La dégringolade
«Habitants de Paris,
Le ministre de la guerre,
Vu la loi sur l'état de siège,
Décrète:
Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, sera fusillé.
Le général de division, ministre de la guerre,
LE ROY DE SAINT-ARNAUD.»
C'était bref, précis et significatif.
C'était en six lignes toute la politique du coup d'État du 2 décembre 1851.
—Oh! faisait M. Ducoudray consterné et révolté: oh!...
Et cependant, bien loin d'éteindre la résistance, cette menaçante proclamation semblait l'attiser.
—C'est ce qu'on veut, ricanait un homme à barbe blanche; il faut bien un prétexte pour engager les troupes!...
Presque au même moment, et comme pour lui donner raison, une violente fusillade pétilla dans la direction du quartier des Gravilliers.
Et peu après, un jeune homme passa haletant, qui criait:
—C'est rue Aumaire, et on se cogne dur, allez; je vais chercher un fusil.
Plus d'un devait avoir eu la même idée, car deux pas plus loin, M. Ducoudray vit un boutiquier fermer ses volets, et écrire dessus à la craie: «Armes données.»
Pourtant la nuit était venue, la fusillade s'éteignait peu à peu, on n'entendait plus que des coups de feu isolés...
A force de jouer des coudes dans la cohue qui roulait à plein trottoir, le digne rentier était arrivé au Château-d'Eau, lorsque soudain un cri terrible sortit de mille poitrines à la fois, immédiatement suivi d'un sourd roulement... et il se trouva entraîné par un irrésistible remous de la foule...
Une femme dont le chapeau avait été arraché, et qui traînait une petite fille, s'accrochait à lui désespérément en criant:
—Au nom du ciel! sauvez mon enfant!
Il essaya de lui porter secours, mais un choc violent le jeta contre un arbre, un tourbillon passa devant lui, et il vit luire au-dessus de sa tête l'éclair d'un sabre... Il ferma les yeux.
Quand il les rouvrit, plus rien.
Le terrain était vide autour de lui, la foule fuyait éperdue dans toutes les directions, et quelques hommes ramassaient les blessés restés sur le carreau.
—Ah! cela ne se passera pas ainsi, grondait le digne bourgeois en crispant les poings, et demain... demain!...
Tout, en effet, pour lui qui connaissait si bien son Paris, présageait pour le lendemain une journée de revanche.
Jamais mouvement révolutionnaire ne lui avait paru si accentué ni si puissant que celui qui se prononçait en cette soirée du 2 décembre 1851.
A tous les coins de toutes les rues qu'il traversait, des groupes se formaient, sombres, menaçants, d'où s'élevaient tantôt la voix d'un orateur, tantôt de véhémentes protestations. Et ce n'était plus seulement la bourgeoisie qui se révoltait, les blouses se mêlaient aux paletots, et les mains calleuses serraient les mains gantées. Puis, de distance en distance des ébauches de barricades s'élevaient...
Mais sa hâte était grande de retrouver Mme Delorge, et un fiacre étant venu à passer, vide, il le prit...
VIII
La nuit était depuis longtemps venue, lorsque M. Ducoudray arriva à la villa de la rue Sainte-Claire, et pour la première fois, en tirant la chaîne de la cloche, il songea à la façon dont il rendrait compte de sa mission à la veuve de son ami le général.
—Je n'ai rien à lui cacher, pensait-il, non, rien... sauf toutefois le sentiment de prudence qui m'a fait dissimuler mon nom, et qu'elle ne comprendrait peut-être pas, si naturel qu'il soit.
Il s'attendait d'ailleurs à la trouver anéantie de désespoir, dévorée d'inquiétude à son sujet, et à peine en état de l'entendre.
Il la trouva dans le salon, comme autrefois, du vivant du général, berçant sa fille sur ses genoux, pendant que Raymond achevait ses devoirs pour la classe du lendemain.
Elle était bien pâle encore, la malheureuse femme, et les marbrures de ses joues trahissaient des larmes bien récentes; mais la fermeté de son regard et le pli de ses lèvres disaient son inébranlable résolution de demeurer stoïque, quoi qu'il pût arriver désormais.
Lorsque M. Ducoudray entra, elle se souleva légèrement pour le saluer, et c'est du ton le plus calme qu'elle dit:
—Eh bien! monsieur?...
Lui restait interdit et quelque peu troublé, à trois pas de la porte.
Jamais femme ne lui était apparue aussi imposante que cette veuve, en qui l'excès de la douleur semblait avoir anéanti toute sensibilité, et qui vivante avait le froid du marbre des statues.
Comme elle répétait sa question, cependant, il s'avança en regardant Raymond, avec un clignement de paupières qui signifiait clairement:
—Puis-je parler devant cet enfant?
—Mon fils ne doit ignorer aucune des circonstances de la mort de son père, monsieur Ducoudray, dit Mme Delorge... Peut-être un jour sera-t-il appelé à le venger. Parlez donc sans crainte...
Le digne rentier s'assit, et avec une volubilité extraordinaire, masque de son embarras, il se mit à narrer par le menu les événements de la journée, disant la physionomie de Paris, l'attitude de la foule, les dangers qu'il avait courus.
—Mais Cornevin? interrompit Mme Delorge, ce garçon d'écurie de l'Élysée, l'avez-vous vu!...
—Je n'ai rencontré que sa femme, répondit le bonhomme. Et tout de suite il exposa ce qu'il appelait l'affreuse vérité, hésitant, craignant d'effrayer Mme Delorge.
Elle ne sourcilla même pas, et toujours de son accent glacé:
—C'est un grand malheur! prononça-t-elle, mais je m'attendais à quelque chose de ce genre...
Et comme le digne rentier s'empressait d'ajouter que certainement Cornevin ne tarderait pas à reparaître, qu'on ne supprime pas un citoyen...
—Pourquoi, interrompit-elle, essayer de me donner un espoir que vous n'avez pas? Ce pauvre garçon était un témoin trop redoutable pour qu'on ne l'éloignât pas de façon ou d'autre... Plus il était honnête, plus il a dû paraître dangereux... On l'épiait sans doute, et en venant ici il s'est condamné... Les circonstances étaient trop propices pour qu'on n'en profitât pas. Qu'est un homme, je vous le demande, en ces jours de tourmentes politiques? Moins qu'un fétu que le vent balaie...
M. Ducoudray se sentait blêmir...
—...Moins qu'un fétu! pensait-il. Comme elle dit cela! brrr!...
—Ce qui doit nous donner espoir et courage, madame, hasarda-t-il, c'est que ce coup d'État ne réussira pas...
—Il réussira, monsieur...
—Oh! permettez-moi, je viens de traverser Paris, et je me connais assez en révolutions pour être sûr...
—Le coup d'État réussira, vous dis-je. J'ai appris bien des choses depuis que je ne vous ai vu... J'ai parcouru les papiers de mon mari. Ce qui arrive, il le prévoyait depuis longtemps, et c'est pour cela qu'il voulait donner sa démission plutôt que de venir à Paris. Une lettre inachevée que j'ai retrouvée dans son sous-main ne me laisse aucun doute. Malheureusement, j'ignore à qui cette lettre était destinée. «Mon ami, écrivait-il, tenez-vous sur vos gardes; tout est prêt pour le grand coup... Il peut éclater ce soir ou demain; peut-être éclate-t-il pendant que je vous écris. Ne perdez plus une minute. Les stupides divisions des honnêtes gens assurent le succès au premier homme à poigne qui osera s'emparer du pouvoir.»
Immense était la stupeur de M. Ducoudray.
—Et vous croyez à cela, madame? interrogea-t-il.
—Comme à Dieu même!
—Vous croyez que les ennemis du général, ses meurtriers peut-être, sont à la veille d'escalader les plus hautes situations?...
—Je le crois.
—Et vous ne renoncez pas à vos projets de... vengeance?
Pour la première fois, la pauvre femme eut un tressaillement aussitôt réprimé.
—Appelez-vous donc se venger demander justice, monsieur? prononça-t-elle. Un meurtre a été commis, je demande que le meurtrier soit poursuivi et puni. Est-ce trop exiger? Si on me repousse, cependant!... Sera-ce me venger que d'essayer de me faire justice moi-même?
Le digne rentier était abasourdi de l'entendre s'exprimer ainsi, et froidement, sans apparence de colère, elle que toujours il avait vue la douceur et la timidité mêmes.
—Hélas! madame, fit-il, si le coup d'État triomphe, M. de Combelaine se trouvera bien au-dessus de votre portée...
Mme Delorge hocha la tête et froidement:
—Soit, dit-elle, je ne serai rien et il sera tout... Mais j'aurai pour moi Dieu, mon droit et l'avenir. C'est l'humble, c'est le chétif que le puissant dédaigne, qui bien souvent est cause de sa perte. Il suffit du déplacement d'un grain de sable pour que l'édifice le plus solide en apparence s'écroule. Le train express lancé à toute vapeur ne s'inquiète guère des paysans qui le menacent de leurs bâtons; qu'ils essayent donc de l'arrêter!... Oui; mais à l'endroit le plus dangereux de la route, un enfant a placé un caillou sur le rail... et la puissante locomotive déraille et roule au fond de l'abîme, entraînant tous ceux qu'elle emportait... Je puis être ce caillou, monsieur Ducoudray, je puis être ce grain de sable...
Cette phrase devait hâter la retraite de M. Ducoudray.
Et, après quelques mots insignifiants, prétextant sa fatigue et le besoin qu'il avait de prendre quelque nourriture, il se retira.
En réalité, le bonhomme était loin d'être à l'aise, ayant senti chanceler en lui la résolution de se dévouer corps et âme aux intérêts de la veuve de son ami le général.
—C'est qu'elle parlait comme d'une chose toute simple de se faire justice elle-même! pensait-il en regagnant son logis. Dieu sait à quels actes de démence sa haine peut la conduire... et mener ceux qui lui obéiraient aveuglément.
Il songeait à Cornevin, et l'exemple de cet infortuné lui paraissait éclairer les dangers de l'avenir comme un de ces phares qu'on allume sur les écueils.
Il se disait:
—Si le coup d'État fait fiasco, comme c'est probable, certes, je suis avec Mme Delorge contre le Combelaine... S'il réussit, au contraire... Hum! je suis bien vieux pour sacrifier mon repos à deux beaux yeux en larmes...
Ce n'était pas d'ailleurs sans une certaine satisfaction de vanité qu'il voyait ses destinées dépendre de la révolution qui se préparait, et il n'était que plus impatient d'en connaître le résultat.
Aussi, le lendemain, jeudi, 4 décembre, n'attendit-il pas le jour pour se lever et s'habiller.
Il est vrai qu'il ne se mit pas tout de suite en campagne, ainsi qu'il avait annoncé à sa gouvernante qu'il le ferait. Le souvenir de la charge des lanciers de la veille refroidissait singulièrement les ardeurs de sa curiosité.
Avant de s'aventurer, il eût voulu savoir ce qui se passait, et toute la matinée, on le vit errer dans le quartier, quêtant des nouvelles chez ses fournisseurs.
Si loin que Passy soit du boulevard, l'émotion y était extrême. L'anxiété était dans tous les yeux, et sur toutes les lèvres cette phrase:
—Comment cela va-t-il finir?
Dans les groupes, fort nombreux déjà, on retrouvait un écho de toutes les rumeurs qui, le même jour et à la même heure, circulaient de la Madeleine à la Bastille.
On parlait, tantôt de l'évasion des généraux arrêtés, qui auraient réussi à rallier quelques régiments dans un département voisin, et marcheraient sur Paris; tantôt de la résistance de plusieurs départements, triomphante, disait-on, à Reims et Orléans.
Plus loin, c'était la nouvelle contradictoire, mais non moins avidement reçue, de l'exécution sommaire du général Bedeau et du colonel Charras.
Vers dix heures, cependant, M. Ducoudray n'y tint plus.
Il se rappela qu'un de ses amis demeurait boulevard Montmartre, à côté du passage, et, décidé à lui demander une petite place à une fenêtre, il partit...
La foule était immense sur tous les points ordinaires des rassemblements, et visiblement irritée de plus en plus.
Des hommes armés circulaient dans les groupes.
Des orateurs, hissés sur les épaules du premier venu, lisaient d'une voix véhémente les appels aux armes imprimés dans la nuit, et la foule applaudissait.
Ailleurs, des groupes compacts se formaient devant des affiches qu'on venait d'apposer. M. Ducoudray s'approcha:
C'était une proclamation du préfet de police, plus significative encore que celle du ministre de la guerre, placardée la veille.
Il y était dit:
«Les stationnements des piétons sur la voie publique et la formation des groupes, seront, sans sommations, dispersés par la force.
«Que les citoyens paisibles restent à leur logis.
«Il y aurait péril sérieux à contrevenir aux dispositions arrêtées.
«Paris, 4 décembre 1851.
«Le préfet de police,
«DE MAUPAS.»
—Diable!... murmura M. Ducoudray sinistrement impressionné, diable!...
Positivement, l'idée lui venait de suivre les conseils de cet excellent préfet, et de regagner son logis, en citoyen paisible qu'il était. Les ricanements qu'il entendait autour de lui le firent changer d'avis.
—Évidemment, disait un jeune homme, c'est un expédient de conspirateurs aux abois. On dit ces choses-là, mais on ne les fait pas...
«Il a raison,» pensa M. Ducoudray.
Et il se remit en route, hâtant le pas, cependant, autant que le lui permettait la cohue, lorsque sur le boulevard, au coin de la rue des Capucines, il fut arrêté net par un rassemblement.
Un grand vieillard, qu'on disait être un des représentants du peuple restés libres, expliquait, avec la dernière précision, la situation de la résistance.
Celui-là devait être bien informé. M. Ducoudray se hissa sur la pointe des pieds, allongeant le cou et tendant les oreilles.
—Toutes les troupes ayant été retirées, disait le vieillard, rien ne s'est opposé à la construction des barricades, et nous en avons maintenant un grand nombre. La rue du Petit-Carreau en est toute coupée. Il y en a rue des Jeûneurs et rue Tiquetonne, et dans presque toutes les petites rues qui débouchent de ce côté sur la rue Montmartre. Partout, rue du Temple, rue Saint-Merry, rue Saint-Denis, à la pointe Saint-Eustache et autour de l'Hôtel de Ville, des retranchements ont été improvisés...
Mais il s'arrêta court, et soudainement il disparut dans un remous de la foule, et de grandes huées s'élevèrent.
—Ah çà! qu'arrive-t-il?... interrogea M. Ducoudray.
Un grand garçon, dont les yeux étincelaient, se chargea de l'édifier.
—Vous êtes encore naïf, vous, le vieux, lui-dit-il. Ne comprenez-vous donc pas que si l'attitude de Paris se prolonge quarante-huit heures encore, le coup d'État avorte piteusement au milieu des huées? Le bruit des sifflets lui est plus malsain que celui des coups de fusil. Seulement, comme pour combattre il faut des adversaires, il en cherche, il en réclame à tous les faubourgs... On me dirait qu'il en paye que je n'en serais pas surpris... J'étais aux barricades, ce matin, et j'ai vu remuer les pavés par des particuliers qui avaient de drôles de figures...
—Parbleu! dit un autre, derrière toutes ces barricades élevées comme par enchantement, il n'y a pas mille combattants sérieux.
—Et il y a plus de soixante mille soldats sur pied.
—Et bien disposés, car leur ordinaire a été soigné, je vous le garantis, et le vin ne leur a pas été épargné.
—Donc, pas d'imprudence!... Ne donner aucun prétexte à un coup de force, voilà le mot d'ordre...
Ce semblait être celui des innombrables curieux qui encombraient le boulevard et qui, de la Madeleine à la Bastille, se pressaient sur les trottoirs comme un jour de mardi gras, lorsqu'on attend le passage de cette fantastique voiture de masques qui ne passe jamais.
Si la colère faisait place au mépris, c'était lorsqu'on voyait approcher quelque peloton de fantassins ou passer un officier d'ordonnance.
Alors on criait:
—A bas les traîtres!... A bas les prétoriens!... Pas de dictateur!...
L'excellent M. Ducoudray jubilait.
—Eh! eh!... disait-il à ses voisins, ces messieurs du coup d'État doivent être dans leurs petits souliers.
Tout à fait rassuré désormais, le digne rentier arrivait à la rue de Richelieu, quand soudainement il vit se former un gros rassemblement d'où s'élevaient des clameurs menaçantes.
Il approcha.
Un officier d'ordonnance de la garde nationale, qui arrivait au galop du bas de la rue de Richelieu, avait voulu tourner bride en face du café Cardinal, et s'y était si mal pris qu'il était tombé avec son cheval.
La foule l'avait entouré, et menaçait presque de lui faire un mauvais parti, lorsque plusieurs jeunes gens accoururent, qui le dégagèrent et le firent entrer dans la cour de la maison Frascati.
—Cela se gâterait-il donc? pensa M. Ducoudray. Ce serait vraiment dommage.
Heureusement il n'était plus qu'à deux pas de la maison où il comptait trouver une fenêtre.
Il traversa lestement la chaussée, et l'instant d'après il sonnait à la porte de son ami.
C'était un ancien marchand de draps, rentier comme lui, et qui l'accueillit d'autant mieux qu'il était fort inquiet de la tournure des événements.
L'optimisme de M. Ducoudray lui parut on ne peut plus déplacé.
—Je crois, comme vous, lui disait-il, que les gens du coup d'État reculeraient s'ils le pouvaient... Mais ils ne le peuvent pas. Leurs vaisseaux sont brûlés. C'est un coup de Bourse encore plus qu'un coup d'État qu'ils tentent. Depuis le président jusqu'à M. de Combelaine et au vicomte de Maumussy, tous sont plus ou moins ruinés et endettés... Que voulez-vous qu'ils deviennent s'ils reculent?...
Une détonation, si violente que les vitres en vibrèrent, l'interrompit.
M. Ducoudray devint tout pâle.
—Mon Dieu! balbutia-t-il, on dirait presque un coup de canon...
—C'est bien un coup de canon, déclara l'ancien marchand de draps, et je l'attendais, par la raison que tout près d'ici, sur le boulevard, presque en face du Gymnase, on a construit une barricade très forte.
Mais une seconde détonation retentissait. Ils se précipitèrent à la fenêtre...
Chose étrange!... la foule ne semblait pas plus émue de ces coups de canon qu'elle ne l'eût été de l'artillerie des petites guerres du cirque Franconi. Pas un curieux ne paraissait songer à quitter la place... Les femmes et les enfants circulaient comme en un jour de grande revue.
[Illustration: Un peloton de sergents de ville arrivait l'épée nue et le casse-tête à la main.]
Et cependant, sur la chaussée, commençaient à passer des civières portées par des infirmiers, précédées de soldats tenant à la main un bâton surmonté de cet écriteau: Service des hôpitaux militaires.
Il était alors deux heures, et on entendait, dans la direction de la Madeleine, des roulements de tambour.
—La troupe! voilà la troupe! annonçaient des gens sur le boulevard.
Personne ne s'en alarmait. Loin de se disperser, les promeneurs se tassaient sur le bord du trottoir, faisant la haie, comme d'habitude sur le passage des promenades militaires...
Cette sécurité dura peu.
Une grande rumeur monta de la foule, et les deux amis distinguèrent une sorte de mêlée à la hauteur de la rue Drouot.
C'est que la troupe balayait la chaussée, et les curieux qu'elle refoulait se jetaient dans les rues transversales ou se précipitaient dans les rares cafés qui n'avaient pas encore fermé leur devanture.
Puis l'émotion se calma, et les troupes continuèrent à défiler, dépassant le faubourg Montmartre et remontant le boulevard Poissonnière.
Il y en avait des masses, de toutes armes, en tenue de campagne, infanterie et cavalerie, et entre chaque régiment roulait, avec un bruit sinistre, une batterie d'artillerie.
M. Ducoudray crut remarquer que les soldats paraissaient fort animés. Beaucoup d'officiers fumaient leur cigare.
Pendant ce temps, les détonations continuaient dans la direction du Gymnase, et le digne bourgeois et son ami distinguaient la fumée de la batterie d'artillerie établie sur la hauteur du boulevard Poissonnière.
Ils se penchaient pour mieux voir, lorsque soudain, de ce même côté et vers la tête de la colonne, une vive fusillade éclata.
Des milliers de cris y répondirent... Les curieux, éperdus, levaient les bras au ciel, se jetaient à plat ventre et fuyaient affolés dans toutes les directions...
Ce ne fut qu'un éclair...
Rapide et terrible comme une trombe, la fusillade courait tout le long du boulevard dans la direction de la Chaussée-d'Antin, furieuse, enragée, brisant tout, renversant tout...
—C'est à poudre que l'on tire! bégayait M. Ducoudray terrifié... Ce ne peut être qu'à poudre. On ne tirerait pas à balle, à bout portant, sur une foule désarmée, sur des femmes, sur des enfants...
Le bruit strident d'une balle s'aplatissant contre le mur, à deux pouces de sa tête, lui coupa la parole...
Plus morts que vifs, son ami et lui se jetèrent à plat ventre sur le parquet.
Il était temps... Une grêle de balles s'abattait contre la fenêtre, défonçant les jalousies, faisant voler les vitres en éclats, et brisant dans l'appartement une glace et une pendule...
Et au-dessus des détonations de l'artillerie et du crépitement de la fusillade, les voix furieuses des soldats s'élevaient, criant:
—Fermez les fenêtres!... fermez partout!...
Ainsi, durant dix minutes, se déchaîna un effroyable ouragan de fer, et de feu...
Puis le silence suivit, profond, solennel, sinistre, coupé de moments en moments par un feu de peloton ou par des hurlements terribles.
Puis plus rien.
Glacés d'une indicible horreur, M. Ducoudray et son ami se hasardèrent à ramper jusqu'à la fenêtre et à regarder.
Il n'y avait plus sur le boulevard que des soldats, appuyés sur leurs fusils fumants, quelques-uns hébétés de stupeur, d'autres interrogeant toutes les fenêtres d'un regard inquiet et furieux.
Beaucoup d'officiers paraissaient désespérés.
Sur la chaussée, une cinquantaine de cadavres gisaient... plusieurs femmes, deux ou trois enfants.
Vers l'angle de la rue Montmartre, on distinguait quelque chose de blanchâtre... C'était le corps d'un pauvre marchand de coco qui avait eu l'idée bizarre de venir offrir sa marchandise aux troupes du coup d'État. Il avait encore au dos sa fontaine percée de plus de vingt balles.
Çà et là, de larges plaques de sang se voyaient...
Timidement, et avec bien des précautions, quelques boutiques s'entre-bâillaient. Des gens en sortaient, pâles, effarés, qui bondissaient jusqu'à un blessé, le prenaient entre leurs bras, et bien vite rentraient.
Des soldats, par petits groupes de huit ou de douze, allaient de maison en maison... Ils disparaissaient, et on ne tardait pas à les voir reparaître successivement aux croisées de tous les étages.
—Ils font des visites domiciliaires, murmura M. Ducoudray à l'oreille de son ami, ils vont venir ici...
L'instant d'après, en effet, ils entendirent battre de coups de crosse la porte d'entrée, puis des cris impérieux:
—Ouvrez, ou nous enfonçons!...
Ils coururent ouvrir, et des soldats se ruèrent dans l'appartement, furetant partout, ouvrant les portes des cabinets et des armoires, lançant des coups de baïonnette sous les lits.
Il y en eut un qui prit les mains de M. Ducoudray, qui les examina et même les flaira, pour s'assurer qu'elles ne sentaient pas la poudre.
—Oh! monsieur le militaire, balbutiait le digne bourgeois, pouvez-vous supposer...
Mais le soldat semblait exaspéré.
—On a tiré sur nous des fenêtres, interrompit-il brutalement, et il faut que ceux qui ont tiré se retrouvent...
M. Ducoudray ouvrait la bouche pour répliquer, un signe du sous-lieutenant qui présidait à ces perquisitions lui imposa silence.
Cet officier, tout jeune encore, paraissait accablé de douleur.
—C'est une fatalité! dit-il aux deux bourgeois, pendant que les soldats se répandaient dans la maison, c'est une catastrophe inconcevable!... Tout ce qu'il était humainement possible de faire pour arrêter le feu, nous l'avons fait... En vain, hélas!... Nos hommes étaient comme fous, ils ne voulaient rien entendre, ils nous menaçaient nous-mêmes... Obsédés par le souvenir de la guerre des fenêtres des journées de Juin, ils se croyaient environnés d'ennemis invisibles... Toutes les maisons leur semblaient pleines d'ennemis prêts à les fusiller... Quelques-uns avaient bu... Dès le premier coup de feu, ils ont été saisis d'une terreur panique...
Il n'acheva pas.
Des cris et des vociférations retentissant à l'étage supérieur, il s'élança dehors...
M. Ducoudray et son ami se retrouvaient seuls, mais chacun hésitait à communiquer à l'autre ses réflexions, et ils restaient face à face, consternés, silencieux...
Ce fut un locataire de la maison qui, entrant brusquement, les tira de cette morne stupeur.
Il était fort pâle et avait un bras en écharpe.
Se trouvant dehors pour ses affaires, au moment de la mitraillade, il avait été blessé légèrement.
—Et c'est une fière chance que j'ai, disait-il, d'en être quitte à si bon marché. Près de moi sont tombés deux pauvres diables qui ne se relèveront pas.
Et sur ce, il se mit à raconter ce qu'il savait des événements:
Comment, au boulevard Poissonnière, la maison Sallandrouze avait été littéralement bombardée presque à bout portant, comment les soldats s'y étaient élancés ensuite et avaient passé par les armes cinq ou six malheureux qu'ils y avaient trouvés se cachant derrière des amas de tapis.
Comment, à l'angle du boulevard et de la rue Montmartre, un pauvre libraire qui essayait de défendre des curieux réfugiés chez lui, avait été fusillé sur le seuil même de sa maison, sous les yeux de sa femme et de sa fille.
Il disait encore toutes les scènes analogues dont la ligne des boulevards jusqu'à la rue de la Paix avait été le théâtre.
Au boulevard des Italiens, les lanciers avaient fait feu... Puis les soldats avaient pour ainsi dire pris les maisons d'assaut, et fouillé de vive force le café de Paris, la Maison d'Or, le café Tortoni et l'hôtel de Castille.
L'établissement de la Petite-Jeannette avait été pareillement fouillé des caves aux combles, et aussi le café du Grand-Balcon, et de même le cercle du Commerce et la maison du tailleur Dussautoy.
Et partout il y avait eu des victimes plus ou moins gravement atteintes.
Chez Dussautoy, l'intervention seule du général Lafontaine avait sauvé du peloton d'exécution plusieurs ouvriers.
Deux membres distingués du cercle du Commerce, le général Billiard et M. Duvergier, avaient été blessés, le premier légèrement à l'œil droit, le second plus grièvement à la cuisse.
Il ajoutait certains détails caractéristiques.
En face de l'hôtel Sallandrouze, il avait vu un officier d'artillerie se jeter à la bouche d'un obusier que ses soldats venaient de mettre en batterie en leur criant:
—Maintenant, tirez!... Le premier coup du moins me tuera!...
Ce nouveau venu rapportait, enfin, tout ce qu'il avait recueilli de nouvelles des autres quartiers de Paris.
Partout la résistance était brisée, écrasée, anéantie... Peu de barricades avaient tenu. Le moment de les défendre venu, ceux qui les avaient élevées avaient disparu comme par enchantement. La troupe n'avait eu qu'à paraître pour vaincre.
Et que pouvaient mille ou douze cents combattants sérieux contre toute une armée!...
Blême et les mains agitées d'un frisson nerveux, M. Ducoudray tamponnait de son mouchoir son front moîte d'une sueur froide.
—Je veux rentrer, il faut que je rentre! répétait-il avec une persistance idiote.
Et en effet, sur les six heures, il se mit en route.
—J'étais tellement bouleversé, disait-il plus tard, lorsqu'il racontait ses émotions en cette journée néfaste, j'avais tellement peur, que je ne craignais plus rien!
Tout le long des boulevards, les troupes bivaquaient.
Des feux avaient été allumés, dont les flammes mobiles projetaient sur la façade des maisons des ombres fantastiques.
Les soldats mangeaient et buvaient gaiement, comme un soir de victoire.
Le vin coulait. De ci et de là, on apercevait les flammes bleues du punch.
Partout ailleurs, la vie était morne et lugubre.
Et tout en marchant de toute la vitesse de ses jambes, le long des rues désertes:
—Maintenant, pensait M. Ducoudray, qui donc oserait demander compte de la mort du général Delorge et de la disparition de ce pauvre Cornevin?... Qu'est-ce d'ailleurs que deux victimes de plus ou moins lorsqu'il y en a tant?...
Et cependant, il jugea qu'il était de son devoir, avant de rentrer chez lui, de passer chez Mme Delorge.
Il la trouva, comme la veille, dans son salon, entre ses enfants, si calme qu'il pensa qu'elle ne savait rien.
—Pauvre madame, lui dit-il, tout est fini pour vous. Le coup d'État est fait. M. de Combelaine, à cette heure, est tout-puissant.
IX
L'excellent M. Ducoudray devait être bon prophète, cette fois...
Jamais, de mémoire d'homme, Paris n'avait été si triste ni si morne que le vendredi 5 décembre, le lendemain de la sanglante catastrophe.
Les boulevards continuaient à être occupés militairement. La circulation des voitures y était interdite. Des factionnaires, le fusil chargé, veillaient aux angles de toutes les rues. De la Bastille à la Madeleine, maisons et magasins demeuraient fermés.
Et cependant, tel est le tempérament de Paris, que vers midi, la foule afflua de nouveau...
De distance en distance des groupes se formaient devant de larges couches de sable jaune répandues sur la chaussée... Là, il y avait eu la veille des mares de sang.
On s'arrêtait aussi en face de l'hôtel Sallandrouze, tout mutilé par les boulets, et qu'il avait fallu étayer, tant il menaçait ruine.
Mais c'est devant la cité Bergère, rue du Faubourg-Montmartre, que les rassemblements étaient le plus compacts.
La grille de fer de la cité était fermée, mais à travers les barreaux on apercevait, rangés côte à côte sur le trottoir, la tête contre le mur, trente-cinq ou quarante cadavres.
C'étaient des malheureux qui, tombés la veille sur le boulevard, n'avaient été ni réclamés, ni reconnus encore. La plupart portaient le costume de la bourgeoisie. Trois femmes étaient parmi eux.
—Spectacle salutaire!... murmuraient quelques apologistes du coup d'État, qui commençaient à se montrer depuis que le succès n'était plus douteux.
Et, en effet, le peuple français eût été vraiment incorrigible, si après un tel spectacle il eût hésité à se déclarer suffisamment sauvé.
Il n'hésita pas...
Et le plébiscite, auquel le sauveur Louis-Napoléon demanda s'il méritait une récompense, lui répondit par plus de sept millions de oui contre moins de sept cent mille non.
Désormais, la curée pouvait commencer. On parlait de M. de Maumussy pour un portefeuille. M. de Combelaine, plus comte que jamais, était désigné pour un poste éminent. M. Coutanceau annonçait la mise en actions d'un grand établissement de crédit, favorisé d'immenses privilèges...
Cependant, nul ne suivait le cours naturel de tous ces événements d'un œil plus inquiet que M. Ducoudray...
C'en était fait, depuis le 2 décembre, du repos du bonhomme.
Lui qui portait la tête si haute avant, qui possédait au superlatif cette belle assurance que donnent dix ou quinze mille livres de rentes légitimement gagnées, il allait le nez baissé depuis, arrondissant le dos, timide et l'œil toujours aux aguets.
Ce secret qu'il possédait de la mort du général Delorge, pesait sur son existence d'un poids intolérable.
Et lorsqu'il voyait se succéder les mesures arbitraires ou violentes des vainqueurs, lorsqu'il voyait à l'œuvre les commissions mixtes, ingénieux et expéditif perfectionnement des cours prévôtales, il se sentait glacé jusqu'à la moelle des os.
—Mon Dieu! suppliait-il, faites qu'on m'oublie!...
Certes, il eût été bien moins inquiet s'il eut pu amener Mme Delorge à s'incliner sous l'immense malheur qui l'avait frappée.
Mais c'est en vain qu'il épuisait son éloquence à lui prêcher la résignation.
—Le triomphe des méchants ne saurait être de longue durée, répondait-elle invariablement. Un édifice dont la première pierre a été scellée avec du sang s'écroulera tôt ou tard misérablement...
Alors le bonhomme lui conseillait d'attendre, de patienter, de remettre sa vengeance à des jours plus prospères.
Que gagnerait-elle à élever la voix en ce moment? Rien. Sa voix ne serait entendue que de ses ennemis, c'est-à-dire de gens intéressés à lui imposer silence.
A ces perpétuelles remontrances, Mme Delorge ne répondait rien.
Seulement, à tous les repas, le couvert du général était mis comme s'il eût été encore vivant et elle avait déclaré qu'il en serait ainsi jusqu'au jour où elle aurait obtenu justice.
—Cette place vide, disait-elle, nous rappellerait notre devoir, à mes enfants et à moi, si nous étions assez faibles et assez lâches pour l'oublier.
Positivement, M. Ducoudray finissait par prendre la pauvre femme en grippe.
Ah! ils étaient loin, ces projets d'union qui lui avaient tant tenu au cœur!
—Elle est folle à lier! se disait-il quelquefois. Jamais on n'a vu un entêtement aussi ridicule!...
Il eût fallu à Mme Delorge bien peu de pénétration pour ne pas discerner ce qui se passait dans l'esprit de son vieux voisin.
Cependant, elle ne lui en voulait pas...
Et si elle ne lui disait rien de ses desseins, c'est qu'elle n'en avait pas d'arrêtés.
Pour le moment, il ne lui paraissait pas possible d'obtenir justice par les voies ordinaires, et elle attendait que le calme fût rétabli pour déposer une plainte en règle au parquet.
Qu'en résulterait-il? Une enquête, vraisemblablement.
Eh bien! une enquête, dût-elle aboutir à une ordonnance de non-lieu, aurait toujours cet avantage de lui apprendre, d'une façon positive et certaine, le nom de l'adversaire, c'est-à-dire, selon elle, de l'assassin de son mari... Jusqu'ici, sa conviction de la culpabilité du comte de Combelaine n'était appuyée d'aucune preuve matérielle.
Mais avant de la déposer, cette plainte, il importait de savoir s'il fallait renoncer définitivement à la déposition de l'unique témoin de la mort du général...
Cornevin n'avait-il pas reparu depuis quinze jours que M. Ducoudray était allé chez lui?...
Toutes réflexions faites, Mme Delorge écrivit à Mme Cornevin, pour la prier de venir lui parler...
C'était un samedi soir que Mme Delorge avait envoyé le fidèle Krauss porter sa lettre à Montmartre.
Et dès le lendemain, sur les trois heures de l'après-midi, la femme du pauvre employé des écuries de l'Élysée se présentait rue Sainte-Claire.
M. Ducoudray s'y trouvait, comme tous les jours à pareille heure.
N'ayant pas été prévenu, il bondit sur son fauteuil et devint plus rouge qu'une pivoine, lorsque Krauss, ouvrant la porte du salon, dit:
—Mme Cornevin est là, qui demande à voir madame.
Ah! si le digne bourgeois eût su comment fuir, comment s'esquiver!...
—Qu'elle vienne, fit vivement Mme Delorge, qu'elle vienne...
Elle entra, l'infortunée, tenant dans ses bras son dernier enfant, et il n'y avait qu'à la voir pour être sûr que Laurent Cornevin n'avait pas reparu.
Peut-être. M. Ducoudray ne l'eût-il pas reconnue, si on ne l'eût pas nommée, tant elle avait été écrasée par trois semaines de douleur et d'angoisses mortelles.
Celle qu'il revoyait n'était plus que le spectre de cette jeune et robuste mère de famille qu'il avait vue rue Mercadet, ménagère vaillante de cette humble intérieur si brillant de propreté.
Sa maigreur était effrayante, énergiquement accusée par les plis flasques de sa vieille robe d'indienne noire. Tout le sang paraissait s'être retiré de son visage.
Elle avait tant pleuré que ses paupières étaient à vif, et que les larmes avaient tracé comme un sillon livide le long de ses joues...
Quant à l'enfant si rose et si joufflu jadis, le sein maternel s'était tari, il n'avait plus que le souffle...
Cependant, la pauvre femme eut comme un mouvement de joie et d'espérance, lorsqu'en entrant dans ce beau salon elle reconnut son visiteur.
—Ah! M. Krauss!... s'écria-t-elle.
Positivement, l'excellent M. Ducoudray eût voulu être à cent pieds sous terre.
—Vous faites erreur, chère madame, balbutia-t-il; vous vous trompez...
La plus extrême surprise se peignit sur les traits de Mme Cornevin, et timidement, comme si elle eût craint de commettre une maladresse:
[Illustration: Les représentants du peuple étaient chassés du palais par les soldats.]
—Pourtant, monsieur, objecta-t-elle, c'est bien ce nom de Krauss que vous m'avez dit, et même, lorsque vous avez été parti, comme j'avais peur de l'oublier, je l'ai écrit sur un bout de papier...
—Il suffit, interrompit M. Ducoudray, il suffit.
Et, avec la stérile volubilité des gens qui prétendent expliquer une chose inexplicable, il entreprit de justifier ce qu'il appelait un petit malentendu, entassant dans son trouble les raisons et les arguments les plus contradictoires.
Mais qu'importait à Mme Delorge!...
Elle se hâta de l'interrompre d'un geste bienveillant, et, ayant fait asseoir près d'elle Mme Cornevin:
—Ainsi, ma pauvre femme, commença-t-elle, vous êtes toujours sans nouvelles de votre mari?...
—Toujours, madame...
—Avez-vous du moins essayé de vous en procurer?
—Hélas! j'ai fait tout au monde, tout ce que je pouvais...
—Quoi?...
—Eh bien! sachant qu'on s'était battu et qu'il y avait eu bien du monde de tué, j'ai été voir parmi les morts... Je suis allée partout où on avait déposé des cadavres, rue Montorgueil, cité Bergère, à la Morgue... rien. Et ce n'est pas tout, le samedi, qui était donc le 6 décembre, une voisine me dit qu'on avait exposé beaucoup de corps au cimetière Montmartre. J'y ai couru. C'était vrai. Il y en avait bien une centaine, côte à côte, en ligne, enterrés jusqu'aux épaules, de sorte qu'il n'y avait que la tête qui sortait au ras de terre... Même, c'était terrible de voir tous ces visages, tellement bleuis et gonflés, qu'il y en avait de presque méconnaissables... Et cependant, il y avait autour bien des malheureux en peine comme moi, qui allaient de l'un à l'autre... J'ai vu une pauvre dame qui est tombée raide évanouie en retrouvant là son mari... Le mien n'y était pas...
Mme Delorge frissonnait.
—Vous êtes donc bien convaincue, ma pauvre femme, que votre mari est mort?
—On me l'a dit.
—Qui?
—Un monsieur de la police. C'est que, voyez-vous, madame, quand j'ai appris qu'il y avait beaucoup d'hommes arrêtés, plus de vingt mille, à ce qu'on assure, j'ai eu un moment d'espoir. «Si Laurent en était!...» me suis-je dit. Et je pensais que, si on le déportait aux colonies, j'irais avec lui, et que tous deux ensemble nous ne serions pas trop malheureux... Je n'ai donc fait qu'un saut à la préfecture de police, et on m'a adressée à un bureau qui est exprès pour les renseignements... Ce jour-là on a enregistré ma réclamation, et on m'a dit de revenir dans huit jours, qu'on ferait des recherches... Quand je me suis représentée, on n'avait rien trouvé encore... Enfin la troisième fois on m'a répondu que parmi les individus arrêtés, mis en prison ou déportés, il n'y en avait aucun du nom de Cornevin...
Mme Delorge se taisait, réfléchissant.
Ce qui la frappait, c'était la persistance de Mme Cornevin à croire que son mari avait succombé dans la lutte.
Aussi, après un moment:
—Vous pensez donc, lui demanda-t-elle, que votre mari s'est battu?
—J'en suis presque sûre...
—Cependant, lorsque monsieur est allé vous voir, vous lui avez affirmé que jamais Cornevin ne s'était occupé de politique?
—C'est que je ne savais pas tout... Il paraît que, dans ces derniers temps, mon pauvre homme avait fait la connaissance d'une bande de mauvais sujets qui l'ont perdu. Il était toujours exact pour son service, il restait le même avec moi, mais en dessous il complotait avec les autres dans des sociétés secrètes...
—Qui vous a dit cela?
—Un de ses chefs...
—Vous êtes donc allée à l'Élysée?
—Oui, madame, plusieurs fois.
A la physionomie de M. Ducoudray et à la façon dont il avançait la lèvre inférieure, il était aisé de reconnaître combien il tenait pour suspecte l'affirmation de ce chef.
Et encore qu'il se fût bien juré de ne plus se mêler à aucun prix d'une affaire qui avait empoisonné sa vie, emporté par l'habitude:
—Voilà qui ne me semble guère clair, murmura-t-il en se penchant vers Mme Delorge.
Elle ne lui répondit pas.
Pour elle, le moment décisif de cette entrevue était arrivé. C'est donc avec une visible émotion qu'elle poursuivit:
—A votre place, je me serais adressée à un camarade de mon mari, plutôt qu'à un de ses chefs.
—Oh! c'est ce que j'ai fait ensuite, madame. J'ai envoyé demander celui qui était son plus grand ami.
—Eh bien?...
—C'est un brave homme tout à fait, dans le genre du mien, un nommé Grollet. Il était aussi désolé que moi, et quand il m'a vue, il lui est venu des larmes plein les yeux... même il a voulu à toute force que je déjeune avec lui...
—Et quelle est son opinion?...
—Que le chef ne se trompe pas... La veille du 2 décembre, il a entendu mon mari tenir des propos... oh! mais des propos à se faire chasser immédiatement si un supérieur s'était trouvé là...
M. Ducoudray et Mme Delorge échangèrent un coup d'œil, et en même temps:
—Quels étaient ces propos?... interrogèrent-ils.
—Grollet ne me les a pas répétés...
—Il ne vous a pas parlé d'un... duel? demanda Mme Delorge.
—D'un duel?...
—Oui... qui aurait eu lieu dans le jardin de l'Élysée et où un homme aurait été tué?...
—Non...
Suspecter la sincérité parfaite de Mme Cornevin n'était pas possible.
Elle ne savait rien...
Et cependant, Mme Delorge ne pouvait se résigner à renoncer à cet unique et suprême espoir de connaître la vérité.
—Voyons, ma pauvre femme, reprit-elle doucement, rassemblez bien vos souvenirs... La dernière fois que vous avez vu votre mari, il se disposait à venir à Passy pour une commission importante dont on l'avait chargé?
—Oui, madame, et je l'ai déjà dit à monsieur qui est là...
—Il avait à parler à la femme d'un général... Cette femme, c'est moi.
—Oh! je l'avais compris...
—Eh bien! il est impossible qu'il ne vous ait pas dit un mot de cette commission si urgente!...
—Pas un seul, madame, je vous le jure sur la tête de ma petite fille que voici.
—Il ne vous a pas parlé d'un malheureux homme tué dans le jardin de l'Élysée pendant la nuit du 30 novembre au 1er décembre?
Mme Cornevin se souleva sur son fauteuil.
—Qui donc a été tué? interrogea-t-elle.
—Mon mari... le général Delorge.
—Ah! mon Dieu!...
Un profond silence suivit.
Le visage de la femme du pauvre garçon d'écurie trahissait l'effort énorme de sa réflexion... Évidemment elle cherchait à saisir une relation entre la mort du général et la disparition de Cornevin.
—Alors, fit-elle lentement, mon mari aurait assisté à ce duel?...
—Si toutefois il y a eu duel, ce dont nous doutons fort, reprit M. Ducoudray, oubliant ses prudentes résolutions.
Et appuyant sur chaque mot pour lui bien donner toute sa valeur:
—La scène, poursuivit-il, s'est passée aux lueurs d'une lanterne d'écurie, et c'est Cornevin qui tenait la lanterne... Seul, il sait donc la vérité, et si à ses derniers moments le général a prononcé quelques paroles, c'est lui qui les a recueillies...
Mme Cornevin s'était dressée... ses yeux noirs, si mornes l'instant d'avant, étincelaient.
—Ah! je comprends tout! s'écria-t-elle. Oui, je m'explique maintenant la tristesse de Laurent, ses propos dont s'effrayait Grollet, ses répugnances à continuer son service. Il savait tout, et on a eu peur de son témoignage...
Et d'un ton de menace véritablement effrayant:
—Mais qu'il prenne garde, poursuivit-elle, le brigand qui a commis le crime, qu'il veille bien sur lui! Je ne tiens pas à la vie, moi!...
Son exaltation était si grande que Mme Delorge s'en épouvanta.
—Hélas! ma pauvre femme, prononça-t-elle, je suis aussi à plaindre que vous... Notre malheur est semblable...
—Oh! vous... interrompit violemment la femme du pauvre garçon d'écurie, vous...
Mais elle eut honte de son emportement, et se reprenant:
—Si j'étais seule au monde, dit-elle d'un accent plus doux, oui, notre malheur serait le même... Le chagrin aurait bientôt fait fin de moi. Mais j'ai des enfants...
—J'ai des enfants aussi...
—Oui, mais ils sont votre consolation... et les miens sont mon désespoir. Les vôtres auront toujours le nécessaire... tandis que les miens!... C'était le travail de Laurent qui nous faisait vivre, les petits et moi, pauvrement, mais honnêtement... Lui manquant, tout nous manque. Il faut du pain pour vivre. Où en prendre? Est-ce moi qui gagnerai du pain, fût-ce du pain noir, pour six que nous sommes à la maison? En travaillant nuit et jour, sans arrêter, je n'y arriverais pas. Comment donc faire? Irai-je me faire inscrire au bureau de bienfaisance? Oui, et je crois que je serai admise. Mais il faudra des démarches, des allées, des venues, du temps enfin. Et jusque-là? Si le boulanger cesse de me faire crédit, que répondrai-je aux enfants quand ils me diront: «Maman, à manger, j'ai faim?...» Irai-je donc mendier de porte en porte avec les petits pendus à mes jupes, comme j'en vois? Je ne saurais pas. Faudrait-il voler? Je ne pourrais pas. Je sais bien qu'il y en a qui se vendent... mais c'est plus fort que moi, je n'en aurais pas le courage!...
De grosses larmes roulaient, silencieuses, le long des joues de Mme Delorge.
Elle qui, le matin encore, s'estimait la plus misérable des créatures humaines!... qu'étaient ses souffrances, comparées aux tortures indicibles de cette infortunée?...
Elle se leva donc brusquement, et lui prenant les mains:
—Rassurez-vous, lui dit-elle. Moi vivante, vous ne manquerez de rien. Tant que mes enfants auront un morceau de pain, il y en aura la moitié pour les vôtres.
Mais Mme Cornevin se dégagea doucement, et avec un sourire d'une tristesse navrante:
—Oh! vous êtes bien bonne, madame, balbutia-t-elle, vous êtes trop bonne...
Il était clair qu'elle ne croyait pas.
Il était évident que ces promesses lui paraissaient de celles qu'on fait tous les jours, que la compassion arrache et qu'on oublie le lendemain.
Mme Delorge comprit cela, et, d'un accent solennel:
—Je vous jure, insista-t-elle, et par la mémoire de mon mari, que mon aide jamais ne vous fera défaut, tant que vous en aurez besoin... Jamais je n'oublierai que, si votre mari a disparu, c'est peut-être parce qu'il avait à me rapporter l'adieu suprême du mien. Je ferai plus: si vous voulez me confier l'aîné de vos fils, il sera élevé avec le mien et comme le mien...
Une fois de plus, l'excellent M. Ducoudray devait être emporté par la situation.
—Comptez sur moi aussi, ma pauvre femme, s'écria-t-il, la larme à l'œil... Comptez sur moi...
La malheureuse ne doutait plus.
Elle se laissa glisser aux genoux de Mme Delorge, et lui embrassant les mains:
—Merci! balbutia-t-elle, merci pour les enfants... C'est la vie que vous nous sauvez... Hélas! nous ne pourrons jamais reconnaître tant de bontés.
—Qui sait? fit Mme Delorge.
Et d'un ton pensif:
—Un jour peut venir où l'occasion se présenterait de venger mon mari et le vôtre!...
D'un bond, Mme Cornevin fut debout, l'œil enflammé de haine et toute vibrante d'énergie.
—Ce jour-là, madame, s'écria-t-elle, appelez-moi. Et quoi qu'il faille faire, entendez-moi bien, je le ferai. Et les enfants aussi seront prêts à donner leur vie. Ils sauront comment ils ont perdu leur père, et pas un jour ne se passera sans que je leur rappelle qu'il faut que justice soit faite...
Elles étaient debout, l'une devant l'autre, la main dans la main, et entre ces deux femmes si malheureuses, entre la veuve du pauvre garçon d'écurie et la veuve du général, c'était un pacte de haine qui se jurait.
M. Ducoudray en frémit, regrettant ses bons mouvements de tout à l'heure.
—Car elles sont aussi folles l'une que l'autre, pensait-il, et moi je suis vraiment bien malheureux d'être si impressionnable et si peu maître de moi!...
C'est pourquoi, dès que Mme Cornevin se fut retirée, emportant le premier trimestre d'une rente de douze cents francs, le digne bourgeois prit texte de l'ignorance de cette infortunée pour conjurer une fois encore Mme Delorge de ne rien tenter.
Elle ne discutait plus avec lui, elle parut presque l'approuver, mais dès le lendemain, de bon matin, elle se faisait conduire rue des Saussayes, chez le docteur Buiron.
Il n'était pas sorti, et dès qu'elle entra, il la reconnut.
—Madame Delorge!... s'écria-t-il.
Et tout aussitôt, il se mit à l'accabler de prévenances, dissimulant ainsi son embarras, et préparant peut-être ses réponses, car il était trop fin pour ne pas soupçonner le but de cette visite matinale.
Mais elle coupa court à ces politesses affectées, et posément:
—J'ai l'intention, monsieur, lui dit-elle, de déposer une plainte au parquet, et de provoquer une enquête... Mon mari, vous le savez, a été assassiné.
Il fit un saut en arrière, à ce mot, et vivement:
—Pardon! pardon! bredouilla-t-il, je ne sais rien, moi...
Eh bien! Mme Delorge ne fut pas surprise.
Les aménités outrées de l'accueil du docteur Buiron lui avaient fait pressentir quelque chose de semblable.
—Cependant, monsieur, la relation que vous avez écrite des événements prouverait, au besoin, qu'ils vous ont paru fort étranges...
Autant Mme Delorge était pâle et froide, autant le médecin était rouge et animé.
—Je ne sais trop, madame, interrompit-il, jusqu'à quel point vous avez le droit d'invoquer cette relation que j'avais confiée à la discrétion de M. Ducoudray!... Mais n'importe! Que prouve-t-elle? Que j'ai été très impressionné des incidents de cette nuit si douloureuse pour vous. Depuis, j'ai réfléchi, et j'ai reconnu l'inanité de mes conjectures. Rien de plus naturel, de plus simple, de plus...
Il balbutiait, il se tut, écrasé positivement sous le regard terrible d'ironie et de mépris de Mme Delorge.
—Parleriez-vous ainsi, monsieur, prononça-t-elle, si le coup d'État du 2 décembre n'eût pas réussi?...
—Madame! fit-il, comme s'il eût été révolté de l'accusation, madame!...
Puis, brusquement, prenant son parti, et sautant, comme on dit, à pieds joints dans la boue:
—Eh bien! oui, s'écria-t-il, les événements ont changé mon point de vue. Cette affaire est toute politique. Suis-je un homme politique, pour m'en mêler? Je suis jeune, je débute dans la vie, je ne possède aucun patrimoine et j'ai une mère à soutenir. Pourquoi me créer des ennemis? Arriver est assez difficile sans se créer des difficultés...
Mme Delorge s'était levée.
—C'est votre dernier mot, monsieur? demanda-t-elle d'un ton glacial.
—Oui, madame.
—Adieu alors... Je ne vous adresserai pas de reproches; c'est un soin que je laisse à votre conscience.
Et elle sortit... Son cœur se soulevait de dégoût.
—Quel misérable!... pensait-elle. A-t-il peur? A-t-il été acheté par le meurtrier de mon mari?... Qui saurait le dire!...
Cependant elle ne se décourageait pas, et plus résolue que jamais à provoquer une enquête, elle remonta dans la voiture qui l'avait amenée, et se fit conduire rue Jacob, chez un avocat, Me Roberjot, qui avait autrefois plaidé une affaire pour le général.
Jeune,—il venait d'avoir trente ans,—bien posé dans le monde, assez riche pour pouvoir trier ses causes, M. Sosthènes Roberjot était de ces avocats dont la place est d'avance marquée à la Chambre, et qui en attendant font du dos de leurs clients le tambour de leur renommée naissante.
Fort bien de sa personne, il ne manquait pas de talent, lançait heureusement le mot et n'arrondissait pas plus mal qu'un autre une période à effet. Il brillait surtout par un flair de premier ordre qui jusqu'alors l'avait bien servi.
Il s'était retiré sous sa tente, depuis le 2 décembre, attendant les événements, cherchant ce qui lui serait le plus avantageux: d'attacher son canot au vaisseau tout neuf du gouvernement, ou d'arborer l'étendard de l'opposition.
Me Roberjot ne fut pas maître de l'étonnement que lui causa la visite de Mme Delorge et, tout en lui avançant un fauteuil de chêne sculpté, il ne cessait d'attacher sur elle des regards gros de questions.
C'est donc avec la plus extrême attention qu'il l'écouta, et lorsqu'elle lui eut exposé la situation:
—Je dois vous déclarer, madame, commença-t-il, que vos conjectures doivent être exactes. Vos explications éclairent d'un jour tout nouveau cette obscure et mystérieuse affaire du général Delorge...
Elle le regardait d'un air de stupeur.
—Comment! d'un jour tout nouveau?... interrogea-t-elle. Vous en aviez donc déjà entendu parler, monsieur?
A plusieurs reprises il baissa la tête:
—Oui.
Cette circonstance devait paraître à la pauvre femme une raison d'espérer.
—On s'en préoccupe donc? demanda-t-elle encore.
—On s'en est occupé, du moins. Non pas dans le gros public, tout ahuri par les derniers événements, mais dans le monde où je vis, et où toujours quelque chose transpire de tout ce qui arrive à Paris... Mais je ne sais trop si je dois vous répéter ce que j'ai entendu dire...
—Vous le devez, monsieur.
Il parut se recueillir, et lentement:
—Tout d'abord, madame, reprit-il, je vous déclare que je reconnais maintenant absolument fausses les diverses versions qui ont couru de la mort de votre mari. On a commencé par dire qu'il s'était suicidé...
—Lui!... Et pourquoi? grand Dieu!
—Ah! voilà! On prétendait qu'il avait pris des engagements très compromettants de divers côtés, qu'il avait écrit certaines lettres... très imprudentes; qu'il jouait un jeu double en un mot, et que, menacé d'être démasqué publiquement, il avait perdu la tête et s'était passé son épée au travers du corps...
Mme Delorge s'était levée.
—Mais c'est une infâme calomnie! s'écria-t-elle. Quel misérable a pu inventer et répandre une telle infamie?
—Eh! madame, sait-on jamais l'auteur des mille calomnies qui chaque jour circulent dans Paris!
—Quelles sont les autres versions, monsieur?...
—D'après une autre, le général Delorge aurait succombé dans un duel, dont le motif était... une question d'argent. Une forte somme avait, disait-on, disparu du cabinet du président de la République.
Deux larmes de douleur et de colère jaillirent des yeux de Mme Delorge.
—Assez! monsieur, interrompit-elle, assez!... je ne saurais en entendre davantage. D'où partent ces bruits? je le devine maintenant. Assassiner mon mari ne suffit pas, on veut déshonorer sa mémoire. Mais elle ne le sera pas, j'écrirai aux journaux...
[Illustration:—C'est lui! s'écria-t-elle... C'est lui!]
Me Sosthènes Roberjot hochait la tête.
—Hélas! madame, fit-il, je doute que vous trouviez un journal qui consente à insérer votre lettre.
Cependant, sur les instances de la pauvre femme, il consentit à la conduire près d'un journaliste qui faisait profession de haïr d'une haine implacable tous les nouveaux gouvernements.
C'est avec des imprécations terribles qu'il écouta le récit de Mme Delorge; mais quand elle eut fini, il lui avoua que les journaux étaient, sous peine de mort, condamnés au silence, qu'une allusion à cette affaire compromettrait l'existence de son journal... Or il était propriétaire, s'il était homme d'opposition; il avait des opinions, mais il avait aussi des actionnaires.
Bref, il ne pouvait rien.
—Voilà donc les hommes! se disait Mme Delorge en regagnant Passy...
Et cependant, le lendemain, sa plainte fut déposée au parquet.
X
Lorsqu'une plainte a été déposée au parquet en bonne et due forme, par une personne ayant, selon l'expression de la loi, capacité;
Quand cette plainte a été remise toute rédigée, signée et paraphée à chaque feuillet par le plaignant et par le magistrat qui l'a reçue;
Après qu'un acte de réception en a été délivré, rappelant la date du jour et l'heure du dépôt;
Il est moralement et matériellement impossible qu'il n'y soit pas donné suite, et qu'elle ne provoque pas une enquête.
Or, la plainte de Mme Delorge était bien en règle, et même, sur le conseil de Me Roberjot, elle s'était portée partie civile.
Car décidément le jeune avocat avait épousé la cause de la veuve du général Delorge.
Cette ténébreuse affaire avait mis fin à ses perplexités, et avait été comme le grain de plomb qui fait pencher le plateau d'une balance.
Me Sosthènes Roberjot appartenait désormais à l'opposition.
Aussi est-ce avec le soin le plus extrême, et non sans une habile perfidie, qu'il avait rédigé cette plainte contre cet inconnu que la loi appelle «un quidam», et dont la recherche, précisément, est demandée à la justice.
Toutes les circonstances propres à démontrer qu'un crime avait été commis, il les avait groupées en un réquisitoire, insistant sur ce fait que l'épée du général n'avait pas servi à un duel, produisant comme une preuve accablante la disparition du malheureux Cornevin.
Et à la fin seulement, pour que la justice ne s'égarât pas, il nommait M. le comte de Combelaine, en une petite phrase bien innocente en apparence, plus terrible, en réalité, qu'une accusation formelle.
—Et maintenant, avait-il dit à Mme Delorge, toutes les herbes de la Saint-Jean y sont... nous n'avons plus qu'à attendre.
Elle n'attendit pas longtemps.
Sa plainte avait été déposée un mardi: dès le mercredi elle en eut des nouvelles par l'excellent M. Ducoudray, qui lui arriva sur les cinq heures du soir, tout de noir habillé, comme pour un enterrement, et la figure bouleversée.
—Voilà les persécutions qui commencent, lui cria-t-il dès le seuil, et avant même de la saluer; je sors du Palais de Justice...
Mme Delorge rougit légèrement.
Redoutant les éternelles remontrances de son vieux voisin, et peut-être quelque discussion pénible, elle ne l'avait pas averti de sa démarche.
—C'est hier, poursuivait-il, pendant mon dîner, que j'ai reçu une assignation à comparaître par devant M. le juge d'instruction. Dois-je l'avouer? J'ai été fort troublé pour le moment. La justice m'a toujours fait peur. Cependant, comme il n'y avait pas à hésiter ni à faire défaut, j'en ai pris mon parti. J'étais convoqué pour ce matin, onze heures... A dix heures précises, je sortais de chez moi... A onze heures moins trois minutes, j'arrivais à la galerie des juges d'instruction, et je priais un huissier de m'annoncer...
Selon son habitude, le digne bourgeois rapportait tout à lui, et faisait de sa personne le pivot de tous les événements...
Mais Mme Delorge y était trop habituée pour essayer même de l'interrompre.
—On m'annonça, poursuivit-il, et je me trouvai en présence du juge d'instruction. C'est un homme de ma taille, rouge de poil, avec une raie bien tirée au milieu de la tête et de grands favoris lui descendant sur la poitrine; la figure très longue, pâle, avec un gros nez, des lèvres minces comme une feuille de papier et des yeux d'un bleu terne. Je ne sais pas s'il répondit à mon salut. Le sûr, c'est qu'il me toisa pendant une bonne minute, jusqu'à me faire monter le rouge aux joues. Après quoi, il me demanda mon nom, mon âge, ma profession, puis tout à coup: «Que savez-vous, me dit-il, de la mort du général Delorge?...» C'était donc mon tour. Je le toisai, moi aussi, et croisant les bras: «Je sais, répondis-je, qu'il a été lâchement assassiné!...»
Mme Delorge tressauta sur son fauteuil, et c'est d'un air d'ébahissement immense qu'elle considéra son vieux voisin.
Elle doutait presque du témoignage de ses sens.
—Vous avez répondu cela!... fit-elle.
—Mon Dieu! oui, tout net... Ah! je sais bien ce que vous pensez, chère madame: Vous vous dites: «Ce n'est pas possible, on m'a changé mon père Ducoudray!» Non! c'est toujours le même. Je ne suis pas un héros, moi, je tiens à mon repos, et même je suis un peu poltron... mais j'ai le sang vif, je me monte, je me monte... et quand je suis parti, rien ne m'arrête plus... Après, dame! c'est une autre histoire; j'ai des regrets. Mais on ne se refait pas. J'ai passé la moitié de ma vie à me fourrer bravement dans de mauvaises affaires, et l'autre à trembler de peur de m'y être fourré...
M. Ducoudray avait du moins ce rare avantage de ne se point abuser sur son compte.
Satisfait de l'explication qu'il venait de donner à Mme Delorge:
—Positivement, reprit-il, ma réponse ne parut pas enchanter le juge d'instruction. Il me lança un mauvais regard, et d'un ton à donner la chair de poule: «Vous vous avancez beaucoup, monsieur!» me dit-il. Moi, pour un boulet de canon, je n'aurais pas reculé: «Si je m'avance, répliquai-je sèchement, c'est que j'ai des preuves.» Il fit seulement: «Ah!...» Puis, ayant consulté quelques paperasses: «Voyons ces preuves,» ajouta-t-il. Ah! il n'eut pas besoin de le répéter deux fois, et tout ce que je sais, et tout ce que je ne sais pas, je me mis à le lui débiter carrément. J'allais si vite qu'à tout moment il était obligé de m'arrêter, pour laisser à son greffier le temps d'écrire... car tout ce que je disais était aussitôt couché sur le papier.
Il semblait au digne bourgeois qu'il était encore dans le cabinet du juge...
Il s'animait, il gesticulait, et son chapeau le gênant, il campa son chapeau sur sa tête, de côté, en mauvais garçon.
—Quand j'eus achevé, continua-t-il, le juge parut réfléchir, puis froidement: «—Dans tout ceci, monsieur, prononça-t-il, je vois très clairement votre opinion personnelle, mais je n'aperçois aucune preuve de nature à guider l'action de la justice!...» Je bondis à ces mots: «—Comment, vous ne distinguez pas de preuves?» m'écriai-je. Et je recommençais mon énumération, quand il m'arrêta. «—Il suffit, déclara-t-il, je suis éclairé.» C'était trop fort! Son affectation de sang-froid m'exaspérait. C'est pourquoi, perdant la tête: «—Ce qui m'étonne, m'écriai-je, c'est que la veuve du général Delorge ait été obligée de déposer une plainte!... Ce qui me dépasse, c'est que la justice n'ait pas ordonné une information, quand elle a reçu le procès-verbal du commissaire de police de Passy... car, enfin, il a dû faire un rapport, ce commissaire de police!...» Dame! mon homme fronçait le sourcil. «—Qui vous dit, interrompit-il, qu'une enquête n'a pas été commencée?...» Mais ce n'est pas moi qu'on endort avec des sornettes pareilles. Prenant donc mon air le plus ironique: «—Commencée, répliquai-je, c'est possible... Il est fâcheux que les événements politiques l'aient arrêtée court.» Cristi! le juge se dressa en pied: «—Que voulez-vous dire? s'écria-t-il.—Rien, répondis-je, toujours goguenardant, rien... sinon que, sans le succès du coup d'État, le meurtrier de mon ami le général serait sans doute à l'ombre à l'heure qu'il est...»
Le digne bourgeois, sur ces mots, poussa un soupir énorme...
Il hocha sinistrement la tête, et laissant tomber ses bras le long de son corps d'un air désolé:
—Car j'ai dit cela, poursuivit-il, je l'ai dit textuellement, et même j'ai eu comme un frisson en m'entendant parler ainsi. Par exemple, le coup avait porté. Le masque de glace de mon homme tomba, et d'un ton menaçant: «—Prenez garde! monsieur Ducoudray, prononça-t-il, en scandant toutes ses syllabes, prenez garde!... il est des peines pour les imprudents qui manquent au respect dû à la justice...» Hum! j'aurais bien eu quelques petites choses à répondre... mais ce juge vous avait des yeux... brrr!... Puis j'entendais dans le corridor sonner les bottes lourdes des gendarmes. Je me tus donc, baissant la tête, car je craignais l'éloquence de mes regards, et après un moment: «—Monsieur Ducoudray, reprit le juge, sachez qu'il n'est pas de puissance humaine capable d'entraver l'action de la justice... Je décernerais à l'instant un mandat d'amener contre le chef de l'État lui-même, si je le savais coupable!...» En moi-même, je pensais: «—Farceur!... ça se dit, ces choses-là, mais ça ne se fait pas!...» Seulement, je jugeai prudent de garder ma réflexion pour moi. On me relut ma déposition, dont l'audace me fit frémir, et quand je l'eus signée: «—Vous pouvez vous retirer, me dit le magistrat, et tâchez de mesurer vos paroles... Rappelez-vous que nous avons l'œil sur vous...» Je saluai... et me voilà.
Mme Delorge s'était levée.
Elle tendit la main à son vieux voisin, et d'une voix émue:
—Vous êtes un honnête homme, monsieur Ducoudray, prononça-t-elle, et un bon ami... Pardonnez-moi d'avoir douté de vous, de vous avoir mal jugé...
Mais c'est à peine s'il effleura du bout des doigts cette main qui lui était tendue, et secouant mélancoliquement la tête:
—Vous me jugiez bien, murmura-t-il... Vous ne me devez, pour ce que j'ai fait, aucune reconnaissance. C'est le sang qui m'a monté au cerveau... Si j'avais eu mon calme, comme en ce moment... Enfin, ce qui est dit est bien dit, et il n'y a pas à le nier, puisque c'est écrit et signé. Me voilà ennemi déclaré du gouvernement, on a l'œil sur moi... Faire de l'opposition, c'était charmant, du temps de Louis-Philippe, on n'en était que mieux vu... Tandis que maintenant...
Il demeura pensif un moment et agité d'une sorte de tremblement nerveux, jusqu'à ce que tout à coup:
—Eh bien! soit... On veut me pousser à bout... je ne reculerai pas d'une semelle. Et la preuve, c'est que j'irai ce soir même chez Mme Cornevin. Ce sera un sujet de rapport pour les espions dont je vais être entouré. Oui, j'irai, mille diables! Et je lui porterai des secours. Et puisque vous, madame Delorge, vous vous chargez de l'aîné des fils de cette pauvre femme, moi, Ducoudray, je prends à mon compte l'éducation du cadet... C'est dit, c'est conclu, ce sera. Et vous pouvez m'en croire, je ne ferai pas de ce garçon un admirateur du coup d'État du 2 décembre...
Il se faisait tard, cependant...
Mme Delorge voulait retenir l'honnête bourgeois, mais il refusa obstinément.
—On m'attend chez moi, objecta-t-il, puis il faut que j'aille à Montmartre.
S'il fût resté seulement dix minutes de plus, il eût vu arriver à l'adresse de Krauss une citation pour le lendemain...
Une citation!... Ce chiffon timbré devait effrayer le digne serviteur plus qu'une douzaine de fusils braqués contre sa poitrine.
Vite il courut la porter à Mme Delorge.
—Que dois-je faire? demandait-il. Que faudra-t-il répondre?
Mme Delorge lui eût dit de déclarer qu'il avait vu de ses yeux M. de Combelaine assassiner le général, qu'il l'eût fait sans hésitation ni remords...
—Vous répondrez la vérité, Krauss, ordonna-t-elle, et rien que la vérité, selon que vous inspirera votre conscience...
—Madame peut être tranquille.
—Surtout, ne vous laissez pas intimider.
—Je n'aurai pas peur... Je songerai qu'il faut que l'assassin de mon général soit puni.
Cependant il n'était rien moins que rassuré, le lendemain, lorsqu'il partit pour le Palais de Justice.
Et lorsqu'il reparut le soir, il semblait on ne peut plus triste et abattu.
—Que vous a-t-on dit, Krauss?... lui demanda Mme Delorge, qui attendait son retour avec une anxiété fébrile.
—Presque rien...
—Avez-vous parlé de l'épée?
—Le juge ne m'a parlé que de cela tout le temps... Il avait fait venir des fleurets, et, pour bien se rendre compte, il a voulu se mettre en garde en face de moi. Il prétendait qu'un combat peut avoir lieu sans que les épées se touchent, et il essayait de me le prouver... Moi, naturellement, je lui ai prouvé le contraire...
Mme Delorge eut un tressaillement.
—Et alors, qu'a-t-il dit?
—Alors, il a sonné, et deux messieurs sont entrés, que j'ai reconnus pour deux maîtres d'armes... Il leur a remis à chacun un fleuret et leur a posé les mêmes questions qu'à moi... Après bien des discussions, ils ont déclaré que, dans un duel régulier, il est impossible que les fers ne se touchent pas, mais que cela peut arriver dans un combat imprévu où deux adversaires furieux mettent en même temps l'épée à la main...
—Soit... Mais que pense le juge de l'impossibilité où était mon mari de se servir du bras droit?
—Il m'a dit que c'était une question réservée...
Mme Delorge ne savait plus que penser... Ces investigations éloignaient toute idée d'un parti pris, et cependant, d'après ce que M. Ducoudray lui avait dit de ce juge:
—Mon Dieu! se disait-elle, ne m'interrogera-t-il donc pas, moi?...
C'est que sa conviction était absolue, inébranlable.
—Que ce juge d'instruction m'entende seulement dix minutes, répétait-elle, et il ne restera pas dans son esprit l'ombre d'un doute.
—Mais il ne vous entendra pas, soutenait M. Ducoudray. A quoi bon! C'est une affaire toute politique. Nous sommes parmi les vaincus, tant pis pour nous...
Le vendredi suivant, Mme Delorge à son tour recevait une assignation qui la citait à comparaître le lendemain à une heure très précise... Même un paragraphe spécial lui recommandait d'amener son fils.
Pourquoi?... Quel renseignement espérait-on obtenir d'un enfant de onze ans? Se flattait-on d'arracher à sa simplicité quelque déposition contre son père?
Cette préoccupation empêcha la malheureuse veuve de s'endormir, et sa nuit se passa à récapituler toutes les circonstances de la mort de son mari, à les coordonner et à en former comme un faisceau de preuves, démontrant jusqu'à l'évidence, estimait-elle, qu'un crime avait été commis.
Mais les circonstances étaient trop graves pour qu'elle ne souhaitât pas un conseil.
Le samedi matin donc, elle se mit en route bien avant l'heure, avec son fils, et avant de se rendre au palais de justice, elle fit arrêter sa voiture rue Jacob, à la porte de Me Sosthènes Roberjot.
Le valet de chambre qui vint lui ouvrir lui répondit que Me Roberjot était bien chez lui, mais qu'il était en grande conférence avec des messieurs, des journalistes et d'anciens représentants.
—N'importe! dit-elle, prévenez-le... j'attendrai.
Le domestique, n'y voyant pas d'inconvénient, la fit entrer et la laissa seule avec Raymond, dans une petite pièce qui servait de salle d'attente.
Une mince cloison séparait cette pièce du cabinet de l'avocat, et la porte étant entre-bâillée, Mme Delorge ne pouvait pas ne pas entendre ce qui se passait de l'autre côté.
On y discutait fort chaudement.
Et à tout moment revenaient, dans la discussion, ces grands mots de «résistance, d'opposition constitutionnelle, de revendications de la liberté, des droits imprescriptibles du peuple...»
Il était évident que Me Roberjot s'occupait des élections prochaines et posait les bases de sa candidature...
Au milieu de tels soucis, daignerait-il se souvenir d'un client? C'était douteux. Non, pourtant. Il ne tarda pas à congédier ses amis politiques, et l'instant d'après il parut, s'excusant près de Mme Delorge de l'avoir fait attendre...
A peine sut-elle lui répondre, tant sautait aux yeux la métamorphose qui en huit jours s'était opérée en lui.
A l'avocat qu'elle avait vu la première fois, heureux de la vie, satisfait du présent et sans souci d'avenir, l'homme politique succédait.
Il avait dû s'exercer à prendre la physionomie de son rôle, et il n'avait pas trop mal réussi.
Il semblait vieilli de dix ans. Son front s'était plissé, le sourire s'était envolé de sa lèvre charnue. Quelques coups de ciseaux donnés à sa barbe et à ses cheveux par un perruquier habile avaient mis son visage d'accord avec ses opinions.
Lui, si soigné jadis, il avait dû rechercher dans sa garde-robe des vêtements usés et hors de mode, des vêtements de déshérité...
De toute sa personne se dégageait ce mot: ambition!
Il n'y avait que son œil dont il n'avait pu corriger l'expression, qui riait toujours et qui semblait se moquer des longues et creuses phrases qui sortaient de la bouche...
Cependant, il se hâta de faire passer Mme Delorge dans son cabinet, et ayant pris la citation qu'elle lui présentait, il se mit à la parcourir...
Presque aussitôt ses sourcils se froncèrent.
—Hum! grommelait-il, comme s'il eût répondu à certaines objections de son esprit, c'est à Barban d'Avranchel que nous avons affaire...
Ce nom, que Mme Delorge avait lu au bas de la citation, était celui du juge d'instruction devant qui elle allait comparaître.
—Est-ce donc une chance malheureuse pour moi, monsieur? demanda-t-elle avec inquiétude.
—Je ne sais, répondit Me Roberjot...
Et après un moment de réflexion:
—M. Barban d'Avranchel, continua-t-il, est certainement un orléaniste. Il doit être furieux du coup d'État.
—En ce cas, monsieur, il me semble...
—Oh! attendez, madame, avant de vous réjouir... L'ambition peut amener une conscience à d'étranges compromis... Cependant M. d'Avranchel passe pour un homme d'une probité antique...
—Que puis-je souhaiter de mieux?...
L'avocat branlait la tête.
—Le danger est ailleurs, prononça-t-il. Comme magistrat, M. Barban d'Avranchel est peu et mal connu. Étant froid et raide comme un verrou de prison, il a joui jusqu'ici de la respectueuse estime que nous autres, Français, nous accordons sans examen à tous les hommes graves et taciturnes. Mais est-ce un juge d'instruction habile?... D'aucuns le prétendent. Moi je jurerais que ce n'est qu'un solennel imbécile à qui on ferait voir des étoiles en plein midi... Nous en avons quelques-uns comme cela dans la magistrature...
Mme Delorge sentait son cœur se serrer.
De tous les malheurs, il n'en est pas de pire que de dépendre d'un homme inintelligent, entêté d'opinions préconçues...
—Une autre chose encore me tourmente, monsieur, reprit-elle; cet ordre d'amener mon fils. Il est si aisé de tirer parti du propos inconsidéré d'un enfant...
—Oh! ceci n'est rien, fit l'avocat.
Et examinant le jeune garçon, dont l'œil brillait d'intelligence:
—Monsieur Raymond, ajouta-t-il, est déjà trop fin pour M. d'Avranchel... Je vais d'ailleurs lui faire la leçon...
Il lui prit les mains en lui disant cela, et l'attirant près de son fauteuil:
[Illustration:—Je le jure!...]
—Êtes-vous brave, mon petit ami? demanda-t-il.
—Je ne suis pas peureux, monsieur.
—Alors, tout ira bien. Un interrogatoire, voyez-vous, ne doit effrayer que les gens qui ont quelque chose à cacher.
Me Roberjot était redevenu lui-même et, son regard allant de Mme Delorge à Raymond, il était aisé de comprendre que c'était pour la mère, encore plus que pour le fils, qu'il parlait.
—Donc, poursuivit-il, ne vous troublez pas quand vous serez en présence du juge, et, au lieu de baisser les yeux, regardez-le bien en face. Écoutez attentivement ses questions et, avant d'y répondre, prenez le temps de réfléchir... Si vous ne les comprenez pas parfaitement, faites-les répéter... N'allez jamais au devant, attendez... Et que vos réponses soient aussi concises que possible. Quand on vous demandera une chose dont vous êtes sûr, dites oui ou non, sans phrases, sans détails oiseux. Si vous doutez, dites simplement: «Je ne sais pas.» Point de si, ni de mais, ni de suppositions. Des affirmations, toujours. Et surtout, évitez les controverses et les discussions...
C'est munis de ces enseignements d'un maître que Mme Delorge et son fils arrivèrent au Palais de Justice.
Dès qu'elle eut montré sa citation à l'huissier de service à l'entrée:
—Veuillez me suivre, madame, lui dit poliment cet homme, M. Barban d'Avranchel vous attend.
Ainsi elle était l'objet d'attentions spéciales, d'une faveur... Était-ce d'un heureux ou d'un sinistre augure?... Pour les condamnés aussi, on a des ménagements particuliers...
Telles étaient ses pensées, lorsqu'elle entra dans le cabinet du juge d'instruction.
La pièce était petite et triste. Un méchant tapis recouvrait le carreau. En face de la porte était un bureau d'acajou, et à droite une étroite table où écrivait le greffier.
Près de la cheminée, un homme se tenait debout, le juge, M. Barban d'Avranchel...
Comment M{me} Delorge ne l'eût-elle pas reconnu, après le portrait qui lui en avait été tracé par M. Ducoudray et par Me Roberjot?
Il s'inclina tout d'une pièce, et montrant un fauteuil à Mme Delorge et une chaise à Raymond, il tint rivés sur eux, pendant plus d'une minute, ses yeux mornes et sans expression.
Enfin:
—Vous êtes Mme veuve Delorge, née de Lespéran? demanda-t-il à la pauvre femme.
—Oui, monsieur.
—Veuillez me dire vos noms de fille et de femme, vos prénoms, votre âge, la date et le lieu de votre mariage, combien vous avez d'enfants, et la date de leur naissance.
Puis se retournant vers son greffier:
—Écrivez, Urbain, lui dit-il.
M. d'Avranchel avait regagné son fauteuil; tant que durèrent ces préliminaires obligés de tout interrogatoire, il ne prononça pas une syllabe.
Mais dès que Mme Delorge eut donné les dernières indications:
—Approchez-vous, mon petit ami, dit-il à Raymond... là, devant moi.
Et le jeune garçon ayant obéi:
—Votre papa, commença-t-il, souffrait donc beaucoup d'un bras?
Placé de façon à ne pas voir sa mère, Raymond, instinctivement, se retourna vers elle... mais le juge le rappela:
—Ce n'est pas dans les yeux de votre maman, prononça-t-il, que vous devez chercher vos réponses, mais bien dans votre mémoire... Vous m'avez entendu: parlez.
—Eh bien! monsieur, papa souffrait beaucoup du bras droit.
—Comment le savez-vous?
—Il lui était impossible de s'en servir... Quand il me donnait des leçons d'armes, c'était toujours du bras gauche.
—N'était-ce pas pour vous apprendre à vous défendre, au besoin, contre un gaucher?... C'est difficile, dit-on. Peut-être était-il gaucher lui-même?...
—Non, monsieur, j'en suis sûr.
—Et pourquoi?...
Le jeune garçon réfléchit un moment. Il n'oubliait pas les conseils de Me Roberjot.
—J'en suis sûr, répondit-il lentement, parce que cinq ou six fois papa a voulu se forcer et tenir le fleuret de la main droite, mais toujours il a été forcé de le reprendre de l'autre, en disant: «Je ne peux pas, ça me fait trop de mal!»
—Très bien!... Se mettre en garde et manœuvrer le fleuret du bras droit lui était une cruelle souffrance.
—C'est cela.
Où tendait le juge, Mme Delorge ne le comprit que trop, et vivement:
—Permettez-moi, monsieur, commença-t-elle, de vous expliquer...
Mais, non moins vivement, le juge l'interrompit.
—Je vous prie, madame, de garder le silence, c'est votre fils que j'interroge et non vous.
Et revenant à Raymond:
—Donc, reprit-il, voici le fait: votre papa ne se servait pas habituellement du bras droit, parce qu'il en souffrait. Mais rigoureusement et en surmontant une certaine douleur, il eût pu s'en servir...
La conclusion, le jeune garçon la devinait... Il lui parut que le juge tirait de ses réponses un sens qui ne s'y trouvait pas. Aussi, se révoltant:
—Je n'ai pas dit cela, monsieur, fit-il.
—Ah!...
—Je n'ai pas dit que papa s'était servi de son bras devant moi, j'ai dit qu'il avait essayé de s'en servir et qu'il ne l'avait pas pu, ce qui n'est pas la même chose.
M. Barban d'Avranchel gardait le silence. Il feuilletait des papiers placés sur son bureau.
Quand il eut trouvé ce qu'il cherchait, il fit signe à Raymond de regagner sa place, et s'adressant à Mme Delorge:
—Votre domestique, madame, reprit-il, le sieur Krauss, m'a dit que les douleurs que ressentait au bras le général étaient plus ou moins vives, selon les saisons.
—Cela est vrai, monsieur, et aussi selon la température. Ainsi, le jour où mon mari a été... tué, il souffrait plus que d'ordinaire.
—Et la preuve, ajouta Raymond, c'est que le matin même nous avons tiré le pistolet, et qu'il ne pouvait même pas soulever son arme de la main droite.
Si peu expérimentée que fût Mme Delorge, elle voyait bien que cette question était, comme on dit au palais, le nœud de l'affaire, et que de sa solution, en un sens ou en l'autre, dépendait la décision du magistrat.
Se hâtant donc d'intervenir:
—Lorsque sur ma demande, dit-elle, le commissaire de police est venu chez moi, il était accompagné d'un médecin qui a examiné le corps de mon mari... Ce médecin a dû voir les blessures que le général Delorge avait reçues au bras, à cette bataille d'Isly, où il fut, pour son courage, porté à l'ordre du jour de l'armée.
—Il les a vues, madame, répondit le juge, il les a même décrites, et je vais vous donner lecture de ce passage de son rapport... Il tira, en effet, un papier d'un dossier volumineux et lut:
«...Au bras droit, trois cicatrices déjà anciennes, provenant de blessures d'armes blanches, et qui doivent gêner les mouvements, sans qu'il soit possible de déterminer jusqu'à quel point.»
Mme Delorge eut un geste indigné.
—Et c'est là tout!... s'écria-t-elle. Mais, monsieur, ces cicatrices étaient effroyables... Il y en avait une qui, partant de l'épaule, descendait jusqu'à la saignée... Ah! que ne les avez-vous vues!... Je demanderai, s'il le faut, l'exhumation du corps de mon mari...
Mais le juge lui imposa silence.
—Il suffit! prononça-t-il, la question est maintenant élucidée... Le général, comme tous les soldats, portait son épée au côté gauche... De quelle main dégainait-il?... De la droite. Donc il pouvait se servir du bras droit. J'ai là les dépositions de trois officiers de son ancien régiment qui l'ont vu maintes fois, depuis sa blessure, accomplir ce mouvement, et l'accomplir à cheval, ce qui en doublait la difficulté... Son bras droit était raide, c'est évident, et dans un duel ordinaire, il se fût servi du gauche... Mais dans un moment où la colère l'avait jeté hors de lui, ayant tiré son épée de la main droite, c'est de cette main qu'il a dû tomber en garde et attaquer son adversaire. Et si je dis attaquer, c'est qu'il m'est démontré qu'il a été l'agresseur.
A cette accusation inouïe, un flot de pourpre inonda le visage de Mme Delorge.
—Mon mari a été assassiné, monsieur, s'écria-t-elle, assassiné, entendez-vous, et je connais l'assassin...
M. Barban d'Avranchel avait froncé les sourcils:
—Plus un mot, madame, interrompit-il, plus un mot... Vous oubliez qu'il est un malheur plus grand que de laisser un crime impuni... c'est d'accuser un innocent. La justice n'a rien négligé pour arriver à la vérité, elle la sait, et je puis vous la dire...
S'étant levé sur ces mots, il alla s'adosser à la cheminée, et de sa voix monotone:
—Votre plainte, madame, poursuivit-il, était superflue, il est bon que vous le sachiez. C'est le 1er décembre que le commissaire de police de Passy s'est présenté chez vous...
—Mandé par moi, monsieur...
—Ceci importe peu... Ce commissaire et le médecin qui l'accompagnait ont dressé un procès-verbal, et, dès le 3, la justice était saisie et ordonnait une enquête. Cela paraît vous surprendre. C'est que la justice ne s'endort jamais. C'est qu'aux jours les plus troublés, et tandis que les passions humaines se déchaînent autour d'elle, la justice veille, la main sur son glaive, impassible autant que le rocher battu par la tempête...
M. Barban d'Avranchel était tout entier dans cette période prétentieuse.
—En conséquence, madame, dès le 5 je commençais l'instruction de cette mystérieuse affaire, et aujourd'hui, après six semaines d'investigations laborieuses, j'ai soulevé le voile qui la recouvrait.
Il dit, et se retournant vers son greffier:
—Urbain, commanda-t-il, passez-moi mon rapport, celui que j'ai rédigé pour moi, et que je vous ai donné à recopier avant-hier.
Le greffier lui remit un cahier assez volumineux. Il l'ouvrit, et après avoir recommandé sévèrement à Mme Delorge de ne le point interrompre, il lut:
XI
AFFAIRE PIERRE DELORGE
«Le 30 novembre 1851, à neuf heures vingt minutes du soir, le général Delorge sortait de son domicile, rue Sainte-Claire, à Passy. Il était en grand uniforme, armé, et portait toutes ses décorations.
«Étant monté dans un fiacre que son domestique, le sieur Krauss, était allé lui chercher, et qui portait le numéro 739, il se fit conduire rue de l'Université, chez le colonel retraité César Lefert, ancien représentant.
«Ce qui se passa dans cette entrevue, l'instruction n'a pu le découvrir, le colonel Lefert ayant quitté la France à la suite des événements du 2 décembre.
«Ce qui est acquis, c'est que le général Delorge, entré chez le colonel à dix heures moins un quart, en sortit à dix heures dix minutes, et remonta en voiture en disant au cocher de le conduire grand train au palais de l'Élysée.
«Ce cocher, interrogé, a déclaré que le général Delorge, après cette visite, lui avait paru extrêmement agité.
«Et l'instruction, sans attacher une grande importance à cette déposition, la relève toutefois, à titre de renseignement.
«Quoi qu'il en soit, le général se présenta à l'Élysée vers dix heures et demie.
«Il s'y trouvait peu de monde: des militaires, des représentants du peuple, quelques hauts fonctionnaires et plusieurs membres du corps diplomatique, dont l'un, M. Fabio Farussi, particulièrement connu du général, a été entendu au cours de l'instruction.
«Huit ou dix dames au plus assistaient à cette réunion.
«Le prince-président ne s'y trouvait pas.
«Après avoir présenté ses respects à Mme Salvage, qui faisait les honneurs de la résidence présidentielle, le général Delorge, qui avait aperçu dans les salons plusieurs personnes de sa connaissance, s'en approcha pour les saluer.
«Il était si pâle que tout le monde en fit la remarque, et que même on lui demanda s'il n'était pas indisposé.
«Ses lèvres tremblaient, dit dans sa déposition M. Fabio Farussi, et ses yeux avaient une expression étrange.
«A toutes les personnes à qui il donnait la main il demandait:—Est-ce que M. de Maumussy n'est pas venu ce soir? Est-ce que M. de Combelaine n'est pas encore arrivé?...
«Il avait en prononçant ces deux noms un accent très saisissable de haine et de menace, et il était clair qu'il faisait, pour paraître calme, les plus violents efforts.
«En de telles dispositions, une conversation suivie devait lui être insupportable. C'est pourquoi, il s'approcha d'une table d'écarté et se mit à parier.
«Là encore, les joueurs furent frappés de sa contenance singulière. Il était si peu au jeu, qu'à tout moment il fallait l'y rappeler. Ses yeux ne quittaient pas la porte du salon.
«Cela durait depuis une heure, lorsque tout à coup on le vit s'éloigner de la table de jeu.
«On venait d'annoncer le comte de Combelaine.
«Vivement, le général s'avança vers ce nouvel arrivant, et ils se mirent à causer avec une véhémence assez inconvenante pour que tout le monde en fût surpris.
«Cependant, ils parlaient assez bas, pour que de tout ce qu'ils disaient on ne pût saisir que des lambeaux de phrases.
«—Retirons-nous, disait le général... ici on nous remarque... il faut que nous soyons seuls, face à face.
«A quoi M. de Combelaine répondait:
«—Attendons au moins l'arrivée de Maumussy; je vous affirme qu'il va venir.
«Mais le général Delorge semblait ne vouloir rien entendre.
«—Il vous plaît de nous expliquer ici, insistait-il, soit. Ce n'est pas à moi que l'esclandre fait peur, n'est-ce pas?...
«Cette insistance décida M. de Combelaine, et le général et lui passèrent dans un des petits salons où il ne se trouvait personne.
«Ils n'y étaient pas depuis plus de trois minutes, lorsque M. de Maumussy les y rejoignit...
«Nul n'eût osé les y suivre, mais quelques invités s'approchèrent un peu de la porte qui était restée ouverte, et ils entendirent quelque chose de la scène.
«Ils reconnurent très bien la voix du général Delorge qui disait:
«—Vous êtes un drôle, monsieur de Combelaine, un misérable que je vais tuer!... Vous avez une épée au côté, sortons!
«M. de Combelaine répondait:
«—Vous savez bien qu'un duel ne me fait pas peur... mais je ne veux pas de scandale. Attendons... nous nous battrons demain.
«M. de Maumussy faisait tout ce qu'il pouvait pour les calmer, s'adressant tantôt à l'un, tantôt à l'autre...
«Le général avait comme perdu la tête.
«—Vous viendrez à l'instant, répétait-il à M. de Combelaine, vous viendrez, ou, sur mon honneur, je vais vous souffleter en plein salon...
«—Ah! c'en est trop, à la fin, s'écria M. de Combelaine. Venez donc, puisque vous le voulez absolument!... descendons au jardin, venez!...
«Et traversant rapidement le salon, ils gagnèrent l'escalier...»
—Ah! mes pressentiments ne me trompaient donc pas! s'écria Mme Delorge... C'est donc bien lui, c'est donc bien M. de Combelaine qui est l'assassin!...
Surpris qu'on osât l'interrompre, M. Barban d'Avranchel laissa tomber sur Mme Delorge un regard irrité. Mais il ne daigna pas relever l'interruption.
Et toujours impassible et froid autant que le marbre de la cheminée contre laquelle il s'adossait, il poursuivit:
«La demie de onze heures sonnait, lorsque le général Delorge et le comte de Combelaine quittèrent précipitamment le salon.
«Si leur sortie ne fit pas scandale, si même elle ne fut remarquée que de quelques rares invités, c'est que depuis un instant une jeune fille anglaise, d'une rare beauté et d'un talent plus rare encore, venait de céder aux instances de ses admirateurs et de se mettre au piano.
«Cependant, plusieurs officiers s'élançaient sur les traces des deux adversaires, quand ils furent arrêtés par le vicomte de Maumussy.
«Trois de ces officiers ont été entendus au début de l'enquête, et la précision et l'accord de leurs dépositions fixent absolument les faits.
«M. de Maumussy était parfaitement calme et maître de soi.
«—Ne vous dérangez pas, messieurs, dit-il, ce n'est qu'une misère... Ce diable de Delorge s'emporte pour un rien comme une soupe au lait... Je vais arranger cela.
«Nonobstant, un ami du général, M. Fabio Farussi, dont le témoignage est décisif, insista pour descendre.
«—Prenez garde, lui dit M. de Maumussy, vous savez qu'une querelle est d'autant plus difficile à arranger qu'elle a plus de témoins...
«Mais M. Fabio Farussi s'entêta si fort, que M. de Maumussy céda, et ils descendirent ensemble...
«Cependant, cette discussion courtoise avait pris un peu de temps, et M. de Combelaine et le général Delorge étaient sortis depuis près d'un quart d'heure, lorsqu'ils s'élancèrent à leur poursuite.
«—Où sont-ils? demandèrent-ils à un des huissiers de service dans le grand vestibule.
«—Là, leur répondit cet homme, en leur montrant le jardin.
«Ils se hâtèrent de sortir, mais ils n'avaient pas descendu les marches du perron qu'ils virent accourir M. de Combelaine, pâle, défait, tenant à la main son épée nue.
«—C'est horrible! leur dit-il, horrible! et pour une misère!...
«—Quoi?...
«—Delorge!... je crois que je l'ai tué. Il s'est jeté sur mon épée, et il est tombé sans pousser un cri...
«—Où?...
«—Derrière la charmille... là, tenez, où vous voyez de la lumière.
«Et, jetant son épée, M. de Combelaine s'enfuit comme un fou.
«—Jamais, dit M. Fabio Farussi dans sa déposition, jamais je n'ai vu un homme plus désespéré.
«Malheureusement, ce désespoir n'avait que trop de raison d'être.
«Lorsque MM. de Maumussy et Fabio Farussi arrivèrent près du général, il venait de rendre le derni er soupir...»
Stoïque autant que le misérable à qui la plus effroyable torture n'arrache pas un cri, Mme Delorge écoutait.
—Je ne récuse aucun de ces détails, monsieur, prononça-t-elle d'une voix étranglée, mais en est-il un seul, je vous le demande, qui prouve que mon mari n'a pas été traîtreusement assassiné?...
Mais c'était tout ce que M. d'Avranchel pouvait supporter de contradiction.
—Assez, madame, interrompit-il, écoutez la suite du rapport, et vous verrez que la justice a devancé et mis à néant toutes les objections.
Et reprenant son cahier:
«Que s'était-il passé, continua-t-il, entre le moment où les deux adversaires avaient quitté le salon ensemble, et celui où l'on retrouvait l'un d'eux étendu mort sur le sable du jardin?
[Illustration:—Vous, le vieux, dit l'agent, je vous engage à filer!... Sinon...
«Voilà ce que le magistrat instructeur avait mission de rechercher.
«C'est pourquoi, avant d'interroger M. de Combelaine, il importait de rechercher des témoins.
«Le premier est un sieur Buc, un des huissiers du palais de l'Élysée, qui était de service sur le palier de l'escalier lorsque les deux adversaires descendirent.
«Ce qui se passait l'étonna trop pour qu'il l'oubliât.
«Le général descendait le premier, et presque à chaque marche, il se retournait pour provoquer M. de Combelaine par les injures les plus violentes.
«—Injures si grossières, dit le sieur Buc dans sa déposition, que moi, je sauterais à la gorge de quiconque me les adresserait.
«Deux autres serviteurs du palais les ont vus passer, et, sans entendre ce qu'ils disaient, ont remarqué leur agitation. Le général allait toujours le premier.
«Dans le grand vestibule, enfin, tout près de la porte du jardin, ils croisèrent un employé supérieur du ministère de l'intérieur, M. de Coutras.
«Frappé de l'étrangeté de leurs allures, il leur adressa la parole, mais ils ne purent l'entendre.
«M. de Combelaine répétait ce qu'il avait déjà dit dans le salon:
«—C'est insensé!... Attendons demain...
«Sur ces mots, ils sortirent, laissant entr'ouverte la porte du jardin.
«Fort ému de ce qui arrivait, M. de Coutras s'avança sur le perron, et il entendit la voix de M. de Combelaine qui appelait un palefrenier et qui lui commandait de décrocher une lanterne d'écurie et de la lui apporter.
«Quelqu'un savait donc là vérité!... Ce palefrenier signalé par la déposition de M. de Coutras avait assisté à la mort du général Delorge...
«La justice le fit rechercher et ne tarda pas à le découvrir...»
D'un bond, Mme Delorge s'était dressée.
—Quoi! s'écria-t-elle, vous l'avez retrouvé... vous l'avez interrogé, l'homme qui tenait la lanterne?
Le juge s'inclina.
—Je l'ai interrogé, dit-il... et pensant que ce serait un adoucissement à votre douleur de l'entendre, je l'ai mandé; il est là...
Et s'adressant à son greffier:
—Urbain, commanda-t-il, allez chercher le témoin.
Mme Delorge eût vu un fantôme surgir à la voix de M. Barban d'Avranchel, qu'elle n'eût pas été frappée d'une stupeur plus grande.
—Ainsi, monsieur, commença-t-elle d'une voix troublée, la justice a retrouvé ce malheureux homme que sa femme croit mort, et dont elle porte le deuil, ce pauvre Laurent Cornevin...
—Il ne s'agit pas ici de Cornevin, madame.
—Grand Dieu!... monsieur, mais c'est lui...
—C'est lui que vous désignez dans votre plainte, comme ayant assisté aux derniers moments du général; c'est vrai. Seulement vous vous être trompée. Ce n'est pas lui qui s'empressa d'accourir à l'appel de M. de Combelaine, avec une lanterne. Et cela par une raison bien simple: Cornevin n'était pas de service ce soir-là...
—Monsieur, je suis sûre de ce que j'avance.
—Soit, madame. En ce cas, dites-moi sur quelles preuves votre certitude s'appuie.
Aussitôt, et avec une véhémence extraordinaire, Mme Delorge entreprit d'exposer ses raisons...
Mais, hélas! à mesure qu'elle parlait, les circonstances qui lui avaient paru le plus décisives se dérobaient pour ainsi dire.
Pourquoi s'était-elle attachée à cette idée, que ce palefrenier ne pouvait être que Cornevin?... Uniquement parce que ce malheureux s'était présenté à Passy le lendemain de la catastrophe et qu'il y avait laissé son adresse.
Et surtout et avant tout, parce que Cornevin avait disparu...
Toujours impassible, M. Barban d'Avranchel laissa la pauvre femme se débattre et se perdre au milieu de ses explications.
Et seulement, lorsqu'elle eut fini:
—Convenez, madame, prononça-t-il, qu'il n'y a rien dans tout ceci qui justifie votre assurance... Exaltée par votre douleur, vous avez pris pour la réalité les rêveries d'un homme que son âge eût dû rendre plus circonspect, d'un voisin à vous, bourgeois ignorant et frondeur, le sieur Ducoudray.
A la façon dédaigneuse dont il laissait tomber ce nom, il n'y avait pas à s'y méprendre: le digne bourgeois lui avait souverainement déplu.
—Ainsi, monsieur, reprit Mme Delorge s'irritant, à la fin, de son impuissance, ainsi nous avons rêvé que Cornevin a disparu!...
—Madame!
—Et l'infaillible justice ne voit aucune raison de s'émouvoir de cette mystérieuse disparition, non plus que de la misère de cette famille...
Pour la première fois, l'immobile figure du juge trahit un sentiment humain: la colère.
—Sachez, madame, interrompit-il, que la justice s'est inquiétée de Laurent Cornevin; des recherches ont été ordonnées.
—Et elles ont abouti?
—A démontrer que cet individu n'est point parmi les morts de... l'émeute du 2 décembre...
—S'il est vivant, qu'est-il devenu?
—Tout porte à croire qu'il est du nombre des perturbateurs qui ont été arrêtés à la suite... des troubles, et que pour dérouter la police, il aura donné un faux nom...
—Dans quel but?
—Peut-être a-t-il intérêt à dissimuler son passé?... Mais qu'importe cet homme!
—Comment! qu'importe!... s'écria Mme Delorge.
Et se soulevant sur son fauteuil:
—Et si je vous disais, moi! poursuivit-elle, qu'il faut absolument que cet homme soit retrouvé pour que justice soit faite!... Si je vous disais que seul il connaît la vérité que vous croyez savoir... Si, en mon nom et au nom de mes enfants, et au nom de la famille de Cornevin, je vous sommais de suspendre toute décision avant d'avoir retrouvé cet infortuné ou d'être fixé sur son sort!...
C'en était trop pour la patience de M. Barban d'Avranchel.
D'un geste impérieux, il imposa silence à Mme Delorge, la menaçant d'en rester là de ses communications.
Puis d'un accent irrité:
—Assez d'illusions comme cela, madame, prononça-t-il. Savez-vous ce que sont ces Cornevin, à qui vous vous intéressez si fort?... La justice peut vous l'apprendre, si vous l'ignorez.
Sur ces mots, il sortit d'un dossier deux feuilles de papier portant le timbre de la préfecture de police, et en présenta une à Mme Delorge:
—Veuillez lire, lui dit-il, les notes qu'on me transmet sur vos obligés.
Elle lut à demi-voix:
«CORNEVIN (LAURENT), trente-deux ans, né à Fécamp. Domicilié, en dernier lieu, rue Marcadet, à Montmartre.
«Époux de Julie Cochard. Cinq enfants.
«Sans antécédents judiciaires.
«Successivement valet d'écurie et cocher, Cornevin n'a pas laissé de bons souvenirs dans les diverses maisons où il a été employé. Il savait son métier et le remplissait exactement, mais il était emporté, insolent et brutal.
«Poursuivi en 1846 pour coups et blessures, il n'obtint une ordonnance de non lieu qu'aux démarches réitérées du maître qu'il servait alors.
«Lorsqu'il entra, en 1850, à l'Élysée, il quittait la maison du marquis d'Arlange, qui lui avait donné un bon certificat—mais on sait ce que valent ces sortes de pièces.
«A l'Élysée, on n'eut qu'à se louer de lui dans les commencements.
«Mais bientôt son déplorable caractère reparut, et si on le garda, ce fut uniquement à cause de son expérience et de son exactitude.
«Vers le milieu de 1851, il changea tout à coup. Il s'était affilié à une bande de mauvais sujets et était devenu l'ami d'un orateur de cabarets, grâcié en juin et dernièrement condamné pour vol.
«On était résolu à le renvoyer, lorsqu'il prit les devants et cessa son service tout à coup, sans prévenir.
«Son mois lui est encore dû.»
Mme Delorge ayant achevé, le juge lui tendit la seconde feuille de papier, et elle poursuivit sa lecture.
«JULIE COCHARD, FEMME CORNEVIN, vingt-huit ans, née à Paris.
«N'a pas subi de condamnations.
«Passe dans le quartier pour une assez bonne ménagère; ses mœurs, dit-on, ne laissent rien à désirer, au moins depuis son mariage.
«Il serait difficile de dire ce qu'était sa conduite avant, les mauvais exemples ne lui ayant pas manqué chez ses parents.
«Son père a été condamné plusieurs fois pour vols, et sa mère a été poursuivie pour excitation à la débauche.
«Sa sœur cadette, Adèle Cochard, ancienne figurante d'un petit théâtre, est célèbre dans le monde de la galanterie sous le nom de Flora Misri.»
Si, en produisant ces notes de police, M. d'Avranchel avait compté détacher Mme Delorge de la famille Cornevin, sa déception dut être grande.
Elle garda un silence glacial... et pour beaucoup de raisons:
En premier lieu, l'intérêt qu'elle portait aux Cornevin était indépendant de toute espèce de circonstance.
Laurent savait la vérité, il était victime de son empressement à venir la lui révéler: cela primait tout.
Puis, malgré le parti pris que trahissaient les notes, que reprochaient-elles en somme à ces pauvres gens?
On accusait le mari d'être brutal et grossier. Eh! s'il eût eu l'éducation et les façons d'un gentilhomme, il n'eût pas été palefrenier.
On reprochait à la femme l'inconduite de son père, de sa mère et de sa sœur... Eh bien! ayant eu de tels exemples sous les yeux, elle n'avait que plus de mérite à se bien conduire.
Ces réflexions traversèrent en une seconde l'esprit de Mme Delorge, mais elle n'en souffla mot, et rendant les notes au juge:
—Puisqu'il en est ainsi, reprit-elle, quel est donc l'homme qui a tenu la lanterne?
—Un camarade de Cornevin, répondit M. d'Avranchel, un nommé Grollet...
Mme Delorge tressaillit.
Ce nom, elle l'avait déjà entendu prononcer. Grollet, c'était cet ami de Laurent, à qui Mme Cornevin s'était adressée, qui lui avait témoigné tant d'intérêt, qui l'avait retenue à déjeuner, et qui avait dû tirer d'elle tous les renseignements dont il avait besoin pour son rôle!...
—Ah! c'est Grollet! fit-elle, répondant aux objections de son esprit bien plus qu'elle ne s'adressait au juge...
—Oui... un très honnête homme, aimé et estimé de tous ceux qui le connaissent, dont on n'a jamais eu qu'à se louer... Oh! j'ai fait prendre des renseignements. Mais le voici, vous allez l'entendre...
La porte s'ouvrait, en effet, et, derrière Urbain, le greffier, apparut un gros homme qui s'avança d'un air étrangement intimidé.
—Approchez, mon ami, lui dit le juge, approchez encore un peu.
C'est de toute la force de sa pénétration que Mme Delorge le considérait.
Il avait ce qu'on est convenu d'appeler une bonne figure: des joues bouffies, un nez aplati, et une large bouche qui allait d'une oreille à l'autre, avec de grosses lèvres sensuelles.
Ses yeux seuls, gris et forts brillants, pouvaient inquiéter par leur mobilité.
—Grollet, commença le juge, vous allez me redire la scène dont vous avez été témoin dans le jardin de l'Élysée...
—Ah! monsieur, quel malheur!... Tenez, quand j'y pense...
—C'est bien, c'est bien!... Reprenez à l'instant où on vous a appelé.
Grollet tordit désespérément la toque écossaise qui lui servait de coiffure, se gratta le front, et d'une voix qui pouvait paraître émue:
«—Pour lors, donc, dit-il, c'était le dimanche soir, vers les onze heures et demie, j'étais en train de bouchonner le cheval d'un aide de camp qui venait d'arriver, quand j'entends une voix qui crie:
«—Holà! un garde d'écurie avec une lanterne!
«En moi-même je me dis:—Bon! c'est un pourboire qui vient!...
«Et décrochant une lanterne, je cours au jardin.
«Là, qu'est-ce que je vois?... Deux hommes, M. de Combelaine, que je connaissais de vue, et un général, que je sus depuis être le général Delorge...
«Ils étaient debout, si près l'un de l'autre que leurs visages se touchaient presque, comme deux dogues qui vont s'empoigner, et ils vomissaient, chacun de son côté, les cent mille horreurs: Traître! misérable! scélérat! brigand!
«Sitôt que je parus:
«—Ah! voilà de la lumière! s'écria le général en faisant des appels du pied, comme pour exciter l'autre, en garde! en garde!!
«Et tirant son épée en même temps que M. de Combelaine tirait la sienne, v'lan! il se fend à fond.
«Du coup, je crus M. de Combelaine mort. Mais non! il avait fait un saut de côté en tendant le bras de toute sa longueur, de sorte que le général, dont l'élan était pris, s'est jeté sur l'épée de son adversaire qui lui est entrée dans la poitrine jusqu'à la garde.
«Ah! il n'a pas seulement fait: Ouf!
«Il a étendu les bras en croix, il a fait un tour sur lui-même et il est tombé...»
Raymond, le malheureux enfant, sanglotait...
Mais Mme Delorge ne pleurait pas, elle.
C'est intérieurement que s'épanchaient ses larmes, comme le sang des blessures mortelles.
—Ainsi, mon mari n'a pas prononcé une parole? interrogea-t-elle.
—Pas une, reprit Grollet. C'est-à-dire, si, excusez... quand je songe à ça, je suis encore tout saisi...
«Comme de juste, je m'agenouillai près du général, prêt à le secourir, mais il râlait déjà... J'ai entendu seulement qu'il balbutiait quelque chose comme un nom, Élise... Élisa... je ne sais pas bien!...
Cela parut le comble à Mme Delorge.
Les meurtriers de son mari s'étaient informés de son nom, à elle, Élisabeth, et ils l'avaient appris à cet homme pour ajouter à la vraisemblance du récit...
—Ah! c'est une abominable ironie!... s'écria-t-elle; c'est une indignité...
—Madame!... fit le juge.
—Eh! ne voyez-vous donc pas, monsieur, que cet homme débite une leçon apprise par cœur!... Ne voyez-vous pas que cet homme est un faux témoin?...
—Vous insultez un témoin, madame, et la justice...
Mais elle ne l'écoutait pas.
Elle s'était levée, et marchant sur Grollet:
—Osez donc me soutenir, à moi, que vous n'êtes pas un faux témoin, disait-elle. Allons, relevez la tête, et regardez-moi en face, si vous en avez l'audace...
Blême, et la tête baissée, Grollet avait reculé jusqu'au mur...
—J'ai dit la vérité, balbutia-t-il...
—Vous mentez!... L'homme qui tenait la lanterne, c'était Cornevin... C'était le malheureux dont vous vous prétendiez l'ami, dont vous avez accueilli la femme avec des larmes hypocrites, qu'on a assassiné peut-être, parce qu'il avait vu le crime, lui, et que vous trahissez lâchement, vous...
Plus tremblant que la feuille, Grollet essaya de lever le bras.
—Je jure, balbutia-t-il, devant Dieu...
—Ne jurez pas! interrompit Mme Delorge, à quoi bon!... dites, dites-nous plutôt quelle somme vous ont donnée les assassins pour acheter votre complicité... Si énorme qu'elle puisse être, vous avez fait un marché de dupe... Demain vous reconnaîtrez que chacune de vos pièces d'or est tachée d'une goutte de sang... On trompe la justice des hommes... Mais écoutez la voix de votre conscience, elle vous dira qu'on ne trompe pas la justice de Dieu... L'heure de la vérité vient toujours...
Un effort encore, et cette heure de la vérité qu'implorait Mme Delorge allait sonner peut-être...
Écrasé sous cette explosion de douleur et de colère, étourdi, éperdu, Grollet s'affaissait sur lui-même, n'articulant plus que des syllabes incohérentes.
Ah! si le juge d'instruction eût été un de ces hommes qui savent voir!...
Mais non. L'infatuation de son infaillibilité appliquait sur ses yeux un bandeau que n'eût point percé la lumière du soleil.
Interdit d'abord de l'irrésistible accent d'autorité de Mme Delorge, il n'avait pas tardé à se remettre, et irrité de ce qu'il considérait comme une faiblesse indigne de la majesté de la justice:
—Vous passez toutes les bornes, madame! s'écria-t-il.
—Ah! monsieur, répondit la pauvre femme, monsieur, si vous vouliez!...
L'ancien ami de Cornevin venait de mesurer l'immensité du péril où le précipiterait la moindre hésitation.
Et se redressant, enflammé de cette énergie qui permet à l'homme qui se noie un suprême effort:
—Quand on me brûlerait à petit feu, prononça-t-il, on ne tirerait rien de moi autre que ce que j'ai dit.
L'irréparable seconde qui décide des destinées humaines était passée.
Mme Delorge le comprit.
Et, anéantie de la perte de cette dernière espérance, elle regagna le fauteuil qu'elle occupait près de son fils et s'y affaissa...
M. Barban d'Avranchel était redevenu lui-même.
Après une phrase sévère sur l'inconvenance et le danger des emportements, après avoir déclaré qu'il saurait défendre le témoin contre de nouvelles violences:
—Rassurez-vous, mon ami, dit-il à Grollet, et continuez votre déposition.
Un éclair de haine, aussitôt éteint, brilla dans l'œil de cet homme, et, reprenant sa posture embarrassée:
—Donc, fit-il, j'étais à genoux près du général, quand deux hommes arrivèrent en courant et tout effarés...
«C'étaient M. de Maumussy, que je connais, et un autre, qui a un nom en i, lui aussi, un nom italien...
—Farussi... souffla le juge.
—Oui, c'est cela même, continua Grollet, Fabio Farussi, je me le rappelle maintenant...
«Pour lors, dès que je leur eus appris que le général était mort, ils parurent désespérés. L'Italien, surtout, était comme fou.
«—Quelle catastrophe! disait-il. Quel épouvantable malheur!
«Puis ils se mirent à causer entre eux, disant:
«—Et cependant, c'est sa faute... C'est lui qui l'a voulu!
«Et, en effet, je me disais à part:
«—Il faut qu'un homme soit enragé, pour en forcer un autre à tirer l'épée en pleine nuit, comme si les jours n'étaient pas assez longs...
Il fut interrompu par Raymond, qui, se dressant pâle d'indignation, dit à M. d'Avranchel:
—Monsieur... vous avez promis à ce témoin de le défendre... ne sauriez-vous nous protéger, ma mère et moi?...
A cette leçon donnée par un enfant, une fugitive rougeur glissa sur les pommettes du juge d'instruction.
—Dispensez-nous de vos appréciations, dit-il durement à Grollet.
Le témoin s'inclina en souriant niaisement.
—Je croyais qu'il fallait tout dire, objecta-t-il.
Et il reprit:
—Pour lors, ces deux messieurs voulurent s'assurer que je ne m'étais pas trompé, et quand ils eurent bien reconnu que le général avait cessé de vivre:
[Illustration: Il vit luire au-dessus de sa tête l'éclair d'un sabre.]
«—Il faut absolument, disaient-ils, cacher ce malheureux événement à tout le monde, au prince-président surtout. Comment faire?
«Alors, moi, je me hasardai à parler à ces messieurs d'une sellerie abandonnée, dont j'avais la clef.
«—On pourrait toujours y déposer le général, dis-je à M. de Maumussy.
«—Oui, vous avez raison, Grollet, me répondit-il... faisons vite.
«Et là-dessus, à nous trois, nous portâmes le corps, sans être vus de personne, car, pour plus de sûreté, j'avais éteint la lanterne...
«Pendant une heure environ—peut-être moins, car le temps me durait terriblement—je restai seul près du général, M. de Maumussy et M. Fabio Farussi étant rentrés dans le palais pour envoyer à la recherche d'un médecin. Ils voulaient aussi se procurer la clef d'une des portes dérobées de l'Élysée. Ce qui les tourmentait surtout, c'était l'idée du prince-président.
«—Jamais il ne pardonnerait cela, répétaient-ils, s'il venait à le savoir...
«Enfin, sur les trois heures, le médecin parut. Dès qu'il eut soulevé le manteau qu'on avait jeté sur le corps du général:
«—Ma présence est inutile! dit-il. La mort a dû être instantanée...
«Alors, tous ces messieurs tinrent encore conseil, et il fut décidé qu'il fallait absolument reporter le général chez lui avant le jour.
«Seulement, c'était à qui n'irait pas, et ce n'est qu'après bien des si et des mais, qu'un de ces messieurs, qui était en bourgeois, et le médecin, acceptèrent cette mission.
«Aussitôt, je partis à la recherche, d'un fiacre. Lorsque j'en eus trouvé un, je le fis arrêter devant la porte dérobée et le corps y fut porté.
«Alors, M. de Maumussy me prenant à part:
«—Grollet, me dit-il, si jamais il sort de votre bouche un mot de ce qui vient de se passer, rappelez-vous que votre place, qui est bonne, est perdue.
«Naturellement, je jurai de me taire.... sauf devant la justice.
«Et voilà, vrai comme le jour qui nous éclaire, tout ce que je sais...
—C'est bien! prononça le juge, vous pouvez maintenant vous retirer.
Et dès que Grollet fut sorti:
—Eh bien! madame, dit-il à Mme Delorge, reconnaissez-vous enfin l'injustice de vos préventions!...
La malheureuse femme se leva:
—Vous avez suivi les inspirations de votre conscience, monsieur, prononça-t-elle, je n'ai pas de reproches à vous adresser... L'avenir dira lequel de nous deux se trompe... Adieu!...
Et prenant la main de son fils:
—Viens, mon pauvre Raymond, dit-elle, nous n'avons plus rien à faire au Palais de Justice.
Et elle sortit, laissant M. Barban d'Avranchel singulièrement choqué, et, pour la première fois, troublé en son inaltérable certitude. Oui, un doute lui vint.
—Cette femme aurait-elle raison, pensa-t-il, et la justice aurait-elle tort?... En ce cas, je serais le jouet d'habiles gredins et dupe d'une comédie savamment combinée... En ce cas... mais non, ce n'est pas possible. Cette femme est folle, et M. de Combelaine est innocent!...
XII
—Voilà ce que j'avais prévu, ce que je redoutais... Oui, je reconnais bien là mon Barban d'Avranchel.
Ainsi s'exprima Me Sosthènes Roberjot, lorsque Mme Delorge lui eut rapidement raconté les incidents de la longue séance dans le cabinet du juge d'instruction.
Car c'est chez Me Roberjot que la pauvre femme s'était hâtée de courir en sortant du Palais de Justice, toute vibrante encore de douleur et d'indignation.
Elle ne voyait que lui au monde capable de la conseiller.
—Et cependant, ajouta-t-il après un moment d'hésitation, on ne saurait soupçonner d'Avranchel de connivence...
—Ah! vous ne diriez pas cela, monsieur, si vous aviez vu comme moi Grollet prêt à tomber à genoux, prêt à demander grâce et à tout avouer...
Mais l'avocat hocha la tête.
—Ni vous ni moi ne sommes bons juges, madame, prononça-t-il, car nous sommes partie intéressée, et notre opinion est d'avance arrêtée et inébranlable. Mais prenez un arbitre impartial, exposez-lui les circonstances de la mort du général Delorge telles qu'elles ont été exposées à M. Barban d'Avranchel, produisez-lui tous ces témoins qui ont été entendus et dont les dépositions concordent si merveilleusement, et de même que M. d'Avranchel, cet arbitre vous dira: «Madame, toutes les probabilités sont en faveur de M. de Combelaine.»
Il s'accouda sur son bureau, et tout un monde de réflexions passa dans ses yeux, pendant qu'il murmurait:
—Ah! il n'y a pas à le nier, l'évidence est là, ces gens-là sont forts... très forts, et ils peuvent nous mener loin!...
Rien ne pouvait déplaire à Mme Delorge autant que cet hommage rendu à l'habileté de ses ennemis.
—De telle sorte, monsieur, fit-elle, d'un ton d'amère ironie, qu'il n'y a plus qu'à s'incliner devant ces gens si forts?...
Une surprise profonde se peignit sur la figure du jeune avocat.
—Est-ce pour moi que vous parlez, madame? interrogea-t-il.
Elle ne répondit pas, et son silence était trop significatif pour laisser l'ombre d'un doute à Me Roberjot.
—Ainsi, prononça-t-il d'un ton de reproche, vous m'estimez tout juste à la valeur du docteur Buiron. Pourquoi? Je suis de ceux qui subissent un fait accompli, il le faut bien, mais qui ne l'acceptent jamais. Et la preuve, c'est que le régime nouveau, ce régime fondé sur l'attentat du 2 décembre, ne trouvera pas d'adversaire plus obstiné que moi.
Il regardait Mme Delorge d'un air singulier, en disant cela.
Il y avait un léger tremblement dans sa voix quand, après une pause, il ajouta:
—Je ne me serais pas exprimé avec cette résolution il y a huit jours... J'hésitais... vous êtes venue, et, sans le savoir, vous avez décidé de mon avenir...
Il se leva, visiblement ému, et, après deux ou trois tours dans son cabinet:
—Et cependant, reprit-il, nul n'avait autant de raisons que moi de se ranger dans l'armée, toujours docile, des satisfaits. Qu'ai-je à demander à la vie qu'elle ne m'ait généreusement donné!... Je suis jeune encore, j'ai presque de la fortune, j'ai réussi au barreau bien au delà de mes espérances...
Mais Mme Delorge était hors d'état de remarquer l'étrange agitation de l'avocat.
Et toute entière à l'idée fixe qui devait obséder sa vie:
—Enfin, que faire pour le moment? interrogea-t-elle.
Si Me Roberjot fut un peu choqué d'être si brusquement interrompu, il eut le bon goût de le dissimuler.
—En ce moment, rien! répondit-il... Il faut attendre.
—Quoi?...
—Cette occasion qui jamais ne fait défaut à ceux qui savent la guetter patiemment.
Mme Delorge eut un geste désolé.
—Hélas! dit-elle, chaque jour qui s'écoule emporte une de mes espérances... Hier, j'ai rencontré un ancien ami de mon mari, c'est à peine s'il m'a saluée. Dans six mois il ne me reconnaîtra plus. Dans un an, il dira: «Delorge!... qui ça, Delorge?...» Mon mari fut un noble et vaillant soldat: est-ce cette renommée qui lui survivra?... Non. Seules, les calomnies qui se sont débitées et que vous m'avez répétées, resteront comme autant de taches à sa mémoire. Dans dix ans d'ici, lorsque mon fils, que voici, devenu un homme, paraîtra dans le monde, si parfois on demande: «Qui donc est ce jeune Delorge?...» Il se trouvera toujours quelqu'un de ces gens qui prétendent tout savoir, pour répondre: «Eh bien! c'est le fils de ce général, vous savez bien, qui fut tué en duel, à propos d'une vilaine affaire d'argent...»
Mais Raymond bondit à ces mots.
—Non, mère, s'écria-t-il, je te le jure, personne jamais ne dira cela, lorsque je serai un homme!...
L'avocat prit les mains de l'enfant, et les serrant dans les siennes:
—Bien! mon ami; lui dit-il, c'est très bien, cela!...
Puis revenant à Mme Delorge:
—Vous vous trompez, madame, prononça-t-il gravement, c'est du temps que vous devez tout espérer... Mort, le général est plus redoutable que jamais...
—Hélas! monsieur, je voudrais pouvoir vous croire...
—Il faut me croire, madame, et, à l'appui de ce que je vous dis, il me serait aisé de vous citer des exemples... Le proverbe qui dit: «Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas,» est un proverbe absurde. En politique, il n'y a que les morts, au contraire, qui reviennent. Parbleu! il serait trop aisé de gouverner, si, pour se débarrasser des gens gênants, il n'y avait qu'à les porter en terre. Triomphant, redouté, reconnu depuis des années, un gouvernement brave toutes les oppositions et se rit de toutes les attaques: il a ses créatures, ses juges, ses gendarmes, son armée, il se croit et il trouve des gens pour le croire éternel... Mais voici qu'un beau matin un inconnu se rend au cimetière, épelle sur une tombe un nom oublié et le crie à pleine voix... Et il suffit de ce nom pour que ce gouvernement si fort s'écroule en quelques jours...
Mme Delorge soupira.
—Je ne verrai jamais ce que vous dites, fit-elle.
—Qui sait? En vous disant qu'il n'y a rien à faire, je n'ai pas entendu vous conseiller une lâche résignation... Non. Il nous reste Cornevin...
Ah! cette fois l'avocat n'était que l'écho des pensées de la malheureuse femme.
—C'est vers cet homme, poursuivit Me Roberjot, que doivent tendre toute notre attention et tous nos efforts. A-t-il été assassiné? Je ne le crois pas. M. de Combelaine est trop habile pour risquer un crime qui n'est pas indispensable. Or, dans le tourbillon des événements, il lui était aisé de faire disparaître Cornevin. Donc, c'est ce moyen qu'il a dû prendre. Cornevin, arrêté, a dû être déporté quelque part... Où? c'est à nous de le découvrir.
Le visage de Mme Delorge, illuminé un moment par l'espérance, s'était assombri de nouveau.
—Moi aussi, monsieur, reprit-elle, j'ai songé à Cornevin... Moi aussi, je crois qu'il est vivant encore et qu'il peut me fournir les armes d'une revanche terrible.
—Et alors?...
—Alors, j'ai tout fait au monde pour m'attacher sa femme, pour l'intéresser à mes espérances.
—Vous avez fait cela!...
—Oui. Je me suis engagée à servir une rente à cette malheureuse, et l'ainé de ses fils sera élevé avec mon fils, et exactement comme lui...
Me Roberjot paraissait si consterné qu'elle ajouta:
—N'était-ce donc pas un devoir sacré?
—Oui, répondit l'avocat, oui. Seulement il est des occasions, et celle-ci en est une, où le devoir devient une imprudence insigne...
—Oh! monsieur, de telles paroles dans votre bouche! Et moi qui supposais...
Mais il ne la laissa pas poursuivre, et vivement:
—Croyez-vous donc que je blâme votre bonne action, madame! s'écria-t-il. Non certes! Mais il fallait vous en cacher comme d'une faute. Secourir la femme de Cornevin était votre devoir et votre intérêt, mais vous deviez la tenir à l'écart, ne la voir qu'en secret et employer, pour lui venir en aide, une main étrangère.
—Et pourquoi cela, monsieur?
—Pourquoi? répéta-t-il; pourquoi?...
Et plus lentement:
—Parce que Laurent Cornevin, abandonné de tout le monde, eût été vite oublié. Lui donner ouvertement votre appui, c'est rappeler l'attention sur lui. Pauvre, seul, sans amis, chargé de famille, il ne devait guère inquiéter des ennemis tout-puissants. Devenu l'allié de la veuve du général Delorge, il constitue un danger permanent. L'oubli était sa meilleure chance de salut et de liberté. On ne l'oubliera plus. Trois mots sur son dossier vont le condamner à une active et incessante surveillance. Le jour où vous avez admis sa femme chez vous, madame, vous avez donné un tour de clef de plus à la porte de sa prison...
Mme Delorge baissait la tête, accablée d'un immense découragement.
Qu'objecter à de telles raisons?...
L'expérience de Me Roberjot en arrivait à la même conclusion que jadis les terreurs égoïstes du digne M. Ducoudray.
Veiller toujours, mais dans l'ombre, s'effacer, s'appliquer à se faire oublier, patienter, attendre...
Attendre!... quand son sang bouillait dans ses veines, quand il y avait des instants où l'idée lui venait de s'armer d'un poignard et d'en frapper cet homme qui, avec la vie de son mari, lui avait pris sa vie, à elle, tout son bonheur, toutes ses espérances!...
—Malheureusement, dit-elle, ma faute est irréparable. Changer quoi que ce soit à ce que j'ai décidé serait une faute de plus. Mais après...
—Après?... Nous chercherons autre chose. Un homme qui traîne un passé comme celui de M. de Combelaine, ne saurait être invulnérable... On peut le connaître, ce passé, si mystérieux qu'il soit... Ma position va me donner de grandes facilités... Avec un peu d'adresse... en risquant certaines démarches... Mais il me faudrait votre autorisation, madame, et je ne sais si je dois... si je puis...
Tout avocat qu'il était, accoutumé à tout dire, il s'embarrassait dans ses phrases, il hésitait, il balbutiait.
Mais Mme Delorge ne voyait rien de ce manège, pas plus qu'elle n'avait remarqué certaines phrases, cependant bien significatives.
La femme était morte en elle, cette nuit fatale où on lui avait rapporté le cadavre de son mari...
L'idée qu'on pouvait l'aimer encore, avec l'espoir d'être un jour aimé d'elle, l'eût révoltée comme la pensée d'un sacrilège...
Me Roberjot dut comprendre qu'il ne serait pas compris, car tout à coup, prenant, comme on dit, son cœur à deux mains:
—Mon petit ami, dit-il à Raymond, sur la table de mon salon se trouvent des albums superbes... Voulez-vous aller regarder les gravures, pendant que je parlerai à votre maman?...
L'enfant se leva, cherchant dans les yeux de sa mère quelle conduite tenir.
—Va, mon enfant, lui dit-elle, non sans une visible surprise, fais ce que monsieur te demande...
Qui eût vu Me Sosthènes Roberjot en ce moment, l'eût pris, positivement, pour le plus timide des hommes...
Il s'agitait sur son fauteuil, son regard vacillait, il toussait, il tracassait son couteau à papier pour se donner une contenance...
Enfin, dès que Raymond fut sorti:
—Je vous l'ai dit, madame, commença-t-il, la première fois que j'ai eu l'honneur de vous voir, votre cause devint la mienne. Ne m'en veuillez pas de ce qui serait, sans cela, une indiscrétion... Vous ne m'avez pas parlé de la déposition de M. de Combelaine, que cependant le juge d'instruction a dû vous lire.
—Il ne me l'a pas lue, monsieur.
—Est-ce possible?...
—Je ne lui en ai pas laissé le temps...
L'avocat ne fut point maître d'un mouvement de contrariété:
—Eh! madame, s'écria-t-il, cette déposition était pour vous la plus importante... Elle vous eût appris à quels motifs il plaît à M. de Combelaine d'attribuer son duel avec le général Delorge.
Cette idée si simple ne s'était pas présentée à l'esprit de Mme Delorge.
—C'est pourtant vrai, fit-elle, c'est une faute encore que j'ai commise. Mais celle-là, du moins, je puis la réparer, je puis demander à M. d'Avranchel communication du dossier...
Me Roberjot hocha la tête:
—C'est inutile, prononça-t-il.
—Cependant...
—Loin de faire mystère de sa déposition, M. de Combelaine use de tous les moyens dont il dispose pour l'ébruiter, pour la répandre.
—Quelle nouvelle infamie a-t-il imaginée?...
—Il attribue son altercation avec le général Delorge à une question toute personnelle, toute privée...
—Quelle?
Positivement le futur tribun rougissait presque.
—C'est que, balbutia-t-il, je ne sais trop si je dois...
—Eh! monsieur, je puis tout entendre!
—Eh bien! madame, M. de Combelaine affirme que le général Delorge ne lui pardonnait pas ses assiduités près d'une certaine dame...
Il s'arrêta. Il s'était préparé à une explosion d'indignation, de jalousie rétrospective, peut-être.
Quelle erreur! Mme Delorge ne sourcilla pas.
—C'est absurde! prononça-t-elle tranquillement.
—Voilà ce que j'ai répondu, se hâta de dire Me Roberjot. Cependant...
—C'est ridicule encore plus qu'odieux, insista Mme Delorge, avec cette confiance superbe de la femme qui sait bien de quel amour profond et exclusif elle a été aimée. Et véritablement, M. de Combelaine est bien bon de prendre la peine d'inventer de pareilles histoires.
Elle sourit tristement, puis d'un tout autre ton,—d'un ton d'indicible mépris:
—Et sait-on, demanda-t-elle, quelle est cette dame?...
—Oui. Ce serait une femme très connue, fort jolie, qui mène grand train et qui a, prétend-on, coûté des sommes énormes à M. de Combelaine...
—Je le croyais presque dans le besoin.
—En effet. Aussi, les gens mieux informés assurent-ils que bien loin d'avoir été ruiné, M. de Combelaine a été secouru par Flora Misri.
Mme Delorge bondit sur son fauteuil.
—Flora Misri! s'écria-t-elle.
—Oui.
—Et cette femme est la maîtresse de M. de Combelaine?
—Depuis bien des années, à ce que l'on dit, répondit l'avocat.
Et stupéfait de l'émotion de Mme Delorge, ne sachant plus que croire, ne sachant plus ce qu'il disait surtout:
—Vous connaissez cette femme, madame? interrogea-t-il.
Mais elle était bien trop troublée, pour remarquer l'étrangeté de la question.
—Je la connais, oui, monsieur, répondit-elle.
Et appuyant sur chaque mot, comme pour lui bien donner toute sa valeur:
—Le vrai nom de cette femme, continua-t-elle, est Adèle Cochard. Elle est la sœur de la femme de Laurent Cornevin.
Me Roberjot n'en pouvait croire ses oreilles.
—Êtes-vous bien sûre de ce que vous dites, madame? demanda-t-il.
—Aussi sûre qu'on peut l'être d'un renseignement fourni à la justice par la préfecture de police. C'est dans le cabinet du juge d'instruction que, pour la première fois, j'ai entendu prononcer ce nom de Flora Misri. M. Barban d'Avranchel faisait presque un crime à Mme Cornevin d'être la sœur d'une telle femme.
L'avocat ne répondit pas. Il venait de s'accouder à son bureau, le front entre les mains, et tout ce qu'il avait d'intelligence et de pénétration, il l'employait à chercher quel parti tirer de cette découverte.
—Évidemment, murmurait-il, cette femme doit savoir bien des choses sur le sire de Combelaine... Autant que la baronne d'Eljonsen, sinon plus... Mais comment la décider à parler?... Quel charbon passer sur ses lèvres pour les desserrer?...
Il parlait à demi-voix et en phrases hachées, et cependant Mme Delorge ne perdait pas un mot de son monologue.
—Ne pourrait-on pas, hasarda-t-elle, employer près de cette femme sa sœur, Mme Cornevin?...
—Se voient-elles encore?
—Je ne le crois pas...
—Diable!... une visite, en ce cas, donnerait peut-être l'éveil... Il faudrait tant de précautions, tant d'adresse...
—Oh! la femme de Cornevin est très intelligente...
—Et la disparition du mari serait un prétexte tout trouvé de rapprochement. Mais M. de Combelaine sait que la femme Cornevin, c'est vous... Il ne doit pas ignorer que la femme Cornevin et Flora sont sœurs, et je serais bien surpris s'il ne s'était pas mis en garde de ce côté...
[Illustration: La foule aussitôt l'avait entouré.]
Il demeura quelques moments absorbé par l'effort de ses réflexions, puis soudainement:
—Mais je ne saurais prendre un parti ainsi, sur-le-champ. J'ai besoin de me consulter, de dresser un plan d'attaque. Une démarche imprudente ne se rachète pas. Rien ne presse. Avant de m'avancer, je veux sonder le terrain, je veux être édifié sur le compte de M. de Combelaine. Un de mes amis est fort lié avec un intime de la baronne d'Eljonsen, il me renseignera...
—La baronne d'Eljonsen? répéta Mme Delorge, à qui ce nom n'apprenait rien.
—Oui... C'est la femme qui a élevé M. de Combelaine... Elle a été, dit-on, une des plus fidèles amies du prince-président lorsqu'il était en exil... Voici dix-huit mois qu'elle est fixée à Paris...
Puis, d'un accent résolu, et qui était bien, il n'y avait pas à s'y méprendre, l'expression sincère de sa pensée:
—Quoi qu'il advienne, madame, ajouta-t-il, comptez sur moi et remettez-vous à mon dévouement. Tout ce que j'ai d'intelligence et d'énergie, je l'appliquerai à une cause que je considère comme mienne. Tout ce qu'il est humainement possible de faire, je le ferai. Seulement...
Il hésita, et non sans embarras:
—Seulement, dit-il encore, je dois vous demander la permission de me présenter chez vous. On peut prévoir telle circonstance urgente...
Mais Mme Delorge ne le laissa pas achever.
—Est-il donc besoin de vous dire, monsieur, interrompit-elle, que vous serez toujours le bienvenu? J'ai la mémoire des services rendus, monsieur...
Elle se leva sur ces mots.
Déjà, depuis un moment, elle entendait marcher et tousser dans la salle d'attente qui précédait le cabinet de l'avocat...
—Excusez-moi de vous avoir importuné si longtemps, monsieur, dit-elle.
Et ayant appelé Raymond, à qui Me Roberjot donna une large poignée de main, elle rabattit sur son visage son voile de veuve et sortit...
—Ah! celle-là savait aimer! murmura l'avocat en étouffant un soupir.
Et comme s'il eût eu besoin d'air, il courut ouvrir la fenêtre et explora la rue d'un rapide regard.
C'était Mme Delorge qu'il cherchait, qu'il voulait revoir encore.
Elle ne tarda pas à paraître. Elle traversa rapidement la chaussée et remonta dans le fiacre qui l'avait amenée et qui s'éloigna au grand trot.
Des clients l'attendaient dans la pièce voisine, il le savait, il les avait entendus, mais il s'en souciait bien, vraiment!
Appuyé au balcon de sa fenêtre, insensible au froid qui devenait plus âpre avec la nuit, il s'oubliait en une de ces rêveries qui absorbent toutes les facultés et suppriment en quelque sorte les circonstances extérieures.
Ce n'était pas un naïf que Me Sosthènes Roberjot.
De même qu'à tous les avocats, il lui était arrivé de s'éprendre d'une cliente venue pour le consulter.
Une femme jeune et jolie est si séduisante, lorsque, les yeux noyés de pleurs et le sein haletant, elle vous dit d'une voix émue:
—Vous êtes mon seul appui et ma suprême espérance... Mon honneur, mon bonheur et ma vie sont entre vos mains... Je m'abandonne à vous, sauvez-moi...
Me Roberjot avait sauvé plus d'une cliente éplorée.
Mais jamais encore il n'avait ressenti ces sensations profondes qui le remuaient en présence de Mme Delorge. Sa vie était bouleversée depuis qu'il la connaissait. Il découvrait à l'existence des horizons nouveaux qu'il ne soupçonnait pas. Toutes ses idées se modifiaient. S'il eût traduit ce qu'il ressentait, on ne l'eût pas reconnu... Il ne se reconnaissait plus lui-même.
—Serais-je donc amoureux? se demandait-il.
Sans songer que toujours cette question est résolue lorsqu'on se la pose.
Amoureux, lui! un vieux sceptique, un ancien maître clerc d'avoué!... Cette idée, qui l'eût fait pouffer de rire quinze jours plus tôt, ne lui semblait alors nullement ridicule.
Et pourquoi pas?...
Mme Delorge n'avait-elle pas encore la fraîcheur et toutes les grâces pudiques d'une jeune fille! Où trouver une âme plus tendre et plus énergique à la fois, un esprit plus ferme, une intelligence plus élevée?...
Mais tout à coup, il tressaillit.
—M'aimera-t-elle jamais! pensait-il.
Et avec un inexprimable serrement de cœur, il se mit à examiner ses chances... Hélas! elles étaient bien chétives, si même il en avait.
On triomphe d'un vivant, on le supplante, on l'efface, mais un mort!... Comment atteindre, aux plus secrets replis de l'âme d'une femme, le souvenir brûlant d'un être immatériel, paré de qualités surhumaines, divinisé par les regrets?
—Et cependant, songeait l'avocat, il est un moyen peut-être d'arriver au cœur de cette femme si malheureuse: la reconnaissance. Rien ne la peut plus émouvoir que l'espérance de venger son mari. Que n'accordera-t-elle pas à l'homme qui l'aidera dans cette tâche, et qui lui livrera ses ennemis!...
Il s'exaltait à cette idée, et en ce moment, lui qui jamais ne s'était exercé qu'aux luttes oratoires, il eût voulu tenir à longueur d'épée le comte de Combelaine...
Mais un léger bruit dans son cabinet fit évanouir toutes les visions.
Il se retourna vivement, et se trouva en présence de son domestique.
—Qu'est-ce que vous voulez? lui dit-il d'une voix irritée, et qui vous a permis?...
—Monsieur, il y a là des clients...
—Ils reviendront demain.
—Il y a là aussi ce gros entrepreneur, monsieur sait bien qui je veux dire, qui a tant d'ouvriers, et qui chauffe la candidature de monsieur...
—Qu'il aille au diable!...
Le domestique demeura béant de surprise.
Ce mot: candidature produisait d'ordinaire un tout autre effet.
—J'ai besoin d'être seul, reprit l'avocat, dites que je suis en affaires et pris pour toute la soirée...
—Alors je vais congédier tout le monde, fit le domestique; seulement, j'aurai du mal à renvoyer un ami de monsieur, qui veut absolument lui parler, M. Verdale...
—Oh! à celui-là vous n'avez qu'à répondre...
Mais il s'arrêta court, en se frappant le front.
Cet ami était précisément celui dont il avait parlé à Mme Delorge, et qui connaissait la baronne d'Eljonsen.
—Faites-le entrer, dit-il.
XIII
M. Verdale était un gros, grand et large homme, avec d'énormes mains velues, affreusement commun, mais ne manquant, on le voyait à ses yeux, ni d'esprit ni de finesse.
Architecte de son état, il avait obtenu au concours un grand prix qui lui avait valu un séjour de trois ans à Rome, aux frais de l'État.
Il en était revenu avec un portefeuille tout gonflé de plans et de devis, et la résolution bien arrêtée de faire fortune très vite et par n'importe quels moyens...
Mais c'est en vain que depuis dix ans il avait usé ses bottes à courir après l'occasion. Elle l'avait fui. Ses plans n'étaient pas sortis de leur carton.
Et il était resté pauvre, et plus que jamais enragé de convoitises...
C'est au collège, à Saint-Louis, où ils étaient dans la même classe, que s'étaient connus M. Verdale et Me Roberjot. Et depuis, bien que cheminant dans la vie par des routes fort différentes, ils avaient toujours conservé des relations.
Cela tenait, il est vrai, à ce que plus d'une fois M. Verdale, l'architecte incompris, comme il se nommait lui-même, avait eu besoin de son ancien copain, tantôt pour un prêt d'une couple de cent francs, lorsque la gêne était pressante, tantôt pour une consultation, lorsqu'il avait des difficultés avec les rares imprudents qui s'étaient adressés à lui.
Mais ni la misère, ni les procès, ni les déceptions n'avaient altéré sa bonne humeur. Car il était gai, d'une grosse gaîté impudente et vulgaire, et il s'était créé une sorte de langage à part, emprunté à ses souvenirs classiques, au vocabulaire de sa profession et au répertoire des théâtres à la mode.
Il entra chez son ami le chapeau sur la tête, en brandissant un rouleau de papier, et dès le seuil:
—Qu'est-ce? s'écria-t-il. Tu te fais céler, comme nous disons à la Comédie-Française!... Es-tu déjà ministre?
—Pas encore.
—Mais tu vas être représentant du peuple... si j'en crois la rumeur.
—Mes amis me pressent de poser ma candidature, c'est vrai, mais je ne suis pas encore décidé...
L'architecte éclata de rire, puis d'un air de gravité:
—Pauvre cher ami, fit-il, combien tu dois souffrir de la violence qu'on fait à ta modestie de violette!... Cruels amis! Douloureuses obligations!... Mais l'hésitation serait un crime: il est grand, il est beau de se sacrifier au salut de la patrie!...
Accoutumé aux façons de son ami, Me Roberjot souriait, encore qu'il n'en eût peut-être pas bien envie.
—Bref, reprit M. Verdale, tu te sens assez d'estomac pour avaler tous les crapauds et toutes les vipères d'une candidature!... Tu vas essayer d'être nommé représentant.
—Oui.
—De l'opposition, naturellement?
—Tu l'as dit.
—Eh bien! c'est une faute.
—Et pourquoi, s'il te plaît!
—Parce que... tu sais le mot de Thiers? L'Empire est fait.
L'avocat haussa les épaules.
—Eh bien! nous le déferons, dit-il.
M. Verdale ôta son chapeau.
—Tous mes compliments! dit-il. Cette confiance me charme.
Puis d'un ton de feinte humilité:
—Cependant, reprit-il, tu le laisseras bien durer assez pour que j'aie le temps de faire fortune! Voyons, mon vieux Roberjot, fais cela pour un camarade, quand ce ne serait que pour me fournir le moyen de te rendre ce que je te dois...
—Tu penses donc que l'Empire t'enrichira?
—J'ai cette candeur! dirait Arnal. Or, comme nous sommes à Paris cinquante mille gaillards qui nous berçons de cet espoir, l'Empire du-re-ra.
—Diable!
—Tous ne réussiront pas, c'est évident, mais moi, je réussirai. L'empereur... je veux dire le prince-président, a des projets grandioses, moi j'ai des montagnes de plans et devis, nous nous entendrons. Qu'il dise un mot et mes cartons s'ouvrent. Il veut un Paris de marbre... je lui bâtirai une ville de palais. Il faudra des millions pour cela. Tant mieux. Il en tombera bien un dans ma poche...
Il ne manquait pas d'un certain flair, M. Verdale. Me Roberjot le savait bien.
—Ainsi, lui dit-il, tu es allé faire ta cour au président...
—Oh! pas encore; je n'en suis qu'à ses amis. Mais j'avance, j'avance, j'ai des protecteurs à qui rien ne sera refusé. Le président peut avoir tous les vices que tu voudras; il a, en plus, de la mémoire. Il suffit qu'on lui ait dit: «Dieu vous bénisse!» quand il éternuait en exil, pour qu'il vous juge des droits à sa reconnaissance...
—Mais ses amis auront-ils aussi bonne mémoire que lui, et ne te renieront-ils pas?...
—Jamais! Je sais où est le cadavre, s'écria vivement l'architecte.
Et tout aussitôt, visiblement embarrassé et contrarié de s'être laissé emporter:
—Quand je dis que je sais où est le cadavre, je veux dire que j'ai reçu assez de petites confidences pour qu'on ne m'oublie pas. T'en faut-il une preuve? C'est à moi que la baronne d'Eljonsen confie la construction de l'hôtel qu'elle veut avoir aux Champs-Élysées, et dont j'ai là le plan...
—Comment! la baronne d'Eljonsen fait bâtir!... Il me semblait t'avoir entendu dire qu'elle en était aux expédients...
—Oui, quand elle habitait Rome. Mais les temps sont changés. Si bien changés, que M. de Maumussy vient de me charger de lui acheter tous les terrains que je trouverai entre la Seine et les Champs-Élysées... Si bien changés, que M. de Combelaine m'a demandé le plan d'une maison de campagne... Si terriblement changés, que M. Coutanceau m'a donné sa parole de me nommer l'architecte en chef d'une société qu'il fonde, au capital de je ne sais combien de millions. Non seulement ces gens-là savent vaincre, mais ils savent profiter de la victoire!...
L'avocat branla la tête, et non sans une nuance d'impertinente ironie:
—Et tu en profiteras, toi, en devenant millionnaire.
—Positivement, répondit l'architecte, et sans remords; seulement...
Son front se plissa, et gravement, cette fois:
—Seulement, poursuivit-il, si l'avenir est à moi, le présent est à mes créanciers. Je suis dans la situation d'un homme qui aurait à toucher à Marseille un héritage immense, et qui crèverait de faim à Paris, faute de pouvoir se procurer le prix du chemin de fer de Paris à Marseille.
La visite de M. Verdale s'expliquait.
—Et alors? interrogea l'avocat, comme s'il n'eût point compris ce préambule si clair.
—Alors, mon vieux copain, il n'y a que toi qui puisses me donner de quoi payer ma place dans le train express qui conduit de zéro à million... Je viens frapper à ta caisse. Toc, toc, j'ai besoin de huit mille francs.
Me Roberjot tressauta sur son fauteuil.
—Huit mille francs! s'écria-t-il, peste! comme tu y vas! Me crois-tu donc un banquier pour me supposer une pareille somme dans mon tiroir? Huit mille francs!... mais c'est la moitié de mon revenu, mon pauvre camarade, et non seulement je n'ai pas cette somme, mais je ne saurais où la prendre.
L'architecte rougit imperceptiblement.
—Et cependant il me les faut, insista-t-il, absolument et sous quarante-huit heures...
—Ah ça! que veux-tu faire de tant d'argent?
—L'employer à faire figure... à paroistre, comme dit Montaigne.
—Je te croyais au-dessus d'une pareille faiblesse.
—Je l'étais, et c'est ce qui m'a perdu.
—Oh!...
—C'est ainsi. Fils d'une famille riche, tu n'as pas eu à apprendre, toi, que les imbéciles refusent de reconnaître le talent qui n'a pas un certain cadre. Tu as du talent et tu as réussi; mais sache que ton bel appartement, que tes meubles, tes tapis, tes tableaux et tes livres sont pour quelque chose dans ton succès. Quand on sonne chez toi, c'est un domestique qui vous ouvre, et le client qui venait te demander une consultation avec l'idée de te la payer vingt-cinq francs se dit en lui-même: «Ce sera cinquante francs puisqu'il a un valet de chambre.» Introduit dans ta salle d'attente meublée de vieux chêne, ce même client se dit encore: «Diable!... c'est cossu, ici, et je vois bien qu'il va falloir dégainer mes trois louis.» Entrant dans ton cabinet de travail, il est ébloui... et en sortant il te laisse le billet de cent francs...
L'avocat riait.
—Eh bien! moi aussi, continua l'architecte, je veux paraître... Il le faut. Je loge en garni, au quatrième étage d'un méchant hôtel... Qui viendra m'y chercher? Personne. Il faut paraître, mon vieil ami. Le règne qui commence s'appellera le règne de la poudre aux yeux... Jetons de la poudre!...
Discuter, c'est avouer implicitement qu'on ne s'est pas arrêté à un parti définitif, et qu'on peut encore changer d'avis.
Me Roberjot, qui était avocat, ne l'ignorait pas.
Si donc il laissait discourir son ami Verdale, c'est que, véritablement, il hésitait.
Sortir de sa caisse huit mille francs pour les risquer sur les espérances de l'architecte incompris, c'était raide.
Oui, mais les lui refuser, c'était se l'aliéner et renoncer à l'assistance qu'on en pouvait attendre à un moment donné.
Or Me Roberjot eût sacrifié sans sourciller la moitié de sa fortune pour démasquer M. de Combelaine et le jeter, pantelant et vaincu, aux pieds de Mme Delorge.
Comme tous les gens perplexes, il prit un terme moyen.
—Je ne prétends pas que tu aies tort, dit-il à son ami, mais as-tu réellement besoin de toute la somme que tu me demandes? Est-ce que la moitié ne te suffirait pas, au moins pour le moment? Plus tard on aviserait...
Un éclair d'espoir brilla dans l'œil de M. Verdale.
—Mon devis est fait, répondit-il, et il m'est impossible d'en rabattre un centime. Je ne veux pas faire long feu, je veux tirer un coup de canon...
—Cependant...
—Ah! c'est comme ça. Je n'ai plus le temps de m'élever petit à petit, moi, il faut que je surgisse du jour au lendemain, comme un champignon... Tais-toi, je vois que tu vas me proposer ton exemple. Absurde! Toi, tu as commencé jeune, et tu étais poussé par ta famille. Moi, je suis vieux déjà, comme les rues que je voudrais démolir, et ce n'est pas ma brave femme de mère, qui était marchande de poisson aux Halles, qui m'aidera. J'en suis à ce moment où il faut tout risquer sur un seul coup. Tu dois bien le comprendre, toi qui sais ma situation, toi qui sais que je suis marié et que j'ai un garçon de onze ans, et que, faute de pouvoir nourrir ma femme et mon fils, mon petit Lucien, je suis réduit à les laisser en province, chez mon beau-père, un vieux ladre, qui leur reproche à chaque repas ce qu'ils mangent, et qui tous les mois m'écrit que je ne suis qu'un propre à rien et que, lorsqu'on ne trouve pas «de la bonne ouvrage» comme architecte, on s'emploie comme manœuvre à porter l'oiseau.
Il s'exaltait, la bile lui montait au cerveau, il parlait si vite que Me Roberjot ne trouvait pas un joint où placer un mot.
—Longtemps, poursuivit-il, j'ai ri de cette situation. Maintenant j'en pleurerais. L'estomac se délabre, la façade se lézarde, et le soir, quand je regagne mon taudis, je me sens des courants d'air dans le cœur. C'est bête et laid de rester seul devant un foyer sans feu, quand on a une femme à soi, et une bonne petite femme, va, je le reconnais depuis que les coquines rient à ma barbe, qui blanchit. Assez de bohème! Je suis las de piétiner dans les ornières, pendant que vous autres, tous, les copains de Saint-Louis, vous faites bravement votre chemin. Je vous rattraperai d'un bond, je le veux. Je ne suis pas plus sot que vous, n'est-ce pas! J'ai eu le grand prix au concours, et j'ai plus d'un chef-d'œuvre dans mes cartons...
—C'est que, mon cher, je ne vois pas...
—Je vois, moi, et cela suffit. Prête-moi ce que je te demande, et demain j'ai un appartement dont les clients apprendront vite le chemin, quand il leur aura été montré par Coutanceau, par la baronne d'Eljonsen, par M. de Combelaine et par le vicomte de Maumussy.
L'avocat réfléchissait.
—Que ne t'adresses-tu, fit-il, aux gens que tu me nommes?
M. Verdale haussa les épaules—des épaules taillées pour porter des sacs de farine.
—Pas si bête! répondit-il. Va donc, toi, proposer à un chien affamé de te céder une portion de son os! Non seulement ils m'enverraient promener, mais ils me retireraient leur influence, dont je dispose absolument.
—C'est que je t'ai dit la vérité, mon camarade; c'est que positivement je n'ai pas d'argent.
—Monsieur a du crédit... disait Bouffé dans l'Homme à la mode.
—J'ai bien un titre de rente...
L'architecte leva les bras au ciel.
—Et il dit qu'il n'a pas d'argent!... s'écria-t-il. Un titre de rente!... Il faut se hâter de le vendre, malheureux, car jamais tu ne rencontreras une plus belle occasion. Vends! et il se trouvera qu'en fin de compte, tu te seras rendu service en m'obligeant. Faire en même temps une bonne action et une bonne affaire!... Ces choses-là n'arrivent qu'à toi. Sais-tu où en est le cinq pour cent, ô Roberjot?... Il fait 99 90 au parquet et 100 dans la coulisse. Or, comme c'est place de la Bourse que bat maintenant le cœur de la France, cela prouve que la France est contente, et que je serai millionnaire...
[Illustration: Il était temps une grêle de balles s'abattait.]
Si l'avocat se défendait encore, ce n'était plus que mollement, et en homme prêt à céder.
Et M. Verdale le voyait bien, lui, dont la finesse naturelle s'affûtait depuis tant d'années aux meules de la nécessité.
Rassemblant donc, par un suprême effort, tout ce qu'il avait de puissance d'émotion:
—Allons, mon vieux copain, insista-t-il, un bon mouvement, tends-moi la perche et je suis sauvé... Confiance! confiance!
Le ciel toujours seconde un projet téméraire!
La nuit était venue, et, depuis un bon moment déjà, le domestique avait apporté une lampe. L'avocat en releva l'abat-jour, et arrêtant sur M. Verdale un regard froid et perspicace:
—C'est un gros service, mon camarade, que tu me demandes, prononça-t-il.
—Je le sais, pardieu, bien!
—Tu as des chances de succès, je le reconnais, mais enfin tes calculs peuvent être déjoués...
—Je l'avoue.
—Et alors ces huit mille francs iraient rejoindre, dans l'abîme de l'oubli, comme tu dirais, les trois ou quatre mille que tu me dois déjà...
L'architecte tressaillit et rougit.
Il trembla d'avoir cru trop tôt la victoire gagnée.
—Tu es dur, Roberjot, balbutia-t-il.
—Pas du tout. Je tiens seulement à établir nos situations respectives, et qu'en t'obligeant, j'agis en véritable ami...
—Et je t'en aurai une reconnaissance éternelle! s'écria M. Verdale en se jetant sur les mains de l'avocat, qu'il serra à les briser.
Mais cet enthousiasme de gratitude ne parut toucher que faiblement Me Roberjot.
—Ainsi, mon cher camarade, reprit-il, si, à mon tour, j'avais besoin d'un service.
—Ah!... c'est avec transport que je te le rendrais, à toi, mon seul ami, à toi que j'ai toujours trouvé aux heures difficiles...
—Prends garde... Peut-être faudra-t-il, pour m'obliger, desservir secrètement quelqu'un des gens dont tu me parlais, M. Coutanceau ou M. de Combelaine, Mme d'Eljonsen ou M. de Maumussy.
Il n'y avait pas à se méprendre à l'accent de l'avocat. Il parlait on ne peut plus sérieusement.
M. Verdale ne s'y méprit pas.
—Je n'hésiterais pas une minute, Roberjot, répondit-il, je suis avec toi.
—Tu aimes ces gens-là, pourtant.
—Mais oui... On aime toujours l'escalier qui conduit à l'appartement de la femme qu'on courtise... Ces gens-là me mèneront à la fortune.
Il était clair que l'architecte incompris était de son siècle et que ses convictions ne le gênaient pas.
Et cependant l'avocat hésitait si visiblement à parler, que ce fut l'autre qui vint à son secours.
—Voyons, mon vieux Roberjot, dit-il, tu as quelque chose sur l'estomac?...
—Je l'avoue.
—Et tu te défies de moi?
—Non, certes...
—Alors, déboutonne-toi, que diable! Voyons, faut-il que je t'aide? Tu as une dent contre ces gens que tu appelles mes amis?
—Juste!
Le front de M. Verdale s'assombrit.
—C'est contrariant, fit-il, mais j'étais ton ami avant d'être le leur... Voyons donc cette dent!...
Véritablement, Me Roberjot n'avait voulu que tâter son ancien copain, et il lui paraissait que l'épreuve réussissait assez mal. Si déjà, avant d'avoir l'argent, M. Verdale montrait cette mauvaise grâce, que serait-ce plus tard?...
En cette extrémité, un généreux abandon devait être un habile calcul.
Me Roberjot le crut, et étouffant un soupir:
—Mon vieux camarade, prononça-t-il, avec toutes les apparences d'une émotion sincère, je n'ai pas l'habitude de faire payer les services que je rends...
—De donner un œuf pour avoir un bœuf?...
—Précisément. Et la preuve, c'est que c'est sans conditions que je te remettrai, avant quarante-huit heures, la somme dont tu as besoin... Et sur ce, ne parlons plus des intentions que je pouvais avoir. Causons d'autre chose.
L'avocat avait visé juste... L'architecte fut touché.
—Est-ce que tu te moques de moi? s'écria-t-il. Est-ce que tu veux m'insulter?...
—Quelle idée!...
—Alors parlons de tes intentions, morbleu! et ne parlons que de cela!... Quoi! pour une fois que l'occasion se présente de t'être utile en quelque chose, je la laisserais échapper!... Jamais!... Que faut-il faire? Veux-tu que j'aille provoquer Maumussy, Coutanceau et les autres?... Je pars. C'est que je me moque d'eux, à cette heure. Avec huit mille francs, l'avenir est à moi quand même. Au lieu d'être l'architecte du pouvoir, je serai l'architecte de l'opposition... Tiens, c'est une idée, cela...
Me Roberjot souriait... en dedans.
—Allons, bon! fit-il, voilà que tu t'emportes, selon ton habitude. Sais-tu ce que je voulais te demander?... Quelques renseignements précis sur M. de Combelaine.
L'architecte fut-il dupe?... Peut-être.
—Je suis ton homme, déclara-t-il. Ah! tu veux des renseignements! Eh bien! tu en auras, et de si complets que personne à Paris ne saurait t'en donner de pareils...
Il fut interrompu par l'entrée du domestique, lequel venait rappeler à son maître que le dîner était servi depuis un bon moment, et que tout allait être froid.
Saisissant aussitôt la balle au bond:
—Voilà qui décide tout, ami Roberjot, s'écria l'architecte. Je dîne avec toi, et... je parle. Allons, à table, et fais-nous monter une bouteille de ce bourgogne que je connais et qui délie si merveilleusement les langues!...
—Eh bien! soit! répondit l'avocat.
Et, l'instant d'après, il s'attablait en face de son ancien copain.
Il y avait des années que M. Verdale n'avait été si joyeux. Il lui semblait sentir ses huit mille francs dans sa poche, et l'ambition, l'espoir du succès et le corton velouté lui montaient à la tête en chaudes bouffées.
—Donc, mon vieux copain, disait-il, car il avait l'art de discourir la bouche pleine, donc parlons de M. de Combelaine... Mais parler de lui sans parler de Mme la baronne d'Eljonsen est impossible, et c'est par elle que je commencerai...
«C'est que je la connais bien, moi, cette respectable baronne, ayant eu l'honneur insigne de lui être présenté lorsque j'étais à Rome aux frais de l'État. Je lui plaisais. Si j'avais eu de l'argent, elle m'en eût emprunté. Je n'en avais pas, malheureusement. Mais un jour, après m'avoir fait jurer un secret éternel—un secret que je viole pour toi, ô Roberjot—elle daigna me charger de porter pour elle et en son nom, au Mont-de-Piété de la Ville éternelle, quelques-uns de ses joyaux.
«Quel âge a-t-elle? vas-tu me demander.
«Eh bien! mon bon, je n'en sais rien, parole d'honneur, à vingt ans près. Elle n'a peut-être que cinquante ans, elle en a peut-être plus de soixante-dix. Sa pareille n'existe pas au monde pour réparer des ans l'irréparable outrage. C'est un secret qu'elle a acheté à Londres à une émailleuse célèbre. Et personne n'est plus avancé que moi. Personne, depuis un demi-siècle, n'a eu l'heur de la voir telle que le bon Dieu l'a faite. Cette femme-là doit dormir toute maquillée, comme les grands généraux dorment tout bottés.
«Donc, on ignore son âge, et ce n'est que bien vaguement qu'on connaît sa situation dans le monde.
«Moi, je sais qu'elle travaille dans la politique.
«Cette femme-là, vois-tu, est une de ces intrigantes cosmopolites, comme il y en a dans les bas-fonds de toutes les diplomaties, bonnes à toutes besognes, prêtes à toutes les trahisons, et qu'on charge des commissions qui feraient reculer les mouchards ordinaires. A combien de polices celle-ci s'est-elle vendue? A toutes, j'imagine, toutes celles qui avaient de l'argent à lui donner. Ce qui est sûr, c'est qu'elle doit avoir acheté et vendu de drôles de choses en sa vie!...
—Par ma foi!... fit Me Roberjot, voici un joli portrait.
L'exclamation parut flatter l'architecte.
—Eh! eh! dans le fait, je ne peins pas mal! fit-il en riant de son gros rire qui lui secouait les épaules.
Et, vidant lestement son verre, il continua:
—Tout le monde, ami Roberjot, ne parlerait pas si librement que moi. Mme d'Eljonsen a de la mémoire, et il n'est pas sain de l'avoir pour ennemie. Ceux qui la connaissent le mieux en ont peur...
—Oh!...
—C'est absurde, évidemment; c'est lâche, c'est petit... mais c'est ainsi. Songe donc depuis une quarantaine d'années il ne s'est pas remué en Europe une pelletée de boue sans que cette femme en ait eu son éclaboussure. Dame! on tremble toujours qu'elle ne se secoue sur ses voisins. On est sûr de soi—quelquefois,—mais on n'est jamais sûr des siens, de ses parents, de ses amis. Elle sait tant de choses. Pour deux ou trois fois qu'elle s'est oubliée à penser tout haut devant moi, j'ai eu des coliques, parole d'honneur! Elle a le mot d'un tas d'énigmes que l'histoire, avec ses lunettes, ne déchiffrera jamais. Et voilà pourquoi elle ne dégringolera jamais tout à fait. Quand elle enfonce, quand elle se sent à sa dernière gorgée de bourbe, elle tire de son sac quelque gros scandale ignoré, et elle l'adresse aux intéressés avec ces seuls mots: «Achetez ou je publie.» Et on achète. C'est la muse du chantage que cette chère baronne.
«Elle vend un secret, quand elle est gênée, comme une autre porte ses bijoux au Mont-de-Piété. Et elle prétend que son fonds est inépuisable. Et je le croirais volontiers, moi qui sais qu'elle a servi la police russe et la police autrichienne, moi qui sais qu'il n'y a pas en Europe un homme de quelque renom qui n'ait passé par son boudoir ou son salon...
L'avocat ne laissait pas d'être étourdi par la surprenante volubilité de l'architecte incompris.
—Oh! par son salon!... fit-il d'un air de doute, par son salon...
—Mais... «z'oui», cher maître, par son salon. Ah çà! prendrais-tu par hasard Mme d'Eljonsen pour une intrigante vulgaire?... Erreur! Je te montrerai son portrait à l'âge de vingt-deux ans, un chef-d'œuvre! et quand tu l'auras admiré, tu comprendras tout ce qu'a pu négocier une gaillarde qui a eu des yeux pareils. C'est que, si elle a été aussi bas que possible, elle a été très haut aussi. En 1845, elle tenait à Londres une sorte de pension bourgeoise qui était un tripot, et vraisemblablement quelque chose de pis, c'est positif. Mais il est non moins certain qu'en 1822 il ne s'en est fallu de rien qu'elle épousât un principicule allemand, qui lui eût bel et bien mis sur la tête une couronne fermée.
—Roman!...
M. Verdale s'arrêta court, considérant son ami d'un air surpris et mécontent.
—Positivement, mon cher camarade, prononça-t-il, tu me fais de la peine. Comment! toi, un avocat, un homme intelligent, tu en es encore là!... Quoi! tu es de ces gens qui, dès que vous leur contez une histoire, vous interrompent en disant: «Ça... c'est impossible. Jamais rien de pareil n'est arrivé à ma portière!...»
—Soit... des faits, des faits!...
L'architecte fronça le sourcil.
—En d'autres termes, je t'ennuie, dit-il à son ami. C'est bien, je m'arrête. Interroge, je répondrai...
Mais ce petit accès de mauvaise humeur n'inquiéta guère l'avocat.
—Qui est, au juste, Mme d'Eljonsen? interrogea-t-il.
C'est du ton nasillard d'un écolier qui ânonne une leçon que M. Verdale répondit:
—Française de naissance, Mme d'Eljonsen est issue d'une assez vieille famille de Bretagne—noble, mais pauvre. Son père, le seigneur de la Roche-du-Hou, habitait à trois lieues de Morlaix, sur la route de Saint-Paul-de-Léon, un manoir si délabré que les rats ne s'y aventuraient plus... Mlle de la Roche-du-Hou devait avoir vingt ans, lorsqu'elle fit connaissance d'un négociant suédois, colossalement riche, M. Eljonsen, que ses affaires, et plus encore sa mauvaise étoile, avaient amené à Morlaix. En trois œillades, elle le rendit fou à lier d'amour, le malheureux. Il la demanda en mariage et l'épousa,—à une date que ne sauraient préciser les biographes les mieux informés. Mariée, elle suivit son mari, puisqu'il est dit que la femme doit suivre son mari, et ils allèrent s'établir à Riga, centre des opérations commerciales de M. Eljonsen.
Leur union ne fut pas heureuse. Bientôt on vit M. Eljonsen dépérir de chagrin d'avoir épousé la belle Mlle de la Roche-du-Hou. En moins d'un an, il en mourut, laissant à sa veuve quelque chose comme quatre-vingts ou cent mille francs de rentes. On ne dit pas qu'elle ait pleuré, mais son premier mouvement fut de quitter Riga, où elle s'ennuyait. Ayant posté devant le nom de son mari un d et une apostrophe, elle le fit précéder du titre de baronne et alla s'établir à Vienne. Elle y mena si grand train qu'à la fin de la troisième année elle était non seulement ruinée, mais poursuivie par ses créanciers et menacée d'un procès en escroquerie. Forcée de fuir, elle passa en Suisse, y séjourna quelques mois, et ensuite planta sa tente à Londres, puis à Munich, puis à Naples.
—Et M. de Combelaine? interrogea Me Roberjot. Je ne le vois toujours pas paraître...
—J'y arrive, répondit M. Verdale.
Et ayant repris haleine et rempli son verre:
—Maintenant que tu connais Mme d'Eljonsen, poursuivit-il, je dois te dire que pendant des années elle a traîné, dans toutes ses pérégrinations à travers l'Europe, un jeune garçon qu'elle appelait Victor et qu'elle semblait adorer...
—Son fils, parbleu!...
—On l'a cru comme tu le crois, mais on se trompait, on n'a pas tardé à le reconnaître. Mme d'Eljonsen n'était pas d'un caractère à essayer de dissimuler, comme on dit, une faute, elle n'en était pas à cela près. Victor, ce jeune garçon, lui avait été confié. Par qui? Ah! là est le mystère. Les uns assurent que la mère est une grande dame, comme il est dit dans la Tour de Nesle, les autres que c'est tout simplement une petite bourgeoise de Londres...
—Mais toi, que crois-tu?
—Moi?... Rien.
—Cependant, informé comme tu l'es...
L'architecte incompris souriait.
—C'est vrai, fit-il, que je sais bien des choses, mais je ne sais pas tout... Ce que je puis te dire, c'est que cet enfant est devenu le Combelaine à qui tu parais en vouloir si fort...
Me Roberjot ne s'impatientait plus, maintenant.
—Mais ce nom de Combelaine, interrogea-t-il, d'où lui vient-il?...
—Ah! ceci est une autre histoire. Mme d'Eljonsen, je te l'ai dit, est une femme très forte, mais elle n'est pas complète, personne n'est complet ici-bas. Elle a eu toute sa vie un faible, et ce faible s'appelait le comte de Combelaine. C'était, en vérité, un excellent gentilhomme, mais qui avait donné dans les travers de Casanova, et qui, n'ayant plus le sou, corrigeait la fortune. C'est à Vienne que Mme d'Eljonsen et lui se connurent, et, depuis, ils ne se sont jamais quittés. C'est lui qui, le jour où le jeune Victor dut se lancer dans le monde, lui dit: «Tu n'as pas de nom, et il t'en faut un; prends le mien, je te le donne. Il a été jadis porté par de vaillants et honnêtes gentilshommes. Va, et puisse-t-il te porter bonheur!...»
D'un geste rapide, Me Roberjot commanda le silence à son ancien copain.
Le domestique entrait, apportant le café et les liqueurs.
Mais dès qu'il se fut retiré:
—Et maintenant, ami Verdale, dit l'avocat, passons à l'histoire du fils adoptif de Mme d'Eljonsen...
Mais on eût dit que pendant cette courte interruption une révolution s'était faite dans l'esprit de l'architecte incompris.
Sa verve, si brillante, tant qu'il ne s'était agi que de la baronne, s'éteignait maintenant qu'il était question de M. de Combelaine.
—Décidément, mon cher, fit-il, tu m'interroges comme si j'avais à ma disposition le casier judiciaire de la préfecture de police.
L'avocat dissimula mal un geste de dépit.
—En d'autres termes, prononça-t-il, tu estimes prudent de n'en pas dire davantage...
—Mon cher, ce Victor de Combelaine est un gaillard horriblement dangereux...
—Et tu en as peur?
M. Verdale haussa les épaules.
—Oui, répondit-il, pour toi qui certainement médites quelque sottise. Que veux-tu faire?... Prends bien garde! Combelaine, si tu le manques, ne te manquera pas...
—Chansons!...
—C'est juste ce que disaient les cinq ou six pauvres diables que Combelaine a expédiés en duel...
—On ne se bat pas avec un pareil homme...
—Pardon!... On se bat avec M. de Combelaine, parce que, s'il court sur son compte une foule d'histoires fâcheuses, on ne peut rien lui reprocher de positif. Il n'a jamais été condamné...
L'impatience de Me Roberjot était visible.
—Tu m'avais promis ton concours, mon camarade, dit-il, tu me le retires... Libre à toi...
—Eh non, entêté, je ne te le retire pas, non, mille fois non!... Si j'ai l'air de tergiverser ainsi, c'est que précisément je cherche le moyen de t'être utile. Mais comment le puis-je, lorsque tu ne me dis rien de tes intentions ni du but où tu tends?
L'avocat ne put s'empêcher de rougir au souvenir de Mme Delorge qui traversa son esprit:
—Ce n'est pas mon secret, déclara-t-il.
L'autre parut stupéfait:
—Ah! il y a un secret! répéta-t-il. Alors, mystère et discrétion! Et je reprends: Ce nom de Combelaine, qui ne lui appartient pas, paraît être le seul patrimoine qu'ait jamais recueilli le fils adoptif de Mme d'Eljonsen. Je dis: paraît, parce qu'en réalité il en recueillit un autre, qui justifie toutes les légendes dont sa naissance a été le sujet. Je veux parler de la protection mystérieuse, bien que très apparente, qui s'étendit sur lui, dès son entrée dans le monde, et qui ne lui a jamais fait défaut. Et ce devait être une protection puissante, car elle l'a poussé jusqu'au grade de capitaine, dans l'espace de temps strictement exigé par les règlements. Or, ni son instruction, ni son mérite, ni sa conduite n'expliquaient cet avancement scandaleux. Criblé de dettes, il avait à tout moment recours à des expédients qui frisaient l'escroquerie, et qui eussent fait chasser du régiment tout autre que lui... Cependant il abusa si bien, qu'il fut un jour forcé de donner sa démission, après avoir fait semblant de se brûler la cervelle...
—En quelle année cela?
—Ah! par ma foi, tu m'en demandes trop, mais on pourrait le savoir en cherchant dans la collection de l'Annuaire militaire.
—C'est vrai... Continue.
L'architecte riait, mais franchement cette fois, et il était de fait que l'insistance de l'avocat ne manquait pas d'une certaine naïveté.
—C'est que me voici au bout de mon rouleau, dit-il. Suivre Combelaine après sa sortie de l'armée est aussi impossible que de relever la piste d'un feu follet...
—Comment a-t-il vécu?...
—D'industrie, donc! Tous les métiers avouables et inavouables, il les a faits. Puis Mme d'Eljonsen est venue à son secours deux ou trois fois, puis il a été aidé pendant ces dernières années par une femme dont il a été l'amant...
[Illustration: Il y en eut un qui prit les mains de M. Ducoudray.]
—Flora Misri?
—Précisément... Je vous demande un peu où le dévouement va se nicher!... Toujours est-il qu'elle lui a prêté d'assez grosses sommes, avec première hypothèque sur sa bonne étoile...
—Et aujourd'hui, voilà cet homme aux affaires!... murmurait-il, c'est inimaginable!...
M. Verdale hochait la tête.
—Il est de fait que c'est cocasse, reprit-il, et cependant il ne faudrait pas trop s'en étonner. As-tu jamais conspiré, Roberjot? Non. Eh bien! si tu conspires jamais, tu feras de drôles de connaissances, et dont tu ne te dépêtreras pas le jour du succès.
—Qu'est-ce que cela prouve?
—Rien!... sinon que le prince Louis, notre président aujourd'hui, empereur demain, a beaucoup de connaissances.
Il n'y avait pas à en douter, l'architecte incompris connaissait à fond le sujet qu'il traitait.
—Maintenant, poursuivit-il, le président voudrait peut-être bien n'avoir pas tant eu de «bons cousins». Mais on ne peut pas conspirer tout seul. Et, s'il perdait la mémoire, les petits camarades d'autrefois sauraient bien venir lui dire: «Pardon, j'en étais.» Or Maumussy en était, et aussi Combelaine, et de même Coutanceau, et pareillement cette chère baronne d'Eljonsen, qui n'a jamais su passer près d'une intrigue sans s'en mêler.
Me Roberjot avait espéré mieux.
Il avait eu l'espérance insensée que là, tout à coup, son ami Verdale lui fournirait quelqu'une de ces armes qu'on peut utiliser immédiatement...
N'importe, il n'était pas homme à revenir sur une parole donnée.
—Passons dans mon cabinet, dit-il à l'architecte incompris, et je te remettrai ce que je t'ai promis.
M. Verdale était devenu tout pâle de joie.
—Ah! tu es un ami incomparable!... s'écria-t-il.
Me Roberjot était du mois un ami comme on en trouve peu, car c'était bien la vérité pure qu'il avait dite.
N'ayant pas de fonds disponibles, il lui fallait, pour obliger son ancien copain, vendre pour huit mille francs d'un titre de six mille livres de rentes en cinq pour cent, qui constituait plus du tiers de sa fortune.
Il est vrai de dire, et cela diminuait un peu le mérite de sa belle action, qu'il était depuis plusieurs jours décidé à vendre une portion de cette rente pour faire face aux dépenses indispensables de sa campagne électorale.
Cependant c'est de la meilleure grâce du monde qu'il tira de sa caisse et confia à son ami le précieux titre, en ayant soin d'y joindre une lettre où il donnait les ordres à son agent de change.
Me Roberjot étant fort occupé, c'était bien le moins que M. Verdale se chargeât des quelques courses que nécessitait l'opération.
Et certes, il ne songeait pas à s'en plaindre.
C'est avec une sorte de respectueuse stupeur qu'il regardait ce papier qui représentait une fortune.
Jusque-là, il avait été tourmenté de doutes, n'osant croire à son bonheur, ne pouvant se persuader que véritablement on allait lui prêter sans garanties ces huit mille francs dont il se promettait de tirer des millions.
Tandis que maintenant...
Il se jeta au cou de son ami, et le serrant à l'étouffer:
—Va, s'écria-t-il, je serai millionnaire, et toi tu seras député... Tu Marcellus erîs.