qu'il ne jugeait peut-être pas excellent, mais qu'il estimait le seul praticable.

Les prières de Mme Delorge lui arrachèrent le serment d'y renoncer.

—Seulement, vous m'avez rendu un triste service, disait-il quelques jours après à Me Roberjot. Avant d'intervenir, il fallait vous informer de ce qu'est mon existence. Savez-vous que depuis la mort de mon père, jamais un jour ne s'est écoulé sans que ma mère ne m'ait dit en me montrant son épée scellée au-dessus de son portrait: «Souvenez-vous, mon fils, que vous avez votre père à venger!» Savez-vous que maintenant encore, après dix ans passés, le couvert de mon père est toujours mis à notre table de famille, et que jamais une fois je ne me suis assis pour prendre mon repas, sans que l'œil de ma mère ne se soit arrêté sur cette place vide, sans qu'elle m'ait répété de sa voix glacée: «Ce couvert restera mis tant que justice ne nous aura pas été rendue!...» Savez-vous qu'il n'est pas jusqu'à ma sœur, Pauline, jusqu'à notre domestique, le vieux Krauss, qui ne cessent de me dire que c'est à moi de punir l'assassin, et qu'il devrait déjà être puni.

Des larmes de colère brillaient dans les yeux du malheureux jeune homme, et c'est d'une voix étouffée qu'il poursuivait:

—Comment, avec de pareilles excitations, incessantes, obstinées, mon imagination ne s'exalterait-elle pas!... Est-ce vivre que d'être hanté sans relâche par le spectre de mon père assassiné!... J'avais trouvé ce moyen, un duel; vous me l'enlevez, ma mère me l'enlève. Mais alors, au nom du ciel! dites-moi ce qu'il faut que je fasse, car je dois faire quelque chose, je veux me venger, et il faut en finir... Voyons, parlez, donnez-moi un conseil... Ah! je ne le vois que trop, vous allez me dire comme ma mère: «Attendons!» Quoi?... Un miracle? Eh! je n'ai pas la foi, il ne se fait plus de miracles, et nous attendrons tant que M. de Combelaine mourra dans son lit, de sa belle mort...

Ce qui ajoutait encore au désespoir de Raymond, c'était la pensée que M. de Combelaine et ses amis le tenaient peut-être pour un de ces fanfarons terribles en paroles, plus que modérés en actions.

—Comme ces gens-là doivent rire de nous!... disait-il à Léon Cornevin.

M. de Combelaine n'en riait pas tant que cela, ainsi que ne tardèrent pas à le prouver les événements.

En sortant de l'École polytechnique, Raymond Delorge était entré à l'École des ponts et chaussées, et il venait d'être nommé ingénieur.

Quant à Léon, les emplois du gouvernement lui répugnant, il s'était fait attacher à une compagnie de chemins de fer; et, comme son intelligence était supérieure et son savoir très grand, comme il était en outre un travailleur infatigable, on lui avait fait espérer d'abord, puis plus tard formellement promis une situation en rapport avec son mérite et les services qu'il avait déjà rendus à la compagnie.

Cette situation, il se croyait à la veille de l'obtenir, lorsqu'un matin le directeur le fit appeler, et de l'air le plus embarrassé lui annonça que le conseil, malgré son avis et ses observations, avait disposé de cette place en faveur d'un autre candidat.

Le directeur ajoutait qu'il en était d'autant plus désolé que l'élu, un homme peu capable, n'avait pas ses sympathies...

—C'est un malheur, répondit froidement Léon Cornevin, mais croyez bien, monsieur, que je ne vous en veux aucunement...

En réalité, et malgré toute sa philosophie, Léon était atterré.

La décision du conseil était d'autant plus extraordinaire que son heureux concurrent ne sortait pas, comme lui, de l'École polytechnique, et que les compagnies ont un faible bien connu pour les anciens élèves de l'école.

De plus, tous les «chers camarades» formant une sorte de franc-maçonnerie, on avait dû le défendre chaudement.

Il s'étonnait aussi qu'on ne lui eût pas, à tout le moins, prodigué cette eau bénite de cour dont on bassine d'ordinaire les plaies d'amour-propre des gens désappointés...

Son directeur ne lui avait laissé entrevoir aucune compensation dans l'avenir.

—C'est tout à fait incompréhensible, disait-il à sa mère, encore plus affligée que lui de cette cruelle déception.

Il ne tarda pas à avoir le mot de l'énigme.

De telles difficultés lui furent suscitées dans le service dont il était chargé, qu'après avoir essayé d'en douter, il dut, à la fin, reconnaître qu'on brûlait de se débarrasser de lui.

On ne voulait pas, on n'osait peut-être pas le congédier, mais il était clair qu'on espérait, à force de tracasseries, l'exaspérer et l'amener à donner sa démission.

Mais pourquoi? pourquoi?...

—Mon cher Cornevin, lui dit l'ingénieur en chef, qui était comme de raison un «cher camarade», vous avez dans le conseil des ennemis acharnés...

—Moi!... fit Léon abasourdi.

—Positivement. Et sans notre directeur, qui est un brave homme et qui vous soutient envers et contre tous, sans moi, qui vous défends unguibus et rostro, il y a longtemps qu'on vous eût fait une avanie...

Le sens de cette dernière phrase était trop clair pour que Léon Cornevin s'y méprît. Et cependant il voulut avoir l'avis de Me Roberjot.

—Croyez-moi, lui répondit l'avocat, ne luttez pas, vous seriez brisé... Votre ennemi est M. de Maumussy...

—Je le croyais, vous me l'aviez dit, à couteau tiré avec M. de Combelaine...

—Oui, mais la démarche de Raymond les a réunis contre l'ennemi commun... Or, comme votre compagnie sollicite une concession et a besoin de M. de Maumussy, n'hésitez pas, donnez votre démission...

Raymond pleura des larmes de rage, en apprenant cette indignité.

—Ah! que ne m'avez-vous laissé tuer cette bête venimeuse de Combelaine! s'écria-t-il.

Pourtant ce n'était rien encore.

Trois mois ne s'étaient pas encore écoulés depuis la démission de Léon, lorsque Paris fut épouvanté par l'attentat de la rue Le Peletier.

Un Italien, Felice Orsini, suivi de deux complices, était allé se poster devant l'Opéra, et avait essayé de tuer l'empereur en lançant sous sa voiture des bombes explosibles. L'empereur avait été préservé, mais quarante-sept personnes avaient été tuées ou blessées plus ou moins grièvement.

Ce qui paraissait étrange, c'est que la police n'eût pas su prévenir cet attentat du 14 janvier.

Elle était prévenue, cependant.

Avis lui avait été donné de la fabrication à Londres d'un certain nombre de bombes explosibles d'un système nouveau et excessivement meurtrières.

Avis lui avait été donné du départ pour la France d'Orsini et de Pieri.

Et pourtant Orsini, Pieri et leurs complices ne furent aucunement recherchés et séjournèrent à Paris près d'un mois, sans presque prendre la peine de se cacher.

Et pourtant, quelques heures seulement avant l'attentat, un des complices, Pieri, avait été arrêté rue Le Peletier, et trouvé nanti d'une bombe, d'un poignard et d'un revolver.

—A quoi donc pensait la police! se disaient les Parisiens.

Et ils n'avaient pas tort de s'étonner.

Un ancien chef de la sûreté, Canler, ayant publié ses Mémoires, l'année suivante, y accusait très nettement la police d'incapacité, de négligence et peut-être de quelque chose de pis.

C'est donc sans la moindre surprise qu'on apprit que le préfet de police donnait sa démission.

—C'est bien le moins qu'il puisse faire, pensait-on.

Mais on commença à s'inquiéter sérieusement, lorsqu'on vit arriver au ministère de l'intérieur, en remplacement de M. Billault, un militaire dont la réputation de dureté et de brutalité était proverbiale, le général Espinasse, l'homme qui, au 2 Décembre, avait occupé le palais de l'Assemblée nationale.

«Ce ministre de l'intérieur avec un sabre au côté ne me dit rien qui vaille», écrivit un journal qui pour cette simple appréciation fut supprimé net.

[Illustration:—Monsieur le comte attend ces messieurs.]

Et cependant il avait raison, ce journal, car à peu de jours de là était votée la loi de sûreté générale, qui armait le gouvernement de pouvoirs discrétionnaires.

Certaines gens, plus impérialistes que l'empereur, ne se gênaient pas pour afficher leur satisfaction de voir «se resserrer la courroie qui, prétendaient-ils, commençait à se relâcher».

L'un d'eux prononça ce mot cynique:

—Décidément l'attentat d'Orsini a du bon, il va nous permettre de nous débarrasser des gens gênants.

On s'en débarrassait, en effet.

Sur le premier moment, la police, qui avait une revanche à prendre de son ineptie, s'était mise à arrêter à tort et à travers, sans discernement ni mesure, une foule de pauvres diables qui n'en pouvaient mais.

On supposa que son zèle allait se refroidir, lorsqu'il fut clairement établi que l'attentat d'Orsini ne se rattachait à aucune conspiration, qu'il était une œuvre individuelle préparée hors de France et exécutée exclusivement par des étrangers.

Mais on se trompait.

Loin de diminuer, après le procès et l'exécution d'Orsini, le nombre des arrestations augmenta, non plus à Paris seulement, mais par toute la France.

On y mit plus de méthode, on tria plus habilement, et voilà tout.

Et de nouveau, comme aux beaux jours de 1852, des vaisseaux firent voile vers Cayenne et vers Lambessa, dont l'entrepont était encombré de suspects.

De même que tout le monde, Raymond Delorge et Léon Cornevin étaient sous l'impression pénible de tant de violences inutiles, quand un matin, comme ils venaient de se lever, ils virent arriver chez eux le valet de chambre de Me Roberjot.

Il apportait un billet très pressé de son maître, et n'ayant pu trouver de voiture, il avait couru, disait-il, tout le long du chemin.

Me Roberjot écrivait à Léon:

«Envoyez votre frère Jean faire un tour en Belgique ou en Angleterre. Qu'il parte aujourd'hui plutôt que demain, ce matin plutôt que ce soir.»

—Jean serait-il donc menacé?... s'écria Raymond effrayé. Il m'a cependant juré qu'il ne s'occupe plus de politique.

Mais Léon hocha la tête.

—Mon frère, dit-il, par suite de sa condamnation à un mois de prison pour société secrète, se trouve sous le coup de la loi de sûreté générale, et de plus...

Il s'arrêta.

Il avait pour Raymond une trop sincère affection pour oser lui dire:—Et de plus M. de Combelaine doit avoir songé à ce moyen de se débarrasser de l'un de nous...»

—Hâtons-nous de prévenir ce pauvre Jean, reprit Raymond. Partons...

Depuis trois ans environ, Jean Cornevin ne demeurait plus avec sa mère rue de la Chaussée-d'Antin.

Peintre, travaillant beaucoup, chargé déjà de travaux importants, il lui avait fallu un atelier, et M. Ducoudray lui en avait déniché un, au boulevard Clichy, dans une maison neuve.

La concierge de cette maison, qui était en même temps la femme de ménage de Jean, était debout sur sa porte quand arrivèrent, hâtant le pas, Léon et Raymond.

Dès qu'elle les aperçut:

—Ah! messieurs, s'écria-t-elle, messieurs, quelle affaire!...

Un même pressentiment serra le cœur des deux jeunes gens. Arriveraient-ils donc trop tard, hélas!

—Ce pauvre M. Jean vient d'être arrêté, poursuivit la portière, en s'essuyant les yeux du coin de son tablier. On vient de l'emmener dans un fiacre...

Raymond était devenu plus blanc que sa chemise et, se sentant chanceler sous ce coup, il s'appuyait au mur.

Plus fort, Léon se raidit contre sa douleur, écartant les appréhensions sinistres dont son esprit était assailli.

—Comment cela s'est-il passé? demanda-t-il.

Mais déjà plusieurs boutiquiers du voisinage, qui avaient été témoins de l'arrestation, s'avançaient, la mine curieuse, prêtant l'oreille.

—Entrons dans ma loge, dit la portière, ici on nous entendrait.

Et les jeunes gens l'ayant suivie:

—Voilà donc la chose, commença-t-elle. Ce matin, dès qu'il a fait jour, cinq individus se sont présentés, demandant M. Jean Cornevin, artiste peintre. Justement j'allais lui monter son café au lait. Cependant, ces particuliers avaient une si drôle de mine que, foi d'honnête femme, j'allais leur répondre que M. Jean Cornevin était à la campagne, quand l'un d'eux, ouvrant son paletot, me montra son écharpe en me disant:—Vous voyez, je suis commissaire de police, ainsi, pas de farces. A quel étage demeure M. Cornevin?

«Ah! messieurs, tout mon sang ne fit qu'un tour, et de saisissement je faillis renverser mon café au lait.—Il demeure au cinquième, la porte à droite, répondis-je.—Bon!... fit le commissaire. Et le voilà dans l'escalier avec ses hommes.

«Mais il ne m'avait pas défendu de le suivre.

«Vite, je mets la tasse et la cafetière sur un plateau, et dare dare je grimpe après lui, pour voir...

«Ah! si j'avais pu prévenir M. Jean!... Il ne se doutait de rien. Il était déjà dans son atelier, en train de peindre, le dos tourné à la porte, qu'il avait laissée ouverte à cause du poêle qui fume quand on l'allume. Et il était tellement à la besogne, qu'en entendant marcher dans l'atelier, sans se retourner, il dit:—Qui va là?...

«—Au nom de la loi, je vous arrête! répondit le commissaire.

«Messieurs je n'ai jamais vu un étonnement comme celui de ce pauvre M. Jean.

«—Vous m'arrêtez, moi, fit-il, et pourquoi? Le commissaire haussa les épaules:—On vous le dira, répondit-il. Habillez-vous et suivez-nous...

«Vous devez savoir, messieurs, que M. Jean a la tête près du bonnet. En s'entendant parler si brutalement, il devint plus rouge que braise, et je crus qu'il allait jeter sa palette à la tête du commissaire... Mais il réfléchit heureusement, et c'est le plus tranquillement du monde qu'il se mit à s'habiller pendant que le commissaire et ses hommes furetaient dans tous les coins et fouillaient tous les tiroirs... Il disait seulement en riant:—Si vous trouvez quelque chose, vous me le ferez voir, n'est-ce pas?...

«Étant prêt, il demanda la permission d'écrire à sa mère, mais on lui dit que cela ne se pouvait pas... et on l'emmena.

«Devant la porte était une voiture. On l'y fit monter, deux agents montèrent après lui, et le commissaire ayant crié:—En route! le cocher fouetta ses chevaux.

Aux derniers mots de la digne portière, les deux jeunes gens respirèrent plus librement.

Ils se rappelaient que Jean Cornevin, lors de sa première arrestation avait été surtout compromis par les papiers et les dessins découverts chez lui.

Cette fois, du moins, on n'avait rien trouvé.

—L'important, à cette heure, reprit Léon, serait de savoir où mon pauvre frère a été conduit...

La concierge s'était remise à pleurer.

—Hélas! mes bons messieurs, répondit-elle, c'est ce que je ne puis vous apprendre... Et cependant, Dieu sait que j'étais tout oreilles. Mais le cocher devait avoir reçu ses ordres d'avance, car le commissaire ne lui a rien crié que ce que je vous ai rapporté:—En route!...

—Et à vous, ma bonne dame, il n'a rien dit, ce commissaire?

—Rien.

—Il ne vous a fait aucune recommandation?...

—Aucune... C'est-à-dire, excusez: avant de se retirer, il m'a remis la clef de M. Jean, en me disant de la faire parvenir à ses parents, et en ajoutant qu'il me rendait responsable de tout ce qui se trouve dans l'appartement...

Léon frissonna.

Cette précaution du commissaire de police n'annonçait-elle pas une détermination arrêtée et la conviction que Jean ne rentrerait pas chez lui de si tôt!...

—Oh! Jean! murmurait Raymond, en proie à une de ces rages froides qui poussent un homme de cœur aux plus fatales extrémités, cher et malheureux ami!...

Mais Léon, lui, gardait tout son sang-froid.

—Donnez-moi donc cette clef, dit-il à la concierge, nous allons monter jusque chez mon frère...

A la seule vue de cet humble logis d'artiste, un observateur devait reconnaître la parfaite exactitude du récit de la portière.

Que Jean travaillât, quand la police avait fait irruption chez lui, c'est ce dont on ne pouvait douter: les dernières touches n'étaient pas sèches encore du tableau qu'il avait en train, et qui représentait une Halte de bohémiens dans les ruines du cirque de Fréjus.

Sa stupeur avait été grande, car son tabouret était renversé, et on voyait épars à terre ses pinceaux, sa palette faite du matin et quantité de tubes de couleur.

Même, les agents insoucieux du logis où ils pénétraient avaient écrasé sous leurs lourdes bottes plusieurs de ces tubes...

A la façon dont les vêtements de travail du pauvre artiste étaient jetés çà et là, on devinait son empressement à se vêtir.

Enfin, tout portait l'empreinte de la main brutale de la police, en quête de pièces de conviction et de papiers compromettants.

—Nous n'avons pas une minute à perdre, déclara Léon; si nous ne parvenons pas à savoir aujourd'hui même ce qu'on a fait de mon frère, nous ne pourrons plus rien pour lui.

C'est rue Blanche, chez Mme Delorge, qu'ils se rendirent tout d'abord.

Et en apprenant ce nouveau malheur:

—Ne vous y trompez pas, s'écria la noble femme, je reconnais l'œuvre de M. de Combelaine. Et, moins généreuse que ne l'avait été Léon:

—Voilà, dit-elle à son fils, voilà le résultat de votre provocation insensée!...

Plus exaspéré que tous, l'excellent M. Ducoudray donnait presque raison à Raymond.

—Car enfin, disait-il, je ne vois pas pourquoi M. de Combelaine ne nous ferait pas tous arrêter et déporter!...

Cependant, avant de discuter les démarches à tenter, il fut convenu que, jusqu'à nouvel ordre, on laisserait ignorer à Mme Cornevin l'arrestation de son fils.

Si on parvenait à obtenir la mise en liberté de Jean, ce serait une immense douleur et de nouvelles inquiétudes qu'on aurait épargnées à la pauvre femme.

Dans le cas contraire, il serait toujours temps de la préparer à cette cruelle épreuve. Précaution inutile, hélas!

Le mari de la concierge de Jean, étant accouru prévenir Léon et ne l'ayant pas rencontré, avait demandé à parler à sa mère, et lui avait tout dit.

Et Mme Delorge et M. Ducoudray, Léon et Raymond en étaient encore à délibérer sur ce qu'ils avaient à faire, lorsque Mme Cornevin entra brusquement, plus pâle qu'une morte, les yeux brillants de l'éclat du délire.

Quoi que lui eût dit le portier, elle doutait, elle s'obstinait à douter encore.

—Est-ce vrai?... demanda-t-elle, dès le seuil. Et personne ne lui répondant:

—Ainsi, c'est bien la vérité! prononça-t-elle, les misérables ne se lassent pas... Après mon mari, mon fils... Et moi, en venant ici, j'ai failli être écrasée par une voiture où j'ai reconnus, souriants et heureux, M. de Combelaine et Flora Misri... O Dieu puissant! comment ne douterait-on pas de ta justice!...

Et, écrasée de douleur, elle s'affaissa sur un fauteuil en éclatant en sanglots...

Pourtant Jean Cornevin n'était pas abandonné.

Tandis que ses amis s'épuisaient à chercher un moyen d'arriver jusqu'à lui, le valet de chambre de Me Roberjot se présenta avec une nouvelle lettre de son maître.

«En même temps qu'à vous, ce matin, écrivait-il à Léon, j'envoyais un mot à ce pauvre Jean... Hélas! j'ai été prévenu trop tard. Lorsque mon commissionnaire s'est présenté chez lui, il venait d'être arrêté. Faites tout au monde pour savoir où on l'a conduit; de mon côté, je me mets en campagne...»

Mais c'est en vain que, durant quatre jours, les amis du pauvre Jean le demandèrent à toutes les geôles de Paris.

Les seules nouvelles qu'ils en obtinrent furent données à Léon par un chef de bureau de la préfecture de police, plus froid qu'une corde à puits, et plus discret qu'une porte de prison.

—Monsieur, lui répondit-il, votre frère est en bonne santé, voilà tout ce que je puis vous dire aujourd'hui... Repassez dans une quinzaine...

—C'est ce qu'on me répondait quand j'allais m'informer de mon mari, gémissait Mme Cornevin. Je ne reverrai plus mon fils.

Son désespoir l'abusait.

Un matin, le cinquième depuis l'enlèvement de Jean, un de ses camarades d'atelier apporta une lettre qu'il venait de recevoir, et que Jean lui adressait, à lui, dans la crainte que le nom de Cornevin ne fût signalé au cabinet noir...

Jean écrivait à sa mère:

«Je ne cesse de demander la permission de t'écrire, on ne se lasse pas de me la refuser. Un forçat avec qui je viens de causer me jure qu'il me fera jeter une lettre à la poste si je lui donne dix francs; je lui en donnerais mille, si j'étais sûr que ce mot vous parvînt.

«Je suis à Marseille depuis hier, et jamais je ne me suis si bien porté. Ayant flairé, quand on est venu me prendre, le voyage d'agrément qu'on me réserve, je me suis muni de linge, d'effets et d'argent—car, vois mon bonheur, j'avais de l'argent chez moi ce jour-là.

«Tout me porte à croire que, ce soir ou demain, je serai embarqué pour la Guyane. O mère adorée, si je n'étais sûr que tu pleures en ce moment, je me sentirais tout heureux du beau voyage que je vais faire. Songe donc aux magnifiques sujets d'études que je vais trouver... Je te reviendrai ayant du talent... Ne pleure pas, mère chérie. Léon t'embrassera pour deux pendant mon absence... Moi, je vous embrasse de toute mon âme...»

Cette lettre attendrie, où éclatait en dépit de tout l'insouciance railleuse de Jean, calma pour un moment la douleur de Mme Cornevin, mais ne dissipa point ses mortelles angoisses.

Elle se représentait son fils bien-aimé, confondu parmi les plus vils criminels sur le préau d'une prison, et réduit pour lui faire parvenir quelques lignes à payer l'assistance et l'astuce d'un forçat.

Elle se le représentait traîné de nuit au port, entre une double haie de soldats, et embarqué furtivement.

Elle le suivait, par la pensée, tout le long de cette douloureuse et interminable traversée où l'avaient précédé, à cinquante ans de distance, Barbé-Marbois, le général Ramel et Pichegru.

—Je ne reverrai plus mon fils! répétait-elle.

Cependant, au reçu de la lettre de Jean, Raymond et Léon étaient partis pour Marseille, espérant parvenir jusqu'au malheureux et lui serrer la main, espérant à tout le moins le voir, en être vus, et lui prouver par leur présence qu'il n'était pas oublié...

Ils arrivèrent trop tard.

Le vaisseau où avait été embarqué Jean était parti depuis deux heures...

Cela leur fut dit par une pauvre jeune femme qu'ils rencontrèrent sur la jetée.

Elle tenait un enfant entre ses bras et, appuyée contre le parapet, elle regardait obstinément l'horizon.

Loin, bien loin, un léger nuage flottait dans l'azur du ciel. Elle le montra aux deux jeunes gens, et d'une voix expirante:

—C'est de la fumée, leur dit-elle, de la fumée du navire...

Hélas! il emportait son mari, le père de son enfant.

Par cette pauvre femme, Raymond et Léon surent que ce vaisseau n'emportait pas de forçats et qu'il était commandé par un homme de cœur incapable d'aggraver le sort déjà si triste des transportés politiques.

—Mais moi, gémissait l'infortunée, que vais-je devenir? que va devenir mon enfant?...

Combien de plaintes pareilles montaient alors vers le Dieu de justice, de tous les points de la France!

On l'ignorait. Personne n'osait élever la voix. Les journaux, dont l'existence était fort compromise, se taisaient.

Ce qu'on savait, par exemple, c'est que le général Espinasse, le nouveau ministre de la guerre, n'y allait pas de main morte, et que ses préfets procédaient militairement...

Et cependant, l'empire, si fort en apparence, si bien armé contre ses ennemis, ne se sentait ni plus tranquille, ni plus assuré du lendemain.

Il se voyait, en quelque sorte, acculé à la nécessité de faire quelque chose pour sortir la France de ce calme mystérieux, pour secouer ce silence effrayant à force d'être profond.

Ce quelque chose, ce ne pouvait être que la guerre.

Un instant, le gouvernement impérial hésita entre deux terrains qui lui paraissaient également favorables: l'Italie et la Pologne.

Ce fut l'Italie, servie par le génie de Cavour, qui l'emporta.

Et le 3 mai 1859, l'empereur annonça à la France qu'il tirait l'épée pour l'indépendance du peuple italien, et qu'il ne la remettrait au fourreau qu'après avoir fait l'Italie libre jusqu'à l'Adriatique.

On s'attendait, depuis le 1er janvier, à une guerre avec l'Autriche, et cependant l'émotion fut grande.

Émotion joyeuse, toutefois, car cette guerre si impolitique provoquait dans toutes les classes le plus vif enthousiasme.

On applaudissait les régiments qui, tambours battants et enseignes déployées, traversaient Paris.

Et quand, le 10 du mois de mai, l'empereur sortit des Tuileries pour se rendre à la gare de Lyon, il fut accueilli par des acclamations telles que jamais il ne devait plus en entendre.

Ce jour fut le jour de popularité de son règne...

—Vois plutôt, disait Raymond Delorge à Léon Cornevin, vois...

Mais ce n'était pas de ce coup que l'Italie devait être libre jusqu'à l'Adriatique.

Après la victoire de Magenta un moment indécise, qui valut au général Mac-Mahon le bâton de maréchal et le titre de duc, et où le général Espinasse fut tué:

Après la glorieuse et sanglante victoire de Solferino:

Voici que tout à coup on apprit que l'empereur des Français et l'empereur d'Autriche, Napoléon III et François-Joseph, avaient eu une entrevue à Villafranca et s'y étaient mis d'accord et que la paix allait être signée.

Les promesses de la proclamation impériale étaient-elles donc remplies? Non. Alors pourquoi cette paix qui irritait les Italiens? Pourquoi s'arrêter en si beau chemin?

Les uns disaient que l'empereur avait eu peur de la révolution, dont il voyait se ranimer toutes les espérances.

Les autres, qu'il avait cédé aux représentations de toutes les puissances de l'Europe, pour ne pas allumer une guerre générale.

Quoi qu'il en soit, la déception fut cruelle, et grande l'irritation.

Le retour ne ressemblait guère au départ.

—A quoi nous a servi cette guerre? se demandait-on.

Aussi est-ce avec une certaine aigreur qu'on commençait à discuter cette campagne si heureuse au début et si brusquement interrompue.

Si courte qu'elle eût été, elle avait fait ressortir tous les côtés faibles de notre organisation militaire.

La concentration des troupes ne s'était pas faite, il s'en faut, avec la rapidité qu'on s'était promise.

Nombre de services avaient été reconnus notoirement insuffisants. Il était arrivé souvent que nos soldats avaient manqué de vivres. Ils avaient une ou deux fois manqué de munitions.

On avait vu aussi que l'accord n'était pas précisément parfait entre les chefs de l'armée, et que le patriotisme n'éteignait pas dans leur cœur le souci des rivalités d'ambition.

La paix était à peine signée qu'une polémique s'engageait entre le maréchal Niel et le maréchal Canrobert, si acerbe et si violente que, sans l'intervention personnelle de l'empereur, elle se fût certainement terminée sur le terrain...

Décidément, au lieu des immenses avantages qu'il s'en était promis, le gouvernement impérial ne retirait que déboires de cette guerre d'Italie.

[Illustration: Il s'était dressé frémissant de colère.]

Il avait conquis le droit, c'est vrai, d'ajouter à la liste héroïque des victoires françaises deux noms glorieux, Solferino et Magenta.

Mais il venait de se faire un implacable ennemi de ce peuple qu'il était allé secourir, dont il avait exalté outre mesure, puis tout à coup trompé les espérances.

Mais il venait de compliquer ses embarras de la question romaine qui allait être son incurable plaie.

Et cependant, tout en accusant les Italiens d'ingratitude, il ne pouvait pas avouer sa déconvenue.

Avec ses extraordinaires prétentions d'arbitre de l'Europe, de restaurateur de la liberté des peuples et de soldat de l'Idée et du Droit, l'empereur Napoléon III ne pouvait pas perpétuer le système de répression à outrance qui avait suivi l'attentat d'Orsini.

La loi de sûreté générale ne fut point abrogée—c'était une trop bonne arme pour qu'on y renonçât.

Mais, le 15 août 1859, un décret parut au Moniteur, où il était dit:

«Amnistie pleine et entière est accordée à tous les individus qui ont été l'objet de mesures de sûreté générale.»

—Grand Dieu!... s'écria Mme Cornevin, lorsque Raymond Delorge lui apporta le journal, je vais donc revoir mon fils!...

C'est que les sinistres appréhensions de la pauvre mère ne s'étaient pas réalisées.

Jean vivait. Sa santé ne s'était pas ressentie du climat de la Guyane. Il avait, depuis un an, donné fréquemment de ses nouvelles.

Après une interminable traversée, pénible malgré les efforts du commandant pour lui épargner les plus rudes souffrances, Jean avait été interné à l'île du Diable.

C'est la plus petite des îles du Salut;—elle n'a pas trois kilomètres de tour, et sa plus grande largeur n'excède pas quatre cents mètres.

C'est aussi la plus triste, tous les grands arbres en ayant été abattus après qu'on eut reconnu qu'ils fournissaient aux transportés des matériaux pour se construire des canots et tenter des évasions impossibles.

«Pour la première fois, écrivait Jean à son frère, je me sentis pris d'un affreux découragement lorsque j'aperçus presque au ras de l'eau ce triste banc de sable, incessamment battu par tous les vents de la mer, sans autre végétation que des arbustes rabougris, où la civilisation ne se révèle que par les établissements pénitenciers, moitié casernes et moitié prisons.»

Mais Jean, par bonheur, n'était pas d'un caractère à se laisser si aisément abattre.

«Ce serait faire trop beau jeu à ceux qui m'ont envoyé ici, disait-il dans une de ses lettres; et puisque c'est le seul moyen qui soit en mon pouvoir de leur être désagréable, je vais leur jouer le mauvais tour de me porter comme un charme et de rester gai comme un pinson.»

Il réussit à se tenir parole, surmontant sans sourciller tous les dégoûts de la vie commune avec des êtres grossiers et dégradés, se soumettant sans un murmure à toutes les exigences de la plus rude des disciplines.

Il lui parut d'ailleurs, et il ne cessait de le répéter sous toutes les formes, qu'on avait exagéré l'insalubrité du climat.

«J'ai beau me tâter le pouls soir et matin, écrivait-il encore, me tirer la langue dans mon miroir à barbe, interroger anxieusement les moindres tressaillements de mon estomac, je ne me découvre aucun symptôme du plus léger mal. Il m'a fallu un peu de temps pour me faire au régime alimentaire, mais j'y suis fait maintenant. Le gouverneur de l'île, qui est un sous-lieutenant d'infanterie de marine, me rencontrant hier, m'a dit d'un ton de stupeur profonde:—Dieu me pardonne, je crois que vous engraissez!...—Est-ce détendu? lui ai-je demandé. Ce n'est pas défendu, de sorte que—c'est entendu,—je vous reviendrai plus gras que je ne suis parti.»

—Quel homme que ce Jean?... disait M. Ducoudray, émerveillé de cette intarissable bonne humeur; sur l'échafaud il plaisanterait encore...

Ce qu'il faut dire, c'est que la situation de Jean à l'île du Diable n'avait pas tardé à s'améliorer sensiblement.

Sur des ordres venus de Cayenne, il avait été exempté de toute corvée, dispensé des appels et autorisé à habiter une case.

Ainsi, il était prisonnier, mais l'île entière était sa prison. Il s'appartenait. Il échappait aux odieuses et désolantes exigences du dortoir commun, à cette promiscuité de toutes les heures. Il avait une retraite à lui, où il pouvait, sans être importuné, évoquer ses souvenirs et exhaler ses espérances.

Il lui était enfin permis de satisfaire les aspirations de travail qui le tourmentaient depuis plusieurs mois.

Comme preuve de cet heureux changement, il adressait à sa mère une «vue exacte» de son habitation.

«Comme vous voyez, disait-il, ce n'est pas un palais. J'ai pour parquet la terre battue, et pour contrevent un vieux couvercle de caisse. Mais je possède un lit de fer, une chaise, luxe inouï! et un moustiquaire qui fait l'admiration et l'envie du gouverneur de l'île du Diable.»

Et cependant, à la longue, il sentait mollir l'énergie qui l'avait soutenu. Les ressorts de son âme se détrempaient...

L'isolement l'écrasait, la fièvre de la nostalgie minait lentement son organisation lorsqu'un bonheur inespéré le sauva.

Il venait de se lever, plus accablé que de coutume, lorsque le gouverneur de l'île entra dans sa case, et d'un air joyeux lui annonça qu'il venait de recevoir l'ordre de le diriger sur Cayenne.

Jean savait que bon nombre de détenus avaient obtenu cette faveur d'habiter la capitale de la Guyane française. Mais ceux-là avaient trouvé moyen de se faire réclamer ou cautionner, ceux-là avaient eu l'art de se faire recommander, tandis que lui ne connaissait personne et n'était pas d'un caractère à solliciter une protection.

C'est donc avec une sorte de défiance qu'il accueillit cette grave nouvelle.

—Mon sort va-t-il vraiment être amélioré? demanda-t-il.

—Quoi!... lui répondit le gouverneur, vous quittez ce milieu de prisonniers et de forçats où vous vivez depuis deux mois, vous allez jouir d'une demi-liberté au milieu de la demi-civilisation d'une colonie française et vous m'adressez une telle question!

—C'est que les changements ne me portent pas bonheur, murmura Jean...

Mais il ne devait pas tarder à bénir celui-ci...

A plusieurs reprises, le cantinier de l'île du Diable avait vendu ou fait vendre à Cayenne des dessins de Jean. Un de ces dessins était tombé sous les yeux d'un des principaux négociants de la ville, lequel, frappé à ce qu'il déclara du talent qu'il révélait, s'était constitué l'avocat et le répondant du jeune peintre. Ce digne homme attendait Jean sur le port.

—Ma maison sera la vôtre, lui dit-il.

C'était plus que jamais n'eût osé rêver Jean, et dans cette maison hospitalière, entouré d'amis, il eut bientôt recouvré sa bonne humeur et sa confiance en l'avenir.

Déjà il faisait des projets pour les années suivantes lorsque le 28 septembre 1859, parvint à Cayenne le décret d'amnistie qui avait failli faire évanouir Mme Cornevin...

—La France!... Je vais donc revoir la France, s'écriait Jean à demi fou de joie...

Deux mois plus tard, en effet, presque jour pour jour, il arrivait à la Chaussée-d'Antin, et sautait au cou de sa mère...

—Je te revois, tous nos malheurs sont oubliés, murmurait la pauvre femme.

Ce n'est pas, il s'en faut de beaucoup, ce que pensait Jean Cornevin.

Le soir même de son arrivée, ayant pris à part son frère et Raymond...

—O mes amis! leur dit-il, c'est peut-être un grand bonheur que j'aie été envoyé à Cayenne... J'en rapporte la presque certitude que notre père, Laurent Cornevin, n'est pas mort...

IV

Évidemment Jean s'attendait à un cri d'espérance et de joie. Il s'abusait.

C'est d'un air de stupeur profonde que Léon et Raymond Delorge accueillaient son étrange affirmation.

Ils doutaient.

—Comprends-tu bien, cher frère, fit doucement Léon, la portée de ce que tu nous dis là?...

De la tête, Jean répondit:

—Oui.

—Alors, continua Léon, comment as-tu attendu jusqu'à ce jour pour nous le dire? Comment ne nous as-tu pas écrit?...

—Parce qu'il est de ces secrets qu'on ne confie pas à une lettre, quand on est prisonnier et que toutes les lettres qu'on écrit doivent être remises ouvertes à un geôlier.

Et sans attendre les questions qu'il lisait dans les yeux de son frère et de Raymond:

—Mais ayant tout, reprit-il, je veux vous dire comment j'ai appris ce que je sais. Aussitôt installé chez le digne négociant qui m'avait arraché aux misères de l'île du Diable, voulant me remettre à peindre, je cherchai un chevalet. Il ne s'en trouvait pas dans l'île de Cayenne et je dus m'informer d'un menuisier capable de m'en fabriquer un.

«On m'adressa à un nommé Nantel, dont la boutique fait le coin d'une des petites rues qui aboutissent à la place des Palmistes.

«Cet homme, déporté depuis 1851, avait été gracié depuis, mais au lieu de retourner en France, il avait épousé une jeune fille du pays, s'y était fixé, et était en train d'amasser une petite fortune, grâce à une fabrique de bardeaux, sorte de planchettes en bois très dur, qui, à la Guyane, remplacent les ardoises et les tuiles.

«Je trouvai un homme d'une quarantaine d'années, à physionomie ouverte et intelligente, qui comprit tout d'abord ce que je désirais.

«Lui ayant fait promettre de se mettre immédiatement à la besogne, je lui donnai mon adresse et mon nom pour qu'il m'apportât mon chevalet aussitôt qu'il l'aurait terminé.

«Mais au lieu d'inscrire ces renseignements sur le petit cahier qu'il avait sorti tout exprès d'un tiroir, ce brave monsieur restait planté devant moi, me considérant d'un air d'ébahissement extraordinaire.

«—Ah çà! qu'est-ce qui vous prend? lui demandai-je.

«—Oh! rien, me répondit-il, c'est ce nom de Cornevin qui me rappelle toutes sortes de souvenirs...

«—Avez-vous donc connu quelqu'un s'appelant comme moi?

«—Oui, un pauvre diable, enlevé comme moi en 1851.

«O mes amis, à cette réponse, je sentis tressaillir en moi les plus folles espérances, et d'une voix altérée par l'angoisse:

«—Savez-vous le prénom de cet infortuné? m'écriai-je.

«—Certainement, me répondit Nantel, il s'appelait Laurent.

«Ainsi plus de doute!... Le hasard, non, la Providence venait de me rapprocher d'un homme qui avait connu mon père, qui l'avait vu depuis le jour fatal où il nous avait été arraché, qui allait peut-être enfin m'apprendre quelque chose de sa destinée et me mettre sur ses traces.

«—Monsieur Nantel, lui dis-je, je suis le fils de Laurent Cornevin. Depuis dix ans qu'il a disparu, c'est en vain que nous avons fait tout au monde pour obtenir de ses nouvelles... Nous avions fini par croire qu'il avait été tué lors des affaires de Décembre.

«—Pour cela je vous affirme que non, me répondit le brave menuisier, et la preuve, c'est que je me suis trouvé avec lui à Brest, que nous avons fait côte à côte la traversée de Brest à Cayenne et que nous avons été détenus ensemble à l'île du Diable.

«Je me sentais devenir fou à cette pensée que mon père avait été détenu dans cette île où je venais de tant souffrir, à cette idée qu'il avait foulé ces sentiers que je parcourais, qu'il s'était assis peut-être sur ces rochers où tant de fois j'étais allé m'asseoir et rêver à la France... Mais qu'était-il devenu?

«—Sans doute il est mort? demandai-je avec une affreuse anxiété. Sans doute, comme tant de malheureux, il a succombé aux atteintes du climat.

«—Non, me répondit Nantel, il a tenté une évasion, et j'ai lieu de supposer qu'il a réussi. J'ai vu depuis un déporté qui m'a dit lui avoir parlé.

L'émotion de Jean gagnait ses auditeurs.

Pour la première fois, depuis dix ans, une lueur, bien faible et bien chétive, assurément, mais une lueur filtrait dans les ténèbres de leur passé et semblait devoir éclairer le mystère d'iniquité dont ils avaient été victimes.

Mais déjà Jean continuait:

—Ainsi que vous le pensez, j'accablai maître Nantel de tant de questions incohérentes qu'il en fut tout étourdi, et qu'il me pria de le suivre dans son arrière-magasin, me disant que c'était tout une histoire qu'il avait à me conter, qu'il lui faudrait un peu de temps et qu'il avait besoin de mettre de l'ordre dans ses souvenirs...

«Le récit qu'il me fit ce jour-là, je le lui ai fait recommencer vingt fois pendant mon séjour à Cayenne.

«J'ai fait plus. Songeant de quelle importance pouvait être, à un moment donné, le témoignage de ce brave homme, je l'ai prié d'écrire ce qu'il me disait et de le signer.

«Il a consenti et, avant mon départ de la Guyane, j'ai eu le soin de faire légaliser sa signature...

«Cette relation de Nantel, je la garde précieusement et je vais vous la lire...

Ayant dit, Jean tira de son portefeuille un cahier de papier grossier, couvert d'une grande écriture inexpérimentée, et il lut:

«Sur la prière de M. Jean Cornevin, artiste peintre, détenu politique à la Guyane, moi, Antoine Nantel, menuisier, demeurant à Cayenne, j'écris ce qui est venu à ma connaissance de l'histoire de Laurent Cornevin, faisant le serment sur mon âme et conscience de dire la vérité et rien que la vérité.

«Le 3 décembre 1851, passant rue du Petit-Carreau, où il y avait une barricade et où on venait de se battre, je fus arrêté par la troupe et conduit à la caserne la plus voisine.

«Le lendemain, on me fit monter dans une voiture cellulaire, qui devait me conduire à Brest.

«Le voyage fut si long et si pénible que, la fatigue se joignant au chagrin et aux inquiétudes que j'éprouvais, je tombai malade, en arrivant à Brest, assez gravement pour qu'on fût obligé de me porter à l'hôpital.

«Comme de raison, c'était à l'hôpital du bagne.

«J'y étais depuis une semaine, lorsqu'une nuit, sur les deux heures, je fus réveillé par un grand bruit.

«On apportait dans le lit le plus rapproché du mien un homme inanimé et tout couvert de sang.

«Les infirmiers s'empressaient autour de lui, et j'en entendis un qui disait:

«—S'il en revient, celui-là, j'irai le dire au pape.

«Toute la nuit, en effet, il resta sans connaissance, râlant de plus en plus faiblement, et je le croyais trépassé quand arriva l'heure de la visite.

«Il vivait encore cependant, et le chirurgien-major, après l'avoir examiné et pansé, déclara qu'il le sauverait.

«J'appris alors qui était ce malheureux, qui avait le numéro 23 tandis que moi j'avais le numéro 22.

«C'était comme moi un détenu destiné à Cayenne. Arrivé la veille à Brest, il avait réussi à tromper la surveillance des gardiens et à gagner le toit de la prison. Il lui avait fallu pour y parvenir, disait-on, des prodiges de force et d'agilité. Malheureusement, une fois là, le pied lui avait glissé, et il avait été précipité d'une hauteur de plus de vingt-cinq mètres sur le pavé du chemin de ronde. Il avait une jambe cassée, plusieurs côtes enfoncées, et d'effroyables blessures à la tête.

«En dépit de tout, les prévisions du docteur se réalisant, il ne tarda pas à aller mieux et à entrer en convalescence.

«Mais c'est en vain que j'essayais de lier conversation avec lui. Il ne me répondait que par oui ou par non... quand il daignait me répondre.

«Tant que durait le jour, il restait accroupi sur son lit, immobile, le front entre ses mains, les yeux fixes comme ceux d'un fou.

«La nuit, c'était bien autre chose: il pleurait, et à travers ses sanglots étouffés, je l'entendais répéter:—Ma pauvre femme!... mes pauvres enfants!...

«C'était à fendre l'âme, tellement que moi, qui n'avais déjà pas trop de gaieté pour moi, je demandai au surveillant de me changer de lit.

«Le surveillant, naturellement, m'envoya promener, mais en même temps il dit au 23 que ce n'était pas une vie que de geindre comme cela, qu'il gênait ses voisins, et que s'il continuait il le punirait.

«Ce malheureux ne répondit rien, mais son regard m'entra comme une lame de couteau dans le cœur, quand me fixant il me dit:—Je tâcherai de ne plus pleurer puisque cela vous gêne...

«Je possédais à ce moment trois louis qui étaient toute ma fortune au monde et que je conservais précieusement. Eh bien! je les aurais donnés de grand cœur pour n'avoir pas fait cette bête de demande de changement. J'avais comme des remords. Je me disais:

«—Cela t'est bien facile, triste gars que tu es, de te moquer du tiers comme du quart. Tu es tout seul sur la terre, personne ne te regrette, tu n'as personne à regretter, c'est pour toi seul que tu travaillais... Tandis que ce pauvre homme! Qui sait ce qu'il laisse derrière lui! Les bêtes gémissent bien quand on leur prend leurs petits...

«Naturellement, je demandai pardon au 23 de ce que j'avais fait, lui disant que c'était sans mauvaise intention, et qu'il pouvait pleurer tout son content...

«Mais il ne me répondit que par un hochement de tête, et depuis, je ne l'entendis plus jamais.

«La nuit, de même que dans la journée, il restait glacé dans sa douleur, sans plus bouger qu'une pierre, froid et immobile comme elle.

«Il me désolait, véritablement, quand une après-midi un des inspecteurs de police qui accompagnait les convois de transportés vint à traverser notre salle.

«Apercevant le 23 qui se chauffait contre le poêle, il s'approcha, et lui frappant sur l'épaule:

«—Eh bien! mon pauvre Boutin, lui dit-il gaiement, car ce n'était pas un méchant homme, eh bien! nous avons voulu faire de la gymnastique de chat!

«Le 23 ne répondit pas.

«—Êtes-vous sourd? insista l'inspecteur.

«De même que la première fois, le 23 garda le silence.

«Et alors l'inspecteur s'impatientant:

«—Sacrebleu! s'écria-t-il, allez-vous me répondre, à la fin des fins!...

«—Je répondrai quand vous m'appellerez par mon nom, déclara le 23.

«L'inspecteur haussa les épaules.

«—Encore cette mauvaise scie! fit-il.

«—Mon nom n'est pas Boutin.

«—Connu! vous m'avez chanté cette même chanson tout le long du voyage. Tenez, une fois pour toutes, croyez-moi, renoncez à nier votre identité. A quoi sert de vous obstiner? Quatre agents vous ont parfaitement reconnu, vous êtes démasqué, votre dossier en fait foi. C'est sous votre nom de Boutin que vous m'avez été remis, que je vous ai amené à Brest et que je vous ai fait inscrire à l'arrivée. C'est sous le nom de Boutin que vous êtes enregistré ici et que vous en sortirez, et que vous partirez pour la Guyane. Boutin vous êtes, Boutin vous resterez tant que vous vivrez...

«—Comme vous voudrez, fit le 23.

«Seulement, dès que l'inspecteur se fut éloigné:

«—Ah ça! comment donc vous appelez-vous? demandai-je à mon voisin.

«C'est à peine s'il daigna se tourner de mon côté, et du bout des lèvres:

«—Dame!... Boutin, à ce qu'il paraît, me répondit-il. N'avez-vous pas entendu?

«Cette fois je fus vexé, et il y avait de quoi. Il était clair qu'il se défiait de moi.

[Illustration:—Au nom de la loi je vous arrête!]

«Je renonçai donc à lui adresser la parole, et vrai, c'était pour moi une rude privation. Dans cette grande salle de l'hôpital du bagne, il n'y avait que nous deux de Parisiens, il n'y avait que nous d'honnêtes gens, surtout. Les autres malades étaient tous des forçats, et j'aurais laissé ma langue sécher dans ma bouche, avant de me décider à tailler une bavette avec eux.

«Cependant les jours ont beau paraître longs, comme ils n'ont jamais que vingt-quatre heures ils passent tout de même.

«Ils passaient si bien, à l'hôpital, que déjà le 23 et moi, lui par suite de sa chute, moi à cause de ma maladie, nous avions manqué trois vaisseaux qui étaient partis pour la Guyane en décembre et en janvier.

«Nous allions, du reste, bien mieux l'un et l'autre. Moi, je ne sentais plus qu'un peu de faiblesse. Lui n'avait plus que des cicatrices.

«Un beau matin de février, le chirurgien-major, sans nous consulter, nous signa notre billet de sortie.

«Et, après la visite, le gardien-chef nous cria:

«—Allons, le 22 et le 23, embarque! embarque!... Faites vos paquets, mes enfants, vous coucherez ce soir à bord du transport le Rhône...

«Nos paquets...! Quelle plaisanterie!...

«J'avais été arrêté en bras de chemise, et la vareuse que j'avais sur le dos, et le bonnet de laine que j'avais sur la tête me venaient de l'administration.

«Mais si l'annonce de notre brusque départ me fit un certain effet, elle impressionna terriblement le 23.

«En un moment, il changea du tout au tout, et lui si impassible d'ordinaire, je le vis tout à coup affreusement troublé, pâle, agité, inquiet.

«Il hésitait à me parler, je le voyais; mais bientôt, se décidant:

«—Voulez-vous me rendre un grand service? me demanda-t-il.

«Je lui répondis que oui, naturellement.

«—Avant de nous laisser sortir d'ici, reprit-il, on va probablement nous fouiller et nous donner nos effets de route.

«—C'est même certain, dis-je.

«—Eh bien! continua-t-il, nous ne serons pas traités de même. Vous serez fouillé, vous, sans la moindre attention, uniquement pour la forme... Moi, au contraire, je serai l'objet des plus minutieuses investigations...

«—Pourquoi cette différence?

«—Parce que, me répondit-il, on me soupçonne d'avoir en ma possession une chose que je possède en effet, et que jusqu'ici j'ai eu le bonheur de soustraire à toutes les recherches. Voulez-vous charger de cette chose? Oui. Eh bien! jurez-moi que vous emploierez à la cacher tout ce que vous avez d'adresse et de ruse, et que vous me la rendrez lorsque nous serons sur le vaisseau...

«Je fis le serment qu'il me demandait.

«Aussitôt il décousit la ceinture de son pantalon et en tira une lettre réduite à un très mince volume, qu'il me remit.

«Après avoir pris son avis, je la cachai dans mon bonnet de laine, qui, appartenant à l'administration, ne devait pas m'être retiré.

«La précaution était sage; les prévisions du 23 se réalisèrent de point en point.

«C'est à peine si on me visita.

«Pour lui, voici quelles mesures on prit:

«On le fit déshabiller dans une chambre, et lorsqu'il fut nu comme la main, on lui dit de passer dans la pièce voisine, qu'il y trouverait pour s'habiller les effets neufs que lui donnait l'administration en échange des siens.

«Seulement le 23 n'était plus cet homme que j'avais eu pendant deux mois à mes côtés, insensible en apparence à tout ce qui n'était pas son chagrin.

«La nécessité de tromper les espérances de ses persécuteurs avait réveillé toutes ses facultés.

«Au lieu d'obéir, il se mit à se défendre, criant que ses hardes étaient à lui, qu'on n'avait pas le droit de les lui prendre, qu'il se ferait hacher en morceaux plutôt que de les abandonner, jouant en un mot le désespoir de l'homme à qui on arrache ce qu'il a de plus précieux, et le jouant si bien, que je m'y sentais presque pris, moi qui pourtant avais sa lettre dans la doublure de mon bonnet.

«Cependant, comme bien vous pensez, il fut contraint de céder. On le porta dans la pièce où étaient les vêtements neufs et on l'habilla de force, tandis qu'il poussait des hurlements de rage.

«Ce que je remarquai, car les portes étaient restées ouvertes, c'est qu'un monsieur, qui m'avait tout l'air d'arriver de la rue de Jérusalem, surveillait l'opération et s'emparait des effets que venait de quitter mon camarade...

«Le soir même, nous étions installés dans l'entrepont du transport le Rhône, et je remettais au 23 sa précieuse lettre.

«C'est d'une main frémissante de joie qu'il la prit, et, la serrant contre sa poitrine:

«—Maintenant, prononça-t-il, nous serons en pleine mer avant que les brigands n'aient examiné fil à fil les loques qu'ils m'ont prises, et reconnu qu'ils sont volés...

«Puis, me serrant les mains à les briser:

«—Et à vous, mon camarade, ajouta-t-il, merci!... C'est plus que ma vie, c'est plus que la vie des miens que vous sauvez... Pour moi, ce pauvre chiffon où un mourant a tracé au crayon sa dernière pensée, c'est l'honneur!...

Brusquement, comme s'il eût été mû par un ressort, Raymond Delorge s'était dressé.

—Dieu puissant! s'écria-t-il, les pressentiments de ma mère ne se trompaient donc pas! Il est donc vrai que mon père, avant d'expirer, a eu le temps d'écrire le nom de son assassin!

Et prenant les mains de Léon et de Jean, non moins émus que lui:

—O mes amis, continua-t-il, d'une voix où vibrait tout son cœur, ô mes frères aimés, que ne vous dois-je pas!... C'est pour ma mère, c'est pour moi que votre père s'est généreusement sacrifié! C'est pour sauver le dépôt sacré d'un mourant qu'il vous faisait orphelins! C'est pour garder la parole jurée qu'il se laissait traîner de prison en prison jusqu'aux déserts de la Guyane! O mes amis, par quel dévouement reconnaître ce dévouement sublime? Comment jamais m'acquitter envers vous?

Ce fut Jean qui l'interrompit.

—Tu ne nous dois rien, Raymond, prononça-t-il, que ton amitié... Avant de connaître la dette, ta mère l'avait payée au centuple... N'est-ce pas à elle seule que nous devons, Léon et moi, ce que nous sommes? N'est-ce pas à elle que ma mère et mes sœurs doivent leur modeste aisance et leur paisible vie?...

—Non, tu ne nous dois rien, insista Léon, notre père a fait son devoir... O mon père, tu n'étais qu'un pauvre homme et de la plus humble condition, mais je suis fier d'être ton fils...

Mais déjà Jean avait repris la lecture de la relation.

«.....Il n'en fallait pas tant que m'en disait le 23, continuait Nantel, pour enflammer ma curiosité.

«Pourtant, je n'osai pas l'interroger.

«Il me semblait que c'eût été, en quelque façon, lui réclamer le prix du très léger service que je venais de lui rendre.

«J'affectai même de détourner la tête pour ne rien voir, pendant qu'il cherchait une cachette sûre pour sa précieuse lettre.

«Et quand je dis: lettre, c'est faute de savoir comment m'exprimer autrement.

«Ce que j'ai eu entre les mains, moi, était une enveloppe carrée, de papier très mince, cachetée à la gomme et sans adresse. Le 23 devait y avoir mis le papier auquel il tenait tant, afin de pouvoir plus aisément le cacher et le préserver des taches et des souillures.

«Mais, si je ne questionnais pas mon camarade, je ne pouvais pas empêcher ma cervelle de trotter.

«Un prisonnier se préoccupe d'une mouche qui vole, et ici ce n'est pas d'une mouche qu'il s'agissait, mais de quelque secret d'une grande importance—à ce que je me figurais, du moins.

«Songeant aux mesures exceptionnelles dont mon camarade était l'objet, à cette insistance qu'on mettait à lui donner un nom qu'il prétendait n'être pas le sien, aux propos des gardiens à qui j'avais entendu dire que le 23 était signalé comme un homme dangereux, j'en vins à m'imaginer qu'il était un des chefs du mouvement de 1851.

«Non pas un des farceurs qui mettent les pauvres diables en avant et qui, au premier danger, filent plus rapides que des lièvres, mais un de ces solides qui payent de leur personne tant qu'il y a à payer et qui boivent sans faire la grimace le vin qu'ils ont tiré.

«Plus je réfléchissais, plus il me semblait que devais avoir raison.

«Si bien que j'en vins à le traiter non plus comme un égal, mais comme un homme important, m'efforçant par mes soins et par mes services de lui témoigner le respect que m'inspirait son dévouement à notre cause.

«Il mit du temps à s'en apercevoir, mais pourtant il s'en aperçut.

«Il m'interrogea.

«Et comme je lui disais franchement mes idées:

«—Hélas! mon pauvre camarade, me dit-il, vous vous trompez grandement. De ma vie je ne me suis occupé de politique, et il n'y a rien de politique dans mon malheur.

«Ce n'était pas assez pour me convaincre.

«—Et cependant, repris-je, vous voici transporté politique ni plus ni moins que moi.

«—C'est vrai, me répondit-il, on a trouvé ce moyen de se débarrasser de moi.

«Et comme je le regardais d'un air de doute:

«—On a essayé, poursuivit-il, de me faire tout doucement passer le goût du pain. C'eût été plus sûr. Le malheur, c'est que le coup a manqué lorsqu'il était facile. Plus tard, il eût fallu mettre quelqu'un dans la confidence, c'est-à-dire remplacer un danger qui est moi, par un autre danger, qui eût été mon assassin. Tout bien considéré, on a songé à Cayenne, qui est loin...

«—Et c'est pour cela qu'on prétend vous donner un autre nom que le vôtre?

«—Précisément. Ne pouvant m'ôter la vie, on m'ôte mon état civil... Je ne m'appelle pas Boutin plus que vous. Mon nom est Laurent Cornevin, et, bien loin d'être un personnage, je ne suis qu'un pauvre garçon d'écurie. Mais c'est ainsi: les plus grands, quelquefois, tremblent devant les plus petits...

«—Il passa la main sur son front, comme pour en chasser des souvenirs pénibles, puis lentement:

«—Je vous ai confié cela à vous, mon bon Nantel, me dit-il, parce que vous êtes un brave homme que j'estime, et que, grâce à ce papier que vous avez sauvé, le crime sera peut-être puni... Mais, je vous prie, qu'il ne soit jamais question de cela entre nous; ne parlons plus de ces choses, ne parlons même plus.

«Il est de fait qu'il ne s'usait pas la langue à babiller, le malheureux.

«La fièvre qui l'avait saisi lorsqu'il avait vu son trésor menacé n'avait pas duré plus que le danger.

«Une fois en sûreté dans le vaisseau, il était tombé dans un tel anéantissement qu'il ne s'aperçut même pas qu'on levait l'ancre et qu'on mettait à la voile. Dieu sait si on s'en apercevait, cependant!...

«Le temps était affreux, le Rhône roulait et tanguait sur les lames comme une barrique vide, et je croyais que j'allais rendre l'âme, tant je souffrais du mal de mer. Ce n'est qu'au bout de huit jours que je revins tout à fait à moi.

«Nous n'étions pas à la noce sur ce bateau, et cependant nous n'y étions pas si mal qu'on me l'avait annoncé.

«Notre nourriture était exactement celle des matelots, moins l'eau-de-vie. Nous mangions assez souvent de la viande fraîche et on nous distribuait tous les jours un boujarron de vin. La nuit nous avions un hamac.

«Ce qui faisait notre bonheur, c'était que nous étions très peu de transportés à bord, et que le commandant était un bon homme. Le jour du départ, il nous avait dit: Tant que vous serez sages et soumis, je vous accorderai tout ce que permet le règlement. Mais au premier signe d'insubordination, plus rien. Je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Si vous ne voulez pas que les bons pâtissent pour les mauvais, faites la police entre vous.

«C'était parler comme il faut, car il n'y eut pas une punition parmi les transportés pendant toute la traversée...

«Et pourtant nous avions à souffrir de bien des choses. Du manque d'air et d'exercice, principalement.

«Comme on nous faisait monter sur le pont par divisions, chacun de nous n'y restait guère que deux heures par jour.

«C'étaient mes meilleurs moments.

«Le 23, lui, Boutin, ou plutôt Laurent Cornevin, puisque tel était son vrai nom, était peut-être le seul à ne pas s'en soucier plus que d'autre chose.

«Son tour de monter venu, il allait s'asseoir sur quelque paquet de cordages, les coudes sur les genoux, le menton dans la paume de ses mains, et par n'importe quel temps, sous le vent ou sous la pluie, sous un soleil dont l'ardeur faisait fondre les coutures du pont, il restait immobile, les yeux fixés vers le point de l'horizon où il supposait que devait se trouver la France.

«Une fois je le voyais plus triste que de coutume:

«—Voyons, mon camarade, lui dis-je, du courage, morbleu! Il ne faut pas comme cela rester seul à se forger des idées noires!...

«Il branla la tête, et d'une voix à faire mollir le cœur d'un bourreau:

«—Est-ce donc me forger des idées noires, me dit-il, que de pleurer sur ma pauvre jeune femme, et sur mes cinq petits enfants!... Que sont-ils devenus? Ils n'avaient que mon travail pour vivre! Quand j'ai été enlevé, il y avait soixante-cinq francs à la maison...

«Une autre fois, comme il regardait la mer avec une fixité effrayante, j'eus peur.

«—A quoi songez-vous? lui demandai-je brusquement, voulant lui donner à entendre que je craignais qu'il ne songeât à en finir avec la vie. Il me comprit:

«—Rassurez-vous, Nantel, me dit-il; je sais que ma vie ne m'appartient pas... Dieu m'a rendu témoin de certaines choses, c'est afin que je devienne l'instrument de sa justice... J'ai une tâche à remplir, je la remplirai...

«Voilà les seules confidences que me fit mon pauvre camarade Laurent Cornevin, pendant toute cette longue traversée—les seules que je me rappelle, du moins.

«Et cependant il avait confiance en moi, et je suis sûr qu'il m'aimait.

«Souvent il m'offrait sa ration de vin, en me disant:

«—Prenez, j'en ai moins besoin que vous. J'éprouve à vous voir boire plus de plaisir que je n'en ressentirais en buvant moi-même.

«Du reste, Laurent disait vrai, il en avait moins besoin que moi.

«Chagrins, regrets, privations, douleurs du corps et douleurs de l'âme, rien n'avait de prise sur son organisation de fer.

«Tous plus ou moins, nous étions endoloris et indisposés, lui jamais.

«Les ardeurs dévorantes du soleil sur le pont ne l'incommodaient pas plus que l'air empesté de notre batterie.

«Et un jour que je lui marquais mon étonnement de cette santé miraculeuse:

«—Une pensée fixe comme celle que j'ai en moi, me dit-il, est un talisman qui préserve de tout. Il ne faut pas que je sois malade, je ne le serai pas...

«Moi qui n'avais pas de pensée fixe, et qui me sentais de moins en moins bien, je ressentis une grande joie le jour où un matelot me dit en me montrant la mer:

«—Voyez-vous comme l'eau change de couleur, comme la vague devient bourbeuse, c'est signe que nous approchons... Demain, la terre sera en vue.

«Il ne se trompait pas.

«Le lendemain, lorsque mon tour vint de monter respirer sur le pont, je pus distinguer tout au fond de l'horizon, pareilles à une brume légère, les terres de la Guyane.

«Bientôt, au-dessus des vagues jaunâtres, deux rochers se dressèrent, arides et nus, qu'on appelle les Connétables. Puis apparurent les îles Remire, les îles du Père, de la Mère et des Deux-Filles.

«Tant loin que pouvait s'étendre la vue, on apercevait la côte, pareille à un banc de vase, bordée de palétuviers.

«Enfin, nous arrivions aux îles du Salut.

«Il n'était pas un transporté qui ne fût joyeux, pas un qui n'eût hâte de fouler cette terre d'exil.

«Il n'y avait que Laurent qui restait accroupi sur les cordages, morne comme d'ordinaire, et comme étrangers â tout ce qui se passait autour de lui.

«Je lui secouai le bras.

«—Vous n'entendez donc pas? lui dis-je. Vous ne voyez donc pas?... La terre! voilà la terre, nous sommes arrivés...

«Il haussa les épaules, et d'un accent ironique:

«—Alors, fit-il, vous trouvez que c'est un motif de se réjouir!...

«Hélas! il avait raison, il me fallut bien le reconnaître, lorsqu'on nous eut débarqués à l'île du Diable, au nombre de cent cinquante ou deux cents.

«Rien n'y était préparé pour nous recevoir.

«Il ne s'y trouvait, en fait de construction, qu'un blockhaus où logeait la compagnie d'infanterie de marine chargée de nous garder et un magasin pour les ustensiles et les provisions.

«Nous autres nous dûmes coucher dans des cases de fer couvertes en zing ou dans des cabanes de branchages tout aussi grossières que celles des sauvages.

«Dans les cases de fer, qui avaient été tout d'abord surnommées les marmites, on étouffait. Dans les cabanes, on grelottait, dès que s'élevait le brouillard blanc de la Guyane, si malsain qu'on l'appelle le linceul des Européens.

«Pour la nourriture, à peine étions-nous aussi bien qu'à bord du Rhône.

«Deux fois par semaine, un petit bateau à vapeur, l'Oyapock, nous apportait de Cayenne nos provisions, consistant surtout en viandes salées.

«Du reste, rien à faire en ces premiers temps, sinon quelques corvées à tour de rôle.

«Quand on avait répondu aux deux appels du matin et aux deux appels du soir, on pouvait à son gré errer dans l'île, qui était tout ombragée d'arbres magnifiques, tendre des pièges aux oiseaux, pêcher ou chercher sur la côte des coquillages ou des tortues.

«Moi, qui suis menuisier de mon état, je m'étais construit une baraque plus confortable que les autres, et comme de juste, je la partageais avec mon camarade Laurent.

«Depuis notre débarquement, je remarquais en lui un certain changement. Il était toujours aussi taciturne que par le passé, mais à son air de douleur résignée avait succédé une expression de résolution étrange.

«Quand il me parlait de sa famille, de ses enfants, ses yeux ne s'emplissaient plus de larmes.

«—Maintenant, me disait-il, leur sort est décidé. Ou Dieu a eu pitié d'eux et ils sont sauvés, ou il les a oubliés et alors ils sont depuis longtemps morts de misère.

«Ce changement de Laurent m'étonnait d'autant plus, qu'il avait dû être l'objet de recommandations particulières, et qu'on le tracassait et qu'on le surveillait plus qu'aucun de nous.

«D'abord on s'obstinait à lui contester son état civil.

«C'est au nom de Boutin qu'il devait répondre et qu'il répondait en effet aux quatre appels de chaque jour.

«Puis, jamais on ne l'employait aux corvées qui eussent pu le mettre en contact avec les étrangers qui venaient quelquefois à l'île du Diable.

«Une fois cependant, il avait réussi à parler à un matelot de l'Oyapock, et à décider cet homme à lui jeter une lettre à la poste de Cayenne.

«Cette lettre fut interceptée.

«D'après ce que m'a dit Laurent, elle était adressée à une dame veuve habitant Paris et ne contenait que ces seuls mots: «Je vis!» et sa signature.

«C'était peu, et cependant cela lui coûta cher.

«Conduit devant le gouverneur de l'île, il fut condamné à quinze jours de cachot, à la demi-ration, pour tentatives de correspondances avec l'extérieur...

«Il les fit, ces quinze jours...

«Et lorsqu'il me revint, pâli et exténué:

«—Crois-tu, me dit-il, me tutoyant pour la première fois, crois-tu que je lui en veux à ce commandant. Non. Il ne me connaît que par ce qu'on lui a dit de moi, et me croit un homme très dangereux... Il est soldat, il exécute sa consigne... Mais les autres, les autres!...

[Illustration:—C'est la fumée du navire, dit-elle.]

«Que voulait-il dire et quels étaient ces autres, je l'ignore...

«L'ayant questionné à ce sujet, il me répondit qu'il lui était interdit de me répondre...

«Seulement, depuis cette affaire, toutes ses habitudes changèrent.

«Au lieu de rester dans notre case à fabriquer avec moi divers menus ouvrages que nous faisions vendre à Cayenne et dont le produit améliorait notre ordinaire, Laurent se mit à passer ses journées dehors.

«Il décampait sitôt l'appel du matin, avec un morceau de biscuit dans sa poche, et ne reparaissait plus qu'à l'appel de six heures.

«Jusqu'à ce qu'enfin, un soir:

«—Ma résolution est prise, Nantel, me dit-il, et tout est prêt... Demain, j'essaie de m'évader.

«Je frémis.

«Tenter de s'évader de l'île du Diable, c'était, nous le savions tous, courir à une mort certaine et affreuse.

«Il n'était pas impossible de construire une embarcation capable de tenir la mer par un temps calme, pas impossible de la lancer et de s'éloigner de l'île. Mais après?... Où aller avec cette embarcation, sans voile, sans boussole, sans armes, sans provisions...

«Quelques-uns avaient tenté cet acte de désespoir... Les uns avaient péri misérablement, perdus dans les forêts du continent... On avait trouvé les autres morts de faim dans leur canot ballotté par les vagues... Pas un n'avait réussi.

«—Tu ne feras pas cela, Cornevin, m'écriai-je.

«Mais lui, froidement:

«—Je le ferai, prononça-t-il, et je réussirai... Dieu, dont je sers la justice, me protégera...

«Ce n'était pas la première fois que Laurent Cornevin m'exprimait cette conviction, que la Providence l'avait choisi pour une mission spéciale.

«Seulement, j'avais toujours évité ou détourné ce sujet de causerie, parce que, dès qu'il l'abordait, je voyais ses yeux briller d'un éclat plus sombre et sa physionomie prendre une expression inspirée qui m'inquiétait.

«Je craignais que sa raison ne résistât pas aux souffrances qu'il avait endurées.

«Mais ce soir-là, le voyant résolu à ce qui me paraissait un suicide, je n'hésitai pas à lui découvrir toute ma pensée.

«Je lui dis que très certainement il prenait pour des réalités les chimères de son imagination, que la Providence n'a pas d'élus, et que si véritablement il se croyait une tâche à remplir, ce devait lui être une raison de ne pas se précipiter dans un péril certain.

«Et je lui rappelais en même temps la légende sinistre des évasions de l'île du Diable.

«Il m'écouta sans m'interrompre, sans que son visage trahît rien de ce qui se passait en lui. Et quand il vit que je m'arrêtais faute d'objections:

«—Camarade, me dit-il, je te remercie de tes efforts pour me retenir. Tu dis vrai: ce que je tente serait insensé et je périrais si j'étais abandonné à mes seules forces. Mais ce n'est pas sur moi, chétif, que je compte. S'il faut un miracle pour me tirer d'ici sain et sauf, sois tranquille, ce miracle se fera. Je lis le doute dans tes yeux. Tu ne douterais pas s'il m'était permis de te dire mon secret. Cesse donc de t'opposer à mon projet. Une voix au dedans de moi me parle, à laquelle je dois obéir.

«J'éprouvai en ce moment une des plus grandes douleurs que j'eusse ressenties depuis mon arrestation.

«Je ne doutai pas que mon pauvre camarade n'eût perdu l'esprit.

«Hélas! ce n'était pas le premier dont je voyais la raison s'égarer... Il y en avait parmi nous dont les questions politiques et sociales avaient fini par exalter les facultés jusqu'au délire... Ceux-là aussi parlaient de leurs voix!...

«C'est à ce point que la tentation me vint de prévenir le commandant des intentions de Laurent Cornevin.

«Non, cependant.

«La trahison, de quelque prétexte qu'on la colore, est toujours la trahison, c'est-à-dire le plus lâche, le plus vil et le plus exécrable des crimes.

«Je décidai que si, comme il n'était que trop probable, je ne parvenais pas à retenir Laurent, eh bien! sa destinée s'accomplirait.

«Mais je le priai de me confier son plan et de me dire ses moyens d'exécution.

«Il ne fit pas de difficultés.

«Pendant toutes ces longues journées passées hors de notre case, il s'était construit, me dit-il, un canot. Il comptait s'y embarquer et ramer vers la pleine mer jusqu'à ce qu'il rencontrât un navire qui consentît à le recueillir.

«C'était insensé, je le lui dis. Il me répondit avec un calme désespérant qu'il le savait aussi bien que moi, mais que sa détermination était irrévocable.

«Tout ce que je pus obtenir de lui fut qu'il remettrait son départ d'une semaine, et que, pendant ces huit jours, nous économiserions sur nos rations quelques livres de biscuit qu'il emporterait.

«Il fut convenu aussi qu'il me montrerait son embarcation, et que je l'aiderais à la perfectionner s'il y avait lieu.

«Il y avait lieu, en effet.

«Je demeurai stupide d'étonnement, le lendemain, lorsque Laurent, m'ayant conduit à un des points les plus sauvages de la côte, me montra derrière un groupe de rochers ce qu'il appelait son canot...

«Cela, un canot!... Ce n'en était même pas l'apparence.

«Ignorant l'art de débiter et de travailler le bois, privé d'outils, Laurent n'était arrivé à produire qu'une machine informe et sans nom.

«C'était une sorte de radeau, composé de troncs d'arbres grossièrement équarris et si imparfaitement assemblés que la première lame devait les disjoindre et les disperser au hasard. Au milieu, un mât était planté, destiné à porter en guise de voile une de nos couvertures.

«Deux fortes branches, taillées à plat à l'extrémité, formaient les avirons.

«—Et c'est avec cela, m'écriai-je, que tu comptes affronter la haute mer!...

«Mais je l'avais tant tourmenté depuis la veille que l'impatience le gagnait.

«—Oh! assez, me dit-il. J'accepte ton assistance, mais je ne veux plus de conseils ni de remontrances.

«Il était clair que rien ne changerait plus cette volonté tenace et aveugle.

«Je me tus et je me mis à l'œuvre.

«En huit jours, si je ne construisis pas un canot, je fabriquai du moins une sorte de boîte assez solide pour tenir la mer par un beau temps.

«Laurent, de son côté, se procura quelques vivres.

«Le dimanche suivant, tout était prêt, et nous décidâmes, mon pauvre camarade et moi, qu'il s'évaderait dans la nuit du lundi au mardi.

«Quelle journée, que cette journée du lundi!...

«J'étais comme une âme en peine, ne sachant que faire pour cacher les pressentiments funèbres qui m'obsédaient. Chaque fois que je regardais Laurent, mes yeux se remplissaient de larmes. Il était pour moi comme un condamné à mort.

«Lui, était plus que calme, il était gai.

«Il ne s'était vraiment préoccupé que d'une chose, de cette lettre dont j'avais été un moment le dépositaire, à Brest. Il l'avait glissée dans une de ces petites fioles où on nous distribuait des médicaments et l'avait suspendue à son cou.

«Comme cela, m'avait-il dit, si je venais à tomber dans l'eau, la lettre ne serait pas mouillée...

«Enfin, le soir arriva.

«La retraite sonna, nous allâmes répondre à l'appel et, comme à l'ordinaire, nous regagnâmes notre case.

«Entre Laurent et moi, pas un mot ne fut échangé, jusqu'à ce qu'enfin, entendant relever les factionnaires:

«—Il est temps de partir, me dit-il; en route!...

«Je me chargeai d'un sac qui contenait les provisions, et nous sortîmes...

«Quelques précautions étaient indispensables.

«Le jour, nous étions libres dans l'île; mais la nuit, il nous était défendu de sortir d'un enclos où étaient construites nos cabanes, et des factionnaires gardaient cet enclos depuis la retraite jusqu'à la diane.

«Nous passâmes néanmoins, et bientôt nous fûmes au radeau.

«Il pouvait être onze heures.

«La nuit était sombre, mais la lune ne devait pas tarder à se lever.

«Le temps était lourd. Pas un souffle de vent n'agitait les feuilles des arbres...

«La mer baissait... Près des rochers, comme toujours, elle paraissait agitée, ses lourdes lames jaunes se brisaient à grand bruit sur les cailloux, mais, au loin, elle était comme le tapis d'un billard.

«—Laurent, lui dis-je, il est encore temps de réfléchir...

«—Non, il n'est plus temps, s'écria-t-il. Aide-moi à mettre le canot à l'eau...

«C'était une opération assez difficile. Nous la réussîmes pourtant, et bientôt ma fragile machine flotta le long d'un rocher.

«L'heure suprême sonnait. Laurent me serra entre ses bras, et d'une voix forte:

«—Adieu, mon bon Nantel, me dit-il, ou plutôt, au revoir. Tant que je vivrai, je me rappellerai que c'est à toi que je dois d'avoir sauvé le dépôt qui m'était confié.

«L'émotion m'étouffait.

«—Pauvre malheureux, pensai-je, combien d'heures encore as-tu à te le rappeler!...

«Lui, s'était laissé tomber à genoux.

«—Mon Dieu, prononça-t-il, si, comme je le crois, je suis l'homme de votre justice, vous me sauverez!

«Puis, il se releva et, sautant sur le radeau, il le poussa loin du bord, et se mit à ramer vers la pleine mer, favorisé par la marée et le courant.

«Moi, pendant plus d'une heure, je restai planté sur mes pieds à la même place, hébété de douleur. Laurent était mon camarade, depuis plus d'un an nous ne nous étions pas quittés un jour; c'était plus qu'un frère que je perdais...

«Pour l'apercevoir encore, je gravis un rocher...

«La lune s'était levée, la mer resplendissait comme un miroir d'argent, et sur cette surface blanche, à une demi-lieue au large, je distinguais, comme une tache noire, le radeau de Laurent Cornevin...

«Ainsi, me disais-je, s'il ne survient pas quelque vague qui le submerge, ainsi il ramera toute la nuit, jusqu'à ce qu'il soit à bout de forces, et qu'il ait dévoré sa dernière miette de biscuit... Et après! quelle mort!...

«Oui, je me disais cela, quand tout à coup, au fond de l'horizon, j'aperçus comme un nuage, qui semblait s'avancer vers l'île, et qui de minute en minute devenait plus distinct...

«Une espérance insensée tressaillit en moi. Si c'était un navire!...

«Le temps que dura mon incertitude me parut extraordinairement long.

«Tout ce que j'avais d'intelligence et d'attention se concentrait sur ce point unique de l'espace où grossissait insensiblement mais incessamment le nuage que j'avais aperçu.

«Enfin, le doute ne fut pas possible. C'était bien un navire que je voyais et qui s'avançait toutes voiles dehors.

«Cette assurance me donna comme un éblouissement.

«Moi qui m'étais si fièrement moqué de Laurent, moi qui traitais de folie sa foi profonde dans la protection de la Providence, j'étais forcé de croire.

«Il me semblait que j'assistais à un de ces miracles qui confondent la raison et écrasent l'orgueil de l'homme.

«N'était-ce pas un miracle, en effet, que la présence à point nommé de ce bâtiment dans les eaux funestes de la Guyane?

«Depuis plus d'un an que j'étais à l'île du Diable, jamais on n'en avait signalé un seul, à l'exception de ceux que le gouvernement français employait au service de la colonie pénitentiaire...

«Je frissonnai à cette réflexion.

«Si ce vaisseau, pensais-je, allait être un vaisseau de l'État!...

«Laurent y serait recueilli, c'est vrai, mais on l'y mettrait aux fers, pour commencer, et on le ramènerait ensuite à Cayenne, où il serait condamné, pour tentative d'évasion, à plusieurs mois de cachot.

«Et ce n'était pas ma seule angoisse.

«Ce bâtiment, que du haut du rocher que j'avais gravi je distinguais si nettement, mon pauvre camarade l'avait-il aperçu? Ramait-il vers lui? En était-il bien loin encore? Parviendrait-il à le rejoindre?

«Je cherchai de l'œil le radeau.

«Il était alors, autant que j'en pouvais juger, à un peu moins de la moitié de la distance qui séparait l'île du navire. Mais quelle pouvait bien être cette distance? Il eût fallu l'expérience d'un marin pour l'apprécier avec quelque certitude.

«Ce qui était positif, c'est que Laurent avait hissé sa voile—notre couverture. De l'endroit où j'étais, elle me faisait l'effet de l'aile d'un oiseau de mer.

«Je ne sais ce que j'aurais donné pour pouvoir attendre l'issue de cette scène poignante. Mais le jour allait venir et j'étais à plus d'une demi-lieue du camp. Je m'éloignai à regret...

«Avec le même bonheur que la première fois, je franchis la ligne des sentinelles et je gagnai ma case.

«L'instant d'après, l'appel du matin battit et j'allai me mettre à mon rang.

«—Boutin! appela par trois fois le gardien de service. Boutin! Boutin!...

«Il n'avait garde de répondre, comme de juste; il fut porté manquant.

«Comme de raison aussi, l'appel terminé, on m'interrogea.

«—Où est votre camarade?

«Je répondis que je n'en savais rien, qu'il m'avait quitté la veille en me disant qu'il allait à la pêche, et que je ne l'avais pas revu depuis.

«Comme on ne m'en demanda pas davantage pour le moment, je me trouvai libre et, de toute la vitesse de mes jambes, je courus au rocher d'où j'avais suivi le départ de Laurent.

«Mais mon absence avait duré près de trois heures.

«J'eus beau me crever les yeux à interroger l'immensité de la mer, je n'aperçus plus rien. L'horizon était vide. Le vaisseau et le radeau avaient disparu.

«C'est le cœur bien gros et à pas lents que je regagnai le camp.

«Et, certes, il m'eût bien surpris celui qui m'eût dit que j'allais y trouver un indice du sort de mon pauvre camarade.

«C'est ce qui arriva, cependant.

«Le petit bateau à vapeur qui faisait le service entre Cayenne et l'île du Diable venait d'arriver, et on m'appelait pour la corvée du déchargement...

«Je me rendis au débarcadère, et j'aidais à hisser des sacs de biscuits, lorsque j'entendis un matelot dire à un de nos gardiens que le matin, au lever du jour, on avait signalé le passage d'un navire au vent des îles du Salut.

«C'était, ajouta-t-il, un baleinier américain qui, le mois précédent, avait essuyé une tempête épouvantable, qui avait failli périr, et qui était allé réparer ses avaries à Démérara, le port le plus important de la Guyane anglaise.

«Si je ne m'étais pas retenu, j'aurais sauté au cou de ce matelot.

«—Ainsi, me disais-je, si Laurent a réussi à atteindre ce navire, il est libre à cette heure et maître d'utiliser cette lettre qu'il a sauvée au prix de sa liberté et peut-être de l'existence de sa femme et de ses enfants...

«La joie que je ressentais était si grande, que c'est à peine si je pris garde aux menaces que me fit à l'appel du soir le gardien de service.

«Naturellement, pas plus le soir que le matin, personne n'avait répondu au nom de Boutin; on s'en prenait à moi de son absence, et on voulait absolument me faire dire où il se cachait.

«Car nul encore ne soupçonnait une évasion.

«Ce n'est que dans l'après-midi du lendemain que la vérité éclata.

«J'étais en train d'apprêter mon dîner, quand un gardien entra dans ma case comme une bombe, et d'un ton furieux:

«Suivez-moi, me dit-il, le commandant vous demande.

«Je le suivis, et comme le long de la route je le questionnais, feignant l'étonnement:

«—C'est bon, c'est bon, me dit-il, on va vous régler votre compte.

«Il est de fait que le visage du commandant n'avait rien de rassurant, et je m'expliquais sa colère, sachant de quelles instructions particulières Laurent avait toujours été l'objet.

«—Où est Boutin? me cria-t-il, dès qu'il me vit à portée de l'entendre.

«Et, comme je protestais que je l'ignorais.

«—Vous ne voulez pas parler, insista-t-il.

«—Je ne sais rien, mon commandant.

«—C'est ce que nous allons voir, dit-il, suivez-moi...

«Et faisant signe à deux soldats de se placer à mes côtés, il se mit à marcher devant nous...

«C'est à plus d'un quart de lieue, sur le bord de la mer, qu'il me conduisit.

«Là sur la grève était échoué le radeau de Laurent, qui avait été ramené par la marée montante et que deux soldats en train de pêcher avaient découvert.

«A cette vue, je crus que le cœur allait me manquer... Mon pauvre camarade avait-il donc péri!...

«La réflexion m'eut bientôt rassuré.

«Le radeau était en aussi bon état qu'au départ, la voile seule et le sac de provisions manquaient, bien que ce sac eût été très solidement attaché à une traverse... N'était-ce pas une preuve que, si le radeau se trouvait là, c'est que Laurent avait été recueilli par le baleinier américain?...

«—Eh bien! me demanda le commandant en me montrant le radeau, nierez-vous encore l'évasion de Boutin et la part que vous y avez prise?

«Certainement, je niai. Malheureusement j'étais le seul menuisier de l'île, mon travail me trahissait. Je fus mis au cachot.

«Je n'y restai pas longtemps... Mon bonheur voulut qu'on eût besoin à Cayenne d'ouvriers de mon état. J'y fus envoyé et employé. L'année suivante j'eus ma grâce et je me mariai...

«J'étais sans nouvelles de Laurent Cornevin et je m'en étonnais, mais je ne doutais pas qu'il fût sauvé et libre. Je me disais:

«—Celui qui lui a envoyé un vaisseau l'aura protégé...

«Oui, je me disais cela, et je le pensais, quand un soir que me je trouvais dans un café de Cayenne, j'entendis un matelot américain raconter qu'autrefois son navire, passant le long des îles du Salut, avait recueilli un transporté français...

«Je pris ce matelot à part et, l'ayant questionné, j'acquis la certitude du succès de l'évasion de Laurent Cornevin.

«C'était bien de lui qu'avait voulu parler le matelot...

«Il était resté six mois à bord du baleinier, payant de son travail son passage et sa nourriture, et s'était fait débarquer au Chili, à Talcahuana, le port de relâche des baleiniers...»

V

La voix de Jean Cornevin expirait sur ces derniers mots.

Il déposa sur la table le manuscrit de Nantel, et regardant alternativement son frère et Raymond Delorge, il dit seulement:

—Eh bien?...

Ils ne répondirent pas tout d'abord.

Un immense désappointement se peignit sur leur physionomie.

Il était clair que cette fin si brusque, que ce dénoûment qui n'en était pas un, après des détails si précis, trompait toutes leurs prévisions. Ils avaient espéré mieux ou du moins autre chose.

—Enfin, c'est tout? interrogea Raymond.

—Tout.

—Nantel n'a ajouté de vive voix aucun détail?

—Quel?

—Je ne sais. Il se pourrait que ton père eût prononcé le nom du mien, le nom du général Delorge...

—Il ne l'a jamais prononcé devant Nantel...

—Il aurait pu dire de quel crime il a été témoin...

—Il ne l'a pas dit...

—Le nom des misérables qui le persécutaient si odieusement aurait pu lui échapper...

—Jamais...

—Il se pourrait qu'il eût laissé entrevoir ses projets d'avenir...

[Illustration:—Dieu me pardonne! Je crois que vous engraissez!]

Toutes ces questions, qui se succédaient sans seulement lui laisser le temps de reprendre haleine, devaient irriter et irritèrent, en effet, Jean Cornevin.

—Notre père, prononça-t-il, n'a rien dit jamais qui ne soit consigné dans la relation de Nantel...

Et, haussant les épaules, et non sans une certaine amertume:

—Croyez-vous donc, reprit-il, toi, Raymond, qui m'interroges, et toi, Léon, qui te tais, croyez-vous donc que cette relation si complète que je viens de vous lire, a été écrite au courant de la plume et comme au hasard! Naïfs vous êtes, si vous n'y avez pas reconnu le fruit lentement mûri de patientes réflexions et de prodigieux efforts de mémoire. Me prenez-vous donc pour bien plus enfant que vous ou pour bien moins ambitieux d'arriver à la vérité?... Allez, tout ce que vous pouvez vous dire je me le suis dit. Deux mois durant, plus tenace qu'un juge d'instruction, j'ai obsédé Nantel de questions, tremblant toujours qu'il n'oubliât une circonstance, un détail, un mot, d'où eût jailli une lumière plus vive. Pendant deux mois, ce brave et excellent homme s'est mis l'esprit à la torture pour se bien tout rappeler. Il ne sait rien de plus que ce qu'il a écrit et signé...

Jean s'était levé, et froissant le manuscrit de Nantel:

—Je ne vous en veux certes pas, dit-il, mais vous êtes des ingrats!...

—Oh!

—Oui, des ingrats, car au lieu de vous réjouir de ces révélations inespérées, vous voilà déplorant l'absence des informations qui vous manquent encore. Oui, des ingrats, car vous ne daignez pas voir quel coin du voile se trouve soulevé par la déposition de Nantel.

Et sans attendre les objections qu'il lisait dans les yeux de Raymond et de son frère:

—Tenez, poursuivit-il vivement, résumons-nous et voyons où nous en sommes.

«Nos soupçons d'hier sont aujourd'hui des certitudes.

«Nous étions convaincus que le général Delorge a été assassiné et que le crime a eu un témoin, Laurent Cornevin, mais ce n'était qu'une conviction... Maintenant c'est un fait certain, nous en avons la preuve.

«Hier, Léon, tu pensais que notre père avait été assassiné.

«Tu sais que non aujourd'hui, et que si toutes nos recherches ont échoué, c'est qu'on lui a imposé un état civil qui n'était pas le sien; c'est que, sur tous les registres de la police, il est inscrit sous le nom de Boutin.

«Nous sommes sûrs que notre père n'est pas mort à Cayenne.

«Il nous est prouvé que, vers la fin de 1853, il a été débarqué sain et sauf au Chili, à Talcahuana, plein d'ardeur et d'espoir et certainement en possession de la lettre du général Delorge...

Pourtant le front de Léon restait sombre.

—Il m'en coûte, frère, prononça-t-il, de t'arracher une illusion, mais je le dois. Ce qui te semble prouver l'existence de notre père est pour moi la preuve de sa mort...

—Oh!...

—Permets que je m'explique, et tu seras forcé de reconnaître que j'ai raison. C'est à la fin de 1853, n'est-ce pas, que notre père s'est trouvé libre à Talcahuana?... Combien y a-t-il de cela? Dix ans bientôt. Dix ans, Jean, entends-tu, et il ne nous a pas donné signe de vie...

—C'est vrai, mais...

—Quoi! si tu veux admettre que notre père nous a oubliés, notre mère et nous, qu'il a oublié sa haine et ses projets de vengeance, qu'il a oublié la France et qu'il s'est installé au Chili, je te dirai: Oui, il est possible qu'il vive...

Mais Jean n'était pas convaincu.

—Soit, s'écria-t-il; selon les règles de la sagesse humaine, tu as raison, peut-être! Mais je crois, moi, et de toute mon âme, que votre sagesse est folie et votre clairvoyance aveuglement. La foi de notre père qui avait converti Nantel, le sceptique ouvrier parisien, cette ardente foi à la justice de Dieu, je l'ai!... Je crois comme a cru Nantel, quand tout à coup, des profondeurs de l'horizon, il a vu surgir le vaisseau baleinier qui devait recueillir le radeau de Laurent Cornevin... Et je vous le dis, Celui qui a épargné la vie de notre père menacé par M. de Combelaine, Celui qui a permis qu'il dérobât la lettre accusatrice aux plus ardentes recherches, Celui qui l'a tiré de cette île du Diable dont jamais un prisonnier ne s'est évadé, Celui-là ne l'aura pas abandonné et saura le faire apparaître à l'heure de sa justice!...

Qui avait raison, du confiant enthousiasme de Jean Cornevin ou du scepticisme désolé de Léon?

C'est ce que Raymond Delorge, pris pour arbitre par les deux frères, n'osait décider, encore que, par la pente naturellement romanesque de son esprit, il inclinât vers les espérances de Jean.

Le positif, c'est que ces renseignements nouveaux ne modifiaient en rien, pour le moment, les conditions de la lutte.

Aussi, les trois jeunes gens convinrent-ils d'attendre de plus amples informations avant de faire part du manuscrit de Nantel à Mme Delorge et à Mme Cornevin.

—Et bien vous avez fait, leur dit Me Roberjot, lorsqu'ils le mirent dans le secret. A quoi bon ouvrir le cœur de ces malheureuses femmes à des espérances qui sans doute ne se réaliseront jamais?...

Car l'avocat, sans cependant se prononcer, partageait la façon de voir de Léon.

Mais s'ensuivait-il qu'on ne dût pas chercher à tirer un parti quelconque de ce supplément d'informations véritablement providentiel?

Non certes! Et ce fut Me Roberjot qui voulut se charger des premières démarches.

Son influence, comme député de l'opposition, avait trop grandi, pour que l'administration osât lui opposer les mêmes fins de non-recevoir qu'autrefois. Et d'ailleurs il avait désormais un point de départ certain.

Ce n'est plus de Laurent Cornevin qu'il demandait des nouvelles, mais bien de Louis Boutin.

Et comme il était aisé de le prévoir, sous ce nom de Boutin qui, malgré ses réclamations, lui avait été imposé pour dépister les recherches, Cornevin avait un dossier.

Moins de huit jours après une demande adressée à la préfecture de police, Me Roberjot recevait la note suivante:

«BOUTIN (LOUIS), trente-quatre ans, homme de peine, né à Paris.

«Pris les armes à la main derrière une barricade, rue du Petit-Carreau, le 4 décembre 1851, et écroué à la Conciergerie.

«Dirigé sur Brest le 21 décembre suivant, avec un convoi de condamnés, sous la conduite de l'inspecteur de police Brichart.

«Arrivé à Brest le 22.

«Admis d'urgence le même jour à l'hôpital du bagne (lit nº 22), blessé grièvement à la suite d'une tentative d'évasion.

«Sorti guéri de l'hôpital le 18 février 1852.

«Embarqué ledit jour à bord du transport le Rhône, à destination de la Guyane.

«Interné à l'île du Diable.

«Mort le 29 janvier 1853. A péri en essayant de s'évader sur un radeau qu'il avait construit. Son corps n'a pas été retrouvé.»

Cette note, c'était la preuve éclatante de l'exactitude de la relation de Nantel.

Et si on eût pu acquérir pareillement la preuve que Boutin et Cornevin n'étaient qu'un seul et même individu, on eût eu les éléments d'une demande d'enquête qui eût pu conduire très loin M. le comte de Combelaine.

C'est à quoi, malheureusement, il ne fallait pas penser.

Il était clair que cette audacieuse substitution d'état civil avait été opérée fort secrètement par quelque créature de M. de Combelaine, et il n'était pas moins clair que les employés de la préfecture, à qui on eût pu demander des renseignements, ignoraient que cette substitution avait eu lieu...

Deux autres particularités ressortaient encore de cette note:

L'administration ne soupçonnait même pas le succès de l'évasion de Laurent Cornevin.

M. de Combelaine devait se croire débarrassé du seul témoin de son crime, c'est-à-dire assuré d'une éternelle impunité.

Mais ces démarches sans issue, ces conjectures sans résultat immédiat ne pouvaient contenter l'impatiente ardeur de Jean.

Léon et Raymond lui proposaient d'écrire à Talcahuana, au consul de France:

—Ah! gardez-vous en bien! répondait-il. Songez qu'une seule démarche inconsidérée peut donner l'éveil à nos ennemis et les mettre sur la voie de la vérité, que nous savons, nous, et qu'ils ignorent. Songez que si notre père est vivant, comme je le crois, ce serait s'exposer à le perdre et à ruiner ses projets.

Une autre fois, après de longues méditations:

—J'admets pour un moment, reprenait-il, oui, je consens à admettre la mort de notre père. En ce cas, qu'est devenue la lettre du général Delorge? Croyez-vous donc qu'avant de mourir il n'ait pas songé à la confier à quelqu'un pour nous la faire parvenir!...

Quels projets il mûrissait dans le secret de ses pensées, Jean Cornevin le laissait deviner par ces seules paroles.

—Je parierais, disait Léon à Raymond Delorge, que mon frère est en train de combiner quelque prodigieuse extravagance.

Ses opinions admises, il ne se trompait pas.

A moins de huit jours de là, un beau soir, Jean leur annonçait que sa résolution était prise, qu'il allait partir pour le Chili.

—Tu es fou!... fut le premier mot de Léon.

—Oh! pas encore, répondit le jeune peintre, seulement je le deviendrais certainement si je restais ici, dans cette horrible incertitude, m'épuisant en conjectures et en projets impossibles...

Avec Jean, discuter c'était perdre son temps et son éloquence. Léon le savait, mais il croyait avoir à lui opposer une objection irréfutable.

—Et de l'argent? lui dit-il.

—J'ai bien un millier d'écus...

—Ce n'est pas avec cela qu'on va au Chili et qu'on en revient.

—Je le sais. Aussi, ai-je l'intention de vous demander, à Raymond et à toi, qui êtes plus riches que moi, tout ce dont vous pouvez disposer...

—Et si nous te refusons....

Jean haussa les épaules.

—Alors, répondit-il, j'irai tout simplement lire la relation de Nantel à Mme Delorge et à notre mère... Et soyez tranquilles, quand elles sauront pourquoi je veux partir, je ne manquerai pas d'argent.

C'était si parfaitement exact, et il était si bien d'un caractère à faire ce qu'il disait, que Léon et Raymond se tinrent pour battus.

—C'est bien, dirent-ils à l'obstiné, tu auras ce qu'il faudra.

Et, comme leurs caisses réunies ne faisaient pas la somme nécessaire, ils eurent recours au digne M. Ducoudray, lequel mis dans la confidence s'était écrié:

—Jean a raison et, si je n'étais pas si vieux, je l'accompagnerais!

Restait à obtenir de Mme Cornevin son consentement à un long voyage, sans toutefois lui en révéler le but.

—Je m'en charge, promit Me Roberjot, laissez-moi faire.

Et, en effet, ayant trouvé une occasion de rencontrer Mme Cornevin:

—Ce serait un grand bonheur, lui dit-il négligemment, que Jean fût pris de la fantaisie de voyager. Les partis se remuent beaucoup en ce moment: s'il reste à Paris, imprudent et hardi comme il est, je le vois arrêté avant un mois!...

Le lendemain, c'était la pauvre mère qui conjurait son fils, ce fils dont cependant elle venait d'être si longtemps séparée, de s'éloigner.

Et avant la fin de la semaine, tous ses préparatifs étaient terminés, et Léon et Raymond Delorge le conduisaient à Bordeaux, où il s'embarquait pour Valparaiso.

En serrant une dernière fois la main du voyageur:

—Revenez-nous avec des preuves, ami Jean, lui avait dit Me Roberjot, et surtout revenez-nous vite. Il me semble sentir déjà les premières bouffées de la tempête qui emportera l'empire, et avec l'empire les Maumussy et les Combelaine, les princesse d'Eljonsen, les Verdale, les docteur Buiron et les autres.

Beaucoup, s'ils eussent entendu l'honorable député s'exprimer ainsi, se seraient écriés:

—Folie!...

Et non sans quelque semblant de raison.

L'empire, en apparence, n'était-il pas toujours aussi fort? La machine politique montée au 2 Décembre ne continuait-elle pas à fonctionner sans heurts trop visibles?

Paris, plus que jamais, était la capitale du plaisir, la ville de la joie et des fêtes. L'or affluait. C'était à qui, du haut en bas de l'échelle sociale, ferait les plus folles dépenses. Le luxe était prodigieux.

L'étranger qui, par une belle après-midi du printemps, se faisait conduire au bois de Boulogne, revenait ébloui, et à l'exemple de ce Suédois naïf écrivait sur ses tablettes de voyage:

—Paris, ville de millionnaires. Tous les habitants ont chevaux et voitures.

Pourtant, la guerre du Mexique venait d'être déclarée, et les moins clairvoyants s'étaient dit:

—Ce sera la guerre d'Espagne du second empire.

C'est que personne, à moins d'y être intéressé, ne s'était pris à la glu des phrases pompeuses par lesquelles le gouvernement avait essayé de justifier, d'exalter même cette étrange expédition.

C'est que les débats de la Chambre, quelque sourdine qu'on eût essayé d'y mettre, s'étaient entendus de loin.

C'est que les journaux avaient beaucoup parlé.

Le public savait ou croyait savoir les motifs réels et véritablement incroyables de cette campagne aventureuse.

On parlait de spéculations impudentes et de tripotages honteux.

On ne se gênait pas pour dire que le but réel de la guerre du Mexique était d'assurer le payement de créances usuraires, achetées à vil prix par des personnages influents du gouvernement.

De la sorte, l'armée française allait faire les fonctions d'huissier.

Et au profit de qui?

Dame! on citait le nom des acheteurs des créances et on disait le chiffre probable de leurs honorables bénéfices.

On affirmait que M. de Maumussy avait eu une part du gâteau, et aussi M. de Combelaine, et aussi Mme la princesse d'Eljonsen.

Si, du moins, elle eût brillamment réussi, cette expédition du Mexique!...

La France ne pardonne-t-elle pas tout au succès?...

Mais, follement entreprise par des gens qui ne connaissaient ni le pays qu'ils prétendaient soumettre ni les hommes qu'ils allaient combattre, cette guerre fatale ne pouvait amener que des désastres.

Son début fut un échec.

Il fut aussitôt réparé, c'est vrai, et glorieusement vengé... Mais ensuite?

Un archiduc d'Autriche, Maximilien, fut conduit par nous à Mexico et proclamé empereur du Mexique malgré les Mexicains... Mais après?

Notre petite armée était comme perdue dans ces immenses provinces.

Et successivement la France apprit avec stupeur:

La résolution du gouvernement impérial d'évacuer le Mexique;

L'arrivée à Paris de l'impératrice Charlotte, qui venait solliciter des secours d'hommes et d'argent, qui ne fut pas reçue aux Tuileries et qui devint folle peu de temps après...

Et enfin, la retraite et le rembarquement de l'armée française, alors commandée par le maréchal Bazaine.

Le dénoûment du drame ne devait pas se faire attendre.

Un matin, arriva à Paris la nouvelle, à laquelle personne ne voulait croire, de l'exécution de Maximilien.

La honte de n'avoir pas pu empêcher l'exécution de Maximilien, voilà ce que gagna l'empire à la guerre du Mexique.

Quant à ce qu'elle coûtait à la France d'hommes et de millions, on ne le sut que plus tard.

—Il y avait pourtant là une grande idée, et la plus belle du règne, s'obstinaient à répéter les officieux.

Soit... Seulement, pendant qu'on la mettait à l'exécution, cette belle idée, la Prusse gagnait la bataille de Sadowa et écrasait l'Autriche.

L'empire avait, dit-on, promesse de M. de Bismarck d'une compensation.

«—Cette puissance n'a rien qui doive nous inquiéter, au contraire, s'écriait à la tribune un des orateurs du gouvernement.

«Au contraire... me semble bien trouvé, écrivait Me Roberjot à Raymond Delorge. Mais moi qui ne suis pas si optimiste, je crois pouvoir prédire que voici le commencement de la fin...»

VI

C'est que, peu après le départ de Jean pour Valparaiso, Raymond Delorge et Léon Cornevin avaient été obligés de quitter Paris.

Et Me Roberjot leur avait dit:

—Partez sans inquiétude, je me constitue votre correspondant bénévole et bien informé, et s'il survenait quelque chose qui rendît votre présence nécessaire, je ne ferais qu'un saut jusqu'au télégraphe.

Et il tenait parole, ce qui n'était pas un mince mérite, trouvant toujours, malgré les travaux dont il était accablé, un moment pour griffonner quelques lignes et tenir ses exilés, comme il les appelait, au courant des événements.

Exilés était bien le mot. Ce n'était pas volontiers que les deux jeunes gens s'étaient éloignés de Paris, de ce théâtre où ils pressentaient que se dénouerait fatalement le drame dont la mort du général avait ensanglanté le premier acte.

Mais la vie a d'inexorables nécessités.

Et, quand on n'a pas dix mille livres de rentes, il faut bon gré mal gré se soumettre aux exigences de la profession qui fait vivre.

C'est pourquoi, dès le lendemain du jour où il avait été contraint de donner sa démission, Léon Cornevin s'était mis en quête d'une autre position.

Il n'était pas exigeant, le brave garçon; ses aptitudes étaient remarquables, les meilleures recommandations appuyaient ses démarches, et cependant, tel était l'encombrement de toutes les carrières, qu'il n'avait rien trouvé d'acceptable à Paris ni même aux environs.

De guerre lasse, il s'était résigné à accepter une situation d'ingénieur près d'un chemin de fer espagnol, et il était parti pour Madrid.

Quant à Raymond, il avait été détaché à Tours près de la commission chargée, par le ministère des travaux publics, d'étudier les moyens de prévenir les inondations périodiques de la Loire.

Parti bien à contrecœur, Raymond n'avait pas tardé à se féliciter intérieurement de ce changement d'existence.

Arraché pour la première fois à l'idée fixe qui depuis l'âge de raison emplissait sa vie, il lui semblait voir s'ouvrir devant lui des horizons inconnus. Il découvrait, pour ainsi dire, qu'il était jeune, qu'il n'avait que vingt-sept ans et qu'il n'avait pas eu de jeunesse.

Par une rare faveur de la destinée, il se trouvait que l'inspecteur des ponts et chaussées, avec lequel il allait poursuivre les études commencées, était le meilleur des hommes.

C'était le baron de Boursonne, le dernier survivant d'une des plus vieilles et des plus nombreuses familles du Poitou.

Il est vrai que rien ne lui était si désagréable que de s'entendre donner son titre. Le seul énoncé de sa particule lui faisait faire la grimace.

—Je suis le père Boursonne, tout bêtement, disait-il d'un ton qui n'avait rien de paternel.

Ancien élève de l'École polytechnique, M. de Boursonne avait donné jadis à plein collier dans les théories saint-simoniennes et avait même dépensé à les expérimenter une fortune assez ronde.

Mais, tandis que ses anciens frères de Ménilmontant avaient eu l'art, l'un poussant l'autre, d'accaparer les meilleures, les plus honorées et les plus lucratives situations, M. de Boursonne était resté longtemps en arrière, embourbé dans des emplois subalternes fort au-dessous de sa remarquable intelligence.

[Illustration: Il avait été précipité sur le pavé.]

Les qualités de son cœur n'en avaient pas été altérées, il était resté bon jusqu'à la faiblesse.

Seulement, son caractère s'était aigri et était devenu irritable à l'excès.

On disait de lui dans sa circonscription:

—L'inspecteur... Ah! quel brave homme!... Mais quel original!

La vérité est qu'il se donnait une peine infinie pour paraître précisément le contraire de ce qu'il était réellement.

Aristocrate dans le bon sens du mot, lettré, d'un goût sûr et d'une exquise sensibilité, il posait pour le démocrate farouche, affectait le langage d'un paysan et des façons de routier et affichait le plus cruel cynisme.

Un de ses grands plaisirs était de porter des vêtements affreusement délabrés, qu'on s'étonnait fort de voir sur le dos de ce grand vieillard à physionomie si noble, quoi qu'il pût faire, si fine et si intelligente.

Le matin où Raymond, arrivé à Tours de la veille, se présenta dans son cabinet, vêtu comme on l'est quand on rend une visite, après qu'il l'eut toisé un bon moment:

—Mâtin! lui dit-il, vous avez un fameux tailleur, monsieur Delorge, et cela doit vous gêner considérablement d'être si bien mis!...

Et comme Raymond, interdit de cette surprenante réception, balbutiait néanmoins qu'il ne se sentait aucunement gêné:

—En ce cas, reprit M. de Boursonne, venez, nous allons visiter nos chantiers.

Et sans laisser à Raymond un quart d'heure pour aller changer de costume, il le traîna jusqu'au bord de la Loire et ne parut satisfait qu'après l'avoir fait bien piétiner dans la boue et crotter jusqu'aux genoux.

Mais, en dépit de cette plaisanterie de mauvais goût et de quelques autres du même style, il ne fallut pas une semaine à Raymond pour découvrir l'homme réel sous ses dehors affectés, et pour reconnaître combien cet homme était digne d'estime et d'affection.

De son côté, M. de Boursonne s'était pris pour le jeune ingénieur d'une si belle amitié que ce fut lui qu'il choisit pour l'aider dans les études qu'il y avait à terminer entre Tours et les Ponts-de-Cé.

Ces études, qui se rattachaient à un plan général, devaient prendre beaucoup de temps, plus d'un an peut-être.

Aussi, M. de Boursonne avait-il résolu d'abandonner Tours et de porter son quartier général au centre des opérations.

Le centre indiqué semblait être Saumur.

Et Saumur, avec ses coteaux boisés, son vieux château, ses îles, ses maisons blanches et ses vertes prairies, Saumur le tentait.

Malheureusement, le jour où il se mit en quête d'un logement, tandis qu'il s'en allait le long du quai, le nez en l'air, il faillit être écrasé par un escadron d'élèves de l'école de cavalerie qui rentrait au grand trot de la promenade.

—Il y a trop de soldats pour moi ici, dit-il à Raymond. Cherchons ailleurs...

Après quelques hésitations, c'est aux Rosiers qu'ils s'arrêtèrent.

Non parce que ce village est le plus coquet de tous ceux qui se mirent aux flots bleus de la Loire, non parce que les coteaux de Saint-Mathurin ont des attraits irrésistibles.

Mais parce que l'auberge du Soleil levant est d'une irréprochable propreté, et que maître Béru, l'aubergiste, mettait à la disposition de M. de Boursonne une jolie chambre pour lui, une bonne chambre pour Raymond et une ancienne salle de billard qui semblait faite pour recevoir les bureaux d'un ingénieur...

Mais aussi parce que maître Béru était, sans qu'il y parût, un cuisinier distingué, sans rival pour les matelottes, qu'il arrosait d'un certain vin de Bourgueil capable de faire oublier le bourgogne.

Et enfin, parce qu'on était à la fin de septembre, et qu'un piqueur, qui était du pays, affirmait que la commune des Rosiers est peuplée de perdrix, et que M. de Boursonne, malgré son âge et son incurable myopie, était un chasseur enragé.

C'est un samedi que le digne ingénieur arriva aux Rosiers et s'installa au Soleil levant avec tout son personnel de conducteurs, de piqueurs, dessinateurs.

Et le samedi suivant, Raymond et lui pouvaient se flatter de connaître les environs comme pas un homme du pays.

Tout ce qui était à visiter, ils l'avaient vu, depuis le camp romain de Chenehutte, le donjon de Trêves et l'église de Cunault, jusqu'aux monuments celtiques de Gennes et à la fontaine d'Avort; depuis le château de Maillefert, dont les jardins en terrasse descendent jusqu'à la Loire, jusqu'au manoir de la Ville-Haudry, si magnifique jadis, si abandonné depuis le mariage du comte et de Mlle de Rupair.

Après quoi M. de Boursonne et Raymond s'étaient mis à la besogne.

Rude besogne, car il s'agissait de tracer le plan de tout ce vaste système de digues, de réservoirs et de canaux de dérivation qui doit faire, des inondations actuellement si désastreuses de la Loire, un véritable bienfait pour les riverains.

D'ordinaire, ils déjeunaient de bon matin et ils partaient suivis d'un piqueur portant dans un panier une collation préparée la veille par maître Béru, l'hôtelier du Soleil levant.

A la nuit tombante, ils étaient de retour.

Ils dînaient dans la petite salle dont les fenêtres donnent sur la grande route.

Puis, M. de Boursonne allumait sa pipe, Raymond fumait un cigare, et ils restaient jusqu'à dix heures à causer ou à jouer au jaquet.

Parfois, un vieux commandant d'artillerie, qui mangeait sa retraite aux Rosiers, venait leur tenir compagnie. C'était aussi un ancien élève de l'École polytechnique, et sa qualité de «cher camarade» et ses opinions avancées l'avaient fait admettre par M. de Boursonne.

Ainsi, leurs journées s'écoulaient paisibles et monotones, lorsqu'un matin, pendant qu'ils attendaient que maître Béru leur servît leur déjeuner, un piétinement inaccoutumé de chevaux retentit sur la grande route.

M. de Boursonne, qui était la curiosité même, s'approcha de la fenêtre, et presque aussitôt:

—Mâtin!... s'écria-t-il, venez donc voir, Delorge!...

Raymond s'avança.

Sur la route, une douzaine de chevaux passaient, habillés de superbes caparaçons de couleurs éclatantes et conduits par des domestiques en longs gilets à l'anglaise et en bottes à revers.

—Qu'est-ce que cette cavalerie? demanda M. de Boursonne à maître Béru, qui entrait, un plat de chaque main. Allons-nous donc avoir un cirque aux Rosiers?

Mais cette supposition parut choquer l'aubergiste.

—Monsieur l'ingénieur veut plaisanter, dit-il. Monsieur l'ingénieur doit cependant bien voir...

—Quoi?

—Cette couronne qui est brodée à l'angle de la couverture des chevaux.

—Comment! il y a une couronne... Mâtin! c'est une autre affaire. Est-ce que vous la voyez, vous, Delorge, qui avez de bons yeux?...

Et plantant son binocle sur son long nez:

—Elle y est, parbleu! continua-t-il, maître Béru a raison. Mais qu'est-ce que cela prouve?

L'aubergiste s'inclina, et d'un ton grave:

—Cela prouve, répondit-il, que ces chevaux sont ceux de Mme la duchesse...

Le vieil original tressaillit comme si une guêpe l'eût piqué, et d'un ton d'inquiétude comique:

—Comment! s'écria-t-il, nous avons une duchesse aux environs et maître Béru ne nous prévient pas!... A quoi songe donc maître Béru?

—Monsieur, répondit l'aubergiste, elle n'habite pas le pays, ordinairement...

—Ah! je respire.

—C'est à Paris qu'elle demeure. Elle ne vient ici que dans cette saison, passer un mois, et encore pas tous les ans...

—Et comment l'appelez-vous, votre duchesse?

Maître Béru se redressa.

—Maillefert: prononça-t-il, d'Aostal de Chalandry, duchesse de Maillefert...

Il en avait plein la bouche, comme d'une trop copieuse cuillerée de bouillie.

—Alors, interrogea Raymond, c'est elle la propriétaire de ce beau château que j'ai vu sur la route de Gennes à Trêves?

—Précisément.

M. de Boursonne s'était mis à table, et tout en mangeant:

—Vous nous parlez toujours de la duchesse, maître Béru..., reprit-il, et le duc?... Parlez-moi donc un peu de ce duc de Mailleterre, Maillepierre, Maille...

—Maillefert, s'il vous plaît, monsieur.

—Soit!... Qu'est-ce que ce duc?

—Monsieur, il est mort.

M. de Boursonne venait de se verser un verre de vin de Bourgueil:

De profundis... prononça-t-il.

Et quand il eut vidé son verre:

—Vous entendez, Delorge, continua-t-il, elle est veuve cette duchesse... Eh!... eh!... c'est un cœur à conquérir. Voyons, maître Béru, donnez-nous des renseignements. Est-elle jeune?...

—Jeune!... ça dépend!...

—Par exemple!... Qu'entendez-vous par là?

—Dame, monsieur, je veux dire qu'à la voir, quand elle passe, toujours superbement ajustée, on ne lui donnerait pas vingt ans... Seulement...

—Quoi?

—Eh bien! il faut qu'elle ait plus du double, puisqu'elle a des enfants qui ont plus que cela.

Qui n'eût pas connu M. de Boursonne l'eût cru intéressé au plus haut point.

—Des enfants! s'écria-t-il, et majeurs! Aïe!... Et beaucoup?...

—Deux. Un fils, d'abord, M. Philippe, qu'on appelle M. le duc depuis la mort de son père, un beau garçon si on veut, quoique un peu bien pâlot et chétif, mais montant crânement à cheval tout de même, et buvant sec; puis une fille, Mlle Simone...

—Simone!... répéta le vieil ingénieur, joli nom!...

—Hum!... ça dépend des goûts, et si j'avais une fille... Enfin, c'est une manie qu'ils ont dans cette famille, de toujours donner ce nom à leurs demoiselles en mémoire d'un de leurs grands-pères qui était un fameux, à ce que je me suis laissé dire... Du reste, il paraît le plus beau du monde, ce nom, quand on connaît celle qui le porte...

—Diable!... Entendez-vous, Delorge?

L'interruption contraria visiblement maître Béru.

—C'est comme cela! déclara-t-il. Elle n'est peut-être pas plus belle que les autres, mais elle est meilleure que toutes... Et si monsieur l'ingénieur veut entrer dans une maison de pauvres gens, la première venue, il verra si je lui en impose...

—Peste!... Mlle Simone fait donc bien des aumônes pendant le mois qu'elle passe ici chaque année!...

—Mlle Simone ne quitte jamais le pays, monsieur...

—Tiens! tiens?...

—Oui, c'est singulier, n'est-ce pas? Mais on prétend comme cela que la mère et la fille ne s'entendent pas. Aussi, tandis que Mme la duchesse et M. Philippe vivent à Paris, Mlle Simone habite toujours Maillefert, hiver comme été... Et même, ce ne doit pas être gai, pour une fille de vingt ans, que de vivre seule dans ce grand château désert, sans autre société que sa gouvernante, une Anglaise plus sèche, plus longue et plus raide qu'une perche, jaune comme un coing, avec des yeux qui pleurent et un nez plus rouge que le mien...

M. de Boursonne venait d'avaler la dernière bouchée de son déjeuner.

Il se leva, et, bourrant sa pipe:

—C'est égal, fit-il, j'aurais préféré un cirque... C'eût été une distraction.

Maître Béru sourit finement:

—Je crois, dit-il, que la venue de Mme la duchesse donnera à ces messieurs plus de distractions que n'importe quelle troupe de saltimbanques...

—Et pourquoi, s'il vous plaît?...

—Parce que Mme la duchesse est comme qui dirait une vive-la-joie. Jamais elle ne vient seule. Toujours elle amène une troupe de jeunes dames, toutes plus jolies et mieux vêtues les unes que les autres, qu'on rencontre sans cesse à pied, à cheval, en voiture, en bateau, riant, chantant, badinant, escortées de jeunes messieurs, amis de M. Philippe. Et tout ce monde chasse, pêche, dîne, soupe, se promène, danse et tire des feux d'artifice, et enfin, fait de la vie une noce perpétuelle de nuit et de jour...

Mais M. de Boursonne venait de voir apparaître à la porte du petit salon son piqueur chargé du panier de la collation.

—A ce soir les détails, dit-il brusquement à maître Béru.

Et s'adressant à Raymond:

—Et nous qui avons à travailler, en route!...

Sur quoi il sortit, laissant l'aubergiste du Soleil levant un peu surpris et fort mécontent d'une interruption qu'il jugeait peu polie.

Et tout en marchant à grandes enjambées le long de la levée qui côtoie la Loire:

—Singuliers citoyens que les Français, grommelait le vieil ingénieur. En voici un, ce Béru, qui est fou d'égalité, à ce qu'il prétend, et parce qu'une duchesse arrive dans son pays, aussitôt il se pâme d'admiration. C'est un démocrate, mais son auberge, ses casseroles, son enseigne et tous les écus qu'il a de côté, il les donnerait pour s'appeler M. de Béru!...

Il parut attendre un mot d'approbation de Raymond qui marchait à ses côtés; mais Raymond, qui pensait à tout autre chose, garda le silence.

Alors, les souvenirs de son éducation première lui revenant en foule:

—Bonne maison, d'ailleurs, reprit-il, que cette maison de Maillefert. Une des cinq ou six qui nous restent en France pures de toute substitution. Excellente maison, alliée aux Tréville, aux Breulli-Faverlay, aux Coucy, aux Sairmeuse, aux Montmorency, aux Champdoce, aux Commarin, aux Chalusse...

Il n'en finissait plus.

On eût dit, à l'entendre égrener ce chapelet de noms, qu'il récitait la table de récapitulation de d'Hozier...

—Famille princière, positivement, poursuivait-il, qui porte de gueules à une croix d'or, avec une devise digne des premiers barons chrétiens: Aultre ne sert! L'Armorial général fait remonter les Maillefert à 800, mais je ne leur vois de filiation bien prouvée qu'à partir de 1100, ce qui est déjà joli... Qu'en pensez-vous, Delorge?...

Ainsi interpellé, d'une voix forte, Raymond tressauta comme un dormeur qu'on réveille.

—Monsieur!...

—Ah ça! vous ne m'écoutez donc pas, dit le vieil ingénieur. Vous avez l'air d'un homme qui tombe des nues. A quoi songez-vous?

—Ma foi! monsieur, si niais que cela soit à dire, j'avouerai que je ne songeais à rien...

—Hum!... Pas même à Mlle Simone de Maillefert?

Raymond rougit comme une pensionnaire prise en faute.

—Eh! monsieur, répondit-il, à quel propos penserais-je à une jeune fille que je ne connais pas, que je n'ai jamais vue, et que je ne verrai sans doute jamais?...

—Qui sait! murmura M. de Boursonne.

Et après un moment de réflexion:

—Ce que nous a dit cet imbécile de Béru, au sujet de cette jeune demoiselle, eût suffi lorsque j'avais votre âge pour me mettre la cervelle à l'envers. Singulière existence que celle de cette pauvre enfant abandonnée à elle-même!...

—Bast!...

—Comment, bast!... Je voudrais, pardieu! vous y voir, seul dans ce vieux château, en tête-à-tête avec une gouvernante anglaise. Mais comment ne se marie-t-elle pas? Elle doit pourtant être un fier parti, cette petite fille. Ces Maillefert, si je ne m'abuse, sont riches comme des mines. Je leur connais, dans la Loire-Inférieure, une propriété qui est bien grande, à elle seule, comme la république de Saint-Marin et la principauté de Monaco réunies. L'île de Noirmoutiers tout entière leur appartenait autrefois. Comment cette petite n'est-elle pas encore mariée!...

Il fit bien une douzaine de pas sans mot dire, puis tout d'un coup:

—Peut-être, reprit-il, est-elle affligée de quelque difformité... Il se peut qu'elle soit laide à faire peur, ou affreusement bossue, ou boiteuse, ou borgne, ou chauve... Mais non, cet idiot de Béru nous l'aurait dit.

—D'ailleurs, objecta Raymond, une jeune fille si riche n'est jamais laide...

Le vieil ingénieur éclata de rire.

—Parfaitement exact, dit-il. Ainsi, mon cher Delorge, voilà une occasion admirable. La Loire, les coteaux de Gennes, des ombrages merveilleux, un antique castel... quel cadre pour un roman d'amour!... M'entendez-vous, rêveur éternel? Je vous dis que je vois une nouvelle princesse du bois dormant, qui attend le jeune et beau prince qui la doit réveiller.

—Le malheur est que je ne suis pas prince, dit Raymond en riant.

—C'est vrai, mon cher, vous avez cet avantage immense et que je vous envie, d'être vilain, très vilain... Vous êtes jeune, vous êtes élève de l'École polytechnique...

—Et sans le sou...

—Pour le présent, oui..., mais votre avenir vaut un million. La famille qui ne vous accueillerait pas à bras ouverts serait diantrement difficile. Il me paraît, d'ailleurs, que Mme de Maillefert se soucie assez peu de Mlle Simone.

Raymond hocha la tête:

—Il est de fait, dit-il, que pour l'abandonner ainsi...

—Oui, c'est inimaginable, n'est-ce pas? Ce doit être une singulière personne que cette duchesse de Maillefert, et je ne serai pas fâché de faire sa connaissance... Mais vous, Delorge, vous la connaissez peut-être...

—Moi, grand Dieu! D'où? Comment?

—Dame! vous êtes Parisien...

—Oh! si peu.

—Assez pour avoir pu la rencontrer dans le monde...

Mais ils arrivaient à ce moment sur le terrain de leurs opérations.

Avec sa brusquerie ordinaire, M. de Boursonne campa là Raymond pour interpeller les conducteurs qui l'attendaient et leur donner des ordres...

Véritablement, pour ne pas connaître, au moins de réputation, la duchesse de Maillefert, il fallait que Raymond Delorge et le vieil ingénieur fussent terriblement étrangers aux graves préoccupations de la haute société du second Empire.

Il fallait qu'ils eussent vécu comme des loups, en dehors du mouvement, sans jamais ouvrir un journal de la haute vie.

Intime amie de la vicomtesse de Bois-d'Ardon et de la jeune duchesse de Maumussy, rivale de la baronne Trigault et de la célèbre Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, la duchesse de Maillefert était une des sept ou huit femmes qui avaient l'enviable et précieux privilège de défrayer la chronique parisienne.

Il n'était pas de cocodès un peu posé qui ne la connût pour l'avoir aperçue au Bois, aux courses, dans l'enceinte du pesage, aux premières représentations, dans une avant-scène, à Bade, aux bains de mer, au club des patineurs, au tir aux pigeons, partout où il y a des lumières, de l'éclat, du bruit, où on s'étale, où on est vu, partout où la foule désœuvrée et riche se porte, partout où il est convenu qu'on s'amuse.

Elle dépensait, dit-on, un million par an.

Van Klopen, l'illustre tailleur pour dames, cet impudent et grossier Prussien qui fut pendant dix ans l'arbitre des élégances féminines, Van Klopen qui appelait ses clientes: Ma chère, déclarait la duchesse de Maillefert la meilleure de ses pratiques.

Les reporters eussent dû se cotiser pour lui constituer une pension, tant ils avaient gagné d'argent à décrire ses toilettes merveilleuses, ses équipages et ses livrées, et à citer ses mots. La chronique vivait de ses excentricités, racontant comme quoi elle soupait au Moulin-Rouge, comment elle traversait les Champs-Élysées en voiture, conduisant elle-même et une cigarette à la bouche; ou comment encore, ayant une discussion avec un cocher de fiacre, elle l'avait étourdi en l'injuriant dans le plus pur argot qui ait cours à la barrière...

De toute la journée, cependant, Raymond et M. de Boursonne, tout entiers à leurs travaux, ne parlèrent pas d'elle.

Ils l'avaient même oubliée probablement, lorsque le soir, en regagnant les Rosiers, ils furent dépassés par deux grandes calèches, conduites à la daumont, qui venaient de la route de Gennes et se dirigeaient vers la station du chemin de fer...

[Illustration: Il allait s'asseoir sur un paquet de cordages.]

—Ah! ah!... fit M. de Boursonne, il paraît que la duchesse arrive ce soir... Voilà ses voitures qui vont l'attendre à la gare.

M. de Boursonne devinait juste, ce qui du reste n'était pas difficile.

Lorsqu'il arriva au Soleil levant, appuyé au bras de Raymond, maître Béru, debout sur le seuil de son auberge, semblait guetter leur retour pour être le premier à leur dire:

—Eh bien!... c'est ce soir, par l'express de sept heures, que Mme la duchesse arrive avec sa société. Ces messieurs ont dû rencontrer les équipages...

Il jubilait.

Son visage rubicond était plus rayonnant que l'astre de son enseigne.

—Nous avons vu des voitures, en effet, répondit M. de Boursonne, et nous avons même été fort surpris de n'y pas apercevoir Mlle Simone.

—C'est vrai, opina l'aubergiste, cela doit sembler assez drôle qu'une jeune demoiselle n'aille pas au-devant de sa mère, quand il y a des mois qu'elle ne l'a pas embrassée!...

Raymond, que M. de Boursonne observait du coin de l'œil, autant que le lui permettait sa myopie, était devenu attentif.

—Mais c'est ainsi, poursuivit l'aubergiste. Mlle Simone, à ce que je me suis laissé dire, aimerait autant que sa mère et son frère ne vinssent jamais à Maillefert. Dame! cela se comprend. Accoutumée qu'elle est à vivre seule, aussi tristement qu'une religieuse cloîtrée, de voir tout à coup tant de monde et d'entendre tant de bruit autour d'elle, cela l'éblouit et l'effarouche, comme une orfraie qu'on lâcherait subitement en plein soleil. Si bien qu'elle ne fait pas toujours bon visage aux invités de Mme la duchesse. A ce point, me disait M. Casimir, le maître d'hôtel, qu'il y a deux ans elle n'a pas mis les pied lors de ses appartements tant qu'il y a eu de la société au château.

—Et la duchesse souffre ces caprices?

—Eh! eh!... Ce qu'on ne peut pas empêcher... vous savez. Il paraît qu'elle a une tête, Mlle Simone, bien que ce soit une sainte. Puis, elle a peut-être raison, au fond. Le mois que Mme le duchesse passe ici doit lui coûter gros.

—Bast! fit Raymond, la famille de Maillefert est si riche!...

—C'est à savoir! grommela maître Béru, c'est à savoir...

Et se rapprochant de Raymond et M. de Boursonne, baissant la voix et d'un air de mystère:

—Avec ces grandes fortunes, reprit-il, on ne sait jamais à quoi s'en tenir. Ce qui est positif, et on en a jasé, Dieu sait comme, c'est que Mme la duchesse vend...

—Diable!

—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Ainsi, quand vous suivez la levée, pour aller à Saint-Mathurin, toutes ces belles fermes que vous voyez, à droite dans la vallée, appartenaient aux Maillefert. Eh bien! l'hiver dernier, l'intendant est venu, qui les a découpées en petits lots et vendues... Tel que vous me voyez, j'en ai acheté pour un couple de milliers d'écus...

Maître Béru s'arrêta court.

On entendait dans le lointain le sifflet strident du chemin de fer.

—Mais voilà le train! s'écria l'hôtelier du Soleil levant. Dans cinq minutes Mme la duchesse sera en gare.

M. de Boursonne riait, de ce petit rire singulier qui faisait que les gens ne savaient jamais s'il parlait sérieusement ou s'il se moquait d'eux.

—Bien! maître Béru, prononça-t-il, très bien! Je vois avec plaisir que la famille de Maillefert a en vous un serviteur fidèle et dévoué...

Serviteur!... Le mot déplut à l'aubergiste.

Il se redressa dans sa veste blanche, et de son grand air de dignité:

—Je ne suis, prononça-t-il, le serviteur de personne.

Raymond aussi riait.

—Excusez-moi, cher monsieur Béru, fit gravement le vieil ingénieur, j'avais cru, en voyant votre joie...

—La duchesse m'importe peu, monsieur, et si je me réjouis, c'est que son séjour dans le pays fait aller le commerce. Par exemple, c'est dans mon établissement que se réunissent le maître d'hôtel, le chef et le sommelier de Mme de Maillefert, et aussi le valet de chambre de M. Philippe...

—C'est bien de l'honneur pour nous, interrompit M. de Boursonne.

Et comme le plaisir qu'il prenait à étudier l'aubergiste du Soleil levant commençait à s'épuiser:

—Mais ne dînons-nous pas ce soir, maître Béru? demanda-t-il. Nous faudra-t-il jeûner pour la plus grande gloire de Mme de Maillefert?

Rappelé brusquement à ses fonctions, l'hôtelier eut comme un regret d'avoir tant bavardé. Et il rentra brusquement dans son auberge, criant:

—Madame Béru!... Le dîner de messieurs les ingénieurs!...

La nuit était venue, lorsque M. de Boursonne et Raymond se mirent à table dans la salle à manger, largement éclairée par deux becs de gaz.

Le vieil ingénieur semblait on ne peut plus satisfait, et tout en savourant un excellent potage:

—Cet imbécile de Béru, disait-il, est positivement un homme précieux... Outre qu'il est un remarquable cuisinier, il me fait l'effet d'être le premier cancanier du pays, de sorte que...

Il fut interrompu par un grand fracas de roues, de chevaux et de claquements de fouet sur la grande route.

—Décidément la duchesse est arrivée.

Presque aussitôt, les voitures s'arrêtèrent devant l'auberge.

Puis une voix retentit dans le vestibule, voix grêle et aiguë, fort impérieuse pourtant, et affectant le plus désagréable grasseyement.

—Béru! clamait une voix, holà! où diable êtes-vous? Béru! ah! vous voilà! Vite, donnez de la lumière à mes domestiques, ces drôles ont oublié d'allumer les lanternes... Puis, vite aussi un verre et une carafe d'eau fraîche pour ma mère!...

Sur quoi, la porte de la salle à manger s'ouvrit violemment et un jeune homme d'environ vingt-cinq ans entra chapeau sur la tête, cigare aux dents et lorgnon à l'œil.

—M. le duc Philippe, sans doute? fit à demi-voix M. de Boursonne à Raymond.

Il était de taille moyenne, maigre ou plutôt amaigri, et avait la poitrine creuse et les épaules bombées.

De longs favoris blonds encadraient son visage fatigué, ses pommettes saillantes et colorées et ses lèvres minces et flétries.

—Ici, sacrebleu! criait-il; ici la carafe de Mme la duchesse...

Mme Béru accourait, un plateau à la main, et derrière elle entra, comme un tourbillon de soie et de velours, une femme assez grande, à l'air à la fois impertinent et familier.

Ses cheveux, d'un blond fauve, s'échappaient en masses opulentes d'un petit chapeau de paille orné d'une aigrette blanche. Elle portait un de ces costumes de voyage à couleurs éclatantes, très court et très tailladé, qui firent la fortune de Van Klopen.

Elle se versa un verre d'eau, et après l'avoir bu d'un trait:

—Ah! je mourais de soif, dit-elle.

Puis, trempant dans l'eau le coin de son mouchoir armorié, elle en tamponna ses yeux en disant:

—Il est inouï qu'on ne trouve pas un verre d'eau à cette gare...

Au dehors on entendait causer et rire, et la lueur des lanternes qu'on venait d'allumer éclairait toute la chaussée.

Curieux sans vergogne, M. de Boursonne se leva et alla soulever le rideau de la croisée. Il lui semblait distinguer dans les voitures sept ou huit personnes...

Mais il n'eut pas le temps de bien voir.

Mme de Maillefert et le jeune duc rejoignirent leurs invités... Les fouets des postillons claquèrent, les chevaux partirent au galop et le roulement des roues ne tarda pas à se perdre dans la nuit...

VII

Le lendemain de l'arrivée aux Rosiers de Mme la duchesse de Maillefert, le matin, Raymond fumait un cigare sur la porte du Soleil levant, en attendant M. de Boursonne, lorsque le facteur lui remit une lettre de Paris.

Reconnaissant sur l'adresse l'écriture de Me Roberjot, il s'empressa de rompre le cachet et lut:

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