← Retour

La dégringolade

16px
100%

—Que faire donc, selon vous? demanda-t-elle au docteur.

—Rester à Paris.

—J'y mourrais de peur...

M. Legris l'arrêta.

—Aussi n'est-ce pas d'y rester ostensiblement que je vous conseille, dit-il.

—Ah!...

—Je vous engage à vous y cacher...

—Hélas! comment?...

—Le plus simplement du monde. Ainsi vous exécutez la première partie de votre plan qui est, de tout point, excellente. Ernestine part pour Londres, et vous, chère madame, vous franchissez le mur mitoyen. Seulement, rue de Suresnes, au lieu d'arrêter le premier fiacre qui passe, vous allez droit à une voiture où un ami vous attend. Cet ami, homme dévoué et prudent, qui sait son Paris sur le bout des doigts, vous a préparé une retraite sûre, il vous y conduit et vous y attendez les événements.

—Et vous croyez...

—Je ne crois pas, je suis certain que ce parti est le meilleur...

Mme Misri réfléchissait.

—Oui, murmura-t-elle, peut-être, mais ai-je un ami dévoué?

—Vous avez moi, madame, dont l'intérêt vous répond.

—Ah! à ta place, Flora, s'écria Mme Lucy, je n'hésiterais pas!

Elle hésitait, cependant, pleurant silencieusement, et le docteur préparait de nouveaux arguments, lorsque tout à coup:

—Alors, monsieur, dit-elle, vous viendrez m'attendre ce soir rue de Suresnes?

—Ce soir, non, parce qu'il me faut un peu de temps pour vous préparer une cachette telle que je la veux, mais demain...

Elle était décidée.

—Soit! s'écria-t-elle. A quelle heure?

—A partir de huit heures, je serai dans un fiacre, arrêté en face du numéro 20. Pour que vous ne puissiez pas vous méprendre, le coin d'un mouchoir blanc pendra de la portière de ce fiacre...

—C'est entendu. Vous le voyez, monsieur, je me confie à vous, absolument...

—Vous n'aurez pas à vous en repentir, madame, je vous en donne ma parole d'honneur...

Lorsque se retira M. Legris, quelques instants après, Mme Lucy voulut le reconduire jusqu'à la porte et, une fois dans l'antichambre, lui prenant le bras:

—Ainsi, fit-elle, ce n'est pas pour moi que vous veniez?

—Je l'avoue, répondit-il en souriant.

Elle soupira, et d'une voix un peu étouffée:

—Vous m'avez donc oubliée? murmura-t-elle, moi qui jadis...

Et comme il ne répondait pas:

—Baste!... ajouta-t-elle, cela vaut peut-être mieux... pour vous surtout. Mais nous restons amis, n'est-ce pas? Vous voyez que je suis de votre parti. Allons, adieu!...

III

Tout en descendant l'escalier de Mme Bergam:

—Oui, certes, pensait le docteur Legris, cela vaut mieux pour moi!...

Et cependant, ce n'est pas sans une surprise secrète que, s'examinant, il se trouvait l'esprit si parfaitement libre et le cœur si léger. C'était bien fini. Il n'avait été ni ému ni troublé par les regards et la voix de Mme Lucy. Son unique sensation avait été une sorte de honte d'avoir pu l'aimer jusqu'à l'oubli de soi. Car le prisme étant brisé, il la voyait et la jugeait telle qu'elle était réellement, très belle à coup sûr, mais sotte, vulgaire et banale, sans cœur et inconsciemment perverse.

—Voilà donc, se disait-il, ce que deviennent avec le temps ces grandes passions dont on croit ne jamais guérir.

Mais ce n'était ni le lieu ni l'heure de philosopher, et comme il n'aperçut point de voiture aux environs, il se mit en route à pied, se faisant d'avance une fête de la joie de Raymond.

C'est que les résultats étaient immenses, estimait-il, de sa visite à Mme Bergam.

Désormais il lui était prouvé que Laurent seul avait pu s'emparer des papiers de Mme Flora, et il se disait qu'un tel homme possédant de pareilles armes devait être invincible.

Puis, n'était-ce pas un coup de partie, que d'avoir déterminé Mme Misri à rester à Paris!...

D'autant que le docteur n'était nullement embarrassé de tenir la promesse qu'il lui avait faite de lui trouver une retraite inviolable.

Parmi ses clients, se trouvait la veuve d'un sous-officier du génie, à laquelle il avait eu occasion de rendre un de ces services dont on ne s'acquitte jamais. Cette femme, d'un certain âge déjà, intelligente et énergique, habitait, tout au fond des Batignolles, une petite maison isolée.

C'est chez elle qu'il se proposait de conduire Mme Misri, bien certain que personne jamais ne s'aviserait d'aller l'y chercher.

Et la veuve avait précisément le caractère qu'il fallait pour soutenir, pour rassurer, pour défendre, au besoin, de ses propres imprudences, une femme telle que Flora.

Préoccupé autant que s'il se fût agi de ses intérêts et non de ceux d'un ami de quinze jours, M. Legris remontait la pente de la rue Blanche, et il dépassait la rue Moncey, lorsqu'il s'entendit appeler:

—Monsieur le docteur!...

C'était le vieux Krauss qui venait à lui avec des gestes désespérés.

—Qu'y a-t-il? demanda M. Legris.

—Un grand malheur, répondit le vieux soldat. M. Raymond s'habillait pour sortir, après déjeuner, quand tout à coup arrive à la maison un monsieur que j'y ai vu venir quelquefois. Tout pâle, et d'un air effaré il me demanda à parler à monsieur, à l'instant. Je le fais entrer dans le cabinet de travail, il y reste cinq minutes et ressort tout courant. Alors, M. Raymond paraît, qui nous annonce, à sa mère et à moi, qu'une société secrète dont il fait partie est découverte, que les listes sont saisies et que déjà plusieurs membres sont arrêtés. Ah! monsieur, quelle femme que madame!... Au lieu de se troubler et de perdre son temps à pleurer:—«Eh bien! dit-elle à M. Raymond, il faut fuir, te cacher, passer en Belgique. Heureusement j'ai ici trois ou quatre mille francs, prends-les et pars, ne reste pas ici une minute de plus...»

—Et il est parti?

—Oui, monsieur; seulement, avant de s'éloigner, il m'a bien recommandé de vous guetter, pour vous empêcher d'aborder la maison, où on a peut-être établi une souricière, et pour vous dire qu'il faut absolument qu'il vous parle, et qu'il vous attend à ce café où vous l'avez si bien soigné, au Café de Périclès...

Le docteur Legris avait fait mieux que prévoir, il avait prédit le sort réservé à la Société des Amis de la justice,—et c'était un mince mérite après la fausse lettre de convocation adressée à Raymond.

Ayant une arme, M. de Combelaine s'en servait; rien de si simple.

Ce qui était moins naturel, c'était qu'on eût laissé ce répit à Raymond, et qu'il n'eût pas été arrêté le premier de tous, bien avant l'éveil donné.

—Voilà ce que je ne m'explique pas, murmurait M. Legris.

—Eh bien! approuva Krauss, c'est juste ce que disait M. Raymond, quand il a quitté la maison.

—Combien y a-t-il de cela?

—Une heure à peu près... Mais vous allez le rejoindre sur-le-champ, n'est-ce pas, monsieur?...

—Oui, sur-le-champ.

La colère faisait trembler la moustache du vieux soldat.

—Alors, monsieur, reprit-il, recommandez-lui bien, je vous en conjure, d'ouvrir l'œil. Qu'il se défie même de son ombre. Avec des lâches, avec des assassins, il n'y a pas de honte à être prudent.

—Comptez sur moi, mon brave Krauss, dit le docteur.

Et après avoir serré la main du fidèle serviteur, au lieu de continuer à remonter la rue Blanche, il tourna rue Boursault pour gagner les boulevards extérieurs par la rue Pigalle.

Une sinistre appréhension le faisait précipiter sa marche: Raymond n'avait-il pas été filé et arrêté?

—Quelle folie aussi, grommelait-il, de choisir, pour me donner rendez-vous, un établissement où on lui sait des amis!

Mais il allait en avoir le cœur net; il arrivait.

Comme tous les jours, à pareille heure, le Café de Périclès était silencieux et presque désert. Trois clients seulement l'honoraient de leur présence: deux peintres, qui jouaient leur dîner au billard, et le journaliste Peyrolas, assis à une table, un bock à sa gauche et un encrier à sa droite, écrivait avec une sorte de rage.

—Pas de Raymond! se dit le docteur en pâlissant.

Si doucement qu'il fût entré, le fougueux journaliste avait levé la tête et l'avait aperçu. Aussitôt:

—Docteur!... s'écria-t-il.

Et M. Legris s'étant approché:

—Tel que vous me voyez, lui dit-il, j'achève deux articles qui feront du bruit dans Landerneau. C'est mon journal que je risque, je le sais; c'est ma liberté que je joue, n'importe!... J'aurai cette gloire, à défaut d'autre, d'avoir élevé la voix quand la peur fermait toutes les bouches.

—Qu'est-ce donc? demanda le docteur d'un ton distrait.

—Peu de chose: les journaux officieux annoncent la découverte d'une grrrande et rrredoutable conspiration.

M. Legris tressaillit.

—S'agirait-il des Amis de la justice?

—Précisément. On avoue cent cinquante arrestations. Il y en aura mille demain. Avant la fin de la semaine, cinq cents citoyens seront expédiés à Cayenne, sous ce fallacieux prétexte qu'ils ont essayé de bouleverser l'ordre social. Eh bien! docteur, savez-vous ce que je prétends, moi, ce que je viens d'écrire, ce que je vais imprimer?...

Il tapait du poing, morbleu! à briser le marbre.

—Je soutiens, criait-il, et je prouve que ce complot n'existe pas, qu'il n'y a jamais eu ni amis ni justice, que c'est une grossière invention de la police, une abjecte imagination, un ignoble traquenard...

Le docteur était sur les épines.

—Il faut que je vous quitte, dit-il au terrible articlier.

Mais lui:

—Un instant: j'ai gardé le bouquet pour la fin. Je ne vous ai rien dit de l'abominable scandale d'hier.

—Quel scandale?

—Ah çà, docteur, de quel hospice d'incurables sortez-vous? Ignorez-vous vraiment que le duc de Maillefert, un duc pour de bon, celui-là, contrôlé, authentique, vient d'être arrêté?...

Outre qu'il bâclait des articles farouches, M. Peyrolas avait toutes les qualités de creux et de sonorité qui constituent un remarquable reporter. M. Legris le savait. Aussi, dominant son inquiétude:

—Avez-vous des détails? interrogea-t-il.

Le fougueux journaliste se redressa.

—Qui donc en aurait sinon moi! répondit-il, sinon un homme qui a successivement interrogé le concierge de l'hôtel de Maillefert, le portier de la maîtresse de l'accusé, deux employés du greffe et le caissier de M. Verdale!... Je puis vous donner le menu du déjeuner de M. Philippe à la Conciergerie.

—Inutile!... protesta le docteur. Ce que je voudrais savoir, c'est comment le duc de Maillefert, un gentilhomme viveur, a pu se trouver fourré dans des tripotages financiers.

D'un air suffisant, M. Peyrolas remontait son faux col.

—Rien de si simple, rien de si naturel. Depuis un an ou deux déjà, monsieur le duc faisait commerce de l'illustration de ses aïeux. C'était bien connu en Bourse. Quiconque avait besoin pour un prospectus d'un nom sonore et d'un beau titre n'avait qu'à l'aller trouver. Il en coûtait tant, un prix fait comme les petits pâtés. Mais, en somme, ce trafic lui rapportait peu; le jeu n'en valait pas la chandelle. Si bien qu'à force de respirer le fumet de toutes les cuisines financières, l'envie lui est venue de mettre la main à la sauce. Un beau matin, il a acheté une part de gérance de je ne sais plus quelle société, fondée à un capital considérable par un gaillard adroit dont vous avez entendu parler, un certain baron Verdale, qui est baron comme le garçon qui dort dans ce coin, là-bas...

Ce nom de Verdale, positivement, M. Legris l'attendait.

—Et après? interrogea-t-il.

—Après, dès que M. de Maillefert se vit entre les mains les clefs d'une caisse bien garnie, il se dit: «Cette caisse doit être à moi.» Et, en effet, il fit comme si elle était à lui...

—Mais comment tout s'est-il découvert?

—Comme se découvrent tous les vols, parbleu! Voyant la caisse vide, Verdale s'est écrié: «Où est l'argent?» Et comme M. de Maillefert seul avait pu le prendre, il a déposé une plainte contre M. Philippe.

Concilier cette version et la surprise de M. Verdale chez Mme Lucy était difficile.

—Êtes-vous sûr de vos renseignements, mon cher Peyrolas? demanda le docteur.

—Si, j'en suis sûr? Je les tiens du caissier de M. Verdale.

—Et vous n'avez pas entendu dire que M. de Combelaine fût pour quelque chose dans toute cette affaire?...

Un profond étonnement se peignit sur le visage mobile du journaliste.

—M. de Combelaine, répéta-t-il. J'ai beau chercher, je ne vois pas...

Mais il s'interrompit et, se frappant le front:

—Vous ayez raison, docteur, s'écria-t-il, mille fois raison. Est-ce que Combelaine ne doit pas épouser Mlle de Maillefert!... Moi-même, il y a quinze jours, je l'ai annoncé, en ajoutant qu'il faut l'affaissement actuel des caractères, pour qu'une des plus illustres familles de France consente à donner sa fille à un misérable aventurier perdu d'honneur et d'argent...

Il ne parlait pas, il tonnait, à ce point que le garçon, Adonis, en fut éveillé en sursaut.

Reconnaissant le docteur.

—Monsieur Legris! s'écria-t-il.

Et bien vite, le tirant à part, il lui expliqua que Raymond était arrivé depuis plus d'une heure et l'attendait dans le petit salon du premier.

Il n'en fallait pas plus.

Campant là Peyrolas, qui parut vivement choqué du procédé, le docteur, en trois sauts, fut au petit salon.

Raymond s'y trouvait, en effet, fumant un cigare devant un verre de bière intact.

—Quoi!... lui cria M. Legris, vous savez la police à vos trousses, et vous êtes là, tranquille... Vite, suivez-moi, la maison a une seconde issue que je connais...

Mais Raymond ne bougea non plus qu'un terme.

—Oh! rien ne presse, fit-il d'un air singulier.

—Malheureux! cent cinquante de vos amis, déjà, sont arrêtés.

—C'est parce que je le sais que je ne crains rien.

—Oh!...

—Permettez, docteur. N'avez-vous pas trouvé étrange que je n'aie pas été saisi le premier de tous, moi contre qui surtout l'expédition était dirigée?

—Très étrange, je l'ai dit à Krauss.

—Ce fut ma première impression, quand ce matin un des affiliés, que je ne connais pas autrement, vint me dire: «Tout est découvert, fuyez.» J'ai fui, mais j'ai réfléchi depuis. La police n'est pas si maladroite que cela. Si j'ai été prévenu, c'est qu'elle l'a voulu. C'est à un savant calcul que je dois de n'être pas sous les verroux...

—Cependant, mon cher...

—Calcul que je comprends, docteur, et que je puis vous démontrer. Mon arrestation débarrassait-elle de moi M. de Combelaine et ses honorables associés? Pas le moins du monde. Elle les exposait, au contraire, à des révélations désagréables, sinon dangereuses. En m'enfuyant, au contraire, en me cachant, je leur laisse le champ libre. Que je passe en Belgique, et les voilà tranquilles...

Le docteur se grattait le front.

—Eh! eh!... grommela-t-il, je n'avais pas songé à cela, moi!...

—Attendez. Persuadé que c'est moi qui ai enlevé et qui possède les papiers de Mme Flora, M. de Combelaine suppose que je les emporterai avec moi, sur moi. L'idée a donc dû lui venir de me les faire enlever. Très probablement, je suis épié par les mêmes bandits qui, une fois déjà, m'ont manqué. A la première occasion, ils me sauteront à la gorge. Un conspirateur réduit à se cacher est un ennemi dont il n'est pas dangereux de se défaire. Qu'on le trouve un matin mort au coin d'une borne, avec un poignard dans la poitrine, personne ne s'en inquiète...

Il s'exprimait d'un accent de si glaciale insouciance, que le docteur, à la fin, en fut frappé, de même que de sa physionomie...

—Comme vous dites cela! fit-il.

—Je le dis comme un homme à qui désormais tout est égal, parce qu'il n'a plus rien à craindre ni à espérer de l'existence. C'est un fier service que me rendra M. de Combelaine en me faisant assassiner.

—Comment! c'est vous qui parlez ainsi! s'écria-il, vous que j'ai quitté hier soir tout enflammé d'espoir et de foi au succès!

Un éclair de rage traversa les yeux de Raymond.

—Que m'importe le succès! interrompit-il. Ne remarquez-vous pas que je ne vous ai même point demandé le résultat de la démarche que vous venez de tenter!...

Et tirant de sa poche une lettre qu'il jeta sur la table:

[Illustration:—Ma première idée fut: Cet homme a été envoyé pour m'empoisonner.]

—Je l'ai reçue ce matin, ajouta-t-il. Lisez et vous me comprendrez.

C'était une lettre de Mlle Simone:

—Eh bien! demanda Raymond, dès qu'il vit que M. Legris avait achevé.

Mais le visage du docteur ne trahissait ni douleur ni surprise.

—Cette lettre, dit-il, est le résultat fatal de l'événement d'hier.

—Je ne vous comprends pas...

—Vous comprendrez quand je vous aurai dit que Philippe est en prison, accusé de détournements et de faux.

Comme en une vision, Raymond revit soudain le jeune duc de Maillefert tel qu'il l'avait vu un matin sur le perron de son hôtel, pâle, indécis, ému, se débattant sous les obsessions de M. Verdale et du comte de Combelaine.

—C'est une abomination! s'écria-t-il. Philippe est un sot, un vaniteux, un égoïste, mais il est incapable de tels crimes...

—C'est l'opinion de Mme Bergam.

—Il est victime de quelque machination diabolique...

—J'en ai la certitude, presque la preuve.

La joue en feu, les narines frémissantes, Raymond s'était dressé.

—Tout ne serait donc pas dit! s'écria-t-il.

Le docteur Legris souriait.

—Je jurerais que nous touchons au triomphe, dit-il, car il me paraît démontré que de l'ombre où il se cache Laurent Cornevin frappe les derniers coups. Écoutez, au surplus, l'emploi de mon temps depuis midi.

Et rapidement il raconta sa visite à Mme Bergam, la survenue de Grollet et de M. Verdale, ses conventions avec Mme Flora, et enfin les détails qu'il tenait de Peyrolas.

C'était pour Raymond comme un étourdissement.

—Oui, murmurait-il, la lumière se fait... Mais Simone reviendra-t-elle jamais sur sa détermination?...

—Oui, si nous sauvons son frère.

—Hélas! que pouvons-nous pour lui?

—Qui sait?... Ne viens-je pas de vous dire que la discorde est au camp de vos ennemis... car ce n'est pas Verdale qui a dénoncé M. Philippe, c'est évidemment Combelaine... Verdale voulait s'en tenir à la menace. Combelaine, pressé par les événements, l'a exécutée. De là brouille. Maintenant, il nous faudrait un ami ayant sur Verdale une certaine influence. L'avons-nous, cet ami? Oui. Un jour que vous vouliez vous battre avec Combelaine, M. Verdale et Me Roberjot se sont trouvés en présence. Qu'est-il arrivé? Que M. Verdale, en apercevant Me Roberjot, est devenu plus blanc qu'un linge, lui toujours si rouge, et humble jusqu'à la servilité, lui toujours si arrogant. Donc, il y a entre eux quelque chose, une histoire, un secret, que sais-je!... Donc, à l'instant, et sans plus de réflexions, il faut aller trouver Me Roberjot...

Nulle démarche ne pouvait paraître à Raymond plus pénible ni, en un certain sens, plus humiliante.

Aller tout avouer à Me Roberjot, après s'être si longtemps caché de lui, c'était une dure extrémité. Que dirait-il? Certainement il ne refuserait pas son concours: mais ne raillerait-il pas, lui, qui se moquait de tout?

Mais comme de Me Roberjot, malgré tout, pouvait venir un secours décisif:

—Allons!... dit Raymond. Je vais être suivi, je le sais, mais qu'importe? puisque nous savons qu'on ne m'arrêtera pas. Il sera toujours temps ce soir d'essayer de faire perdre ma piste...

Me Roberjot venait de se mettre à table, lorsque son domestique lui annonça que M. Delorge était là, demandant à lui dire quelques mots...

—Qu'il entre! s'écria l'avocat.

Et lui-même, il accourut, sa serviette à la main.

—Comment, c'est vous! disait-il à Raymond, vous que votre mère, que je viens de voir, croit sur la route de Belgique. Perdez-vous la tête? Tenez-vous absolument à visiter Mazas?...

—Je ne crois courir aucun danger, monsieur, interrompit Raymond, et quand je vous aurai expliqué ma situation, vous comprendrez ma conduite.

Il se détournait un peu en disant cela, démasquant ainsi le docteur qui était resté dans l'ombre.

—Du reste, ajouta-t-il, mon ami, le docteur Legris et moi, venons vous demander conseil et assistance.

A vrai-dire, Me Roberjot ne parut pas précisément ravi de la présence de cet étranger, qu'il n'avait pas aperçu d'abord.

Mais, faisant fortune contre bon cœur, il invita les deux jeunes gens à le suivre dans la salle à manger. L'instant d'après, ils étaient à table, et le docteur Legris, s'emparant de la parole, exposait à Me Roberjot la situation exacte que les événements faisaient à Raymond.

Si vivement était intéressé l'avocat, qu'il restait la fourchette en l'air, oubliant de manger, répétant par intervalles:

—C'est donc cela!... voilà donc l'explication de la mine farouche de mon gaillard!...

Mais lorsque le docteur en arriva à l'arrestation de M. Philippe de Maillefert, et au rôle probable de M. Verdale:

—Ah! Raymond, s'écria Me Roberjot, malheureux insensé, pourquoi ne vous êtes-vous pas confié à moi!...

Le front du député de l'opposition se rembrunissait.

—Malheureusement, poursuivait-il, ce que je pouvais il y a trois mois, je ne le puis plus à cette heure... Vous souvient-il, Raymond, de cette visite que vous me fîtes à votre retour des Rosiers?... Elle fut interrompue par le fils de M. Verdale... Évidemment, et quoiqu'il l'ait nié alors, et que je l'aie cru, c'était son honorable père qui me le dépêchait... Savez-vous ce qu'il venait faire?... Me conjurer de lui rendre, à lui, une lettre que je possédais, qui n'avait que dix lignes, mais qui faisait de Verdale l'esclave de ma volonté... Il est bien, ce jeune homme; il s'exprimait avec des accents qui me semblaient partir d'un noble cœur; il me toucha, il m'émut...

—Et?...

—Et je lui rendis la précieuse lettre...

Il n'acheva pas. Se dressant si violemment que la table faillit être renversée:

—Mais tout n'est pas perdu encore, s'écria-t-il. Non! Il me reste peut-être une arme que mon ami Verdale ne soupçonne pas... Décidément, quoi qu'on en dise, il y a un Dieu pour les honnêtes gens.

Raymond et le docteur eussent bien souhaité qu'il s'expliquât plus clairement; mais, à toutes les questions:

—Patience! répondait Me Roberjot. Je ne veux pas vous exposer à une déception cruelle. J'espère, mais je ne suis pas sûr de mon fait. Tout dépend du plus ou moins d'ordre d'un de mes amis, qui était agent de change en 1852.

A huit heures, les trois hommes sortaient de table, et, montant en voiture, se faisaient conduire rue Taitbout, où demeurait l'ancien agent de change de Me Roberjot.

L'avocat entra seul chez son ami. Il y resta dix minutes environ, et lorsqu'il sortit son visage rayonnait.

—Victoire! dit-il aux jeunes gens, qui étaient restés dans la voiture, nous pouvons maintenant affronter Verdale.

Et, s'élançant près d'eux:

—Avenue d'Antin, 72, cria-t-il au cocher, et vivement!...

IV

C'est avenue d'Antin, en effet, au centre de ce quartier des Champs-Élysées, destiné à une si haute et si rapide fortune, que Verdale, au lendemain de son merveilleux coup de bourse, avait transporté ses pénates.

Là, au milieu de vastes terrains acquis à bas pris, il avait bâti le palais de ses rêves, le plus magnifique de tous ceux dont le plan jaunissait dans ses cartons d'architecte incompris...

Il n'avait pas signé son œuvre, mais rien qu'à considérer la façade surchargée d'ornements et de sculptures, le passant se disait:

—Là, certainement, demeure un enrichi d'hier.

Neuf heures sonnaient, lorsque s'arrêta devant cette façade superbe le fiacre qui amenait Me Roberjot, Raymond et le docteur Legris.

—Monsieur le baron est chez lui, répondit le concierge à Me Roberjot, mais je doute qu'il reçoive... Adressez-vous à un des valets de pied.

Il y en avait plusieurs, en livrée éclatante, dans le vestibule, et l'un d'eux déclara que monsieur le baron était occupé pour le moment, mais qu'il recevrait dans la soirée, et que si ces messieurs voulaient le suivre...

Ils le suivirent.

Il leur fit gravir un long escalier de marbre de trente-six couleurs, et, après leur avoir fait traverser plusieurs salons magnifiquement meublés, il les introduisit dans une petite pièce tendue de velours vert et éclairée par une seule lampe.

—Que ces messieurs s'asseoient, leur dit-il. Dès que monsieur le baron sera libre, on viendra les prévenir...

Me Roberjot fronçait le sourcil. Tout ce cérémonial lui prenait aux nerfs.

—S'il se doutait du plat que je lui réserve, grommelait-il, ce cher baron ne nous ferait pas faire antichambre.

Un vif rayon de lumière glissait sous une des portières de velours.

Évidemment, la porte que dissimulait cette portière était ouverte, et quelqu'un venait d'entrer dans la pièce voisine.

—Cette pièce doit être le cabinet de ce cher baron, fit le docteur.

—En ce cas, dit Raymond, il ne va pas tarder à nous envoyer chercher.

Comme pour lui donner raison, un violent coup de sonnette retentit, des pas sonnèrent sur le parquet, et une voix impérieuse s'éleva, qui disait:

—Où est monsieur le chevalier?

—Chez madame la baronne, monsieur le baron, répondit une voix humble.

—Allez le prier de venir me parler à l'instant.

Me Roberjot se pencha vers le docteur.

—C'est la voix de Verdale, fit-il, je la reconnais.

Un silence de trois ou quatre minutes suivit, puis une porte s'ouvrit et se referma, puis la voix que Me Roberjot affirmait être celle de son ancien copain s'éleva de nouveau; elle disait:

—Vous savez pourquoi je vous ai fait venir, chevalier?

—Je le soupçonne, mon père, répondit une voix jeune et bien timbrée.

—Je suis fort mécontent...

—Je ne suis pas fort satisfait non plus...

Me Roberjot riait, et de bon cœur, véritablement.

Maintenant il était bien certain que c'étaient le père et le fils qui se trouvaient dans la pièce voisine, et rien ne pouvait lui paraître plus plaisant que d'entendre M. Verdale appeler sérieusement son fils monsieur le chevalier.

Mais déjà M. Verdale poursuivait, d'un accent irrité:

—Ah!... vous n'êtes pas satisfait, monsieur!

—Pas le moins du monde, mon père.

—Et pourquoi, s'il vous plaît?

—Parce que, si je n'y prends garde, vous finirez par me marquer d'un ridicule ineffaçable...

—Je vous rends ridicule, moi!...

—Malheureusement.

—Et en quoi, s'il vous plaît, en quoi?...

—En persistant à m'affubler, comme vous le faites, de ce titre de chevalier qui ne m'appartient pas...

—Monsieur...

—Que vous, mon père, vous vous fassiez appeler baron, je le déplore, mais je ne puis l'empêcher. Mais que vous m'imposiez un titre ridicule, non, je ne le souffrirai pas. Et toutes les fois que, sur des lettres d'invitation, vous m'intitulerez chevalier Verdale, je ferai ce que j'ai fait hier, j'adresserai partout des lettres de rectification où il sera dit que ce titre de chevalier est une erreur de l'imprimeur.

C'est de l'air le plus surpris que se regardaient Raymond, le docteur Legris et Me Roberjot.

—Monsieur mon fils est philosophe! continuait M. Verdale, dont la colère, très évidemment, croissait.

—Je m'efforce de l'être, répondait tranquillement le jeune homme.

—Et démocrate aussi, sans doute?

—A ma manière, oui.

Furieusement, l'ancien architecte frappait du pied.

—Monsieur est fier de notre origine, ricanait-il...

—Pourquoi pas? Nos parents étaient d'honnêtes gens, cela suffit à mon ambition. Mais si j'avais vos idées, mon père, si je tenais tant à l'oublier, cette origine, je ne prendrais pas à tâche de la rappeler aux autres. Tant que vous avez été M. Verdale tout court, personne ne s'est inquiété de ce que faisaient ou ne faisaient pas vos parents. Du jour où vous avez mis un tortil de baron sur vos cartes de visite, on s'est informé de votre père. On est allé aux renseignements et on a découvert, quoi? Que ma grand'mère, que votre mère vendait du poisson aux Halles...

—Monsieur!...

—Le nier est impossible. Je connais vingt personnes qui se fournissaient chez elle. Notre nom, d'ailleurs, est encore sur un écriteau. Allez à la halle, et vous y lirez: «Binjard, successeur de Verdale...»

—Personne ne l'eût su sans vous...

—Oh!...

—Vous l'avez crié sur les toits.

—Permettez... Je m'en suis vanté pour qu'on ne me le reprochât pas. Peut-être était-ce un calcul de ma part. Si, dînant avec mes amis, je dis: «Passez-moi le poisson, ça me connaît, bonne maman en vendait», personne ne rit, je ne suis pas ridicule. Je serais grotesque, si quelqu'un me disait: «Chevalier, voyez donc le poisson, vous devez vous y connaître.»

Un terrible juron de M. Verdale interrompit son fils.

—Vous me manquez!... s'écria-t-il.

—En quoi?

—C'est me manquer, que de me faire cette opposition. Vous avez vos opinions, prétendez-vous, ayez-en le courage. Vous repoussez le titre qu'il me plaît de prendre, soit! Repoussez aussi la fortune que je mets à votre disposition pour soutenir ce titre.

—Mon père...

—Choisissez-vous un état, gagnez votre vie, et alors vous aurez le droit d'avoir vos idées. Jusque-là...

—Eh!... vous savez bien que, s'il n'avait tenu qu'à moi, je l'aurais, cet état... Vous savez bien qu'en restant près de vous, j'ai cédé à vos sollicitations et aux prières de ma mère... Vous savez bien encore que c'est à peine si j'emploie la cinquième partie du revenu que votre générosité met à ma disposition...

—Dites, pendant que vous y êtes, que si je mourais, vous renonceriez à ma succession.

Il y eut un instant encore de silence, et c'est d'une voix dont l'altération était sensible que le jeune homme répondit:

—Je ne l'accepterais du moins que sous bénéfice d'inventaire.

Décidément la situation devenait très fausse, de Me Roberjot, de Raymond et du docteur Legris, dans ce petit salon où, très évidemment, on ignorait leur présence.

—Descendrons-nous jusqu'à surprendre les secrets de ces gens-là! murmura Raymond.

—Nous en apprendrions sans doute de belles! grommela le docteur.

Mais le parti de Raymond était pris. Saisissant une chaise assez lourde, il la renversa bruyamment, en disant:

—Comme cela, ils sauront qu'on les entend...

Presque à l'instant même, la portière de velours qui séparait le petit salon du cabinet se souleva vivement, et la tête intelligente et sympathique de M. Verdale fils apparut...

Il sembla stupéfait d'apercevoir là trois hommes, et plus stupéfait encore de reconnaître l'ancien camarade de collège de son père.

—Maître Roberjot!... s'écria-t-il.

A ce nom, ce fut M. Verdale père qui se montra, et durant plus d'une minute, son regard effaré erra de son ancien ami à Raymond Delorge, puis au docteur Legris en qui il reconnaissait le visiteur de Mme Lucy Bergam.

—Êtes-vous là depuis longtemps? interrogea-t-il enfin.

—Depuis un quart d'heure environ, répondit le docteur, d'un ton de politesse affectée.

Un juron de charretier trahit la colère de l'ancien architecte.

—Voilà comme je suis servi! s'écria-t-il. Quelle baraque que cette maison!...

Et en disant cela, il se jetait sur un cordon de sonnette et le tirait avec une telle violence qu'il lui restait dans la main.

Du coup, toutes les portes du salon s'ouvrirent, et à chacune d'elles trois ou quatre domestiques apparurent.

—Qui de vous a reçu ces messieurs? demanda M. Verdale d'un ton menaçant.

—Moi, monsieur le baron, répondit piteusement un des valets.

—Vous ne leur avez donc pas demandé leurs cartes?

—C'est la première chose que j'ai faite.

—Alors, comment ne me les avez-vous pas apportées?

—Monsieur le baron était occupé...

—Et c'était une raison, selon vous, pour introduire des visiteurs dans un des salons d'attente sans me prévenir!

—Cependant, monsieur le baron...

—Il suffit, interrompit M. Verdale, vous n'êtes plus à mon service. Faites-vous régler ce qui vous est dû, plus un mois, et ne soyez plus à l'hôtel demain à midi.

Il était cramoisi, il gesticulait, il criait à faire trembler les vitres, on l'eût cru furieux, hors de lui...

Point.

Me Roberjot, qui connaissait son ancien copain, discernait fort bien qu'il jouissait d'un parfait sang-froid, et que toute cette scène n'était qu'un calcul pour gagner du temps, pour se remettre, pour se préparer à l'assaut qu'il prévoyait.

Aussi, les domestiques sortis, changeant de ton subitement, et s'asseyant avec la désinvolture des grands seigneurs d'autrefois:

—Excusez-moi, messieurs, reprit M. Verdale, mais cette exécution était absolument nécessaire. C'est pitoyable, la façon dont on est servi maintenant.

Et soulevant la portière de velours:

—Mais faites-moi donc le plaisir de passer dans mon cabinet, ajouta-t-il.

Cette pièce, la plus vaste de l'hôtel, était le séjour favori de M. Verdale, et comme le sanctuaire de ses méditations.

Il y recevait, et par suite, tout y était calculé pour éblouir, depuis le tapis jusqu'aux peintures du plafond, et aux splendides rideaux des trois fenêtres.

[Illustration:—Je passe le mur; me voilà rue de Suresnes.]

Le plus gracieusement du monde, il avança des fauteuils à ses visiteurs, puis s'adressant à son fils:

—Je vous rends votre liberté pour ce soir, Lucien, dit-il.

Mais ce n'était pas le compte de Me Roberjot.

Il lui suffisait de ce qu'il avait surpris de la discussion pour être persuadé que le père et le fils ne s'étaient pas entendus, comme il l'avait un instant soupçonné.

Se dressant donc vivement:

—Je tiendrais beaucoup, mon cher... baron, dit-il, à ce que monsieur votre fils assistât à notre entretien...

Difficilement, M. Verdale maîtrisa un mouvement d'impatience.

—Restez donc, dit-il à son fils.

Et se retournant vers son ancien camarade:

—Et maintenant, mon cher, fit-il, à quoi dois-je le plaisir de votre visite?...

Pendant le trajet de la rue Taitbout à l'avenue d'Antin, Me Roberjot avait eu le temps de préparer, non ce qu'il dirait, il n'en avait pas besoin, mais la façon dont il conduirait cette négociation.

—Voici les faits, commença-t-il d'un ton sec, et je vous ferai remarquer, mon cher... baron, que c'est en mon nom que je parle, tout autant, si ce n'est plus, qu'au nom de M. Raymond Delorge, mon ami.

L'ancien architecte s'inclina cérémonieusement.

—Donc, reprit Me Roberjot en soulignant chacun des mots qu'il prononçait, nous venons... amicalement, vous prier de vouloir bien faire remettre en liberté le duc de Maillefert, arrêté,—oh! malgré vous, nous savons cela, vous l'avez dit ce tantôt devant M. le docteur Legris, que voici, mais enfin arrêté sur une dénonciation de M. le comte de Combelaine...

Encore bien qu'il dût s'attendre à quelque chose de semblable, M. Verdale était devenu fort pâle.

—Malheureusement, répondit-il, vous vous abusez sur mon influence... Maintenant que la justice est saisie, je ne puis plus rien. M. de Maillefert, innocent ou coupable...

—Vous savez mieux que personne qu'il n'est pas coupable!... interrompit froidement Me Roberjot.

Et du geste, imposant silence à l'ancien architecte:

—Attendez, fit-il, ce n'est pas tout. M. de Combelaine prétend épouser Mlle Simone de Maillefert, qui est aimée de M. Raymond Delorge et qui l'aime... Ce mariage serait la mort de cette malheureuse jeune fille; nous venons... amicalement toujours, vous prier de l'empêcher.

Peut-être pour dissimuler son trouble, M. Verdale s'était levé.

—Mais c'est de la folie!... s'écria-t-il.

Assis l'un près de l'autre, Raymond et le docteur Legris osaient à peine respirer, tant ils étaient pénétrés de la gravité de chacune des paroles qui s'échangeaient entre ces deux anciens camarades.

C'est à peine s'ils songeaient à observer du coin de l'œil M. Lucien Verdale, lequel, pâle et les dents serrées, se tenait debout adossé à la cheminée.

—Nous comptons sur vous... baron, insista Me Roberjot après un moment de silence pénible.

Un spasme de colère, aussitôt maîtrisé, crispa les traits de l'ancien architecte, et d'une voix sourde:

—Et moi, prononça-t-il, je ne puis que vous répéter ce que je viens de vous dire.

—Quoi?

—Que c'est de la démence que de venir demander à un homme de se mêler d'affaires sur lesquelles il ne peut rien, et dont il se soucie, en définitive, comme de l'an quarante.

—En vérité!... fit Me Roberjot, d'un ton de menaçante ironie.

Et M. Verdale s'obstinant à se taire:

—Croyez-moi, poursuivit-il, ne gaspillons pas notre temps en propos oiseux. Une intrigue existe, et vous en êtes le plus actif artisan. Ne niez pas. Qui donc est allé aux Rosiers évaluer les propriétés de Mlle de Maillefert? Qui donc, au retour, a ouvert un crédit énorme à M. de Combelaine, à qui, la veille, il n'eût pas prêté dix louis? Qui donc a poussé le pauvre Philippe sur la pente de l'abîme où il vient de rouler? N'est-ce donc pas vous, monsieur Verdale? Alors, démontrez-moi qu'il n'existe aucune relation entre le mariage de M. de Combelaine et l'arrestation de M. Philippe.

Trop nettes et trop précises étaient ces accusations, pour que M. Verdale essayât même de nier.

—Et quand cela serait!... fit-il.

—Cela est, et c'est pour cela que je vous dis: Ce que vous avez fait, il faut le défaire. Comment? C'est à vous d'aviser. Il faut que, sous quarante-huit heures, M. de Maillefert soit en liberté, et que M. de Combelaine ait renoncé à la main, c'est-à-dire aux millions de Mlle Simone...

—Il faut, il faut...

—Oui, absolument...

L'ancien architecte avait pris sur son bureau un coupe-papier d'argent, et passant sur lui sa colère, il le tordait entre ses doigts crispés.

—Eh bien! vous pouvez rayer cela de vos papiers, maître Roberjot, s'écria-t-il. Si vous êtes l'ami de M. Delorge, je suis, moi, l'ami de M. de Combelaine; je l'ai soutenu, je continuerai à le soutenir envers et contre tous...

L'avocat s'était à demi soulevé sur son fauteuil.

—Prenez garde, monsieur Verdale, fit-il, réfléchissez...

Ce ne fut pas l'architecte qui répondit.

Depuis un moment, son fils, M. Lucien Verdale, s'était rapproché.

Intervenant tout à coup:

—Et moi, monsieur, prononça-t-il d'une voix frémissante, je vous déclare que je ne souffrirai pas qu'on parle de la sorte à mon père, dans sa maison, devant moi!...

Si menaçante était son attitude, que Raymond et le docteur Legris se dressèrent d'un même mouvement.

Mais Me Roberjot était de ces hommes dont rien ne déconcerte l'imperturbable présence d'esprit, et qui d'un coup d'œil discernent tout le parti qu'on peut tirer de l'incident le plus imprévu.

Satisfait plutôt que mécontent de l'intervention de M. Verdale fils:

—Je n'en serais pas à menacer ainsi, monsieur, fit-il froidement, sans vous qui avez su me décider à me dessaisir d'une lettre qui faisait ma sécurité et celle de mes amis...

Troublé par ces seuls mots, le pauvre garçon baissa la tête.

—Avez-vous oublié, poursuivit l'impitoyable avocat, ce qui s'est passé chez moi le jour de votre visite? Que m'avez-vous dit? Que vous souhaitiez épouser une jeune fille que vous adoriez, et que votre père vous avait déclaré qu'il ne donnerait pas son consentement tant qu'il ne serait pas rentré en possession de certaine lettre que je m'obstinais à lui refuser. Et sur ce, vous veniez, à moi, me juriez-vous, de votre propre mouvement...

—Et c'était vrai, monsieur...

—Alors, moi, qu'ai-je fait? Ému de votre chagrin et touché de vos prières, je vous dis: «Eh bien! soit, monsieur, je vais vous rendre cette lettre...» Et, en effet, je vous la remis pour la porter à votre père, non tout ouverte, mais sous enveloppe cachetée...

—C'est vrai, murmurait le jeune, homme, c'est vrai...

Qui eût connu Me Roberjot eût lu dans ses yeux la certitude du succès.

—Sans doute, continuait-il, vous avez dû vous demander la raison de cette précaution que je prenais. Eh bien! monsieur, je vais vous la dire. Je voulais, en vous enlevant la faculté de lire cette lettre, vous éviter l'horrible douleur de mépriser votre père...

Il s'arrêta un moment comme pour laisser à sa phrase le soin de produire tout son effet; puis plus lentement:

—Par ce que j'ai fait, vous devez me juger et comprendre que je n'agis aujourd'hui que sous l'empire d'une inexorable nécessité. Il m'en coûte de vous affliger, mais j'ai des devoirs à remplir. J'ai à sauver l'honneur du duc de Maillefert et la vie de Mlle Simone et de Raymond Delorge. J'ai à défendre le bonheur de tous les gens que j'aime, je parlerai donc...

—Monsieur...

—Demandez à votre père ce que c'était que cette lettre, dans quelles circonstances il me l'avait écrite, et ce qu'elle contenait.

Peu à peu, l'ancien architecte, toujours si rouge d'ordinaire, était devenu livide. Ce n'était pas du sang, c'était de la bile et du fiel que la rage charriait à sa large face.

—Roberjot! murmura-t-il avec un terrible effort...

—Faites ce que je demande, insista l'avocat.

Une affreuse indécision se lut sur le visage de M. Verdale; puis, tout à coup:

—Eh bien! non! s'écria-t-il. Mieux vaut que mon fils sache que cette lettre contenait l'aveu d'une de ces légèretés que la jeunesse explique...

—D'une de ces légèretés qui ont conduit le pauvre Philippe de Maillefert en prison.

M. Verdale essaya de se révolter.

—Je n'admets pas la comparaison, dit-il.

—Et vous devez avoir raison, fit Me Roberjot d'un ton ironique. Je m'en rapporterais, au besoin, à la façon dont vous vous jugiez à l'époque. Peut-être avez-vous oublié les termes de votre lettre, moi je les ai encore présents à la mémoire.

«Ami Roberjot, m'écriviez-vous, si au reçu de cette lettre, tu la portes au procureur de la République, il s'empressera de décerner contre moi un mandat d'amener...

«Et je serai arrêté, jugé et condamné... Je me suis approprié, grâce à un faux, le titre que tu m'avais confié.»

Et c'était signé de votre nom, en toutes lettres: Verdale, avec votre paraphe...

Écrasé sous cette révélation terrible, le fils de l'ancien architecte, le pauvre Lucien s'était affaissé sur un fauteuil.

Mais M. Verdale n'avait pas de ces faiblesses.

—C'est vrai, dit-il d'une voix rauque, je vous ai, malgré vous, emprunté cent soixante mille francs pour huit jours... Mais vous étiez mon ami. Ne vous ai-je pas remboursé au jour dit?

—Si.

—Ne vous ai-je pas, de plus, offert la moitié du bénéfice énorme que je venais de réaliser, grâce à Coutanceau.

—Si.

—Eh bien! alors, que voulez-vous de plus, que réclamez-vous, et de quel droit venez-vous m'insulter chez moi!

Blême et tremblant l'instant d'avant, M. Verdale avait si soudainement recouvré son arrogance habituelle, que Raymond et le docteur Legris en étaient comme pétrifiés.

La raison était pourtant bien simple, de ce brusque changement.

Ce que redoutait surtout et avant tout l'ancien architecte incompris, c'était que son fils ne vînt à connaître la source ignominieuse de sa fortune.

Lucien sachant tout, qu'avait-il à craindre!...

—A tout autre qu'à vous, maître Roberjot, poursuivait-il, je dirais: «Nous sommes quittes, allez de votre côté, j'irai du mien.» Mais, par le saint nom de Dieu! nous ne sommes pas quittes, nous deux. Nous avons un compte à régler, mon ancien ami, un compte de dix-huit ans!...

Les couleurs revenaient à ses joues, il se redressait, il enflait la voix...

—Ayant foi en votre amitié, disait-il, sottement, niaisement, je m'étais livré à vous pieds et poings liés, par cette lettre absurde dont vous avez gardé un souvenir si précis. Comment m'avez-vous récompensé de ma confiance? Pendant dix-huit ans, vous avez tenu suspendue au-dessus de ma tête cette preuve fatale. J'avais cessé de m'appartenir, je n'avais plus de volonté. J'en étais arrivé à n'oser plus rien projeter, rien entreprendre. Une idée me venait-elle: avant de l'examiner, de l'évaluer, j'en étais réduit à me dire: «Qu'en pensera Roberjot?» N'étiez-vous pas mon maître?... O rage!... dire que pendant dix-huit ans j'ai vécu avec cette idée atroce, obsédante, qu'il était de par le monde un homme qui était mon maître, un homme qui, d'un seul acte de sa volonté, pouvait renverser l'édifice de ma prospérité, me ruiner d'honneur et me ruiner d'argent, et m'enlever jusqu'à l'affection de mon fils...

M. Lucien Verdale avait relevé la tête:

—Mon père, murmura-t-il, mon père...

Il ne l'entendit seulement pas. S'exaltant de plus en plus, et donnant enfin un libre cours à ses colères si longtemps contenues:

—Et c'est à l'homme, continuait-il, auquel vous avez infligé cet abominable supplice, que vous, maître Roberjot, que l'on dit homme d'esprit, vous venez demander un service!... Vous avez donc perdu la tête! Vous n'avez donc pas compris que c'est la revanche que vous venez enfin m'offrir!... Ah! vous vous intéressez à M. Philippe de Maillefert, à Mlle Simone et à M. Raymond Delorge!... Cela suffit pour que je leur voue une haine implacable, pour que je me venge sur eux de vous!... Uniquement parce que vous exécrez Combelaine, je serai son ami fidèle et dévoué, je le soutiendrai de mon argent et de mon crédit... Maintenant, c'est irrévocable, le duc de Maillefert ira au bagne et sa sœur épousera le comte de Combelaine...

Son accent trahissait une si mortelle haine et en même temps une telle conviction, que le docteur Legris et Raymond frissonnaient.

Seul Me Roberjot restait calme.

—Prenez garde, monsieur Verdale, fit-il froidement, prenez garde!...

L'ancien architecte était hors de lui.

—A quoi donc voulez-vous que je prenne garde!... s'écria-t-il. Le temps n'est plus où vos menaces me faisaient trembler. Cette lettre que, pendant dix-huit ans, vous m'avez tenue comme un poignard sur la gorge, elle n'existe plus, je l'ai brûlée...

Me Roberjot s'était levé, craignant peut-être que, dans un accès de rage folle, son ancien copain ne se jetât sur lui.

Accoudé au dossier de son fauteuil:

—Êtes-vous sûr, cher monsieur Verdale, fit-il, que cette lettre fût la seule preuve qui existât contre vous?...

—Parbleu!

—Eh bien! permettez-moi de vous le dire, vous vous trompez.

M. Verdale frissonna, ses yeux vacillèrent. Mais, se remettant aussitôt:

—Fou que je suis, s'écria-t-il en ricanant, de ne pas voir que vous cherchez à m'effrayer.

Me Roberjot secoua la tête.

—Oui, vous êtes fou, dit-il, mais c'est de ne pas comprendre que jamais je ne serais venu vous dire: «J'exige, je veux!» si je n'avais pas eu un moyen de vous contraindre. Non, je n'ai pas perdu la tête, je savais quels étaient vos sentiments à mon égard.

Et, sans laisser à son ancien copain le temps de se remettre:

—La lettre où vous me disiez avoir commis un faux est anéantie, ajouta-t-il, c'est vrai. Mais le faux? Vous êtes-vous demandé ce qu'il est devenu?...

—Le faux!... bégaya M. Verdale.

—Oui. Écoutez son histoire. En recevant l'aveu de votre indigne abus de confiance, mon premier mouvement fut de courir chez mon agent de change. Comment avait-il vendu le titre entier que je vous avais confié, alors que je lui donnais l'ordre d'en distraire seulement huit ou dix mille francs que je consentais à vous prêter? C'était bien simple. Vous aviez fabriqué un autre ordre qu'on me représenta. Ah! je vous l'avoue, en voyant votre talent de faussaire et avec quelle perfection vous aviez imité mon écriture, ma stupeur fut si grande et si manifeste, que mon agent de change, qui était mon ami, comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Il le comprit d'autant mieux, qu'il avait été très surpris de me voir vendre à un moment de baisse, et qu'il n'eût pas exécuté l'ordre, sans toutes les raisons que vous aviez accumulées. Comme de juste, il m'interrogea. J'aurais dû vous dénoncer, monsieur Verdale; je ne le fis pas. Mais je priai mon ami de conserver précieusement votre faux parmi ses papiers, lui disant que j'en aurais peut-être besoin un jour...

—Eh bien?...

—Je sors à l'instant de chez cet ami. Il a conservé soigneusement le dépôt que je lui avais confié, et il le tient à ma disposition.

De toutes ses forces, l'ancien architecte se raidissait contre les appréhensions sinistres qui commençaient à l'assaillir.

—Vous appelez cela une preuve! fit-il d'un ton farouche.

—Ce n'en serait peut-être pas une en cour d'assises, si vous n'étiez pas couvert par la prescription... C'en sera une dans un procès civil, où j'appellerai en témoignage M. Coutanceau, votre ancien... protecteur.

L'ancien architecte se taisait.

Il essayait, en dépit de son trouble, de mesurer la portée de ces menaces.

—Le témoignage de M. Coutanceau vous semble-t-il insuffisant? ajouta Me Roberjot... Il en est un autre que j'invoquerais.

—Lequel?

—Celui de votre fils.

Violemment, M. Verdale recula, comme s'il eût vu tout à coup se dresser un spectre.

—Et vous croyez, s'écria-t-il, que mon fils élèverait la voix pour accuser son père, pour déshonorer le nom qu'il porte!

—J'ai sa parole, prononça froidement Me Roberjot.

Et s'adressant à M. Lucien Verdale:

—Vous souvient-il, monsieur, de nos conventions, lorsque je consentis à vous remettre la lettre de votre père?

—Oui, monsieur, balbutia le jeune homme, oui!...

—Je vous dis à peu près ceci: «Votre père me hait; dès qu'il me saura désarmé, il voudra se venger.» Que me répondîtes-vous? «Si jamais mon père vous attaquait, vous et vos amis, je serais avec vous contre lui, je vous en donne ma parole d'honneur!...

—J'ai dit cela, c'est vrai.

—Et si je vous sommais de tenir votre parole...

Le jeune homme hésita, puis d'une voix étouffée:

—Je la tiendrais, répondit-il.

M. Verdale, à cette foudroyante réponse, avait chancelé.

Éperdu, la face pourpre, l'œil injecté de sang, il arrachait, d'un geste convulsif, les boutonnières de son gilet et sa cravate; il étouffait.

—Il tiendrait sa parole! bégayait-il d'un accent d'horreur indicible, lui, Lucien, mon fils!...

Et comme l'infortuné jeune homme s'avançait vers lui, il le repoussa d'un geste terrible.

—Malheureux!... cria-t-il.

Cependant, grâce à un effort surhumain, il ne tarda pas à maîtriser ses épouvantables angoisses, et s'adressant à Me Roberjot:

—Vous l'emportez, dit-il, à quoi bon lutter! Je suis à votre discrétion, je le reconnais, vous pouvez me perdre...

Non moins que Raymond et le docteur Legris, Me Roberjot était ému.

Mais ce n'est pas pour en laisser échapper les avantages qu'il avait amené cette situation:

—Vous me connaissez assez, monsieur, reprit-il doucement, pour savoir que je n'agirais qu'à la dernière extrémité. Je n'ai pas de haine contre vous, moi. Faites donc ce que nous vous demandons.

L'ancien architecte eut un geste de découragement.

—Eh! le puis-je!... s'écria-t-il...

Et après un moment de réflexion:

—Tenez, poursuivit-il, supposons que le jour où vous avez reçu cette lettre maudite, où je me dénonçais moi-même, vous l'eussiez portée au procureur de la République. Que fût-il arrivé? On m'eût arrêté, et une instruction eût été sur-le-champ commencée. Supposez, maintenant, que le lendemain, ma femme fût venue se jeter à vos pieds en vous conjurant de me sauver, qu'eussiez-vous répondu?...

—Que, la justice étant saisie, je ne pouvais plus rien.

—Eh bien!... tel est mon cas.

—Mais M. Philippe de Maillefert est innocent, lui!...

—En réalité, oui, jusqu'à un certain point. En apparence, non.

—On lui a tendu quelque piège infâme.

—Je ne dis pas le contraire...

—Vous voyez donc bien...

—Je ne vois rien, sinon que des faux existent, qu'ils ont été fabriqués par M. de Maillefert, et que, par conséquent, M. de Maillefert est un faussaire...

[Illustration: Raymond s'y trouvait en effet fumant un cigare devant un verre de bière intact.]

—Oh!...

—Je vous parle comme parlerait le juge d'instruction, M. Barban d'Avranchel.

M. Verdale avait raison, Me Roberjot ne le sentait que trop, et il était aisé de le discerner à son air soucieux. Cependant, après un moment de méditation:

—En fabriquant des faux, reprit-il, M. Philippe savait-il ce qu'il faisait?

—Oh! parfaitement!

—Il savait qu'il risquait le bagne?

—Pardon! il croyait seulement avoir l'air de le risquer.

Concilier toutes ces réponses était si difficile, que Raymond et le docteur Legris se regardaient d'un air d'ébahissement profond.

Quant à Me Roberjot, comprenant bien qu'à questionner ainsi au hasard, il risquait de passer à côté de la vérité:

—Je ne suspecte pas votre sincérité, monsieur Verdale, fit-il; cependant, tenez, jouons cartes sur table: laissons-là cet interrogatoire, et dites-nous ce que vous savez.

Durant près d'une minute, l'ancien copain de Me Roberjot demeura indécis. Ce qu'il souffrait de se voir ainsi acculé, il était aisé de le voir à la contraction de ses traits et aux gouttes de sueur qui perlaient le long de ses tempes.

—Il n'y a pas à hésiter, mon père, prononça M. Lucien.

M. Verdale tressaillit à ces mots, et un éclair de fureur brilla dans ses yeux.

—Me sauver de ce côté, murmura-t-il, n'est-ce pas me perdre de l'autre!...

Puis, tout à coup, se décidant:

—Eh bien!... soit, fit-il, du ton désespéré de l'homme qui s'abandonne, soit! écoutez.

Et s'étant assis:

—Vous savez aussi bien que moi, commença-t-il, la situation de la duchesse de Maillefert et de son fils, en ces dernières années. Ruinés, criblés de dettes, ils n'avaient pour vivre que les générosités de Mlle Simone. Bien loin d'être reconnaissants, ils étaient mécontents; les revenus ne leur suffisaient pas, c'est le capital qu'ils voulaient. Vingt fois ils avaient essayé de l'arracher à Mlle Simone, toujours ils avaient échoué. Ils avaient fini par en prendre presque leur parti, lorsque la duchesse de Maumussy vint leur suggérer une idée.

«—Supposons, leur dit-elle, que M. Philippe de Maillefert, gérant d'une société financière ait détourné des sommes considérables et masqué ses détournements par des faux... Est-ce que Mlle Simone ne donnerait pas sa fortune tout entière pour combler le déficit, désintéresser les actionnaires et épargner à son frère la honte de la cour d'assises?... Évidemment si. Eh bien! il faut que M. Philippe ait l'air d'avoir fait ce qu'il est incapable de faire. Il faut qu'il soit gérant de quelque société, qu'il simule des détournements et des faux, et qu'il vienne conjurer sa sœur de le sauver... Elle donnera tout ce qu'on lui demandera, et le tour sera fait.

«Étant donné le caractère de Mlle Simone, ce plan présentait de telles chances de succès, que Mme de Maillefert et son fils n'hésitèrent pas à l'adopter.

«Mais ce n'étaient pas eux qui étaient capables de le mener à bien, il leur fallait des complices, et véritablement, pour une telle besogne, il n'était pas facile d'en trouver.

«Ce fut Mme de Maumussy qui les trouva.

«Ayant fourni l'idée, elle fournit encore l'homme le plus capable, selon elle, d'en tirer parti: le comte de Combelaine. Mandé par elle, Combelaine se rendit secrètement à Saumur, où eut lieu sa première entrevue avec Mme de Maillefert et son fils. Dès qu'on lui eut expliqué ce dont il s'agissait, il déclara qu'il se chargeait de tout, et qu'il répondait du succès, à la condition qu'on lui donnerait la main de Mlle Simone avec une dot qu'il fixa.

«Il faut rendre à Mme de Maillefert cette justice qu'elle hésita. La condition lui semblait terriblement dure, non pour sa fille, mais pour elle-même. Elle connaissait M. de Combelaine, et la perspective de présenter un tel gendre lui répugnait singulièrement.

«N'osant, toutefois, refuser carrément, elle objecta des engagements antérieurs, pris par sa fille et par elle. A l'entendre, Mlle Simone, aimant quelqu'un, ne donnerait jamais son consentement, et son caractère était trop absolu pour qu'on pût espérer l'influencer ou la contraindre. M. de Combelaine déclara qu'il se chargeait, le moment venu, d'obtenir le consentement de Mlle Simone. Et le traité fut signé, grâce surtout à la duchesse de Maumussy, laquelle m'a toujours paru avoir voué une haine implacable à Mlle de Maillefert...

M. Verdale allait-il enfin éclairer les profondeurs de cette ténébreuse intrigue?...

C'est la pâleur au front que le docteur Legris, Raymond et Me Roberjot écoutaient, oubliant jusqu'à la présence de Lucien Verdale, lequel avait repris sa place devant la cheminée, et semblait l'accusé dont on prononce le réquisitoire.

—Vous devez le supposer, poursuivait l'architecte, Combelaine ne pouvait agir seul. S'il s'était tant avancé, c'est qu'il se savait, dans la banque et dans les affaires, des amis, des relations. Il vint me trouver. Je l'affirme sur l'honneur, la vérité ne me fut pas tout d'abord révélée. Si je l'avais seulement soupçonnée, je n'en serais pas où j'en suis à cette heure. Mais Combelaine me dit simplement qu'il s'agissait de tirer de peine des amis à lui, une grande dame et son fils, un charmant garçon, et aussi de favoriser son mariage avec une jeune fille dont il était très épris... Ce qu'il me proposait n'était sans doute pas très correct, avouait-il, mais il ajoutait que tout ne serait qu'une innocente comédie... Bref, je finis par lui promettre mon concours.

Depuis un instant, Raymond s'était redressé sur sa chaise.

—Vous oubliez votre visite à Maillefert, monsieur, interrompit-il...

Mais un coup de coude de Me Roberjot lui coupa la parole.

N'était-il pas naturel que M. Verdale cherchât à se disculper et à rejeter sur des complices tout l'odieux de l'intrigue!... Et qu'importait qu'il fût plus ou moins coupable!

—Je suis allé à Maillefert, répondit-il, mais uniquement pour m'assurer que M. de Combelaine ne me trompait pas, et que c'était bien une affaire sérieuse qu'il me proposait. Plusieurs fois déjà, il m'avait joué, il me devait beaucoup d'argent, je me défiais de lui. Enfin, je puis bien le dire, jusqu'à un certain point, j'étais à sa discrétion. Il m'avait autrefois engagé dans des spéculations qui avaient nécessité des négociations délicates, j'avais eu l'imprudence de lui écrire, il avait conservé toute notre correspondance, et parfois m'en a menacé.

Il plaidait les circonstances atténuantes, il s'égarait...

—Revenons à Philippe de Maillefert, cher monsieur Verdale, dit doucement Me Roberjot...

L'ancien architecte eut un geste de fureur, mais se maîtrisant:

—La fortune constatée, l'exécution du plan n'était pas difficile. J'étais, comme je le suis encore maintenant, le directeur-gérant d'une société financière, la Caisse rurale. Combelaine était et est encore un des administrateurs de cette société. Je fis nommer M. Philippe de Maillefert membre du conseil de surveillance d'abord, puis sous-directeur. Cette situation lui donnant la disposition des titres, le reste allait tout seul. Encouragé par Combelaine, car il hésita au dernier moment, M. Philippe enleva des titres pour trois millions cinq cent mille francs environ, et masqua le détournement par des faux aussi maladroits et aussi authentiques que possible. Était-il pour cela un voleur et un faussaire? Non, pas dans le sens habituel de ces mots. Sa conviction était qu'il jouait simplement une comédie destinée à tromper sa sœur, et il était bien persuadé qu'il ne courait pas le moindre risque. Il ne disposa, d'ailleurs, d'aucun des titres qu'il avait enlevés. Il les laissa entre les mains de Combelaine. Et, quand l'un des deux avait besoin d'argent, je lui en avançais.

«Ces dispositions prises, M. Philippe partit pour Maillefert, jouer la grande scène d'où dépendait le succès et dont je ne me dissimulais pas l'odieux. Mais déjà j'étais trop engagé pour reculer.

«Ayant pris sa sœur à part, M. Philippe lui raconta que pressé par le besoin, tourmenté par des dettes de jeu, conseillé par de faux amis, égaré par la passion, il avait joué à la Bourse et perdu des sommes considérables qui ne lui appartenaient pas. Il ajoutait que tout allait être découvert, et que, préférant la mort au déshonneur, il allait se brûler la cervelle si on ne venait pas à son secours.

«Mlle Simone connaissait son frère... Elle ne douta pas une seconde de ce qu'il lui disait. Se décidant sur-le-champ, elle lui déclara qu'elle arrangerait tout si c'était possible encore, dût sa fortune entière y passer. Et M. Philippe nous revint ravi, en nous disant: «L'affaire est dans le sac, ma sœur sera ici demain.»

A l'attitude seule de M. Verdale, au regard qu'il jetait à la dérobée sur son fils, il était aisé de voir que ce qu'il avait dit n'était rien, près de ce qu'il restait encore à révéler...

Si Combelaine eût été un homme comme les autres, reprit-il, tout allait comme sur des roulettes. Mlle Simone vendait pour quatre millions de propriétés, on remplaçait les titres, et le tour était joué... Mais Combelaine n'était pas d'un caractère à renoncer à la fortune qui, après ce sacrifice, allait rester encore à Mlle de Maillefert. Aussi, quand elle l'envoya chercher, déclara-t-il que l'affaire de M. Philippe n'était pas si simple que cela à arranger. Il consentait bien, disait-il, à user de son influence, mais à une condition, c'est que s'il réussissait, Mlle Simone lui accorderait sa main.

«J'étais présent à cette scène, et rien ne peut rendre l'horreur de la pauvre jeune fille à cette déclaration. C'est pourtant du ton le plus doux qu'elle répondit qu'elle ne s'appartenait plus, qu'elle avait disposé de sa vie...

«Combelaine n'en insista pas moins, et si brutalement et si maladroitement, que Mlle de Maillefert, blessée et indignée, finit par lui dire, d'un ton de mépris écrasant:

«—Je vous entends, monsieur; les millions qui me restent vous font envie... Eh bien! soit! sauvez l'honneur de notre maison, et je vous les abandonne. Quant à devenir votre femme, jamais!...

«Par cette seule phrase, elle venait de se faire un ennemi mortel d'un homme qui jamais n'a rien oublié ni pardonné. Avant, il est certain que s'il tenait prodigieusement à la dot, il se souciait infiniment peu de la femme. Après, la femme plus que l'argent peut-être devint l'objet de ses ardentes convoitises.

«—Je la veux, me disait-il, cette orgueilleuse, et je l'aurai, ou pardieu, monsieur son frère ira au bagne.

«J'essayais de le calmer, mais je perdais mes peines. Et comme, deux ou trois jours plus tard, je le menaçais de l'abandonner et de prendre parti pour Mlle Simone.

«—Il est un peu tard pour reculer, mon cher, me dit-il en ricanant. Désormais je vous tiens tout autant que M. Philippe. Quant aux titres détournés, vous devez bien penser que je ne les ai pas laissés moisir dans mon tiroir. Il faut la croix et la bannière pour vous arracher dix mille francs, j'avais des créanciers... Vous êtes trop intelligent pour qu'il soit besoin de vous expliquer le reste.

M. Verdale disait-il vrai?

Ce qui est sûr, c'est que le frémissement de sa voix semblait trahir les rancunes de l'homme pris pour dupe.

—Les sarcasmes, poursuivit-il, encore plus que les menaces de Combelaine, m'ouvrirent les yeux. Je compris que j'étais joué par un de ces traîtres qui déshonorent le crime même, et qui pour se faire une part plus large n'hésitent pas à livrer leurs complices. Je discernai que son dessein était de s'emparer de la fortune entière de Mlle Simone, que jamais il ne rendrait les titres qui lui avaient été confiés et que tôt ou tard le pauvre Philippe payerait de son honneur et de sa liberté sa coupable imprudence...

M. Lucien Verdale était atterré.

Considérant son père avec une douloureuse stupeur:

—Mais c'est monstrueux! prononça-t-il.

—Oui, monstrueux, répéta l'ancien architecte, mais Combelaine me tenait. N'avait-il pas ma correspondance? Et telle était alors la situation de la Caisse rurale qu'un éclat scandaleux me menait droit à la banqueroute...

—Quelle honte! murmura Lucien.

—Oh! je ne prétends pas me disculper, poursuivait M. Verdale. J'explique seulement comment je fus réduit à assister les bras croisés à l'horrible drame dont l'hôtel de Maillefert a été le théâtre. Si triste que soit le caractère de la duchesse et de son fils, ils ne purent voir, sans être troublés, la douleur de Mlle Simone. Comprenant bien que ce mariage serait la mort de cette pauvre fille qu'ils avaient si indignement abusée, ils essayèrent d'en détourner M. de Combelaine, et voyant qu'ils perdaient leurs peines, ils finirent par lui déclarer qu'ils retiraient leur consentement.

«—Soit! fit-il froidement. On verra alors un duc de Maillefert en cour d'assises. Cependant, comme je suis bon prince, je vous accorde quarante-huit heures de réflexion...

«J'étais là. Et, je vous le jure, si j'avais connu un moyen de secourir ces malheureux, je n'aurais pas hésité à l'employer. Mais je vous le répète, j'étais aussi menacé qu'eux et c'est avec la rage de l'impuissance que j'assistai à la scène qui suivit le départ de Combelaine.

«M. Philippe était comme fou de douleur et de colère. Il n'est pas corrompu tout à fait, ce pauvre garçon, il est plus écervelé encore que méchant et, la situation où il voyait sa sœur réveillant en lui tous les instincts de l'honneur, il délirait.

«Il jurait que ce mariage ignominieux ne se ferait pas, déclarant que, puisque c'était lui qui avait commis la faute, c'était à lui d'en subir le châtiment. Il savait bien, disait-il, que rien ne ferait revenir Combelaine sur sa résolution, mais il s'en moquait, décidé qu'il était à se brûler la cervelle.

«Je vivrais des siècles que jamais je n'oublierais l'accent de Mlle Simone répondant à son frère:

«—Si votre mort devait sauver votre honneur, c'est de ma main que je chargerais vos pistolets, Philippe. Mais vous n'emporteriez pas dans la tombe le secret de notre honte. On saurait quand même qu'un duc de Maillefert a été voleur et faussaire... et c'est ce qu'à tout prix, oui, à tout prix, il faut éviter. Vivez, je saurai faire mon devoir...

«Quant à la duchesse de Maillefert, ce qui surtout la transportait de rage, c'était la conviction de l'inutilité de sa honteuse supercherie. Sans voir aussi bien que moi dans le jeu de Combelaine, elle comprenait fort bien qu'une fois en possession de la fortune de Mlle Simone, devenue sa femme, il la garderait pour lui seul. Elle se trouvait donc prise à son propre piège. Pour avoir voulu s'emparer des millions de sa fille, de ces millions dont le revenu lui avait toujours été généreusement abandonné, elle s'était ruinée irrémédiablement.

«Peut-être est-ce là ce qui la décida à tout révéler à Mlle Simone, à lui avouer que Philippe n'était coupable qu'en apparence, que le vol et les faux n'étaient, dans le principe, qu'une ruse indigne...

«La pauvre jeune fille fut révoltée de cette révélation, et je l'entendis s'écrier que d'avoir feint un tel crime, c'était pis, à ses yeux, que de l'avoir commis...

«Cependant, avant de prendre un parti, elle adopta une idée que je lui avais sournoisement suggérée, et qui était d'essayer d'intéresser à sa situation le duc et la duchesse de Maumussy. Je savais que Combelaine avait payé de magnifiques promesses l'indispensable complicité de Maumussy et de sa femme, et que depuis sa certitude du succès il ne cherchait plus que le moyen de ne pas les tenir. De là, des rancunes dont il y avait peut-être, pensais-je, à tirer parti.

«Je me trompais. Sentant mes répugnances à le servir, et que je pouvais lui manquer d'un moment à l'autre, Combelaine s'était secrètement rapproché de son ancien complice, et lui avait même attribué un assez bon nombre des titres volés à la Caisse rurale. D'un autre côté, le temps n'avait fait qu'envenimer la haine de la duchesse de Maumussy.

«La démarche de Mlle Simone ne servit qu'à lui démontrer l'inanité d'une plus longue résistance. Et le lendemain, Combelaine, triomphant, me montrait un billet qu'il venait de recevoir de Mlle de Maillefert.

«—Je vous attends, lui écrivait-elle. A une certaine condition que je vous dirai, je consens.

«Cette condition était qu'avant la célébration du mariage le déficit de la Caisse rurale serait comblé et qu'on aurait fait disparaître tout ce qui pouvait accuser M. Philippe. Sans discussion, Combelaine promit tout ce qu'on voulait, ayant l'intention, il ne me le cachait pas, et aussi le moyen, affirmait-il, d'éluder ses engagements.

«Je ne pouvais donc, à part moi, qu'approuver M. Philippe, lequel n'avait plus qu'une idée fixe, qui était de contraindre Combelaine à se battre avec lui.

«Malheureusement il n'avait, le pauvre garçon, ni l'adresse ni la patience nécessaires. Et un soir:

«—Je vous vois venir, mon cher, lui dit Combelaine, c'est pourquoi je vous préviens de ceci. Ne vous mettez jamais dans le cas d'avoir un duel avec moi, parce que, sur le terrain, c'est le procureur impérial que vous trouveriez. Je dois épouser votre sœur, donc nous devons être très bien ensemble. C'est entendu, n'est-ce pas?... nous sommes amis!...

C'était comme un bandeau qui tombait des yeux de Raymond.

Il s'expliquait, à cette heure, les étrangetés de la conduite de Mlle Simone, ses larmes, ses indignations, l'obstination de son silence, ses palpitations d'espoir suivies de mortels découragements.

Ayant repris haleine, cependant, M. Verdale poursuivait:

—Je vous rapporte les faits tels que je les ai constatés, brutalement, mais vous devez penser que Combelaine ne s'était avancé qu'avec beaucoup de ménagements et en enveloppant d'une savante hypocrisie ses projets définitifs.

«Par exemple, il subvenait aux dépenses de Mme de Maillefert et de son fils, dépenses qui continuaient à être excessives, en dépit d'une situation qui eût dû leur inspirer de désolantes réflexions.

«De là vient qu'entre ces gens qui se méprisaient et se haïssaient si cruellement, les relations étaient, en apparence, excellentes. A les voir, on les eût crus intimes, tant chacun voilait ses rancunes et ses espérances d'une politesse affectueuse. Et on les voyait souvent ensemble, au Bois, aux courses, aux premières représentations, partout où court ce monde qui s'ennuie si fort et qu'on appelle le monde qui s'amuse.

«Seule, Mlle Simone maintenait rigoureusement les conditions du traité qu'elle avait consenti, lesquelles stipulaient que, jusqu'au jour du mariage, elle serait libre de ne pas recevoir M. de Combelaine. Elle restait renfermée chez elle, et c'est seulement par l'indiscrétion des femmes de chambre que nous savions que sa santé donnait des inquiétudes.

«Eh bien! cette fermeté exaspérait Combelaine, à ce point que je me demandais si véritablement il n'aimait pas Mlle Simone d'une passion furieuse, lui qui jamais n'a aimé personne. En songeant qu'elle se mourait de la seule idée de devenir sa femme, il délirait de colère. Tantôt il se servait, en parlant d'elle, des expressions les plus odieuses; tantôt il disait que, pour être à la place de Raymond Delorge, il donnerait des millions. Enfin, d'autres fois:—N'importe! s'écriait-il, je l'aurai quand même, cette orgueilleuse; elle vivra bien jusqu'au jour de notre mariage!...

«Mais ce jour restait à fixer, et je m'en étonnais, quand, observant Combelaine, il me parut que, pour un homme qui touchait au triomphe, il était bien sombre et bien préoccupé.

«J'étais malheureusement trop intéressé à son succès, pour ne m'émouvoir pas de ses inquiétudes. Mais lorsque je lui demandais ce qu'il avait, il me répondait invariablement: «Rien!» Et quand je cherchais à savoir pourquoi il ne pressait pas son mariage, il haussait les épaules et disait: «Parce que...»

«Une lettre que je reçus de Flora Misri me donna le mot de l'énigme.

«Cette fille, qui pendant vingt ans a été l'âme damnée de Combelaine, et que Coutanceau et moi nous nous sommes amusés à enrichir, ne voulait pas que son amant épousât Mlle de Maillefert. Il lui avait juré qu'elle serait sa femme, et elle prétendait l'obliger à tenir sa promesse.

«Elle m'écrivait donc pour m'intéresser à sa cause, me disant que, dépositaire de tous les papiers de Combelaine, elle les livrerait à la publicité s'il la trahissait, ajoutant que, parmi ces papiers, se trouvaient plusieurs lettres de moi particulièrement compromettantes.

«Je ne le savais, pardieu! que trop, puisque ces misérables lettres étaient la seule cause de mon obéissance.

«Épouvanté, je courus chez Combelaine, et j'y trouvai le duc de Maumussy et la princesse d'Eljonsen, compromis comme moi, et comme moi menacés par Flora Misri de voir leur correspondance publiée dans les journaux.

«Le calme et l'assurance de Combelaine finirent par nous calmer et nous rassurer.

«Il nous affirma que le danger était nul. Flora lui appartenait si complètement, qu'il était sûr, quoi qu'il advînt, que jamais elle n'exécuterait ses menaces. Pourtant, cette certitude ne l'avait pas empêché de prendre ses précautions. Nuit et jour, Flora était épiée par une demi-douzaine des plus habiles agents de la police secrète, lesquels avaient ordre, à la moindre apparence de péril, de s'emparer, fût-ce de force, des papiers.

[Illustration:—Quant à devenir votre femme, jamais!]

«Enfin, il nous donna sa parole d'honneur de ne se pas marier avant d'avoir toutes nos lettres dans son tiroir.

«Je m'étais donc retiré à peu près tranquille, quand une circonstance inattendue vint réveiller mes alarmes. La duchesse de Maillefert, jusqu'alors souple comme un gant entre les mains de Combelaine, un beau matin se raidit et résista. C'était chez elle. Combelaine parlant d'arrêter définitivement l'époque de son mariage: «—Oh! rien ne presse, répondit-elle, un autre jour, plus tard, nous avons le temps...»

«Elle disait cela d'un ton si singulier, que sitôt seul avec Combelaine je lui en parlai. Il me rit au nez d'abord. Puis, comme j'insistais, il finit par m'avouer, d'un air soucieux, que c'était à croire que le diable s'en mêlait, tant il lui surgissait de tous côtés d'obstacles imprévus. Il n'était pas fort éloigné de croire à des ennemis secrets, acharnés. Il en arrivait à soupçonner jusqu'à son valet de chambre, Léonard, en qui jadis il avait toute confiance.

«Et quel ennemi avait-il, assez hardi pour s'attaquer à lui, sinon Raymond Delorge, l'homme dont il avait tué le père, et auquel il enlevait une femme adorée?

«—Mais qu'il ne me fasse pas repentir de l'avoir ménagé jusqu'ici, ajoutait-il, sinon je le brise comme verre. Je le tiens, il fait partie d'une société secrète, il peut être ce soir en prison, et dans un mois à Cayenne.

«Malgré tout, il était mal à l'aise, car il me dit qu'il fallait en finir, qu'il allait revoir Flora, lui reprendre nos lettres et se marier.

«Le lendemain matin, je le vis arriver ici, pâle comme la mort, et d'une voix étranglée:

«—Nous sommes flambés! me dit-il. On a volé les papiers!...

Après avoir commencé par perdre la tête et jeter feu et flammes, M. Verdale, petit à petit, semblait se résigner à sa situation et ne chercher plus qu'à en tirer le meilleur parti possible.

Maître de soi désormais, ayant recouvré cette éloquence fluide dont il submergeait les actionnaires de la Caisse rurale, il s'occupait bien moins d'observer son fils que de guetter du coin de l'œil le résultat de sa plaidoirie sur le visage de Me Roberjot, de Raymond et du docteur Legris.

«Est-il besoin, continua-t-il, de vous dire mon effroi, en apprenant que toute notre correspondance était aux mains d'un ennemi? Il n'était plus, selon moi, qu'une planche de salut: la fuite.

«Pardieu! dix ans plus tôt, en 1865 seulement, je n'aurais pas ainsi jeté le manche après la cognée. L'Empire alors avait la poigne assez solide pour protéger ses serviteurs, pour faire reconnaître leur innocence ou jeter sur leurs peccadilles le voile indulgent de l'oubli.

«Mais en 1870, sous le ministère Ollivier, alors que c'était à qui couvrirait de boue les ouvriers de la première heure, à un moment où chacun, d'un air béat, célébrait les charmes et les avantages de l'honnêteté, diable! il n'y avait pas à s'y fier.

«Nos lettres en disaient long sur le chapitre des concessions mises à l'encan et des pots-de-vin distribués à gros intérêts, et il était clair que les nouveaux venus au pouvoir saisiraient avec empressement une occasion de battre la caisse de leur popularité, déjà fort compromise, sur le dos de leurs prédécesseurs.

«Mon avis était donc de mettre la clef sous la porte et de filer attendre les événements de l'autre côté de la frontière... Combelaine malheureusement est un de ces entêtés qui se butent à une idée et qui, à regarder leur but, s'aveuglent aussi sûrement qu'à fixer le soleil.

«Il me déclara que, la tête sur le billot, il ne céderait pas, que nous étions trop avancés pour reculer, et que l'audace seule pouvait nous tirer de ce mauvais pas.

«De l'audace!... Il lui en fallait terriblement, rien que pour parler ainsi. L'avant-veille, son valet de chambre, Léonard, l'avait quitté, pour entrer au service d'un Anglais, à ce qu'il avait prétendu, et tout prouvait que ce brusque départ cachait une trahison.

«N'importe!... Il soutenait que notre partie pouvait être gagnée encore, un hasard heureux lui ayant appris par qui et comment les papiers avaient été enlevés.

«L'auteur de ce hardi coup de main était, me dit-il, M. Raymond Delorge.

«—Et c'est heureux, ajouta-t-il, puisque je le tiens, et que ce soir même il sera hors d'état de nous nuire...

—Et en effet, interrompit rudement Me Roberjot, le soir même, des assassins se précipitaient sur Raymond, et le frappaient à coups de couteau...

M. Verdale ignorait-il cette circonstance? On l'eût juré, à la façon dont il leva les bras au ciel.

—Eh bien! s'écria-t-il, Combelaine est encore plus fort que je ne le pensais, car il ne m'a rien laissé soupçonner de ce crime si lâche, oh! rien absolument... Le surlendemain seulement, il m'entraîna chez Mme de Maillefert, à laquelle il signifia qu'il voulait être marié dans le plus bref délai.

«—On ne se marie pas en carême, d'ordinaire, lui répondit-elle; cependant vous êtes le maître, qu'il soit fait selon votre volonté...

«Depuis, je n'ai guère revu Combelaine, tout occupé d'acheter la corbeille de noces, qu'il veut splendide; mais, à chaque fois, il m'a répété que nos affaires allaient au mieux, que M. Delorge n'avait pas fait usage de nos lettres et qu'il était si exactement surveillé qu'on était sûr de les lui reprendre.

«J'ai donc été surpris comme par un coup de foudre lorsque, hier soir, j'ai su par mon fils que Philippe de Maillefert était arrêté.

Calme en apparence, M. Verdale devait, au fond, être fort troublé, car il était bien trop perspicace pour ne pas comprendre que le moment difficile de l'explication, loin d'être passé, n'était pas venu encore.

—Ainsi, commença Me Roberjot, vous n'êtes pour rien dans l'arrestation de M. de Maillefert?

L'ancien architecte eut un beau geste de protestation indignée.

—En douteriez-vous donc! s'écria-t-il.

—Eh! eh! fit le docteur Legris.

—C'est qu'alors je me suis mal expliqué, messieurs, oui, bien mal!... Quoi! vous ne voyez pas qu'en toute cette déplorable aventure, après avoir été joué, je suis indignement sacrifié!...

—Cependant...

—Oui, sacrifié, car en perdant Philippe de Maillefert Combelaine risque de me perdre. Depuis que je sais cette arrestation, je suis comme fou. Elle peut avoir pour moi des suites désastreuses. Philippe est le sous-directeur de la Caisse rurale, mais j'en suis le directeur, et c'est sur moi que retombe la responsabilité de sa nomination. Je vais être appelé en garantie par les actionnaires, tracassé par le juge d'instruction; la justice va vouloir fourrer le nez dans nos affaires...

Tout cela était fort plausible.

—Et cependant, reprit Me Roberjot, comment se fait-il que M. de Maillefert, lors de son arrestation, vous ait envoyé dire, aussi bien qu'à M. de Combelaine, qu'il consent à tout?...

—C'est qu'il me suppose complice de Combelaine.

—A quoi consent-il comme cela?

—Je l'ignore.

—Oh!

—Je vous en donne ma parole d'honneur.

Puis, après un moment de silence employé à peser dans son esprit les conséquences de ce qu'il allait répondre:

—Ce qui est sûr, ajouta M. Verdale, c'est qu'il y a quatre jours le mariage tenait plus que jamais. Il tenait si bien que j'ai compté à la duchesse trente mille francs pour le trousseau de Mlle Simone. D'un autre côté, par exemple, Combelaine était si mécontent des façons de M. Philippe à son égard, que dans la soirée du même jour il me dit: «Cet idiot le prend avec moi sur un ton qui ne me convient pas du tout; je découvrirais qu'il médite quelque coup de Jarnac que je n'en serais pas étonné.» Et comme je lui représentais que, pour mater M. Philippe, il n'y avait qu'à lui refuser de l'argent: «Eh! me répondit-il, voilà le diable. Il en a, dans ce moment, et je veux être pendu si je soupçonne où il le prend!...»

Le docteur Legris, Raymond et Me Roberjot échangèrent un rapide coup d'œil.

A chacun d'eux, le même nom venait aux lèvres: Laurent Cornevin.

—J'admets toutes vos explications, cher monsieur Verdale, reprit, non sans une nuance d'ironie Me Roberjot. Seulement, comment les Maillefert peuvent-ils être si cruellement gênés que vous dites, puisque Mlle Simone s'est résignée à vendre ses propriétés?

Les yeux de l'ancien architecte vacillèrent.

—C'est que, répondit-il avec un visible embarras, c'est que...

—Mlle Simone garderait-elle l'argent?

—Je ne dis pas cela...

—Alors que devient-il? Car elle vend, nous sommes bien renseignés; nous avons un ami en Anjou, le baron de Boursonne, et c'est par lui que nous savons que l'acquéreur des biens de Maillefert, c'est vous, cher monsieur Verdale...

M. Verdale tressauta.

—Ah!... permettez, interrompit-il, j'ai acheté des terres, c'est vrai, mais ce n'est pas en mon nom, c'est au nom de la Caisse rurale, que je veux faire bénéficier d'une bonne et sûre opération...

—C'est généreux de votre part... mais que les achats soient faits à votre nom ou à celui de la Caisse rurale, vous payez, j'imagine. Que deviennent les fonds?...

Pour n'être pas fort apparent, le trouble de M. Verdale n'en était pas moins réel.

—Rien n'a été payé encore, balbutiait-il; comme toujours j'ai eu la main forcée. Combelaine voulait garder sur M. Philippe un pouvoir qu'il eût perdu, si le déficit eût été comblé...

De la tête, et de l'air le plus débonnaire, Me Roberjot semblait approuver.

Mais en lui-même:

—Ceci, pensait-il, doit cacher quelque nouvelle infamie.

Telle fut peut-être la pensée de M. Lucien Verdale, car se dressant tout à coup:

—M. de Combelaine est un misérable, prononça-t-il, mais vous, mon père, il faut que demain vous ayez versé à la Caisse rurale ce qu'y a pris M. de Maillefert.

—Trois millions cinq cent mille francs!

—Eh!... qu'importe la somme!

De nouveau M. Verdale était devenu livide.

—Deviens-tu fou!... s'écria-t-il. Cela n'arrangerait rien. Ce sont les titres volés qu'il faudrait... D'ailleurs, où veux-tu que je prenne trois millions cinq cent mille francs?...

—Vous êtes riche, mon père, et dût votre fortune y passer, il faut que le déficit soit comblé; il le faut, entendez-vous. Sinon, moi, votre fils, je me lèverais pour témoigner contre vous, pour vous accuser. Je puis être le fils d'un malhonnête homme, je ne serai pas son complice...

—C'est qu'il le ferait comme il le dit, balbutia l'ancien architecte éperdu, oui, il le ferait, je le connais...

Puis soudain, prenant son parti:

—Ah... tu es comme les autres, Lucien, s'écria-t-il, avec une violence inouïe, tu me crois riche à millions! Pauvre fou! Est-ce que jamais un millionnaire eût joué la partie désespérée que je joue, et qui se terminera peut-être en cour d'assises!... Millionnaire! oui, je l'ai été un instant, aujourd'hui je n'ai plus rien. Ah! tu me regardes, tu me demandes comment cela se fait! Est-ce que je le sais moi-même! Ce qui est venu par la flûte s'en est allé par le tambour. Mes liquidations, qui étaient superbes, sont devenues désastreuses, je me suis entêté, et tout a été dit. Et c'est notre histoire à tous, qu'on appelle les hommes de l'Empire. Vois ceux que nous connaissons, et dont la prospérité a été éblouissante. Combelaine vole à main armée, Maumussy a dix millions de dettes, la princesse d'Eljonsen demande à on ne sait quels ténébreux trafics de quoi garder les apparences de son luxe passé. Si je suis encore debout, c'est qu'on ignore ma situation. Ouvre la fenêtre et proclame-la, et demain je n'ai plus qu'à faire mes malles et à filer rejoindre en Belgique les millionnaires d'un jour que la spéculation a trahis. Nous croulons, et ce n'est pas l'Empire qui nous tirera de là!... L'Empire!... il a donné tout ce qu'il pouvait donner, et maintenant que les caisses sont vides, il ne sait plus où prendre de l'argent pour remplir ces mains insatiables incessamment tendues vers lui... L'Empire!... il est comme nous, il périt par l'argent, il dégringole, et il n'y a plus à l'ignorer que les ministres, le préfet de police et l'empereur!...

Les traits contractés de M. Lucien Verdale trahissaient l'effort excessif de sa pensée... Malheureux! Tant qu'il avait cru son père immensément riche, il avait espéré qu'un grand sacrifice d'argent changerait tout... Tandis que, maintenant:

—Il faut quand même que M. de Maillefert soit sauvé, mon père, prononça-t-il.

L'ancien architecte eut un geste furibond.

—A quoi donc a servi tout ce que je viens de dire, s'écria-t-il, que tu me répètes cela? Est-ce de moi, compromis autant que lui, que dépend le sort de M. de Maillefert!...

—De qui donc dépend-il?...

—Eh! de celui qui a su s'emparer des papiers de Combelaine, parbleu! de M. Raymond Delorge.

Cette exclamation donnait le secret de la faible résistance de M. Verdale. Très évidemment, il croyait Raymond possesseur de ces papiers si importants.

—Ainsi, selon vous, insista Me Roberjot, M. Delorge est désormais maître de la situation?

—Maître absolu.

—Comment cela?

M. Verdale haussa les épaules.

—Ne le savez-vous pas aussi bien que moi? fit-il...

Assurément oui, si Raymond eût eu les papiers, mais il ne les avait pas, malheureusement, et laisser soupçonner la main de Laurent Cornevin eût été une faute impardonnable. De là, pour Me Roberjot, une position assez délicate.

—N'importe, cher monsieur Verdale, dit-il, auriez-vous quelque répugnance à nous donner vos idées?

—Moi!... Aucune; je n'ai plus rien à craindre de Combelaine désormais, et il est de mon intérêt que ce soit vous qui l'emportiez...

—Eh bien, alors?

—Alors, quoi!... Ces papiers ne mettent-ils pas à votre discrétion tous les gens qui ont été complices des intrigues et des tripotages de Combelaine: Maumussy, la princesse d'Eljonsen, le docteur Buiron et tant d'autres!... Menacez-les de publier leur correspondance, et ils remueront ciel et terre. La justice, je le sais, ne lâche pas aisément sa proie, et M. Barban d'Avranchel est le plus têtu des hommes... Mais il est avec le ciel des accommodements... Jamais le gouvernement ne laissera compromettre tant de gens qui ont été siens; jamais, il ne le peut pas. Ce serait précipiter sa chute...

Me Roberjot semblait assez de cet avis.

—Certainement, dit-il, l'affaire serait aisée à étouffer si le déficit était comblé.

M. Verdale hésita un moment, puis tout à coup:

—Il peut l'être, fit-il.

—Comment cela?

—Combelaine doit avoir une bonne partie encore des titres volés...

—Oh! il ne faut pas compter là-dessus.

—Eh bien! moi, directeur de la Caisse rurale, et à ce titre acquéreur d'une partie des propriétés de Mlle Simone, je puis faire avancer l'époque du payement.

Me Roberjot regardait son ancien copain comme s'il eût espéré lire jusqu'au fond de son âme.

—Feriez-vous vraiment cela? demanda-t-il.

—Et vous, fit l'ancien architecte, me donneriez-vous votre parole de me rendre, sans vous en servir, les lettres de moi qui sont parmi les papiers de Combelaine?...

Malheureusement, Me Roberjot ne pouvait prendre cet engagement, et il cherchait comment esquiver une réponse décisive, lorsque M. Lucien Verdale intervenant:

—Soyez tranquilles, messieurs, prononça-t-il d'un ton ferme, mon père fera sans conditions tout ce que l'honneur lui commandera de faire.

Raymond, le docteur Legris ni Me Roberjot n'avaient plus rien à faire chez l'ancien architecte. Ils se retirèrent, reconduits par M. Lucien Verdale, lequel, sur l'escalier encore, leur affirmait qu'il saurait faire vouloir son père.

Lui, cependant, d'un air indéfinissable, écoutait le bruit des pas qui se perdait dans les corridors de son vaste hôtel.

Lorsqu'il n'entendit plus rien, sonnant son valet de chambre, un homme qui le servait depuis quinze ans, et qui, pensait-il, lui était tout dévoué:

—As-tu, lui demanda-t-il, terminé tous les apprêts dont je t'avais chargé?...

—Je n'ai rien oublié, répondit le valet de chambre, de ce que m'avait commandé monsieur le baron, j'ai empli quinze grandes caisses que j'ai déposées dans un magasin loué sous un nom supposé...

M. Verdale sourit.

—Eh bien! dit-il, demain tu mettras ces caisses au chemin de fer, et tu iras toi-même m'attendre à Bruxelles. Il n'est que temps de filer.

V

Minuit venait de sonner, lorsque Me Roberjot, le docteur Legris et Raymond quittèrent le somptueux hôtel de M. Verdale.

Prudemment, le docteur voulut sortir le premier, pour explorer les alentours, et il poussa la circonspection jusqu'à traverser la rue pour reconnaître deux portes cochères dont l'ombre lui avait paru suspecte.

C'est que véritablement ce n'était pas le moment d'oublier que la vie et la liberté de Raymond étaient plus que jamais en péril.

N'avait-il pas à redouter également les poignards qui une fois déjà l'avaient manqué et le mandat d'amener décerné contre tous les membres de la Société des Amis de la justice?

Persuadé que la rue était déserte, le docteur fit signe à ses compagnons de le rejoindre, et comme le temps était beau et le pavé sec, ils gagnèrent les Champs-Élysées et se mirent à descendre la grande allée, silencieuse et déserte à cette heure.

[Illustration:—Nous sommes flambés, me dit-il, on a volé les papiers.]

Cette entrevue qu'ils venaient d'avoir avait si singulièrement dérouté leurs prévisions et leur avait ouvert des perspectives si inattendues, qu'ils sentaient le besoin de se trouver ensemble, pour échanger leurs idées, étudier la situation, se concerter et décider la conduite à tenir.

Me Roberjot pensait que, pour Raymond, la suprême sagesse serait de disparaître absolument.

—Votre cause, mon cher, lui disait-il, est visiblement entre les mains d'un homme très fort, disposant de tels moyens d'action qu'il a pu acheter le valet de chambre de M. de Combelaine et les domestiques de Mme Flora. Laissez-le donc faire, ne vous exposez pas à lui susciter des embarras inattendus au moment où il touche le but qu'il poursuit depuis tant d'années.

C'était absolument l'avis de M. Legris.

—Rassurez-vous, lui disait-il. M. Verdale vous a dit tout le parti qu'on peut tirer des papiers enlevés; croyez que Laurent Cornevin saura s'en servir. M. Philippe a beau être au secret, il sera tiré d'affaire; le mariage de Combelaine a beau être fixé, il ne se fera pas.

Et comme le silence de Raymond l'inquiétait:

—Enfin, s'écria-t-il, que voulez-vous, que pouvez-vous faire, exposé que vous êtes à être arrêté d'une minute à l'autre?

—Je puis empêcher le mariage.

—En tuant Combelaine, n'est-ce pas?

—S'il n'est que ce moyen...

—Eh bien! il sera temps d'en venir là, lorsqu'il vous sera démontré qu'il n'est plus de ressource... et en attendant, tâchez de n'aller pas en prison...

Lorsqu'ils arrivèrent à la place de la Concorde, Raymond avait fini par se rendre aux représentations de ses amis, et il avait été convenu qu'il se cacherait chez le docteur Legris, en attendant qu'on lui trouvât une retraite sûre.

Ils échangèrent alors une dernière poignée de main.

Et, tandis que Me Roberjot passait le pont de la Concorde pour regagner la rue Jacob, Raymond et le docteur Legris reprirent le chemin de Montmartre.

Ils allaient d'un bon pas, le long des rues désertes, multipliant les détours en se retournant à tout moment pour s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis, et s'étonnant un peu que M. de Combelaine ne fit pas surveiller plus exactement l'homme qu'il croyait en possession de sa correspondance.

—Est-ce un piège? murmurait le docteur.

En tout cas, lorsqu'il déboucha sur la place du Théâtre, où il demeurait, M. Legris redoubla d'attention, et sa vigilance ne fut pas perdue, car tout à coup, serrant le bras de son compagnon:

—Là, fit-il, devant ma maison, regardez.

Raymond obéit. Devant la maison indiquée, un homme de haute taille faisait les cent pas, avec cette allure si reconnaissable des gens qui, ayant longtemps attendu, commencent à s'impatienter.

—C'est Krauss! s'écria Raymond.

—A cette heure! demanda le docteur; en êtes-vous bien sûr?

—Oh! parfaitement, et la preuve, regardez.

Et aussitôt:

—Krauss! appela-t-il.

C'était bien le vieux soldat. Il s'arrêta court, regardant de tous côtés, et lorsqu'il aperçut et reconnut les deux jeunes gens, accourant vers eux:

—Vous voilà donc! s'écria-t-il, je commençais à désespérer...

—Il y a du nouveau? interrogea Raymond inquiet.

—Certes, monsieur. D'abord M. Jean Cornevin est à Londres, il a envoyé une dépêche, il sera ici à la fin de la semaine...

—Ah!

—Ensuite, un de vos amis, le baron de Boursonne, est venu vous demander. Il prétend qu'il peut vous rendre un service. Je lui ai répondu que je lui dirais demain comment vous voir...

—Celui-là est un ami, tu lui donneras l'adresse du docteur...

Mais le docteur, précisément, ne voyait rien là qui justifiât la présence de Krauss.

—Je vous avais recommandé, mon brave, lui dit-il, de ne venir chez moi qu'à la dernière extrémité...

—Oh! il y a encore autre chose, interrompit le vieux soldat; seulement c'est une affaire particulièr, de sorte que...

—Quoi que ce soit, dit vivement Raymond, tu peux parler devant M. Legris.

Le fidèle serviteur hésita une seconde; puis plus bas:

—Monsieur, fit-il, c'est une jeune dame qui voudrait vous voir...

—Une jeune dame!

—Très jolie, quoiqu'elle ait l'air bien chétive, et à qui vous devez avoir parlé de moi, puisqu'elle me connaît. Figurez-vous que, ce soir, j'allais monter me coucher, quand le portier vient me dire qu'on me demande en bas. Je descends, et dans la rue je trouve deux dames dont l'une, la plus jeune, me dit qu'il faut qu'elle vous parle à l'instant, à tout prix, qu'il y va de votre vie et de la sienne. Dame! j'étais bien embarrassé. Mais elle m'a tant prié de la conduire vers vous, d'une voix si douce et si résolue en même temps, que ma foi!...

—Tu l'as amenée...

—Oui, monsieur, et elle est là, tenez, au coin de la rue, dans cette voiture.

—Elle!... s'écria Raymond.

Et prenant son élan, en trois bonds il fut près de cette voiture que lui montrait Krauss; et qui était arrêtée dans l'ombre que projetait le théâtre de Montmartre, au coin de la rue des Acacias.

Il ne s'était pas trompé.

C'était bien Simone de Maillefert qui, en compagnie de sa gouvernante, l'honnête, l'excellente miss Lydia Dodge, l'attendait. Il la reconnut à la lueur vacillante des lanternes...

Elle l'avait entendu venir, elle l'avait deviné plutôt, et elle se penchait à la portière.

—Vous! dit-il, à cette heure, ici!

—En suis-je donc à calculer et à compter mes imprudences! répondit-elle de cette voix sèche et brève que donne la conscience d'un péril immense, immédiat, presque inévitable. Qu'ai-je à perdre ou à craindre, désormais! J'ai bien fait de venir, puisque vous voici. Vous avez reçu ma lettre, n'est-ce pas?

—Je l'ai reçue, et je me demande comment j'ai mérité que vous m'écriviez de telles choses!...

—Ah! j'avais la tête perdue. Mais pourquoi ne m'avoir pas répondu?

—Le pouvais-je! Si vous connaissiez ma situation!...

—Je la connais. Vous avez conspiré, vous êtes poursuivi, vous vous cachez...

Ils parlaient sans précautions ni ménagements, de sorte que le cocher, tout intrigué des mots qui arrivaient à ses oreilles, était descendu de son siège et se rapprochait sournoisement.

Krauss, par bonheur, et le docteur Legris veillaient.

Ils appelèrent le cocher, sous prétexte de lui demander du feu pour leurs cigares, et le retinrent trop loin de la voiture pour qu'il entendît rien.

—Je me suis expliqué votre lettre, poursuivait Raymond, lorsque j'ai appris l'horrible malheur...

—C'est là ce que je voulais éviter au prix même de la vie. Un duc de Maillefert accusé de vol, accusé de faux! C'est à douter de soi.

Elle était sublime en ce moment: jamais Raymond ne l'avait si éperdument aimée, jamais il n'avait senti avec cette intensité que sans elle la vie ne lui était plus possible.

—Mais M. Philippe n'est pas coupable, s'écria-t-il.

Mlle Simone eut un mouvement de stupeur.

—Quoi!... vous savez...

—Je sais que les détournements et les faux dont on accuse votre frère n'étaient, dans son intention, qu'une pure fiction. C'est vous seule qu'il voulait surprendre et dépouiller.

Le visage caché entre les mains, Mlle Simone sanglotait.

—Hélas! gémit-elle, l'odieuse comédie à laquelle il est descendu est plus infâme encore que le crime même. Aussi quel châtiment!... Il est au secret. Ma mère est allée à la prison, les geôliers lui ont refusé l'entrée. Et cependant la honte d'un jugement peut encore être évitée. C'est pour cela que je suis ici. Ai-je eu tort de compter sur vous?

—Ah! corps et âme, je vous appartiens, ne le savez-vous pas?...

—Je le crois, et c'est cette croyance qui me donne le courage de vous dire: Raymond, mon ami unique et bien-aimé, au nom de votre amour, sacrifiez-moi le souvenir sacré de votre père assassiné, les haines saintes de votre vie entière, et jusqu'à l'espoir de votre légitime vengeance.

Il tremblait de comprendre.

—Que voulez-vous dire? balbutia-t-il.

Elle parut rassembler tout son courage, puis se penchant vers Raymond:

—Ces papiers, dit-elle, que vous avez enlevés à M. de Combelaine, je vous en supplie, rendez-les moi!...

—Grand Dieu!...

Elle se méprit au sens de l'exclamation, car, plus vivement, et avec des intonations à briser la volonté la plus solidement trempée:

—Je ne m'abuse pas, Raymond, insista-t-elle, sur l'étendue du sacrifice que je vous demande. Avec ces papiers, lui-même me l'a dit, vous pouvez perdre M. de Combelaine et ses complices. Mais aussi savez-vous ce qu'il promet en échange? Pour mon frère, l'honneur; pour moi, la liberté...

—Ah!... ces papiers maudits!...

Elle crut qu'il hésitait.

—Vous entendez, reprit-elle; la liberté de disposer de ma main. Sinon, comme il faut quand même que l'honneur de Maillefert soit sauvé, mardi prochain, j'épouserai le comte de Combelaine...

—Mardi!...

—Oui, c'est décidé. Et M. de Combelaine a si habilement et si secrètement pris ses dispositions, que la nouvelle ne s'en est pas ébruitée...

Déchiré du plus horrible désespoir, Raymond se tordait les mains.

—Mais je ne les ai pas, s'écria-t-il, ces papiers qui nous sauveraient; je ne les ai pas!

Il n'y avait pas à se tromper à son accent; Mlle Simone fut atterrée.

—Tout est donc fini!... murmura-t-elle. Et cependant ils ont été enlevés!... Qui donc les a?...

Le nom de Laurent Cornevin montait aux lèvres de Raymond, il eut le courage, et c'en était un grand en ce moment, de ne le pas prononcer.

—Je l'ignore, répondit-il...

Ce qu'il en coûtait à Mlle Simone de renoncer à un espoir qui jusqu'alors l'avait soutenue, il était aisé de le voir.

—Cependant, reprit-elle, ces pièces si compromettantes, Combelaine les croit bien entre vos mains, puisque c'est lui qui m'a conseillé de venir à vous...

—Lui!...

—Il m'a dit que, grâce à lui, vous n'étiez pas arrêté encore...

—Mais alors... Pardon! Est-ce en présence de votre mère qu'il vous a donné ce conseil?

—Non! Il m'a même priée de lui cacher ma démarche.

Il semblait à Raymond entrevoir comme une lueur.

—Combelaine se défie donc de votre mère, fit-il; pourquoi? que vous dit-elle de ce mariage?...

—Rien. Après quelques jours de tristesse morne, tout à coup, un matin, elle a repris son insouciance. L'arrestation même de mon frère ne l'a pas abattue. Il y a des moments où je me demande si elle a bien la plénitude de sa raison. Elle dit de Philippe: «Baste! il s'en tirera», de même qu'elle me dit: «Tu n'es pas encore mariée; à la porte de la mairie, il y a encore de l'espoir.»

Raymond réfléchissait.

—Cette insouciance, pensait-il, ne prouverait-elle pas l'entente de la duchesse de Maillefert et de Cornevin?... Tiendraient-ils en réserve pour le dernier moment quelque expédient décisif?

Puis tout haut:

—Je serai plus explicite que votre mère, mademoiselle, dit-il, et je vous jure, moi, que vous ne serez jamais la femme de Combelaine.

—Qu'espérez-vous donc?...

Il hocha la tête, et doucement:

—Permettez-moi, répondit-il, de garder mon secret.

Rappelé par Raymond, le cocher de Mlle de Maillefert était accouru, et il remontait sur son siège en faisant claquer son fouet pour réveiller son cheval, qui, la tête basse, dormait entre les brancards.

—Allons, reprit Mlle Simone d'une voix mourante, il faut nous séparer... Ma dernière espérance, celle qui me soutenait pendant que je vous attendais, s'est évanouie... Il ne me reste plus qu'à aller apprendre à M. de Combelaine le résultat de ma démarche...

—A cette heure?

—Oui, il doit attendre mon retour devant notre hôtel dans son coupé... Dieu ait pitié de nous!...

Puis, tendant à Raymond sa main qu'il pressa contre ses lèvres:

—Adieu! dit-elle encore! adieu!

—A mardi, murmura Raymond.

Mais sa réponse se perdit dans le bruit des roues de la voiture qui s'éloignait, et presque aussitôt la voix loyale du docteur Legris retentit à son oreille, disant:

—Eh bien!... vous êtes content, j'espère... La démarche de Mlle Simone me paraît assez significative...

—Sa démarche!... Vous avez donc entendu?

M. Legris riait de ce bon rire que donne la confiance.

—Pas un mot, répondit-il, je vous le jure, et au besoin j'en appelle au témoignage de Krauss.

—Je l'atteste, répondit le vieux soldat.

—Du reste, continua le docteur, pas n'est besoin d'une perspicacité supérieure pour deviner le motif qui a pu amener Mlle Simone de Maillefert, en pleine nuit, place du Théâtre, à Montmartre. Combelaine voudrait ravoir les papiers enlevés à Mme Flora, et comme il est persuadé que vous les avez...

—Oui, c'est bien cela...

—Il vous les envoie redemander?

—Oui, et si je les avais!...

—Vous les rendriez peut-être?

—A l'instant.

Le docteur, retirant son chapeau, salua.

—Mes compliments! fit-il. Heureusement ces papiers bénis sont entre des mains plus solides que les vôtres, et qui ne les lâcheront qu'à bon escient...

—Trop tard, peut-être!... Savez-vous que le mariage est fixé à mardi, que toutes les dispositions sont prises!...

—Qu'est-ce que cela prouve? Que Laurent Cornevin, l'homme de la situation, sera prêt mardi.

—Et s'il ne l'était pas?

—Eh bien! je serais le premier à vous dire: «Soit! n'importe comment, faites-vous justice vous-même...» Mais je ne crains rien, Cornevin veille.

Depuis le matin, M. Legris courait pour Raymond, et ce n'est pas impunément qu'un médecin, occupé comme il l'était, s'absente toute une journée.

Vingt clients au moins étaient venus, quelques-uns jusqu'à trois fois, dont en rentrant chez lui avec Raymond il put lire les noms, écrits par la servante sur l'ardoise de l'antichambre.

Ce n'est pourtant pas là ce qui le préoccupa.

Ce qui lui avait sauté aux yeux, c'était un papier plié en quatre, posé bien en évidence, et qui sentait la procédure d'une lieue.

Ce n'était, en effet, rien moins qu'une citation qui enjoignait au docteur Legris d'avoir à se présenter le lendemain, à une heure de relevée, devant M. le juge d'instruction Barban d'Avranchel, en son cabinet, au Palais de Justice.

Et pas d'autre indication.

—Barban d'Avranchel, répétait le docteur, Barban d'Avranchel! C'est bien le juge qui instruit l'affaire de ce pauvre Philippe?

—Oui, répondit Raymond, et c'est aussi celui qui, lors de la mort de mon père, fut chargé de l'enquête et rendit l'ordonnance de non-lieu qui déclarait Combelaine innocent...

N'importe. Cette citation intriguait si fort M. Legris que c'est à peine s'il put fermer l'œil, et que dès le jour il allait rejoindre Raymond, et lui disait en manière de salut:

—Je donnerais dix louis pour qu'il fût l'heure de me rendre chez M. Barban d'Avranchel.

En attendant, il donna une demi-douzaine de consultations, et à neuf heures il avait déjeuné et il était prêt à courir à ses visites les plus urgentes.

—Chemin faisant, dit-il à Raymond, je vais tâcher de vous trouver un asile, car il ne faut pas nous abuser: certain que vous n'avez pas les papiers, Combelaine va vous faire arrêter...

Et comme Raymond ne savait comment le remercier:

—Vous me remercierez plus tard, lui dit-il. Aujourd'hui je n'ai pas une seconde, obligé que je suis de courir aux Batignolles préparer le logement de Mme Flora. Surtout, tenez-vous coi. Ma servante, qui a le mot d'ordre, ne laissera arriver jusqu'à vous que M. de Boursonne.

Raymond ne devait pas avoir le temps de s'ennuyer.

Il n'y avait pas une demi-heure que le docteur était parti, lorsque la servante entre-bâilla la porte, et d'un air mystérieux:

—Monsieur, dit-elle, il y a là ce monsieur que vous savez...

C'était, en effet, le vieil ingénieur, lequel, toujours brusque, la poussa pour entrer plus vite.

Apercevant alors Raymond:

—Enfin! vous voilà!... s'écria-t-il. Savez-vous que c'est pour vous que j'ai fait le voyage!... J'apporte de drôles de nouvelles, allez...

Bien surprenants, en effet, étaient les renseignements recueillis en Anjou par M. de Boursonne.

Moins de quinze jours après le départ de Raymond, d'immenses affiches jaunes, répandues à profusion, avaient annoncé à toute la contrée la vente aux enchères publiques des propriétés de Mlle Simone de Maillefert.

Seulement, les conditions de vente étaient si malencontreuses, si bizarres les lotissements, que tout le monde s'était étonné de la maladresse des hommes d'affaires chargés de cette importante opération.

Un des premiers, M. de Boursonne s'était demandé si cette maladresse n'était pas calculée, et ce doute émis par lui n'avait pas tardé à devenir une certitude pour tous les gens un peu clairvoyants.

[Illustration:—Il faut que le déficit soit comblé.]

Oui, il était évident qu'on s'était appliqué à écarter les enchérisseurs, et que, par suite, les biens n'atteindraient pas les deux tiers de leur valeur.

Et qui devait profiter de cette manœuvre?

Un Parisien, un certain baron Verdale, lequel faisait annoncer partout qu'il était décidé à acheter tout ce qui avait appartenu à Mlle Simone, au nom de la Caisse rurale, puissante société financière dont il était le directeur.

Les plus modérés calculaient que cette honnête spéculation mettrait dans la poche dudit Verdale un million ou quinze cent mille francs, et on admirait son adresse, lorsque le bruit se répandit d'une aventure passablement mystérieuse.

Après la vente de chacun des lots dont M. Verdale se portait acquéreur, un étranger, un Anglais, se présentait dans l'étude du notaire, et, moyennant la surenchère égale, devenait l'adjudicataire définitif ou provoquait une nouvelle adjudication.

—Vous écrire tout cela eût été trop long, mon cher Delorge, disait en achevant le vieil ingénieur; j'ai préféré venir vous le raconter, vous serrer la main par la même occasion, et jouir de votre étonnement...

Mais Raymond n'était que fort médiocrement surpris.

Les réticences de M. Verdale, la veille, l'avaient préparé à la découverte de ces manœuvres si habilement préparées pour s'attribuer une part des dépouilles de Mlle de Maillefert, et si inopinément déjouées.

Et, quant à cet Anglais qui arrivait si à propos, des millions à la main, pour ruiner les projets du directeur de la Caisse rurale, qui pouvait-il être, sinon Laurent Cornevin?...

Ce fut l'opinion de M. de Boursonne, lorsque Raymond l'eut mis au courant de la situation.

Et ils en étaient à calculer les conséquences de ces événements, lorsque, la porte s'ouvrant brusquement, le docteur Legris reparut, tout essoufflé d'avoir monté les escaliers quatre à quatre, et rayonnant de joie.

—Victoire! s'écria-t-il dès le seuil; le Combelaine, cette fois, ne s'en tirera pas...

Mais il s'arrêta court... Il venait de voir le vieil ingénieur qu'il n'avait pas aperçu tout d'abord.

—Vous pouvez continuer, cher docteur, dit vivement Raymond, monsieur est le baron de Boursonne, pour qui je n'ai pas de secrets.

M. Legris le savait. Aussi sans se faire prier:

—Je sors de chez M. Barban d'Avranchel, reprit-il, et c'est par lui que j'ai su... Mais permettez-moi de commencer par le commencement...

Il se laissa tomber dans un fauteuil, et, tout en s'essuyant le front:

—Je suis exact, poursuivit-il. Cité pour une heure précise, à une heure moins cinq je me présentais au Palais de Justice, ma citation à la main.

«J'y étais depuis dix minutes et je commençais déjà à trouver le temps furieusement long, lorsque je vis arriver, devinez qui? Je vous le donne en mille...

—Combelaine! s'écria Raymond.

—Non. Un confrère à moi, le docteur Buiron. Me reconnaissant, il ne parut pas ravi de la rencontre, oh! mais pas du tout. «Que diable faites-vous là? me demanda-t-il.—Vous le voyez, répondis-je, j'attends mon tour de comparaître. Et vous?—Moi, j'ai reçu une citation de M. Barban d'Avranchel, et je consens à être pendu si je sais ce qu'il me veut!...»

«Par ma foi! je fus étourdi de l'aventure; cependant gardant mon sang-froid: «Vous aurez commis quelque crime, mon savant confrère, dis-je en riant.» Sur ma parole, il pâlit.—«Oh! fit-il, oh!...—Après cela, ajoutai-je, vous n'êtes peut-être que complice!...»

«J'allais certainement le pousser, m'amuser à l'embarrasser, lorsque la porte du cabinet de M. d'Avranchel s'ouvrit... Un homme en sortait, en qui je reconnus tout d'abord Grollet, cet ancien palefrenier de l'Élysée, qui est devenu un des riches loueurs de voitures de Paris, et que j'avais vu la veille chez la maîtresse de M. Philippe de Maillefert...

«Mais ce n'est pas en qualité de témoin qu'il venait d'être interrogé...

«A peine fut-il dans la galerie, que deux gardes s'avancèrent, qui le firent placer entre eux et l'emmenèrent...

—Grollet arrêté!... murmura Raymond, au comble de la stupeur, Grollet, le faux témoin...

—Oui!... Et, pour parler franc, je fus tellement ébahi, et mon visage trahit si bien mon ébahissement, que Buiron me demanda ce qui me prenait. Je n'eus pas le temps de lui répondre un mensonge quelconque, un huissier criait mon nom de toute la force de ses poumons...

«Mon tour était venu... Saluant mon docte confrère, j'entrai chez M. Barban d'Avranchel.

«Je trouvai un homme d'une politesse parfaite, bien que d'un froid de glace et infatué outre mesure de la majesté de ses fonctions.

«Savez-vous ce qu'il me voulait, mon cher Delorge?...

«Des détails sur la tentative d'assassinat dont vous avez failli être victime sur le boulevard extérieur, en face du Café de Périclès...

—Quoi!... la justice connaît cette affaire?...

—Très bien. M. Barban d'Avranchel la suit avec passion, et il est sur la trace des coupables...

—Il vous a parlé de Combelaine!...

Le docteur Legris secoua la tête.

—M. d'Avranchel, répondit-il, ne passe pas pour un aigle, mais il sait trop bien son métier pour se livrer ainsi. Non, il ne m'a pas parlé de Combelaine, et ce que je sais, je l'ai surpris. Me suis-je trompé? A vous d'en juger; voici les faits:

«Ayant répondu à toutes les questions de M. d'Avranchel, je voulais savoir s'il soupçonnait la vérité. Prenant donc mon air le plus indifférent: «Il me paraît difficile, monsieur, dis-je, que la justice atteigne les coupables.—La justice, me répondit-il, atteint toujours les coupables; elle est lente à frapper parfois, elle n'en frappe que plus terriblement...—Oui, interrompis-je, excepté lorsque les coupables sont couverts par la prescription...»

«M. d'Avranchel se redressa:

«—En un point, vous avez raison, prononça-t-il... Seulement, l'homme qui a commis un crime resté impuni, fatalement, nécessairement, en commet un second... Et c'est alors que la justice arrive...

VI

La doctrine du juge d'instruction était discutable, mais non la portée de ses allusions.

Donc, la victoire était plus que probable. Mais c'était pour Raymond une raison de plus de se cacher, s'il tenait à échapper aux efforts désespérés de Combelaine.

M. Legris, dans ses courses, avait découvert chez un de ses amis une retraite absolument sûre. Il la refusa. Il voulait, prétendait-il, conserver la liberté de ses mouvements, et quoi qu'on pût lui dire, il déclara qu'il allait se réfugier dans l'appartement qu'il avait loué rue de Grenelle.

—Précisément parce qu'il est insensé d'y aller, disait-il, on ne m'y cherchera pas...

C'était une raison; mais le docteur n'en fut pas dupe.

—Avouez plutôt, fit-il, que vous voulez surveiller l'hôtel de Maillefert pour être bien sûr que le mariage ne se fera pas sans que vous soyez averti.

—Eh bien! oui, c'est vrai! répondit Raymond, de l'accent d'un homme dont la détermination est irrévocable...

Il prit cependant quelques précautions avant de gagner cet appartement, et il avait fait assez de tours et de détours pour déjouer toutes les surveillances, lorsqu'il y arriva, sur les sept heures du soir.

—A tout le moins, ne sortez pas, lui recommanda le docteur; je viendrai tous les jours vous apporter des nouvelles... Et excusez-moi; mes moments sont comptés.

Le docteur, en effet, avait à aller attendre, rue de Suresnes, Mme Flora Misri.

Il l'attendit longtemps...

L'heure du rendez-vous était bien passée, lorsqu'enfin elle arriva toute palpitante.

—Ah! j'ai bien failli ne pas venir! dit-elle tout d'abord à M. Legris... Il s'est passé bien des choses depuis hier...

—Quoi donc?...

—Combelaine m'est revenu!... Il me savait chez Lucy, il m'a envoyé un de ses amis avec une lettre... Savez-vous ce qu'il me propose?...

—Dites.

—Eh bien! il m'écrit qu'il est un fou, qu'il n'a jamais aimé, qu'il ne peut aimer que moi, qu'il est au désespoir et prêt, si je le veux, à rompre ce mariage... Bref, il me propose de quitter la France et d'aller nous marier en Amérique...

Le docteur frémit.

—Accepteriez-vous donc!... s'écria-t-il.

Mme Flora eut un geste découragé.

—J'ai hésité, répondit-elle, parce que cet homme-là, voyez-vous, c'est mon passé, c'est toute ma vie, je lui appartiens... Et s'il fût venu lui-même, s'il m'eût commandé de le suivre, je me connais... je l'aurais suivi comme un chien que son maître siffle... Mais il n'est pas venu, et j'avais Lucy près de moi... Lucy m'a remontré que partir avec Victor, c'était me livrer à lui, et que, certainement, un jour ou l'autre, pour avoir mon argent, il m'empoisonnerait...

—Et alors?...

—Alors, je viens vous demander de me protéger, de me cacher...

Une heure plus tard, Mme Misri était à l'abri des recherches dans la petite maison de la veuve du garde du génie, et le docteur Legris remontait chez lui, réfléchissant aux péripéties étranges de cette lutte...

Très certainement Flora Misri millionnaire était la carte suprême que s'était réservée Combelaine, et s'il y avait recours, c'est qu'il reconnaissait que la partie était irrésistiblement perdue...

Voilà ce que, le lendemain, rue de Grenelle, le docteur Legris disait à Raymond.

Il pensait le tranquilliser. Point.

—Tout cela, objecta-t-il, empêche-t-il le mariage? Bien au contraire. Combelaine furieux ira jusqu'au bout. Depuis ce matin, je suis en observation derrière ma persienne, et j'ai constaté à l'hôtel de Maillefert un mouvement inaccoutumé. A chaque moment des gens y entrent, portant d'énormes paquets. C'est la noce qui se prépare.

Et, comme le docteur se récriait:

—Oh! j'attendrai jusqu'à la dernière minute, ajouta Raymond, je vous l'ai promis... Mais une fois là, je reprends ma liberté... Et je vous jure que jamais Simone ne portera le nom de l'assassin du général Delorge...

Et en disant cela il montrait sur la cheminée une paire de revolvers...

On était alors au samedi, et la journée s'écoula sans amener de nouveaux incidents.

Le lendemain, sur les huit heures, Raymond put voir Mlle Simone sortir à pied, en compagnie de miss Lydia Dodge, se rendant sans doute à la messe. Vers quatre heures, M. de Combelaine se présenta à l'hôtel et fut reçu...

Mais le lundi, dans l'après-midi, le docteur arriva tout essoufflé.

Il apportait une grosse nouvelle, une nouvelle qui, depuis le matin, circulait sur les boulevards et qui s'était confirmée à l'heure de la Bourse. Le directeur de la Caisse rurale, le baron Verdale, avait levé le pied, emportant à ses actionnaires une somme énorme.

Selon les uns, il avait réussi à gagner l'Angleterre; selon les autres, il avait été arrêté à la frontière belge, porteur d'un sac de voyage bourré de valeurs...

—Oui, c'est une grave nouvelle, approuva Raymond, mais qui n'empêchera pas le mariage de M. de Combelaine... C'est demain mardi, et rien n'annonce cet événement décisif sur lequel vous comptiez...

Le docteur garda le silence... Il commençait à se sentir décontenancé... Que faisait donc Cornevin?... Des doutes lui venaient, et il n'osait dire:

—Agissez.

La nuit fut pour Raymond une longue agonie, et le jour était à peine levé, qu'il s'établissait derrière sa persienne, guettant les mouvements de l'hôtel de Maillefert...

Déjà tous les domestiques étaient debout... On retirait les voitures des remises, les palefreniers préparaient les harnais... Le suisse avait la tenue des grands jours.

A neuf heures, des équipages commencèrent à se succéder, d'où descendaient en grande toilette la princesse d'Eljonsen, le docteur Buiron, le duc et la duchesse de Maumussy, puis enfin, sévèrement vêtu de noir, ganté et cravaté de blanc... le comte de Combelaine.

Plus de doute!... le mariage allait avoir lieu.

—Allons, murmura Raymond, que ma destinée s'accomplisse!...

Et, glissant dans ses poches ses deux revolvers, il se dirigea en toute hâte vers la mairie du Palais-Bourbon, située tout près, rue de Grenelle...

Là aussi, tout était en mouvement... Les garçons couraient le long des escaliers et des corridors, portant des tapis, des fauteuils, des tentures...

Raymond arrêta l'un d'eux.

—Pourquoi ces préparatifs? lui demanda-t-il.

—Pour une noce... une noce dans le grand genre. C'est un comte qui épouse la fille d'une duchesse...

Et cet honnête garçon disait quel escalier prendrait la noce, quelles pièces elle traverserait, et dans quel salon le mariage serait célébré...

—Je vous remercie, mon ami, dit Raymond.

Et, calme comme un homme qui n'a plus de sacrifice à faire, il se mit à choisir la place la plus favorable à son dessein.

Il ne réfléchissait plus, toutes ses idées étaient comme figées dans son cerveau, et même il souffrait moins, car toutes ses angoisses avaient cessé et il se disait que dans quelques instants tout serait fini.

—Il s'agit de ne pas le manquer, pensait-il, et de ne tirer qu'à bout portant...

Et il tendait le bras, constatant avec une sorte d'orgueil farouche que son bras ne tremblait pas...

Cependant un frisson terrible le secoua de la nuque aux talons, lorsqu'il entendit dans la cour un roulement de voitures. Il courut à la fenêtre...

—C'est bien eux!... dit-il.

Mais lorsqu'il revint prendre son poste, il se trouva en face d'un homme aux épaules carrées, au visage rayonnant d'intelligence et d'énergie, vêtu comme l'étaient en 1851 les palefreniers du palais de la Présidence.

Cet homme lui prit le bras et, le serrant à lui arracher un cri:

—Malheureux! dit-il, que voulez-vous faire?...

Une stupeur immense serrait la gorge de Raymond jusqu'à l'empêcher d'articuler une syllabe.

Cet inconnu, il le reconnaissait...

Il retrouvait dans ses yeux le regard de l'Anglais qui l'avait protégé le jour de l'enterrement de Victor Noir, et dans sa voix l'accent du manœuvre qui lui avait sauvé la vie le soir de l'arrestation de Rochefort.

—Vous!... balbutia-t-il enfin.

—Oui, moi!... répondit l'homme.

Et tout de suite, d'un ton bref:

—Pourquoi ces armes que je devine sous vos vêtements?

Raymond n'essaya pas de nier.

—Je ne voyais plus, prononça-t-il, aucun moyen au monde d'empêcher l'assassin de mon père d'épouser la femme que j'aime...

D'un geste impérieux l'homme l'interrompit:

—Ne saviez-vous donc pas que je veillais? fit-il...

—Pardonnez-moi, seulement...

—Pensiez-vous que je souffrirais ce crime ajouté à tant d'autres crimes?...

Raymond, tristement, secouait la tête.

—Vous poursuiviez une œuvre formidable, monsieur, dit-il... Vous ignoriez que mon amour, c'est mon existence même... J'avais tenté de vous rejoindre...

Une fois encore l'homme l'arrêta.

—Les événements, reprit-il, dominaient ma volonté. Découvert, j'étais écrasé, et pour vous surtout je voulais vaincre...

Au bas du grand escalier de la mairie retentissait comme un brouhaha de foule.

—Entendez-vous!... murmura Raymond.

—Oui, mais nous avons une minute encore. Écoutez-moi donc. Un jour, il y a de cela dix-huit ans, je fus enlevé, déporté, et comme supprimé du monde. Je laissais à Paris une femme que j'adorais et cinq enfants sans fortune, sans amis, sans pain... Tous devaient périr, les enfants à l'hôpital, la femme Dieu sait où. Grâce à votre mère, tous ont été sauvés, monsieur Delorge... Et, si je suis ici, c'est qu'à la noble femme qui m'a rendu mes enfants je veux rendre son fils...

Le bruit croissait dans l'escalier.

—Monsieur, fit Raymond, monsieur...

—Silence! prononça l'homme. Et quoi que vous puissiez voir ou entendre, si loin que vous semblent aller les choses, pas un mot, pas un geste. Je suis là!...

Et il attira Raymond dans l'embrasure sombre d'une porte, où ils devaient rester inaperçus...

Il était temps.

La noce, ainsi que s'exprimeraient les garçons de la mairie, atteignait le palier.

La première, s'avançait Mlle Simone de Maillefert, plus blanche que ses vêtements blancs, plus blanche que la couronne virginale qui ceignait son front... Elle s'appuyait au bras du duc de Maumussy, tout chamarré de décorations et plus que jamais justifiant, par son attitude, son surnom de «dernier des gentilshommes...»

A voir ainsi Mlle Simone, Raymond sentait tout son sang affluer à son cerveau, et il chancelait à ce point d'en être réduit à s'appuyer au mur...

Et cependant, circonstance étrange, dans les yeux et sur les lèvres de cette tant aimée de son âme, il lui semblait surprendre comme un rayon, comme un sourire d'espoir...

Mais elle passait, et après elle venaient Combelaine, effrayant de calme, et la princesse d'Eljonsen et la duchesse de Maillefert, puis Mme de Maumussy et le docteur Buiron, puis deux ou trois autres personnes seulement; car il était impossible de donner quelque solennité à ce mariage, alors que l'héritier du nom, le dernier des ducs de Maillefert, était en prison, accusé de détournements et de faux...

[Illustration:—Je n'ai rien oublié de ce que m'a commandé monsieur le baron.]

—Venez, maintenant, dit l'homme en entraînant Raymond dans la salle des mariages, où ils se dissimulèrent derrière un groupe de garçons...

Le maire venait d'arriver.

C'était un grand vieillard, très sec et encore plus chauve, grave comme la loi dont il était le représentant...

Il se tenait debout, ceint de son écharpe, derrière une table couverte d'un tapis vert, la main sur un gros volume, le Code, jauni et déchiqueté par l'usage...

—Monsieur, murmurait Raymond, monsieur, qu'attendez-vous donc?...

—Chut! fit l'homme...

Le maire, d'une voix paternelle, venait d'entamer un petit discours où il retraçait les joies paisibles d'une union bien assortie et les devoirs réciproques des époux...

Il promenait sur l'assistance des regards satisfaits, semblant quêter des approbations aux passages à effet.

Pourtant, il s'embrouilla vers la fin et, ne retrouvant pas le fil, bien vite il passa aux formules ordinaires.

Déjà il posait la question fatidique: «Consentez-vous?...»

Lorsque tout à coup:

—Ce mariage est impossible!... s'écria le compagnon de Raymond.

Violemment, M. de Combelaine se retourna, et apercevant cet homme vêtu de l'uniforme des anciens palefreniers de l'Élysée:

—Laurent Cornevin!... s'écria-t-il.

Mais c'était un redoutable adversaire que le comte de Combelaine... Il trouva en lui assez d'énergie pour dominer son trouble, et reprenant son impudence superbe:

—De quel droit, fit-il, cet homme interrompt-il cette solennité?...

—Du droit, répondit Cornevin, qu'a tout honnête homme d'empêcher un misérable, qui est marié, de contracter un second mariage.

L'embarras du maire se lisait sur son maigre visage.

—M. le comte de Combelaine a été marié, c'est vrai, dit-il, mais nous avons en bonne et due forme l'acte de décès de sa première femme, Marie-Sidonie...

Cornevin s'était avancé, écrasant de toute la hauteur de son honnêteté les gens qui l'entouraient.

—Il se peut que vous ayez un acte de décès, monsieur le maire, prononça-t-il d'une voix forte; il n'en est pas moins vrai que le cercueil de Marie-Sidonie, au cimetière Montmartre, est vide... Il est des témoins. En attendant une enquête, j'en appelle à Mme la duchesse de Maillefert et à Raymond Delorge, ici présents...

N'importe, Combelaine protestait encore.

—Ma femme, dit-il, est morte en Italie.

—Assez!... interrompit Cornevin d'un accent d'autorité irrésistible, assez, et puisque vous le voulez, monsieur de Combelaine, je vais dire l'histoire de votre mariage... Vous trouvant à une de ces heures de détresse honteuse si fréquentes dans votre vie, vous avez épousé, pour vous emparer de cent mille francs qu'elle possédait, une malheureuse orpheline... Songiez-vous déjà à vous en défaire? Le fait est que vos plus intimes amis ont toujours ignoré ce mariage, et que personne n'a jamais connu la comtesse de Combelaine... Au bout de six mois, les cent mille francs étaient dévorés et vous étiez liés pour la vie... Mais vous êtes un homme d'expédients et le Code a de prodigieuses lacunes et d'étranges indulgences... En moins d'un an, vous parveniez à corrompre votre femme et à la jeter aux bras d'un amant... Puis, un soir, vous apparaissiez, armé de cet article terrible qui donne au mari outragé le droit de vie et de mort... Vous parliez haut, la loi était pour vous... Pour racheter sa vie, Marie-Sidonie consentit à passer pour morte et à quitter la France, et quelques mois plus tard vous receviez d'Italie un cercueil, qui ne contenait que du sable et un acte de décès, qui est un faux...

Tout s'écroulait autour de Combelaine...

Et cependant, au milieu des décombres de ses espérances, il se débattait toujours.

—Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il.

Cornevin riait d'un rire terrible.

—Est-ce des preuves que vous demandez? fit-il. Soyez tranquille, j'en ai, car je connais toute votre vie, depuis le jour ou Mme d'Eljonsen vous a lancé dans le monde. Je sais comment un vol au jeu vous a fait chasser de l'armée; j'étais là quand vous avez assassiné le général Delorge; je prouverai que c'est vous qui êtes coupable du détournement et des faux qu'on attribue à M. Philippe de Maillefert... S'il faut enfin le témoignage de Marie-Sidonie, soyez tranquille, je sais où la trouver...

La bête fauve qui, se voyant forcée, cherche une issue pour fuir, n'a pas de regards plus atroces que ceux du comte de Combelaine pendant que parlait Laurent Cornevin.

Tout à coup:

—Monsieur, dit-il au maire, confondu de stupeur, il faut que je vous parle, seul, à l'instant...

—Suivez-moi donc dans mon cabinet, répondit le magistrat municipal...

Tous deux disparurent par une petite porte; mais presque aussitôt le maire reparut seul et, d'un air inconcevablement troublé:

—Parti!... bégaya-t-il. Mon cabinet a une seconde porte qui donne sur le vestibule, de sorte que...

—Le misérable a filé, n'est-ce pas? acheva Cornevin. Qu'importe! M. Barban d'Avranchel a décerné contre lui un mandat d'amener; on le retrouvera...

Il riait... Il voyait, un à un, gagner doucement la porte et s'esquiver les invités de ce mariage, le duc de Maumussy et le docteur Buiron, qui devaient être les témoins de Combelaine; puis la princesse d'Eljonsen, Mme de Maumussy et les autres... Si bien que, dans cette vaste salle de la mairie, il ne restait plus avec Laurent Cornevin que la duchesse de Maillefert, Mlle Simone et Raymond...

Pour la première fois de sa vie, peut-être, Mme de Maillefert était sincèrement émue.

Saisissant les mains de Cornevin:

—Que ne vous dois-je pas, monsieur! commença-t-elle. Béni soit Dieu, qui m'a inspiré de me confier à vous!... Tout ce que vous m'aviez promis, vous l'avez tenu... Il n'y a plus maintenant que mon malheureux fils....

—M. Philippe, madame, vous sera rendu aujourd'hui même... La justice a reconnu qu'en toute cette affaire il n'a été que très... imprudent. Le déficit de la Caisse rurale est comblé...

—Et comblé par vous, n'est-ce pas, monsieur! C'est l'honneur que vous nous rendez, la vie, la fortune! Comment nous acquitter jamais?...

Du coin de l'œil, Cornevin observait Raymond et Mlle Simone, qui, réfugiés dans l'embrasure d'une fenêtre, pleuraient,—mais des larmes de joie, cette fois.

Les montrant à la duchesse de Maillefert:

—Vous savez ce que vous m'avez promis, madame, dit-il...

—Avant un mois, monsieur, ma fille sera Mme Delorge, répondit la duchesse.

Cornevin triomphait, mais il était de ces forts que n'étourdit pas le succès. S'approchant de Raymond:

—Tout n'est pas fini, mon cher ami, lui dit-il; tant que Combelaine ne sera pas sous clef, je tremblerai... Il faut que je vous quitte... Vous êtes poursuivi pour votre affiliation à la Société des Amis de la justice; mais voici un sauf-conduit du juge chargé de l'instruction... Rentrez donc chez vous, où votre mère doit se mourir d'inquiétude; avant deux heures, je vous y aurai rejoint...

Ayant pressé contre ses lèvres la main de Mlle Simone et salué la duchesse de Maillefert, Raymond se précipita dehors.

Aussi bien se sentait-il devenir fou. Tant de bonheur succédant à de si effroyables angoisses! Il se demandait s'il ne rêvait pas...

C'est donc en fondant en larmes que, en arrivant rue Blanche, il se jeta dans les bras de sa mère et de sa sœur.

—Tout est donc sauvé? lui dit à l'oreille Mlle Pauline.

Il la regarda et, la voyant rougir:

—Tu savais donc?... fit-il.

—Beaucoup de choses... Jean m'écrivait pour moi seule, de sorte que... Oh! mais je viens de tout avouer à maman.

—Il y aura donc deux mariages, dit Raymond...

Mais sa joie ne lui faisait pas oublier le docteur Legris. Il se hâta de lui écrire, le priant de venir bien vite, et il expédia Krauss à Montmartre...

Après quoi il se réfugia dans son cabinet de travail, sentant le besoin d'être seul pour se remettre un peu, pour ressaisir ses idées, pour s'accoutumer à la certitude de son bonheur...

Et il y était depuis une demi-heure environ, lorsqu'il entendit dans le corridor une voix d'homme très forte, très impérieuse, qui parlementait avec la vieille bonne et qui répétait son nom avec une insistance singulière...

Il se levait pour aller voir, lorsque la porte de son cabinet s'ouvrit brusquement...

M. de Combelaine entra...

Il portait encore ses habits de noce, mais en quel désordre!... Sa cravate était arrachée, et ses gants blancs pendaient en lambeaux à ses mains...

Il referma sur lui la porte à double tour et, se campant devant Raymond, les bras croisés, livide, les yeux injectés de sang:

—C'est moi, fit-il, d'une voix étranglée, moi!... Vous l'emportez. Non content de me perdre, vous m'avez enlevé mes dernières ressources. Flora Misri a disparu; Verdale est en prison. Pendant que j'étais à la mairie, la justice a pénétré chez moi et y a saisi tout ce que je possédais d'argent et de valeurs. Ainsi, la fuite même m'est interdite. C'est trop. Il est des gens qu'il est dangereux de ne pas laisser fuir...

—Que voulez-vous? demanda Raymond, dont l'œil ne quittait pas un revolver placé sur le bureau, à sa portée.

M. de Combelaine se rapprocha.

—Dix fois, répondit-il, vous m'avez fait offrir un combat... Je viens vous dire que je suis à vos ordres...

C'était à ne pas croire à l'impudence de ce misérable, qui, démasqué enfin, poursuivi, venait proposer un duel, le suprême expédient des gens d'honneur.

—Vous oubliez, prononça froidement Raymond, que je n'ai qu'à appeler pour que montent les agents chargés de vous arrêter.

Une convulsion de rage contracta le visage de Combelaine.

—Nous sommes seuls, dit-il, et avant qu'on ne vienne!...

Puis, avec une violence effroyable:

—Il y a des armes, ici!... Avez-vous peur?... Que vous dire pour vous fouetter le sang!... Faut-il vous rappeler le jardin de l'Élysée?... Faut-il vous rappeler qu'il n'y a pas une heure, la femme que vous aimez s'appuyait à mon bras, qu'elle allait être à moi et que je l'adore!...

Avec un homme de sang-froid il eût perdu son temps...

Mais Raymond frémissait de toutes les colères qu'il avait dévorées depuis tant d'années; il tressaillait d'une volupté farouche à l'idée de sentir les chairs du misérable tressaillir sous son fer...

Saisissant donc une épée de combat à une panoplie, il la jeta aux pieds de Combelaine...

Et, s'emparant de l'épée placée en travers du portrait du général Delorge, il la tira de son fourreau, scellé de cire rouge, et tomba en garde en criant:

—Soit!... Un combat, et que Dieu décide!... Défends-toi.

Déjà M. de Combelaine attaquait avec une fureur aveugle, précipitant ses coups, et c'était effroyable, cette lutte mortelle en un si étroit espace. La maison entière retentissait des froissements de l'acier, du choc des meubles renversés, du fracas des mille objets qui, en tombant, se brisaient, et aussi des rauques clameurs de Combelaine, qui avait gardé, du temps où il était prévôt on ne sait où, l'habitude de crier sous les armes...

Pour la seconde fois, Raymond venait d'être touché au cou, et sa blessure, bien qu'insignifiante, saignait abondamment, lorsque la porte du cabinet vola en éclats sous le choc d'une épaule d'hercule.

Dans le corridor se pressaient effarés Laurent Krauss, Cornevin, le docteur Legris, M. de Boursonne, Mme Delorge et le bonhomme Ducoudray...

—Que personne n'entre! cria Raymond d'une voix terrible, cet homme est à moi! Cornevin, que personne n'entre!

Ces vingt mots faillirent lui coûter la vie... Combelaine lui portait, à fond, un coup droit terrible.

Il le para cependant et, sautant de côté, il se trouva placé sous le portrait de son père... juste dessous...

Et lorsque Combelaine, résolu à se faire tuer pourvu qu'il tuât, se jetait en avant, c'est le visage du général Delorge qu'il aperçut, c'est les yeux de l'homme qu'il avait assassiné que ses yeux rencontrèrent...

—Lui!... fit-il, terrifié comme à la vue d'un spectre, lui, le général!...

Il n'acheva pas.

L'épée de Raymond venait de lui entrer dans la poitrine et ressortait de trois pouces un peu au-dessous de l'épaule.

Le misérable, lâchant son épée, battit l'air de ses mains, une écume sanglante frangea ses lèvres, un dernier blasphème s'éteignit dans sa gorge...

Il tomba, la face contre terre...

Il était mort!...

VII

Enfin apparaissait, véritablement admirable, l'œuvre de Laurent Cornevin.

Que d'énergie et de patience ne lui avait-il pas fallu pour reconstituer pièce à pièce la vie entière de Combelaine et de ses complices, pour ruiner silencieusement et sûrement l'édifice compliqué de leurs intrigues!

Et nul ne l'avait aidé, en cette tâche périlleuse, que sa courageuse femme.

Car, à ce dernier voyage, il n'avait pu résister à l'ardent désir de la revoir, et c'est chez elle, rue de la Chaussée-d'Antin, qu'il s'était tenu caché pendant les derniers mois de la lutte...

Mais il était vengé... Et c'est de sa bouche que Mme Delorge et Raymond apprirent enfin ce qui s'était passé dans le jardin de l'Élysée.

Voici ce qu'il raconta:

—J'étais de service, dans la nuit du dimanche au lundi, lorsque tout à coup, sur les onze heures, j'entends appeler:

«—Garde d'écurie!...

«J'accours, et je me trouve en présence de M. de Maumussy.

«—Prends, me commande-t-il, une lanterne, et suis-moi!

«J'obéis, et nous arrivons à la grande allée, derrière la charmille.

«Là, deux hommes, le général Delorge et M. de Combelaine, discutaient: le général très calme, Combelaine furibond.

«Combelaine avait tiré son épée; il disait:

«—Vous allez, sur l'honneur de vos épaulettes, me jurer de ne pas dire un mot du secret que vous m'avez arraché.

«—C'est bien malgré moi que je suis devenu votre confident, répondait le général; ainsi je dirai ce que bon me semblera, ce que l'honneur me commande de dire.

«M. de Maumussy intervint.

«—Nous ne pouvons, général, vous laisser partir ainsi.

«—Que prétendez-vous donc?

«—J'ai mon épée, s'écria Combelaine; vous avez la vôtre...

«—Je ne me battrai pas avec vous, prononça froidement le général; laissez-moi donc passer...

«Mais Combelaine s'était jeté en travers de l'allée et, fou de rage:

«—Tu ne passeras pas, répétait-il, tu vas te battre...

«—Et moi, reprit le général, je vous répète que je ne me battrai pas avec un homme qui a été chassé de l'armée pour avoir été surpris trichant au jeu...

«Combelaine avait bondi en arrière; il porta au général un terrible coup d'épée en criant:

«—Voilà qui t'empêchera de nous trahir!...

«Immédiatement le général s'affaissa, et Combelaine et Maumussy s'enfuirent.

«Moi, je m'agenouillai près du général.

«Déjà il râlait.

«—Je suis mort, me dit-il; adosse-moi à un arbre.

«Je fis ce qu'il me demandait, et alors:

«—J'ai dans ma poche, reprit-il, un calepin; donne-le moi...

«Je le lui donnai, et tout de suite, faisant un grand effort, il arracha un feuillet et, à la lueur de ma lanterne, il écrivit au crayon:

«—Je meurs, lâchement assassiné par Combelaine, assisté de Maumussy, parce que j'ai découvert que demain...

«Les forces lui manquant pour achever la phrase, il signa; puis:

«—Jure-moi, me dit-il, d'une voix à peine distincte, que tu remettras ce billet à ma femme.

«Je jurai, mais je doute qu'il entendit mon serment. Le hoquet venait de le prendre, il agonisait...

«Il avait rendu le dernier soupir, lorsque Combelaine et Maumussy reparurent l'instant d'après.

«Ils tinrent conseil un moment à voix basse, puis ils tirèrent du fourreau l'épée du général et la jetèrent à terre. Je les aidai ensuite à transporter le corps dans une ancienne sellerie qui, pour le moment, ne servait plus...

«Je pensais qu'on m'oubliait. Je me trompais.

«Le lendemain, je me rendis à Passy pour remplir les dernières volontés du général. Malheureusement, Mme Delorge ne put me recevoir. Comme je quittais sa maison, deux inconnus s'approchèrent de moi, qui me demandèrent ce que je voulais à la veuve du général. Je répondis que cela ne les regardait pas.

«—En ce cas, me dirent-ils, nous vous arrêtons.

«Le calepin du général, resté à terre, avait mis Combelaine sur la trace du billet que je possédais, et il le voulait, à tout prix... Mais je m'étais juré qu'il ne l'aurait pas...

Et en prononçant ces derniers mots, Cornevin remettait à Mme Delorge ces quelques lignes écrites par son mari expirant...

Certes, la mort de Combelaine était trop douce pour un tel misérable, mais elle avait cet immense avantage de rendre impossible un procès scandaleux d'où l'honneur des Maillefert ne fût pas sorti parfaitement intact.

Dès le lendemain, le déficit de la Caisse rurale étant comblé, M. Philippe de Maillefert était remis en liberté et partait pour l'Italie, bien corrigé, jurait-il, mais emmenant toutefois Mme Lucy Bergam.

Moins heureux, M. Verdale passait en cours d'assises. Il était acquitté, c'est vrai, mais il n'en restait pas moins déshonoré et ruiné...

Grollet, lui, convaincu par M. Barban d'Avranchel d'avoir été le complice de Combelaine, lors de l'attentat dont Raymond Delorge avait failli être la victime, Grollet, le faux témoin de 1851, en fut quitte pour dix ans de réclusion...

M. de Maumussy ne connut pas cette condamnation. Le lendemain de la mort de Combelaine, il s'était mis au lit, et après quinze jours d'une maladie mal définie, il expirait. Une fois encore le mot de poison fut prononcé. Les bruits qui circulèrent étaient-ils fondés? La duchesse de Maumussy seule eût pu le dire. Mais déjà elle s'occupait de tout autre chose, ayant signé un engagement avec le directeur d'un théâtre américain...

Déjà, à cette époque, la duchesse de Maillefert avait tenu sa parole, et la malheureuse Simone de Maillefert était devenue l'heureuse Mme Raymond Delorge.

Le même jour, avait été célébré le mariage de Mlle Pauline Delorge et de Jean Cornevin.

Même, en cette occasion, Mme Flora Misri avait eu un terrible crève-cœur. Elle avait voulu doter son neveu, elle avait espéré...

Le docteur Legris et M. Ducoudray avaient été obligés de lui expliquer que son argent était de celui que d'honnêtes gens ne sauraient toucher, et qu'elle ne devait plus avoir qu'un but: se faire oublier!...

—Mon Dieu! que vais-je donc faire de mes millions! s'était-elle écriée, regrettant peut-être Victor...

Hélas! les jours néfastes étaient proches.

L'Empire, avec une vitesse vertigineuse, roulait sur les pentes de l'abîme...

Aux complots et aux émeutes succédait le plébiscite, puis venait la guerre, déclarée d'un cœur léger, puis les défaites, puis Sedan.

C'en était fait. Toutes les prospérités mensongères de dix-huit années aboutissaient à des désastres sans exemple, à l'invasion.

Engagés le même jour dans un régiment de ligne, Raymond Delorge, Jean et Léon Cornevin, se trouvèrent enfermés à Belfort, et n'eurent pas à subir l'humiliation d'une capitulation...

M. Philippe, lui, sut retrouver dans ses veines le sang de ses ancêtres...

Nommé chef d'un bataillon de mobiles, il reçut l'ordre, un jour, d'enlever une barricade prussienne...

Ses hommes hésitaient..

—Cent louis, cria-t-il, que je me fais tuer!...

Ayant dit, il poussa son cheval en avant, et tomba criblé de balles. Mais la barricade fut prise...

Et si vous passez par les Rosiers, vous trouverez presque sûrement, à l'auberge du Soleil levant, M. Bizet de Chenehutte, lequel, après vous avoir conté cette histoire, vous proposera de vous faire visiter le château de Maillefert, magnifiquement restauré, car il en a les clefs. C'est la gloire de sa vie d'être l'ami de Raymond et de sa femme, et de la famille Cornevin, et de M. de Boursonne, et du docteur Legris...

 

 

FIN

      Sceaux.—Imprimerie Charaire et fils.      


Chargement de la publicité...