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La dégringolade

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VII

Préoccupés, chacun de son côté, d'un intérêt immense, assis d'ailleurs sur les coussins moelleux d'un bon coupé bien clos, ni Raymond ni Mme Misri ne s'apercevaient du vol des heures.

Il n'en était pas de même du cocher qui, sur son siège, exposé à la fraîcheur pénétrante du soir, trouvait le temps long et la promenade fastidieuse.

Après avoir deux fois successivement descendu et remonté au pas l'avenue de l'Impératrice, l'impatience le gagna.

Revenu à l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile, il arrêta court son cheval, et sans façon, ouvrant du dehors, comme tous les cochers savent le faire, la glace de devant de la voiture:

—Ah çà! est-ce que nous ne rentrons pas? demanda-t-il d'un ton à mériter un congé immédiat.

—Pas encore, répondit Mme Misri. Allez...

—Où?

—Où vous voudrez... le long des boulevards extérieurs.

Et elle releva brusquement la glace, tandis que le cocher passait sa mauvaise humeur sur le pauvre cheval.

—Jusqu'à cette lettre anonyme, reprit Mme Misri, j'y allais avec Combelaine bon jeu bon argent. Comme une imbécile que je suis, je me promettais, puisqu'il partageait son nom avec moi, de partager loyalement ma monnaie avec lui. Reconnaissant sa gredinerie, je me promis qu'il ne la porterait pas en paradis. Je me jurai que, si je parvenais à me faire épouser, trois mois après je l'aurais planté là pour reverdir, et sans un sou en poche.

«Comme bien vous l'imaginez, cette idée de vengeance ne me donnait qu'un désir plus enragé de réussir.

«Pour commencer, voulant savoir où en étaient les choses, j'essayai de tirer les vers du nez de Maumussy et du papa Verdale. Peine perdue. L'un me répondit par des plaisanteries, l'autre par des fadeurs. Je compris qu'ils étaient du complot et qu'insister, ce serait avertir Combelaine, qui ne se doutait de rien, car j'étais avec lui aimable comme jamais.

«Je me retournai alors vers Coutanceau, que vous devez bien connaître, l'ancien banquier, qui est à tu et à toi avec Combelaine, mais qui le déteste, au fond. Coutanceau me promit des renseignements exacts.

«Alors moi, en attendant, j'écrivis tout au long la vie de Combelaine, je fis recopier et arranger mon écrit par un journaliste de mes amis, et j'envoyai le poulet à la duchesse de Maillefert, après avoir ajouté au bas: «Pour plus amples renseignements, s'adresser à Mme Flora Misri, telle rue, tel numéro.»

—Mon Dieu! pensait Raymond, pourquoi n'ai-je pas su tout cela plus tôt!... Pourquoi n'ai-je pas rencontré cette femme le lendemain de mon arrivée à Paris!...

Mais elle ne lui laissait pas le loisir de la réflexion...

Il n'avait pas de trop de toute son attention pour la suivre, d'autant que le cocher, impatienté, avait mis son cheval au grand trot et que bien des paroles se perdaient dans le bruit des roues:

—Vous allez me dire, continuait-elle: Comment Léonard ne vous avait-il avertie de rien? Voilà ce qui me confondit tout d'abord. Après avoir trahi son maître pour moi, me trahissait-il pour son maître?

«Brave garçon! Aux premiers mots que je lui dis, il tomba de son haut.

«Pour la première fois de sa vie, Combelaine avait eu un secret pour son valet de chambre.

«—Eh bien! ma petite, me dit-il, ce mariage que mitonne le patron n'aura pas lieu. A nous deux, sachant ce que nous savons, nous ne serions que des imbéciles si nous ne l'empêchions pas. Travaillez de votre côté, je vais agir de mien...

«Alors, je lui dis ce que j'avais fait déjà, et quelle lettre j'avais écrite à la duchesse de Maillefert. Il m'approuva, disant que très probablement mon poulet suffirait pour tout rompre.

«Aussi, pendant les trois jours qui suivirent, je n'osai pas mettre le nez hors de chez moi. A chaque coup de sonnette je tressaillais et je me disais: «C'est la duchesse ou un de ses amis...»

«Ce n'étaient jamais que des ennuyeux, des désœuvrés, des emprunteurs.

«Mes révélations avaient-elles donc manqué leur but et laissé à la duchesse de Maillefert sa confiance en Combelaine? Ce n'est pas là ce que je redoutais. Ce que je craignais, c'était que ma lettre n'eût été interceptée.

«Il est fin, Victor. Faisant la cour à une jeune fille d'une grande famille, il était impossible qu'il n'eût pas établi comme un filet autour de l'hôtel de Maillefert, pour que rien n'y parvînt sans sa permission. J'aurais mis la main au feu qu'il avait acheté le concierge, les valets et les femmes de chambre...

«J'étais en train de chercher le moyen de passer à travers les mailles de ce filet, lorsque le gros père Coutanceau m'arriva.

«—Je suis crevé, me dit-il; voilà cinq jours que je cours comme un chat maigre, faisant de la police à votre intention...

«—Avez-vous découvert quelque chose au moins? demandai-je.

«—Eh!... eh!... j'ai appris de drôles de choses...

«—Parlez, lui dis-je.

«Vous avez, sans doute, monsieur Delorge, entendu dire beaucoup de mal de M. Coutanceau. On prétend que c'est un ci, que c'est un l'autre, un usurier sans pitié, un monteur de banques véreuses, un filou qui a pris les millions qu'il possède, sou à sou, dans la poche du pauvre monde... C'est fort possible. Ce qui est sûr, c'est qu'il est encore le meilleur de la bande, point rancunier, n'ayant jamais fait de mal inutilement, et toujours prêt à rendre un service, quand il le peut sans qu'il lui en coûte rien.

«—Tout d'abord, commença-t-il, vous aviez été bien renseignée; votre infidèle se marie...

«—C'est décidé?

«—Autant que si le maire y avait passé.

«—Pardon!... Il manque encore quelque chose: mon consentement, à moi Flora Misri. Si j'allais ne pas l'accorder...

«—On s'en passerait, ma chère amie.

«—Croyez-vous? Croyez-vous que si je fais savoir à Mme de Maillefert ce qu'est exactement le comte de Combelaine, elle l'acceptera pour gendre?...

«—Parfaitement.

«—Parce qu'elle n'ajoutera pas foi à mes dénonciations, pensez-vous? Mais j'ai des preuves à l'appui de mes dires, mon cher Coutanceau, des preuves irrécusables, matérielles, que j'amasse depuis plus de quinze ans et que je garde plus précieusement que mes titres de rentes. J'ai des papiers et des lettres à envoyer Combelaine au bagne ou à la place de la Roquette, à mon choix.

«Le père Coutanceau haussait les épaules.

«—Envoyez-l'y donc, me dit-il, car c'est le seul et unique moyen que je vous voie d'empêcher son mariage...

«—Oh!

«—C'est comme cela. Je n'ose pas dire que les Maillefert et votre Combelaine se valent, mais ils sont d'accord, ils s'entendent...

«—Vous êtes sûr de ce que vous dites, papa?

«—Sûr?... Vous comprenez, ma belle enfant, que je ne voudrais pas parier ma tête, mais je parierais bien cinq cents louis... Voulez-vous parier cinq cents louis?... C'est de M. Philippe de Maillefert lui-même que me vient ma certitude. Vous me direz que je le connais à peine; c'est vrai, je ne lui ai pas parlé quatre fois en ma vie. Mais je connais très bien une demoiselle des Délassements qui lui coûte les yeux de la tête, et à laquelle il ne cesse de promettre, depuis un mois, un huit-ressorts et des chevaux pour le lendemain du jour où sa sœur, Mlle de Maillefert, sera comtesse de Combelaine. Est-ce un fait, cela? Ce qui n'est pas moins positif, c'est qu'à tous ses créanciers il répond invariablement qu'il les payera quand sa sœur sera mariée. Que conclure de là? Que l'illustre famille de Maillefert, au lieu de se ruiner pour doter sa fille, attend une fortune de son gendre.

«Ce me semblait un conte de l'autre monde, que me débitait là le papa Coutanceau, tellement que, persuadée qu'il se moquait de moi:

«—Combelaine enrichir quelqu'un! m'écriai-je. Et c'est à moi que vous dites cela! Combelaine!... Mais il lui faudrait dix mille francs pour sauver sa tête, qu'à moins de me voler, il ne saurait où les prendre...

«Là-dessus, le père Coutanceau se leva en sifflant, ce qui est un de ses tics, et allant s'adosser à la cheminée:

«—Eh bien! ma fille, me dit-il, je suis certain, moi, que votre Combelaine a un compte ouvert chez Verdale. Pas plus tard qu'avant-hier, j'ai vu le caissier lui verser trente-cinq mille francs sur un simple reçu.

«Jamais aussi énergiquement qu'en ce moment, Raymond n'avait fait appel à toutes les facultés de son intelligence.

«Il s'agissait de profiter de cette chance inespérée de salut qui semblait s'offrir à lui. Il s'agissait, parmi tous les fils de cette intrigue embrouillée, de choisir le bon, celui qui pouvait conduire à la vérité.

«Aussi perdait-il toute conscience du temps et de l'heure, et de la singularité de sa situation...

«Dieu sait pourtant si les allures et les mouvements du coupé étaient étranges.

«Mme Misri non plus ne remarquait rien.

«—De tout autre que du père Coutanceau, poursuivait-elle, je me serais défiée. Mais lui!... Je savais qu'il exécrait Combelaine, Maumussy, Verdale, la princesse d'Eljonsen, enfin toute la séquelle. Dame! vous savez, au moment du coup d'État, Coutanceau ne s'est pas fait tirer l'oreille pour avancer de l'argent. Tout ce qu'il possédait il l'a prêté. A ce point qu'on l'avait surnommé «l'usurier du 2 Décembre.» Eh bien! ce surnom était injuste. En fait d'intérêts, il n'avait stipulé ni cinquante, ni vingt, ni même dix du cent. Il n'avait rien demandé qu'une grande situation, en cas de succès, une de ces situations qui donnent des honneurs. On la lui avait promise. On lui avait juré qu'il serait député, gouverneur de la Banque, ministre, que sais-je!... Le moment de tenir venu, Coutanceau fut déclaré ridiculement prétentieux. On trouva qu'il était bien vieux, que son éducation était insuffisante, qu'il manquait de prestige, on eut l'air de découvrir qu'il avait eu des malheurs à la correctionnelle... Je me rappelle de quel ton il criait aux autres: «Vous dites que je suis véreux, eh bien! et vous, donc!...» Si bien qu'il n'eut pas la place, ce dont il enrage encore tellement que je lui ai entendu dire vingt fois que, pour démolir l'Empire, il donnerait le triple de ce qu'il a prêté pour aider à le fonder.

[Illustration: Il ne remarquait pas un homme d'apparence suspecte.]

«Par là, monsieur Delorge, vous pouvez comprendre que j'étais bien sûre que du moment où il s'agissait de nuire à Combelaine, je pouvais compter absolument sur Coutanceau.

«Ayant donc réfléchi un moment:

«—Voyons, gros père, lui dis-je, assez de rébus comme ça, vous devez bien voir que je suis sur le gril.

«—Connu! ma petite, me répondit-il. Quand j'aurai mis le bout de votre joli doigt dans le pot au roses, vite vous irez le montrer à ce cher Victor, lequel viendra faire du tapage chez moi et me mettra aux trousses ce drôle de Verdale, qui ne m'a jamais pardonné la bêtise que j'ai faite de l'enrichir.

«—Moi, vous dénoncer à Combelaine? à un misérable, qui me vole et me bafoue, que je méprise, que je hais?...

«Il éclata de rire, le vieux malin, et me regardant:

«—En ce cas, fit-il, je regrette bien de ne rien savoir de positif.

«Furieuse, je crois que j'allais le battre, quand se reprenant:

«—Seulement, ajouta-t-il, à force de fureter, de regarder, d'écouter, de questionner l'un et l'autre, j'ai fini par apprendre une petite histoire. Attention.

«Il y avait une fois, il y a trois ou quatre mois, en Anjou, une jeune demoiselle bien naïve, bien honnête, bien sage, qui vivait toute seule, au fond d'un grand vieux château. Elle s'appelait Simone.

«Riche, cette demoiselle l'était autant que le défunt marquis de Carabas. Toute la contrée lui appartenait. Ses propriétés étaient évaluées huit ou dix millions, et elle les surveillait et les faisait valoir elle-même, ni plus ni moins qu'un bon vieux propriétaire.

«Ce n'était pas l'affaire de sa maman ni de monsieur son frère, lesquels, ayant depuis longtemps avalé leur saint-frusquin, grillaient de croquer celui de la pauvre demoiselle.

«Ils avaient bien essayé de tous les moyens pour la déposséder, mais elle avait tenu bon, et ils enrageaient, tirant le diable par la queue, quand une idée leur vint.

«C'était de marier Mlle Simone—de gré ou de force—à un homme qui s'engagerait à partager avec eux le gâteau, c'est-à-dire la dot.

«Pour ce, ils cherchaient un gaillard aimable et peu scrupuleux, lorsque Mme la duchesse de Maumussy leur offrit le comte de Combelaine...

«Ils étaient faits pour se comprendre.

«Sur un mot de la duchesse, votre Victor partit pour l'Anjou en compagnie de Maumussy et du baron Verdale.

«Il vit les Maillefert, on s'expliqua et en trois jours tout fut entendu, convenu, conclu. On échangea les paroles comme il convient entre gentilshommes. On prit aussi des sûretés et on se procura de l'argent, grâce à l'honorable M. Verdale, lequel, pour rentrer dans les fonds que lui doit Combelaine, s'est constitué le banquier de l'association. Restait à obtenir le consentement de la jeune fille. Ce n'était pas aisé. Elle avait un amoureux, et elle y tenait encore plus qu'à ses propriétés. Ce fut la duchesse de Maumussy qui imagina un expédient. J'ignore comment elle s'y prit, ce qu'elle dit ou fit; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'à la fin de l'année, Mlle Simone quitta son vieux château et vint s'installer rue de Grenelle, chez sa mère. Si bien qu'aujourd'hui tout est arrangé, elle a donné son consentement...

Cent questions, d'une importance décisive, se pressaient sur les lèvres de Raymond. Mme Misri ne souffrit pas qu'il en formulât une seule.

—Ah! attendez que j'aie fini, interrompit-elle d'une voix rauque, attendez!...

C'est qu'à remuer tous ces souvenirs irritants, ses nerfs s'exaspéraient. La colère chassait à flots le sang à sa gorge.

—Le père Coutanceau, reprit-elle, avait vidé son sac du premier coup. Une heure durant, je le tournai et retournai comme un gant, je ne lui arrachai pas un détail de plus.

«Je lui fis jurer de veiller au grain et d'accourir dès qu'il apprendrait quelque chose de neuf, et je le congédiai.

«J'avais hâte d'être seule, pour ne me plus contraindre, pour rager à l'aise, pour trépigner, crier et casser tout ce que j'avais sous la main.

«C'est que, voyez-vous, si j'ai mon amour-propre tout comme une autre, je me connais, moi, et je ne me monte pas le coup. Moi, Flora Misri, née Cochard, ancienne figurante des Délass, âgée de trente-cinq ans, sans compter les mois de nourrice, pouvais-je lutter avec une jeune fille de vingt ans, sage, jolie, et noble comme une reine!...

«Si elle eût été dans la misère, seulement!... Mais elle était riche, si riche, que moi, avec mes deux millions, je me faisais l'effet d'une pauvresse. Donc, c'était clair comme le soleil en plein midi, j'étais une fois de plus trahie, filoutée, lâchée...

«—Oui, pensai-je, à moins d'un de ces coups qui relèvent une partie...

«Je reconnaissais que tout espoir était perdu, et perdu sans retour, du côté des Maillefert, et que je n'avais plus à compter que sur moi seule. Je sentais aussi que le temps pressait, et que, si je m'amusais aux bagatelles de la porte, je trouverais la pièce jouée, un beau matin.

«Montée comme je l'étais, je me décidai sur-le-champ à jouer mon va-tout et à attaquer directement Combelaine...

«Le soir même, il arriva chez moi, sur les dix heures, fumant son cigare, comme d'ordinaire, souriant et insolent comme toujours. J'avais préparé dans ma tête ce que je lui dirais, mais sa vue me fit oublier mes belles phrases; la colère m'emporta, et sans le laisser seulement me souhaiter le bonsoir, lui sautant à la gorge:

«—Lâche, m'écriai-je, misérable brigand! Ose donc me dire encore que tu ne te maries pas!...

«Si vous croyez qu'il fut décontenancé, qu'il essaya de nier, c'est que vous ne le connaissez guère. Il se dégagea, et froidement:

«—Justement, me dit-il, je venais t'annoncer mon mariage...

«Il me poussait à bout, j'éclatai.

«—Eh bien! m'écriai-je, ce mariage n'aura pas lieu!

«—Parce que?...

«—Parce que moi, Flora, je ne le veux pas!...

«La voix de Mme Misri atteignit un tel diapason, que le cocher certainement l'entendait, et que par moments Raymond le voyait se pencher vers les glaces de devant, partagé qu'il était entre l'attention à donner à son cheval et la curiosité de savoir ce qui se passait dans le coupé.

«—Depuis vingt ans, poursuivit-elle, que notre existence est commune, nous n'en étions pas, Victor et moi, à notre première dispute. Et vous ne savez pas, monsieur Delorge, ce que peut être une dispute entre un homme tel que lui et une femme comme moi.

«Mais jamais la situation n'avait été tendue comme ce soir-là.

«—Ah! tu ne veux pas que j'épouse Mlle Simone, fit-il.

«—Non.

«—Et pourquoi, s'il te plaît?

«—Parce que, répondis-je, tu es à moi. Parce que j'ai payé de ma jeunesse le droit d'être ta femme. Parce que j'ai ta parole et que je t'ai donné des arrhes; que notre mariage est annoncé partout; que je suis lasse d'être dupe et que je ne veux pas être ridicule; enfin, parce que je ne supporterais pas de te voir à une autre...

«Monsieur ricanait.

«—Serais-tu donc jalouse? fit-il.

«—Pourquoi pas!...

«Là-dessus, son visage changea brusquement, et de dur et menaçant qu'il était, il devint doux et bon comme à nos meilleurs moments.

«—Eh bien! là, vrai, tu as tort d'être jalouse. Voyons, franchement, puis-je te préférer, à toi, qui es le sourire de ma vie, à toi si gaie, si facile, si dévouée, cette vierge larmoyante qui a nom Simone de Maillefert!... Est-ce qu'elle me comprendrait? est-ce que nous parlons seulement la même langue! Le mariage est un sacrifice à mes projets d'avenir, à mon ambition, à notre bonheur... Nous vieillissons, ma pauvre Flora, il nous faut une fin digne de nous. Je rencontre des millions qui ne demandent qu'à entrer dans ma poche: faut-il que je les repousse! Tu ne le voudrais pas. Tu es trop forte pour avoir des scrupules de sentiment. Ah! si on pouvait avoir l'argent sans la femme! Mais ce n'est pas l'usage. Pour palper la dot, il faut épouser. Avalons donc cette pilule amère. Flora Misri, jalouse! c'est de la folie. Tu ne la connais pas cette pauvre Simone de Maillefert. Combien crois-tu qu'elle ait encore à vivre? Avant la fin de l'année je serai libre, et j'aurai gagné, à aliéner six mois ma liberté, une fortune énorme, de grandes alliances, un regain de considération que mes fredaines rendent nécessaire, et le titre de duc. Alors je reviendrai, et ce ne sera plus le titre de comtesse, mais celui de duchesse que je mettrai dans ta corbeille. Alors, en unissant nos deux fortunes, nous aurons une des maisons les plus considérables de Paris et tout le monde à nos pieds... Oui, tu as raison, je suis à toi, mais quand il y va d'un si grand intérêt, tu peux bien me prêter pour quelques semaines à une pauvre fille qui se passe une fantaisie de malade...

«Voilà, monsieur Delorge, ce que me dit Victor, non comme je vous le rapporte, mais longuement, doucement, avec toutes sortes de caresses dans la voix et de tendresse dans les yeux.

«—A tout cela, dis-je, quatre mots de réponse suffisent: Je-ne-veux-pas!...

«Il parut surpris.

«—Voyons, voyons, fit-il d'un ton dédaigneux, je ne suis pourtant pas, que je sache, votre propriété, la belle!...

«—Si! m'écriai-je.

«Et hors de moi, je me mis à lui reprocher, avec des torrents d'injures et d'insultes, sa vie tout entière, tout ce que je savais de ses hontes, toutes les infamies dont j'avais été la complice volontaire ou forcée...

«Et quand j'eus fini:

«—Alors, ricana-t-il, c'est ta note que tu me présentes?

«—Oui, et je prétends être payée.

«Il haussa les épaules, et sentant grandir son irritation:

«—Tiens, me dit-il, brisons... Ce n'est pas un caprice absurde qui me fera revenir sur ma détermination.

«Mais moi j'avais décidé que j'irais jusqu'au bout.

«—Prends garde, Victor, dis-je.

«Il tressaillit.

«—Que veux-tu dire? fit-il.

«—Rien, sinon que je ne me laisserai pas bafouer sans essayer une revanche. Tu oublies quelque chose...

«—Quoi?

«Je me rapprochai de la cheminée pour être à portée de mon cordon de sonnette, et le regardant bien dans le blanc des yeux, je dis:

«—Et les papiers!...

«Son visage positivement se décomposa, et c'est cependant d'un ton calme qu'il répondit:

«—Quels papiers?...

«J'allais jouer ma dernière carte.

«—Tu le sais aussi bien que moi, répondis-je. Un homme comme toi qui, depuis vingt ans, se mêle à toutes les intrigues et se salit à tous les tripotages, est bien forcé de garder par devers lui des tas de paperasses qui le compromettent terriblement, c'est vrai, mais qui à un moment donné, aussi, peuvent être des armes. Toi qui es prudent, et qui connais tes amis de la rue de Jérusalem, tu n'as jamais rien conservé chez toi. On pouvait, en ton absence, fouiller ta maison, comme on a fouillé celle du père Coutanceau, quand on lui a si subtilement enlevé les pièces dont il menaçait de se servir. C'est à moi que tu confiais tout ce que tu jugeais dangereux. Tu me disais: «Tiens, serre, ce n'est rien, mais j'y tiens.» Moi je serrais fidèlement; seulement, comme j'aime à connaître la valeur de ce que je garde, j'examinais. Je ne suis qu'une bête, mais je sais lire. J'ai lu... cela te suffit-il?

«Il se contenait encore, mais à peine, oh! à grand'peine.

«—Et si je te demandais de me rendre ces papiers? interrogea-t-il.

«—Je te répondrais, dis-je, que je ne les rendrai qu'à mon mari.

«—De sorte que si j'épouse Mlle Simone...

«—Je les utiliserai...

«—Toi!

«Cette fois, bien ostensiblement, je pris le cordon de la sonnette.

«—Oui, moi, répondis-je. Et si tu veux savoir ce que j'en ferai, je vais te le dire. Je commencerai par les trier et les classer. J'adresserai les uns au procureur impérial; les autres à n'importe quel député de l'opposition; d'autres encore à l'empereur lui-même. Il y en a que je donnerai à ma sœur, Mme Cornevin, qui les remettra à Mme Delorge, la veuve du général. Quant à ceux que tu m'as confiés dernièrement, et qui viennent de Berlin, j'aviserai.

«Ah! je croyais bien qu'il allait se jeter sur moi, et essayer de m'étrangler...

«Eh bien! non...

«Posément, il reprit son chapeau, et ouvrant la porte:

«—Vous devez comprendre, prononça-t-il, que de ma vie je ne vous reverrai. Ce que j'ai dit sera... Vous croyez pouvoir me perdre? Essayez... Et il sortit.

Arrivée à ce paroxysme où la colère ne trouve plus d'expression, Mme Flora Misri riait d'un rire nerveux et strident qui, en ce moment, semblait sinistre, et eût presque fait douter de sa raison.

Se penchant vers Raymond, jusqu'à lui effleurer le visage de son haleine:

—Eh bien! interrogea-t-elle, qu'est-ce que vous dites de cela?...

Raymond ne répondit pas. Il était ébloui des perspectives que lui ouvrait le ressentiment de cette femme, et haletant d'espérance et de crainte, il tremblait, par un mot imprudent, de la rappeler à la prudence ou de déranger le cours de ses idées.

—Vous êtes stupéfait du toupet de Victor, reprit-elle. Que serait-ce donc si vous connaissiez les papiers que j'ai en ma possession, si vous saviez où ils le mèneront si je les livre!...

«A la réflexion, cependant, je m'expliquai sa conduite.

«C'est qu'il me connaît, voyez-vous, c'est qu'il me sait, avec lui, faible comme une enfant, lâche autant que le chien qu'on bat et qui revient en rampant lécher la main qui l'a battu.

«J'ai tant de fois tenté inutilement de briser ma chaîne, de m'enfuir, de me reconquérir!... Tant de fois je l'ai menacé de me venger, et terriblement, de tout ce qu'il m'a fait endurer!...

«—Ce sera cette fois comme les autres... devait-il penser en sortant de chez moi. Flora est bien trop bête pour faire ce qu'elle dit...

«Il est vrai que, de mon côté, je pensais:

«—Chante, mon bonhomme, chante bien haut, redresse la crête, fais le fier... Avant la fin de la semaine, ne voyant pas venir de lettre de moi, tu commenceras à avoir la puce à l'oreille...

«Ne pas donner signe de vie, je le pouvais sans danger, certaine que Victor ne passerait pas outre sans une dernière explication. Alors, s'il s'obstinait, il serait temps d'agir.

«Cependant, pour n'être pas prise sans vert, il m'importait d'être informée jour par jour des faits et gestes de Combelaine. J'envoyai chercher Léonard.

«Je lui trouvai l'air fort abattu.

«—Je conçois que vous vous fassiez de la bile, me dit-il, nous sommes volés, le patron épousera Mlle de Maillefert.

«—Comment! à nous deux, et avec les armes que nous avons!...

«—Nous n'empêcherons rien. Si l'affaire eût pu être rompue, elle l'eût été, entendez-vous, par les Maillefert.

«—Des gens qui s'entendent avec lui...

«—Qui s'entendaient, c'est possible; qui sont brouillés, c'est sûr. Ils se voient, ils se visitent, ils sortent ensemble, mais ils se haïssent. Allez, je sais ce que je dis. Pas plus tard qu'avant-hier, voilà M. Philippe de Maillefert qui tombe chez nous, demandant à parler à monsieur, sur-le-champ. Comme de juste, je vais prévenir monsieur, qui me répond: «Que le diable emporte l'imbécile!... Enfin, qu'il entre.» Je le fais entrer, je me retire. Seulement, j'avais flairé quelque chose. Je restai l'oreille collée contre la porte. Mes deux individus étaient à peine seuls, que voilà une discussion qui commence, oh! mais une discussion si abominable, que deux chiffonniers n'en auraient pas une pire. M. Philippe réclamait à monsieur de l'argent qu'il l'accusait de lui avoir volé, de très grosses sommes et aussi des billets, et à tout moment, monsieur répétait: «Tant pis pour vous! Chacun pour soi! Adressez-vous aux tribunaux...»

«Vous devez le comprendre, monsieur Delorge, je tombais de mon haut...

«—Ce que vous me contez là est invraisemblable, dis-je à Léonard...

«—C'est cependant vrai.

«—Et le mariage n'est pas rompu?

«—Il tient plus que jamais...

«—C'est absurde!...

«Léonard haussa les épaules.

«—C'est-à-dire, me répondit-il, que cela me surpasse. Il faut qu'il y ait là-dessous quelque diablerie du patron, que nous ne soupçonnons pas. Laquelle?... Je me suis donné la migraine à force de chercher, et j'ai fini par jeter ma langue aux chiens.

«De plus en plus, la situation se compliquait, si bien que j'en arrivais à ne savoir plus que penser ni que croire, et que malgré toutes les raisons que j'avais de me lier à Léonard, je l'observais en dessous, essayant de reconnaître si, acheté par Victor, il ne se moquait pas de moi.

«—Peut-être, demandai-je, Mlle de Maillefert aime-t-elle quelqu'un?...

«—Parbleu! répondit Léonard.

«Et alors, monsieur Delorge, il me raconta que celui que cette pauvre jeune fille aimait, c'était vous, que tout le monde le savait bien, qu'elle l'avait d'ailleurs avoué hautement, et que même vous deviez l'épouser, lorsque Victor était survenu, protégé par Mme de Maumussy.

«J'étais toute saisie de cette fatalité, moi, qui me rappelais la mort de votre père, et je me disais:

«—Eh bien?... en voilà un qui ne doit pas être le cousin de Combelaine.

Mme Misri supposait-elle qu'il était besoin d'attiser la haine de Raymond avant de lui offrir un sûr moyen de se venger?

Et dans le fait, pourquoi non?

Elle ignorait ses tortures et sa résolution désespérée lorsqu'elle l'avait invité à prendre place dans son coupé.

Et depuis ce moment, il était resté impénétrable, devenant de plus en plus froid et réservé, à mesure qu'elle s'enivrait de sa colère.

C'est qu'il était une considération qui lui commandait le sang-froid qui observe, prévoit et calcule:

Autant il avait foi en la sincérité actuelle de Mme Misri, autant, pour l'avenir, il se défiait d'elle.

Sans être un grand grec en matière de passion, il était trop intelligent pour ne pas comprendre qu'en dépit de ses serments de haine et de vengeance, Mme Misri, plus que jamais, aimait—si ce n'est pas profaner ce mot sacré—le comte de Combelaine.

Elle était en pleine révolte; mais que fallait-il pour qu'elle reprît sa chaîne et qu'elle revînt à ses habitudes d'aveugle soumission? Une visite de Combelaine évidemment, un mot, un regard...

Donc, il fallait profiter de l'occasion pour en tirer tout ce qu'elle savait encore, pour lui arracher surtout les papiers qu'elle possédait...

Après un moment de silence:

—Et ensuite? interrogea-t-il.

—A cela, monsieur Delorge, reprit Mme Misri, se bornaient les renseignements de M. Léonard. Il fut convenu que nous resterions alliés, poursuivant le même but, moi ouvertement, lui en secret.

«Et j'attendis les événements, tenue au courant tous les jours, tantôt par le père Coutanceau, plus animé que moi, certainement, contre Combelaine, tantôt par Léonard.

[Illustration:—Dites à mon cocher de rentrer par les Champs-Élysées et montez près de moi.]

«Selon Coutanceau, tout espoir était définitivement perdu, et j'avais tort de ne pas utiliser immédiatement mes armes.

«Selon Léonard, au contraire, je devais patienter, parce que, me disait-il, M. de Maillefert et Victor, de plus en plus irrités, ne pouvaient manquer, au premier jour, de vider leur querelle sur le terrain.

«Malheureusement, c'est à Coutanceau que tout semblait donner raison.

«Le mariage de Combelaine et de Mlle de Maillefert était annoncé de divers côtés, et tout en le trouvant inouï, incompréhensible, absurde, on le considérait comme certain.

«En cette extrémité, je songeai à agir sur Combelaine par ses anciens amis.

«Parmi les papiers, il s'en trouvait qui compromettaient terriblement plusieurs personnages haut placés, et entre autres, et plus que tous les autres, le duc de Maumussy.

«C'est donc à lui que je m'adressai d'abord.

«Après lui avoir exposé la situation, qu'il devait d'ailleurs connaître aussi bien sinon mieux que moi, je lui écrivais carrément:

«Il m'est impossible de frapper Victor sans vous atteindre vous-même, je le regrette, mais c'est ainsi. Usez de votre influence sur lui pour le déterminer, non pas à m'épouser, je n'exige pas tant, mais à rompre un mariage que je suis résolue à empêcher à n'importe quel prix.»

«Je m'attendais a voir arriver Maumussy, tout courant. Je comptais, à tout le moins, sur une réponse immédiate... Rien.

«Furieuse, j'écrivis successivement la même chose au baron Verdale et à la princesse d'Eljonsen... Rien toujours.

«On riait de ma colère, on se moquait de mes menaces: c'était si clair que j'aurais douté de la valeur des pièces que j'avais entre les mains, sans le père Coutanceau, qui les avait examinées, et qui même avait profité de la circonstance pour s'emparer de tout ce qui le concernait.

«Ce silence, prétendait-il, était inouï, inexplicable, et très certainement cachait quelque embûche.

«—Défiez-vous, me répétait-il sans cesse, prenez garde!...

«Et moi, qui, mieux que lui, sais ce dont Victor est capable, je frémissais et j'étais travaillée de si affreuses terreurs, qu'il me semblait trouver un goût étrange à tout ce que je mangeais, que le jour j'osais à peine sortir, et que la nuit je me barricadais dans ma chambre comme dans une forteresse.

«Ah! ces papiers maudits!... Vingt fois je les ai mis sous enveloppe pour les adresser à qui de droit, vingt fois j'ai eu horreur de ce que j'allais faire, et je les ai resserrés en me disant:

«—Je ne peux pas, décidément je ne peux pas...

Alors, monsieur Delorge, alors, lâche et indigne créature que je suis, pauvre bête, misérable dupe, savez-vous ce que je fis?

«J'écrivis à Victor pour lui demander une entrevue, lui disant que notre brouille venait d'un malentendu qu'une explication dissiperait.

Si Mme Flora Misri pensait surprendre Raymond, elle se trompait.

Cette défaillance, il l'avait devinée, prévue, et il n'avait qu'à s'applaudir de sa pénétration et de sa réserve.

—Oui, voilà ce que je fis, continua-t-elle, et, allégée de mes angoisses et de mes luttes intérieures, pleine d'espoir, j'attendis.

«Oh!... je n'eus pas à attendre longtemps! Le soir même, Victor me retournait ma lettre avec ces mots au crayon rouge, en travers:

«Assez!... ou je serai forcé de prier le préfet de police de me délivrer d'obsessions et de menaces également ridicules.»

«Il me menaçait de la police, lui!... Quelle amère dérision!...

«—Et j'hésiterais encore, m'écriai-je, à le perdre lorsque je le puis!...

«Eh bien! oui, j'hésitai encore.

«—Il faut, me dis-je, que je le voie, que je lui parle, qu'il m'entende... C'est une dernière chance de salut que je lui offre: s'il la dédaigne, c'est fini, j'agis...

«Et voilà pourquoi, monsieur Delorge, vous m'avez vue, ce soir, à la grille du comte de Combelaine, mendiant la faveur d'un entretien.

«Et vous avez entendu!... Il me ferme sa porte, le misérable qui me doit tout, que j'ai disputé jadis à cette police dont il me menace aujourd'hui, qui a vécu de moi, des hontes qu'il me reproche, qui m'a volée, pillée, ruinée, qui me doit jusqu'à l'argent qu'il donne à ses valets par lesquels il me fait insulter.

«Et Léonard qui n'est plus là.

«Comment, tout à coup, sans me prévenir, a-t-il quitté Combelaine qu'il sert depuis tant d'années, et qui lui doit, il me le disait encore avant-hier, une vingtaine de mille francs?

«Qu'est-ce que cet Anglais, qui lui donne, à ce qu'on prétend, des gages fabuleux?...

Durant dix secondes, Mme Misri reprit haleine, puis tout à coup, et avec une violence convulsive:

—Voilà ce que je me disais, monsieur Delorge, poursuivit-elle, pendant qu'on me refusait la porte. La mesure était comble, cette fois, et je me demandais comment frapper sur-le-champ le misérable, lorsque je vous ai aperçu et reconnu.

«Et maintenant que je vous ai tout raconté, je vous dis:

«—Je ne suis qu'une femme, je ne saurais peut-être pas me servir des armes mortelles que j'ai entre les mains; voulez-vous que je vous les confie? Voulez-vous me venger en vous vengeant vous-même? Êtes-vous prêt à me jurer que vous frapperez impitoyablement Combelaine, que vous l'écraserez!...

Jamais occasion si décisive ne s'était offerte à Raymond, et il n'avait pas trop de toute sa volonté pour garder son calme.

—Ainsi, vous me donnerez ces papiers qui sont en votre pouvoir? demanda-t-il.

—Je vous les donnerai.

—Quand?

Si imperceptible que fût l'indécision de Mme Misri, elle n'échappa pas à Raymond.

—Demain, répondit-elle, dans la matinée...

—Pourquoi pas ce soir?...

—Ce soir!...

—Oui, tout de suite. Dites à votre cocher de rentrer, je monte à votre appartement, vous me remettez ces papiers, je passe la nuit à les examiner et à voir quel parti on peut en tirer, et dès demain j'ouvre le feu...

Une brusque secousse lui coupa la parole.

Le coupé venait de s'arrêter court au milieu de l'avenue d'Eylau.

Le cocher, comme la première fois, rabattit sans façon la glace, et d'un accent inquiet:

—Madame! appela-t-il, madame!

Assurément, elle était à mille lieues de la situation présente, et il lui fallut un instant pour s'en rendre compte. Alors, elle crut que son cocher allait de nouveau se permettre des observations sur la longueur de la promenade.

—Qu'est-ce que ces façons! répondit-elle. Ne vous ai-je pas dit de marcher?...

Elle voulait relever la glace, le cocher l'en empêcha.

—C'est bien, je vais marcher, fit-il, mais avant je dois dire à madame que nous sommes suivis...

Elle tressauta, et, par un mouvement instinctif, se rapprochant de Raymond:

—C'est impossible!... s'écria-t-elle.

—Oh! j'en suis sûr comme de mon existence, insista le cocher. Monsieur et madame n'ont donc pas remarqué les drôles de détours que je leur ai fait faire, et la singulière façon dont je les menais? C'est que je voulais m'assurer de la chose. J'ai commencé à m'en défier dès les Champs-Élysées. Voyant une voiture qui allait du même train que moi, toujours tournant à la même distance, tournant à droite quand j'allais à droite et à gauche quand je tournais à gauche, je me suis dit: «Bien certainement on épie madame.» Alors, je me suis mis à circuler au hasard, de ci et de là, tantôt au pas, tantôt au galop, la voiture ne me lâchait toujours pas, et maintenant que je suis arrêté, elle est arrêtée en arrière à cent pas.

Trop profonde était l'obscurité pour que le cocher, du haut de son siège surtout, pût juger de l'impression que produisait son rapport.

Pendant qu'il parlait, Mme Misri, plus tremblante que la feuille, s'était peu à peu blottie tout contre Raymond.

—Vous entendez? bégaya-t-elle.

—Parfaitement.

—C'est Combelaine qui nous suit, reprit-elle.

—Combelaine ou un autre...

—Non, ce ne peut être que lui. Je sais ses façons, voyez-vous, et combien il est traître. Pendant que je parlementais avec son domestique, il était au guet derrière ses persiennes. Il nous a vus causer et monter ensemble dans mon coupé. Il a demandé qui était cet homme à qui je parlais, on le lui a dit, et aussitôt, sautant en voiture, il s'est lancé sur nos traces...

Raymond sentait la victoire lui échapper, une victoire sûre, décisive, et dont il avait déjà, au dedans de lui-même, escompté la joie.

Car il n'avait pas besoin d'y voir clair pour reconnaître que Mme Flora retombait invinciblement sous l'influence de Combelaine, qu'elle était terrifiée de son audace, que le plus extrême anéantissement succédait à son exaltation nerveuse.

—Peut-être avez-vous raison, lui dit-il, mais que nous importe!...

—Malheureux!... Vous ne comprenez donc pas que si Combelaine nous a épiés, il est trop fin pour n'avoir pas deviné ce qui s'est passé entre nous! S'il nous a suivis, il sait, à cette heure, que je vous ai tout dit, que je vous ai offert les papiers que j'ai en ma possession, que nous avons signé un traité de vengeance...

Il importait de prendre un parti, évidemment, mais il était bon aussi, avant tout, de vérifier les assertions du cocher. Raymond n'y ajoutait pas absolument foi, l'estimant fort capable d'avoir imaginé cette histoire de poursuite pour déterminer Mme Misri à rentrer.

Revenant donc à cet homme:

—Et où est-elle, maintenant, demanda-t-il, cette voiture qui nous «file» si obstinément?

Le cocher se dressa sur son siège pour regarder.

—Toujours au même endroit, répondit-il, près d'un café très éclairé. En mettant l'œil au petit carreau du fond, monsieur peut l'apercevoir.

Ainsi fit Raymond et, en effet, à une soixantaine de mètres, il distingua les lanternes d'une voiture immobile. Mais qu'est-ce que cela prouvait?

—Mon brave, dit-il au cocher, il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Vous allez marcher, pendant que j'observerai, et faites assez de tours et de détours pour lever tous mes doutes!...

—Soit! répondit le cocher.

Et il fouetta son cheval, qui partit au grand trot...

—Eh bien!... demandait de temps à autre Mme Misri à Raymond.

—Eh bien, le cocher ne s'était pas trompé. Voici la voiture suspecte qui se met en marche à son tour... Elle tourne où a tourné la nôtre... Elle se maintient toujours à une cinquantaine de mètres...

Sûr de son fait, Raymond commanda au cocher d'arrêter.

—Ma conviction, dit-il à Mme Misri, est qu'il n'y a que M. de Combelaine pour nous épier ainsi... Cependant, il faut s'en assurer.

—Que voulez-vous faire?

—Je vais descendre et aller demander à la personne qui est dans cette voiture de quel droit elle me suit...

Déjà il ouvrait la portière; Mme Misri le retint.

—Vous ne ferez pas cela! s'écria-t-elle, je ne veux pas rester seule, j'ai peur... Ensuite, si c'est Victor qui est dans la voiture, qu'arrivera-t-il?...

Était-ce pour Raymond qu'elle craignait si fort, ou pour M. de Combelaine? Il eût été hardi de prétendre le décider.

Lui commençait à perdre son sang-froid.

—Que voulez-vous alors? dit-il en jurant. Avez-vous une idée?

—Oui.

—Dites.

—Voilà: mon cheval est fatigué, c'est vrai, mais il a beaucoup de sang, c'est une bête de quatre mille francs, et en le poussant un peu, on obtiendra tout ce qu'on voudra. Il faut le pousser, tout droit, toujours tout droit, sur une grande route, l'autre voiture ne nous suivra pas une lieue...

—Et après?...

—Après, nous reviendrons par un autre chemin, et je rentrerai chez moi, ou j'irai coucher chez une de mes amies...

Ce plan offrait à Raymond cet avantage de ne pas quitter Mme Misri; et cette perspective de l'accompagner chez elle, et d'en obtenir les papiers.

—Oui, c'est une idée, fit-il.

Et, s'adressant au cocher:

—Il faut distancer cette voiture, reprit-il. Vous allez prendra l'avenue de la Grande-Armée, puis l'avenue de Neuilly, et vous lancer à fond de train sur la route de Saint-Germain.

—C'est que le cheval est un peu fatigué...

—Crevez-le, s'il le faut, interrompit Mme Misri...

Le cocher haussait les épaules.

—Drôle de fantaisie, grommela-t-il.

Pourtant, il se mit à rouer de coups son cheval, qui partit dans la direction indiquée.

—Nos espions en seront pour leurs frais, dit Raymond.

Mme Misri ne répondit pas. Il n'y avait plus à en douter, elle se repentait amèrement de ce qu'elle avait fait, et certainement, elle eût donné bonne chose pour reprendre les confidences échappées à sa colère. Était-ce frayeur de Combelaine, ou regret d'avoir compromis cet homme qui avait su faire d'elle sa chose? Il eût été malaisé de le dire. Les relations de gens tels que Mme Misri et M. de Combelaine échappent à l'analyse. La passion s'y complique de circonstances mystérieuses, étranges, inavouables. Ce devient à la longue une association dont les complices se trouvent liés par un lien de honte plus difficile à rompre que ceux que nouent les conventions sociales.

—Nous ne gagnons pas, murmurait-elle.

Raymond regarda; c'était vrai. Les lanternes de l'ennemi brillaient invariablement à la même distance.

Les larmes venaient aux yeux de Mme Misri.

—Maintenant, gémissait-elle, comme si elle eût répondu aux objections de son esprit, maintenant je m'explique la sécurité et le silence de Combelaine et de ses amis. Ils sont puissants, voyez-vous, très puissants, ils ont des relations partout et à la préfecture de police plus qu'ailleurs. Du jour où j'ai menacé de me servir des papiers, j'ai été entourée d'espions. Ah! ils sont forts, les brigands. Voici que je doute de tout. Qui sait si mes domestiques, mon cocher, ma femme de chambre même, à qui je dis tout, ne sont pas payés pour me surveiller? Et Léonard? Ne me trahissait-il pas? Coutanceau lui-même ne se moquait-il pas de moi?

Littéralement, elle s'arrachait les cheveux.

—A cette heure, continuait-elle, je comprends l'obstination de Victor à nous suivre; il sait que, si je vous remets les papiers, il est perdu, et il ne veut pas que je vous les remette. Ah! folle que je suis, de m'être attaquée à lui! Folle surtout de l'avoir prévenu! On ne menace pas des hommes comme lui, on frappe d'abord...

Ainsi, de plus en plus, Raymond sentait lui échapper cette nature de fille, inconsistante et fantasque. Pourtant il ne perdait pas tout espoir.

Arrivé à la minute des résolutions suprêmes, il se jurait qu'il aurait les papiers le soir même, lui fallût-il menacer Mme Misri, lui fallût-il même recourir à la violence.

Mais il fallait dépister la voiture maudite.

—Arrêtez! cria-t-il au cocher.

Il ouvrait la portière, il allait sauter à terre; Mme Misri le retint.

—Que voulez-vous encore?...

—Voir si je ne saurai pas, mieux que votre cocher, pousser votre cheval.

Elle n'osa pas s'y opposer, et l'instant d'après, Raymond, installé sur le siège, s'emparait des rênes.

—Nous échapperons, soyez tranquille, cria-t-il à Mme Misri.

C'est qu'il venait de changer son plan. Au lieu de suivre droit l'avenue de Neuilly, il se jeta à gauche, dans l'avenue de Longchamp, qui traverse en biais tout le bois de Boulogne.

L'autre voiture en avait fait autant, mais il ne s'en inquiétait guère. Habilement poussé et sur un terrain exceptionnellement favorable, le cheval de Mme Misri filait avec une prestigieuse rapidité.

—Une demi-heure de ce train, et la pauvre bête est fourbue! grommelait le cocher.

—Oui, mais dans une demi-heure nous serons loin...

Et, ce disant, Raymond éteignait les lanternes du coupé en murmurant:

—Voilà toujours qui va rendre la poursuite plus difficile!

Il ne devait pas s'en tenir là.

Parvenu à l'endroit où l'allée de la Reine-Marguerite croise l'allée de Longchamp, brusquement, il tourna court dans une allée réservée aux piétons et, en dépit de l'obscurité profonde, au risque de tout briser, il maintint longtemps encore le cheval au galop.

Il s'arrêta pourtant. Et alors, pendant près de cinq minutes, et prêt à reprendre sa course, il prêta l'oreille et regarda dans toutes les directions.

Rien. On n'apercevait pas une lanterne de voiture, on ne percevait pas le moindre bruit de roues.

—Nous l'emportons donc!... s'écria Raymond, en sautant à terre pour annoncer à Mme Misri cette heureuse nouvelle.

Mais c'est en vain qu'il appela, en vain qu'il étendit les bras dans l'intérieur...

Le coupé était vide, Mme Misri avait disparu.

VIII

Stupéfait, furieux, Raymond refusait en quelque sorte d'admettre cette disparition étrange, et c'est avec des imprécations de rage qu'au milieu de l'obscurité profonde du bois il fouillait les alentours...

Le cocher, lui, riait de tout son cœur.

Et tout en bouchonnant avec un lambeau de laine son pauvre cheval, dont les flancs haletaient:

—Monsieur prend une peine bien inutile, dit-il, madame doit être loin, si elle court toujours...

—Loin!... Aurait-elle donc sauté à terre, pendant que nous étions lancés à fond de train?...

—Oh!... non. Madame n'est pas si imprudente que cela. Mais ici, tout à l'heure, quand monsieur a arrêté le cheval pour écouter, j'ai entendu la portière s'ouvrir et se refermer doucement, si bien que je me suis dit: «Tiens, voilà madame qui brûle la politesse à ce monsieur...»

Il poussait du bois vert aux environs, et la tentation de Raymond était grande d'en caresser les épaules de ce cocher si perspicace. Mais à quoi bon!

—Soit, interrompit-il. Seulement, à cette heure et par cette nuit noire, où peut être allée Mme Misri?

—A Paris, donc, et par le plus court. Qui donc, sinon madame, connaîtrait son bois de Boulogne, à toute heure de nuit et de jour, et en toute saison...

C'était une explication.

—Puisqu'il en est ainsi, fit Raymond, rentrons.

Le cocher ne se le fit pas répéter. En un tour de main, il eut rallumé les lanternes, et tandis que Raymond remontait dans le coupé:

—Où dois-je conduire monsieur? demanda-t-il.

—Boulevard des Italiens, au coin de la chaussée d'Antin.

La voiture partit, et c'est bercé par son mouvement monotone que Raymond repassait dans son esprit les étranges événements de la soirée.

Que d'émotions poignantes en quelques heures!... Avoir cru toucher au but, l'avoir touché plutôt, puis tout à coup s'en voir éloigné plus que jamais et sans doute pour toujours!...

L'action de Mme Flora, d'ailleurs, l'irritait plus qu'elle ne le surprenait.

A ce trait de bassesse furtive, il reconnaissait la créature qu'il avait tout d'abord devinée, et qui s'était dévoilée ensuite, la fille accoutumée à trembler et à obéir, incapable de résister en face, subissant la volonté du premier venu, mais toujours prête à se dérober et à trahir.

Où était-elle à cette heure?

Chez elle, peut-être, occupée à réunir ces papiers, qu'elle offrait naguère, pour les porter à Combelaine et obtenir ainsi son pardon.

[Illustration: Il était venu coller son oreille à la serrure.]

—Ah!... misérable fille! pensait Raymond. Créature sans intelligence et sans cœur!...

Encore bien qu'il eût été avec elle d'une réserve extrême, il lui avait laissé voir que, s'il ignorait quelle honteuse intrigue livrait Mlle de Maillefert au comte de Combelaine, il connaissait du moins l'existence de cette intrigue, et qu'il était résolu à lutter jusqu'à la fin. C'était trop.

C'était trop, parce que Raymond se rappelait les paroles de Mme Misri:

«On ne prévient pas des hommes tels que Combelaine; on frappe d'abord...»

Or, il allait être prévenu. C'est-à-dire qu'il allait plus que jamais se tenir sur ses gardes, veiller à n'offrir aucune prise, et très probablement, de peur d'accident, presser son mariage avec Mlle Simone.

Conclusion: La rencontre de Mme Misri, loin de servir les projets de Raymond, empirait positivement la situation.

Il en était là de ses réflexions, lorsque le coupé s'arrêta tout à coup sur le boulevard, à l'angle de la chaussée d'Antin, et presque aussitôt le cocher ouvrit la portière en disant:

—Monsieur est arrivé.

Raymond jeta un louis à cet homme et, descendu de voiture, il resta un moment immobile sur le boulevard. Il n'avait eu aucune raison de se faire conduire à cet endroit plutôt qu'ailleurs, et il se demandait où aller et s'il devait rentrer, quand le souvenir de Mme Cornevin, qui demeurait à deux pas, traversa son esprit.

—Il faut que je la voie, se dit-il, que je lui parle!...

Ainsi, brusquement, sans réflexions, se prennent souvent les plus graves déterminations de la vie, celles dont l'influence doit être le plus décisive.

Il y avait des mois déjà que Raymond, la franchise même, se condamnait à une dissimulation de tous les instants pour cacher à sa mère et à ses amis le secret de sa vie, son amour pour Mlle de Maillefert, et voici que, ce secret, il allait le livrer peut-être, ou tout le moins l'exposer à la subtile pénétration d'une femme.

Cette considération ne devait pas l'arrêter. Un seul fait l'éblouissait jusqu'à l'aveugler.

Mme Cornevin était la sœur de Mme Misri.

Mme Cornevin, jadis, avait eu sur cette sœur une certaine influence et avait même essayé d'en user lors de la mort du général Delorge, lorsqu'on en était encore à rechercher ce qu'était devenu Laurent Cornevin.

Alors, c'est vrai, elle avait échoué.

Mais combien les temps étaient changés, depuis!

Flora Misri, à cette époque, était dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, à cet âge où le vice doré a encore de décevantes poésies, ivre de la soudaine et prodigieuse fortune de l'audacieux aventurier auquel elle avait associé sa vie.

Tandis que maintenant!...

Vieillie, trahie, délaissée, ayant vidé toutes les coupes jusqu'à la lie, elle devait être accessible à des considérations qui jadis ne l'eussent guère touchée.

Pourquoi donc ne subirait-elle pas l'ascendant de sa sœur, tentant près d'elle une dernière démarche?

C'était cette démarche que Raymond allait demander à Mme Cornevin.

Il comptait lui dire simplement:

—Je sais, à n'en pouvoir douter, que Mme Flora Misri a entre les mains les papiers de Combelaine. Si nous les possédions, le misérable serait perdu, nous tiendrions enfin la preuve de son infamie, de ses intrigues, de ses crimes: mon père et votre mari seraient vengés. Voyez votre sœur et tâchez d'obtenir qu'elle vous les remette.

C'est avec ces idées que Raymond s'en allait à grands pas le long de la rue de la Chaussée-d'Antin.

Il se faisait tard, toutes les boutiques étaient fermées, les passants se faisaient rares, et les cafés mêmes commençaient à se vider.

Depuis le matin, Raymond n'avait rien pris, mais il ne s'en apercevait pas. Il était dans une de ces crises où toutes les exigences physiques se taisent, où les nerfs, exaltés outre mesure, suffisent à tout.

Ce qu'il craignait, c'était que Mme Cornevin ne fût couchée.

—Et cela pourrait bien être, lui répondit le concierge, qu'il interrogea, car toutes les ouvrières sont parties de très bonne heure, ce soir.

N'importe! Il grimpa l'escalier quatre à quatre, et d'une main fébrile sonna...

Rien. Personne ne vint.

Pourtant, en se penchant à l'une des fenêtres du palier, il voyait de la lumière à des fenêtres qu'il savait être celles de la chambre à coucher de Mme Cornevin.

Elle ne dormait donc pas.

Il sonna une seconde fois, puis une troisième, tirant le cordon plus violemment à chaque fois, et comme c'était toujours en vain il allait renoncer, lorsque enfin il entendit des pas...

Presque aussitôt, à travers la porte, une voix demanda:

—Qui est là?

—Moi, Raymond Delorge.

La porte s'ouvrit, et Mme Cornevin se montra, tenant une bougie.

—Vous, à cette heure! dit-elle. Serait-il arrivé un accident chez vous?

—Non, madame, Dieu merci!...

Elle était pâle et fort troublée, cela eût sauté aux yeux d'un homme moins ému lui-même que ne l'était Raymond, et c'est avec cette volubilité dont on voile d'ordinaire son embarras qu'elle reprit:

—Vous m'excuserez de vous avoir fait attendre si longtemps; mais j'ai renvoyé toutes mes ouvrières à six heures, ma domestique et mes filles sont couchées, j'allais moi-même me mettre au lit...

Elle n'avait pas, néanmoins, commencé à se déshabiller, car elle était aussi correctement vêtue que dans la journée pour recevoir ses clients.

—Il faut que je vous parle, interrompit Raymond.

—Ce soir?

—Oui, tout de suite; il s'agit d'une affaire très grave...

L'embarras de Mme Cornevin fut alors si manifeste, qu'il ne put faire autrement que de le remarquer.

—Mais je vous gêne peut-être beaucoup, commença-t-il.

—Moi!... fit-elle. Et pourquoi, grand Dieu! Vous ne me gênez pas plus que ne me gêneraient Jean et Léon, s'ils étaient ici. Entrez, entrez.

Il entra; seulement, au lieu de le faire passer dans son appartement particulier, c'est dans l'atelier qu'elle l'introduisit.

Posant sa bougie sur un meuble, elle s'assit lourdement, et non sans une nuance très saisissable d'impatience:

—Je vous écoute, dit-elle.

L'attention de Raymond était éveillée. Il observait ces détails et s'en étonnait.

Cependant, c'est de la façon la plus claire qu'il raconta les événements de la soirée, omettant toutefois ce qui concernait Mlle de Maillefert, mettant tout sur le compte de sa haine contre Combelaine.

Il s'attendait à des objections de la part de Mme Cornevin. Elle ne lui en fit pas une.

—C'est bien, dit-elle. Je verrai ma sœur...

—Dès demain!...

—Avant midi, je vous le promets...

—Et quand connaîtrai-je le résultat de votre démarche?

—Venez me le demander demain, à cette heure-ci.

C'était plus que n'osait espérer Raymond. Et, pourtant:

—J'aurais encore quelque chose à vous demander, madame, commença-t-il.

—Quoi?...

—Si vous étiez assez généreuse pour me garder le secret, pour ne parler de rien à ma mère...

—Je vous garderai le secret.

Quand on a hâte de se débarrasser de quelqu'un, c'est ainsi qu'on agit; on répond Amen à tout, et cela abrège. Raymond le comprenait bien, et les plus étranges conjectures lui passaient par la tête, d'autant qu'il lui avait semblé distinguer dans la pièce voisine un bruit de chaise renversée...

—Si nous avions ces papiers, pourtant! reprit-il...

—Oui, ce serait un grand bonheur! acheva Mme Cornevin...

Et elle se levait en disant cela, et c'était une si positive invitation à se retirer, que Raymond n'osa pas rester davantage.

—A demain soir donc, dit-il, en se levant à son tour...

—Oui, oui, dit Mme Cornevin, c'est convenu.

Et elle avait repris sa bougie, et, précédant Raymond, elle lui ouvrit la porte. Et il n'était pas sur le palier que la porte se refermait vivement...

En vérité, s'il se fût agi de toute autre femme, Raymond eût été assailli de doutes singuliers et pénibles. L'inconduite, en définitive, n'a pas d'âge. Mais Mme Cornevin était de celles que ne saurait effleurer l'aile sombre du soupçon.

—Et pourtant, se disait-il en descendant l'escalier à pas comptés, son trouble était manifeste, elle m'a mis dehors littéralement. Puis, qu'est-ce que ce bruit que j'ai entendu? N'était-elle donc pas seule?

Pas seule!... Mais qui donc, à pareille heure, et dans l'appartement où dormaient les trois jeunes filles, pouvait-elle recevoir qu'elle eût intérêt à cacher?

Son mari, Laurent Cornevin?...

A cette idée, traversant son esprit comme un éclair, Raymond tressaillait.

—Et pourquoi non? murmurait-il.

Laurent Cornevin, certes, était un homme d'une prodigieuse énergie, mais c'était un homme, après tout. Qui pouvait garantir qu'il n'y avait pas eu une heure où son courage avait faibli? Qui disait qu'à cette heure d'attendrissement il ne s'était pas révélé à sa femme, à la mère de ses enfants, et qu'il ne venait pas parfois la visiter en secret?...

Plus Raymond étudiait cette hypothèse, plus il la trouvait logique, vraisemblable, probable, et répondant à tout.

A ce point qu'il était presque tenté de remonter chez Mme Cornevin, de sonner jusqu'à ce qu'elle lui ouvrît, et de lui dire brusquement:

—Votre mari est ici, je le sais, il faut que je lui parle à l'instant, il y va de mon bonheur et de ma vie...

S'il devinait juste, Mme Cornevin étourdie n'aurait pas la présence d'esprit de nier...

Oui, mais s'il s'abusait, aussi!...

—Je ne puis risquer cela, pensait-il, je ne le puis absolument pas.

Mais, tout en remontant la rue Blanche:

—Demain, se disait-il, en venant chercher la réponse de Mme Cornevin, je serai bien malheureux ou bien maladroit si je ne parviens pas à saisir quelque indice qui dissipe ou confirme mes présomptions...

Bien qu'il fût plus de minuit lorsqu'il rentra, harassé, l'âme et le corps brisés, sa mère et sa sœur n'étaient pas couchées et l'attendaient.

—J'étais inquiète, lui dit Mme Delorge. Ce tantôt encore Me Roberjot me disait que la résistance s'organise contre l'Empire... Fais ce que tu crois être ton devoir, mais sois prudent. Plus qu'un autre tu dois être surveillé. Songe à la joie de nos ennemis si tu leur fournissais le prétexte de t'impliquer dans quelque procès.

Il rassura sa mère, mais il ne trouva rien à répondre, lorsque sa sœur, lui serrant la main, murmura à son oreille:

—Pauvre Raymond!... Pourquoi te défier de moi!...

Les horribles fatigues de cette journée eurent du moins cela de bon, qu'elles lui procurèrent un sommeil de plomb.

Il dormait encore lorsqu'à dix heures le vieux Krauss entra dans sa chambre, tenant deux lettres que le facteur venait d'apporter.

A la seule vue de l'une d'elles, Raymond frémit.

Il avait reconnu l'écriture chérie de Mlle de Maillefert.

Ses mains tremblaient tellement qu'il eut quelque peine à rompre l'enveloppe, et c'est comme à travers un brouillard qu'il lut:

«J'avais perdu toute conscience de ce qui se passait autour de moi, lorsque—me dit ma mère,—vous vous êtes emporté en menaces terribles contre le comte de Combelaine.

«Il faut donc, ô mon unique ami, que je vous répète ce que je vous ai déjà dit: la violence, à cette heure, rendrait inutiles mes souffrances et ne nous sauverait pas.

«Je viens de promettre à la duchesse de Maillefert que vous sauriez vous résigner à notre douloureuse destinée. C'est un horrible sacrifice, je le sais, mais c'est à genoux que je vous le demande, au nom du passé. Me le refuserez-vous? Ai-je eu tort de compter sur votre affection? Répondez-moi.

«SIMONE

Des larmes brûlantes comme du plomb fondu jaillissaient des yeux de Raymond.

—Voilà donc, pensait-il, ce qu'elle en est réduite à écrire. Et moi, je me rendrais à ces prières qu'on lui a dictées!... Ah! plutôt la mort mille fois, la plus affreuse et la plus cruelle!...

L'autre lettre lui venait de cette société des Amis de la justice à laquelle, sur la présentation de Me Roberjot, il avait été affilié et qu'il avait fort négligée depuis quelque temps.

«Ce soir, à neuf heures précises, lui écrivait-on, soyez rue des Cinq-Moulins, à Montmartre. Il s'agit d'une communication de la plus haute gravité.»

Puis venaient les formules connues des seuls sociétaires et qui garantissaient l'authenticité de la lettre.

A neuf heures!... Et c'était seulement vers onze heures que Raymond avait rendez-vous avec Mme Cornevin.

—C'est bien, se dit-il, j'irai...

Et à huit heures et demie, en effet, il se mettait en route, à pied.

Le temps était humide et incertain. Il faisait du brouillard et la boue était épaisse et tenace.

Les boulevards extérieurs n'en avaient pas moins leur animation de tous les soirs.

Cafés, cabarets et brasseries regorgeaient de clients; de partout jaillissaient des cris et des chocs de verres. Et à chaque moment, sur le terre-plein, passaient en riant des groupes de femmes et de jeunes gens, quelque grisette furtive courant au bal ou à un rendez-vous, ou un ivrogne qui regagnait son logis en trébuchant et en mâchonnant un refrain populaire.

Hélas!... cet ivrogne même, Raymond en était presque à l'envier. Ses soucis du jour il les avait laissés au fond des litres frelatés, rien ne le préoccupait plus, tandis que lui!...

—En ce moment, pensait-il, selon que la démarche de Mme Cornevin près de Flora Misri a réussi ou échoué, ma dernière chance de salut me reste plus sûre que jamais ou m'a échappé sans retour.

C'était là sa préoccupation, et non certes cette communication si grave pour laquelle il était mandé rue des Cinq-Moulins.

Il n'y songea qu'en arrivant à la petite maison où se réunissaient les Amis de la justice.

Elle était éclairée. Des rayons de lumière s'échappaient des fentes des volets.

Ayant donné le mot de passe au «frère» qui veillait à la porte, Raymond entra.

Une quinzaine d'affiliés, déjà, étaient réunis dans la salle des séances, et l'un d'eux, un médecin, un gros homme courtaud et rougeaud, plus connu pour ses opinions avancées que pour ses cures, faisait, à grand renfort d'épithètes terribles, un tableau aussi exact, jurait-il, que sinistre, de la situation morale et matérielle de Paris.

Mais déjà, à cet orateur, un autre succédait, qui, une douzaine de journaux des départements à la main, prétendait démontrer, par la lecture de quantité d'articles, que la province n'attendait que le signal de Paris pour se lever comme un seul homme et en finir avec le régime impérial.

Immédiatement divers membres se levèrent pour émettre des vœux ou donner des avis. On discuta, les propos devinrent vifs, on faillit se prendre aux cheveux, malgré les efforts du président, l'ancien représentant du peuple, lequel désespérément tapait sur un timbre...

Alors Raymond demanda à dire quelques mots, et la parole lui ayant été accordée:

—Citoyens, commença-t-il, je vous ferai remarquer que dix heures viennent de sonner, et qu'il serait peut-être temps de nous occuper de cette communication si grave...

—Quelle communication? interrompit le président d'un air surpris.

—Mais... celle pour laquelle j'ai été convoqué...

—Vous avez été convoqué...

—Ce matin même, par une lettre...

Toutes les conversations particulières avaient cessé; on regardait le président, dont la physionomie trahissait une certaine inquiétude.

—Vous avez reçu une lettre, dit-il à Raymond, et de qui?...

—De vous, j'imagine, monsieur le président.

—L'avez-vous conservée?

Raymond la tira de sa poche en disant simplement:

—Voilà!...

Pas un mot ne fut prononcé après que le président eut pris cette lettre.

Il commença par en examiner attentivement le papier, le cachet et le timbre; après quoi, l'ayant ouverte, il resta plus d'une minute à en étudier la contexture et les caractères.

Enfin, d'une voix légèrement altérée:

—Voilà qui est prodigieux, s'écria-t-il.

Vingt questions à la fois partirent de tous les coins de la salle, mais il n'y répondit pas, directement du moins.

—Il n'a été question ces jours-ci, poursuivit-il, d'aucune communication. Ni moi, ni notre secrétaire, ni aucun des membres du bureau n'a écrit...

—Non, personne!

—Et cependant, voici une lettre qui présente tous les caractères de celles que nous adressons dans les cas extraordinaires. Oh! rien n'y manque. Voici en haut les signes de reconnaissance. Voici autour du paraphe qui remplace la signature les traits de convention connus de nous tous...

Le président avait remis la lettre à son plus proche voisin qui la passa à un autre; elle circula de main en main et chacun, après l'avoir regardée, murmurait:

—C'est incroyable, j'y aurais été pris.

—Oui, tout le monde y eût été pris, s'écria le président, et c'est ce qu'il y a d'inquiétant.

Il n'avait, parbleu! pas besoin de le dire; il était visible que chacun le comprenait comme lui.

—D'où donc vient cette lettre? poursuivit-il. N'est-elle qu'une criminelle plaisanterie? Je ne puis le croire. Est-ce un faux frère, un traître glissé parmi nous, qui l'a écrite? Impossible! quel serait son but? Faut-il donc supposer qu'elle est l'œuvre de la police?...

Ce mot tomba sur la réunion comme une douche d'eau glacée. Des visages blêmirent, bien des regards effarés cherchèrent la porte et la fenêtre, une issue quelconque par où fuir. Plus d'un Ami de la justice crut entendre grincer sur ses gonds la porte de Mazas.

—La police, continuait le président, aurait donc surpris le secret de notre association. Pour plusieurs d'entre nous, ce serait la prison et l'exil. Mais, voyons, est-ce admissible? Que se serait proposé la police en écrivant cette lettre?...

Cette dernière phrase devait être le signal de la plus violente discussion, chacun émettant un avis qu'il s'efforçait de faire prévaloir: les uns, rares, demandant qu'on brusquât le mouvement: les autres, nombreux, proposant de dissoudre la société jusqu'à des temps plus heureux...

A minuit et demi, l'assemblée n'avait rien résolu, sinon qu'on se réunirait en aussi grand nombre que possible pour délibérer.

Après quoi, deux membres ayant été envoyés à la découverte, et étant revenus dire qu'ils n'avaient rien aperçu de suspect aux environs, on décida qu'on allait se séparer et un à un, en prenant plus de précautions encore qu'à l'ordinaire.

[Illustration:—Eh bien, m'écriai-je, ce mariage n'aura pas lieu.]

Une heure sonnait à l'église Saint-Bernard, quand le tour de Raymond vint de sortir.

La nuit était noire et lugubre. Les réverbères dans la brume ne projetaient pas plus de lueurs que le feu d'un cigare.

Regarder autour de soi, essayer de reconnaître si on était épié ou suivi, eût été une pure folie. Raymond n'y songea seulement pas...

Et cependant, s'il n'avait pas les incertitudes qui troublaient ses amis politiques, il avait de bien autres raisons de se défier.

Il reconnaissait à ce coup, il l'eût juré, la main traîtresse de Combelaine. Un de ces pressentiments qui montent du fond de l'âme lui criait que c'était à lui seul qu'on en voulait, et que cette lettre cachait un piège.

Que voulait-on? Se débarrasser de lui, sans doute.

Après les confidences de Flora Misri, il devenait trop dangereux pour ne pas troubler le sommeil de Maumussy, de la princesse d'Eljonsen, du baron Verdale et des autres.

Et alors quoi de plus simple que de le faire prendre en flagrant délit de société secrète, que de le faire arrêter, juger et expédier à Cayenne?...

Mais cette connaissance qu'il avait des événements lui imposait des obligations, et il était trop loyal pour s'y soustraire.

Avant que ne fût levée la séance, il avait dit à ses amis politiques tout ce qu'il pouvait dire pour les mettre sur la voie de la vérité, sans livrer des secrets qui n'étaient pas uniquement les siens.

On n'avait pas trop fait attention à ses avertissements. Il n'était dans la Société des Amis de la justice qu'un assez petit personnage, et on le trouvait quelque peu outrecuidant de prétendre que c'était pour lui seul que la police avait été mise en mouvement et qu'on avait fabriqué cette fausse lettre de convocation.

On croyait même si peu qu'il courût un danger quelconque que personne ne lui avait offert de l'accompagner...

Mais il ne songeait pas au danger.

Et, tout en suivant les boulevards extérieurs, silencieux et déserts, il ne pensait qu'à Mme Cornevin, qui l'aurait attendu inutilement, et au supplice qu'il allait endurer jusqu'à l'heure où, décemment, il lui serait possible de se présenter chez elle...

Il arrivait à l'extrémité du boulevard de la Chapelle, cheminant sur le terre-plein, quand, à la hauteur de la rue de la Goutte-d'Or, trois ou quatre hommes le dépassèrent en courant...

Il n'y fit aucunement attention.

Tout ce qu'il avait d'attention, il l'appliquait à évaluer les chances de succès de la démarche de Mme Cornevin.

Évidemment, elles dépendaient de ce qu'était devenue Mme Flora Misri après sa fuite.

Avait-elle, oui ou non, revu, dans la soirée ou la matinée du lendemain, le comte de Combelaine?

Si oui, plus d'espoir.

Si non... dame, tout pouvait dépendre de l'adresse de Mme Cornevin.

Il marchait lentement, et cependant il était à la moitié du boulevard Rochechouart, lorsque des plaintes assez faibles arrivèrent jusqu'à lui.

Il s'arrêta.

Elles semblaient venir d'un large banc double à dossier très élevé, planté à quelques pas, sur le terre-plein.

Et en regardant de tous ses yeux, il lui semblait, en dépit de l'obscurité, discerner à terre quelque chose de noir, comme un corps qui s'agitait.

Il fit un pas en avant; les plaintes redoublèrent, avec une expression plus déchirante...

La plus vulgaire prudence lui commandait, sinon de passer outre, du moins de n'avancer pas sans d'extrêmes précautions. Il n'est pas un Parisien qui ne sache que c'est là une des ruses qu'emploient les redoutables rôdeurs des barrières et des quartiers excentriques pour attirer leurs victimes.

Mais Raymond n'était pas prudent.

Il s'approcha. C'était bien un homme qui se roulait dans la boue, en proie, eût-on dit, aux effroyables convulsions d'une attaque d'épilepsie.

Saisi de pitié, il se pencha...

Et, à l'instant même, un coup terrible, un coup d'assommoir à jeter bas un bœuf, l'atteignit au cou, un peu au-dessous de la nuque.

Un pouce plus haut, et c'en était fait de lui.

Mais il n'était qu'étourdi. Il se redressa et recula en jetant un appel terrible:

—A moi! Au secours!...

La lettre lui était expliquée... Il se vit perdu...

Ceux-là seuls que la mort a approchés de si près savent quel monde de pensées peut tenir dans la seconde suprême...

—Pauvre mère!... murmura-t-il, songeant à cette femme malheureuse qui sans doute l'attendait pendant qu'on l'assassinait, et à qui, au petit jour, on rapporterait son cadavre...

Puis:

—O ma Simone bien-aimée! pensa-t-il...

Mais il avait dans sa poche une lettre de Mlle de Maillefert, la dernière, celle qu'il avait reçue le matin même...

Il songea qu'on allait le fouiller, qu'on la trouverait, qu'elle serait lue, commentée, profanée, que Mlle Simone serait peut-être compromise, appelée en témoignage...

Alors, il la prit, cette lettre, et vivement la porta à sa bouche pour l'avaler...

Ce fut son dernier mouvement, le dernier acte de son intelligence. Trois hommes l'entouraient. Chancelant du coup qu'il avait reçu, il ne pouvait se défendre.

—A moi! cria-t-il encore. A...

Un effroyable coup de couteau lui coupa la parole... Il sentit entre les épaules un froid terrible, mortel, qui lui glaça le cœur, et il tomba raide, en avant, la face contre terre...

Quand il reprit ses sens, après un évanouissement dont il ne pouvait évaluer la durée, il se trouvait dans un endroit inconnu, dans un café, étendu sur un billard.

On lui avait mis le torse à nu, et un homme de son âge, à la physionomie intelligente et sympathique, lui donnait des soins avec cette sûreté et cette dextérité de main qui trahissent l'ancien interne des hôpitaux.

Trois hommes se penchaient curieusement pour voir de plus près sa blessure.

De l'autre côté, le garçon de café, reconnaissable à sa veste et à son tablier, éclairait le médecin.

Près d'une table, une grosse petite femme taillait en bandes étroites une vieille serviette.

Tout cela, Raymond le vit comme en songe, à travers un brouillard, et si vaguement que bien vite il referma les yeux.

Sa première perception nette était un étonnement profond, immense, de se trouver encore de ce monde.

Si, comme il avait tant de raisons de le croire, si, comme tout le prouvait, il avait été assailli par des assassins payés par le comte de Combelaine, comment ces misérables ne l'avaient-ils pas achevé une fois à terre?

Savaient-ils assez mal leur métier pour l'avoir cru mort?

Car, sans savoir au juste la gravité de sa blessure, il sentait—cela se sent—que sa vie n'était pas en danger. Il entendait d'ailleurs le médecin dire, tout en lui ceignant les reins de bandes de toile:

—Il en reviendra... Avant quinze jours il sera sur pied... On lui a allongé un coup de couteau à traverser un bœuf, mais la lame a glissé sur un os...

Décidément Raymond reprenait possession de soi. Il sentait n'avoir plus à craindre, s'il parlait, de se trahir, de révéler ce qu'il voulait taire à tout prix.

Péniblement, et non sans une vive souffrance, il se dressa sur son séant, balbutiant d'une voix affaiblie des remercîments et interrogeant du regard.

En peu de mots on le mit au courant:

Ce café où il se trouvait était le Café de Périclès, fondé et géré par le plus doux des Prussiens, le sieur Justus Putzenhoffer avec le concours de son épouse et d'un sien cousin surnommé Adonis.

Les assistants étaient des clients: le docteur Valentin Legris d'abord, un brave et digne rentier, M. Rivet, et enfin un journaliste irréconciliable et méridional, M. Aristide Peyrolas.

Ces trois messieurs, insoucieux des règlements de la police, achevaient un wisth, lorsqu'ils avaient entendu un cri de détresse,—un cri très effrayant, après minuit, sur les boulevards extérieurs.

Ils s'étaient précipités dehors. Trop tard... Raymond gisait à terre, et des gens fuyaient dont on entendait, dans le lointain, la course précipitée...

Raymond écoutait, et n'en revenait pas.

S'était-il donc trompé? Les misérables qui l'avaient attaqué n'étaient-ils que de vulgaires rôdeurs de barrières?...

On chercha dans ses vêtements. Sa montre et son porte-monnaie avaient disparu. Il avait été dépouillé...

S'ensuivait-il que les assassins n'étaient pas aux gages de M. de Combelaine et de ses amis?... Pourquoi? Dépouiller l'homme qu'on tue, pour égarer les investigations de la police, est l'A B C du métier.

Puis Raymond se rappelait ces gens qui, au boulevard de la Chapelle, l'avaient dépassé en courant, sans doute pour aller en avant dresser une embuscade...

N'importe; sa certitude était quelque peu troublée.

—Étaient-ce donc des voleurs! fit-il à demi-voix.

C'était peu. C'était assez pour éveiller l'attention d'un esprit subtil.

Aussi, lorsque Raymond eut brièvement raconté comment les choses s'étaient passées:

—Eh bien, lui dit le docteur Legris, d'un ton trop désintéressé pour ne pas dissimuler une intention, eh bien! voilà la déclaration qu'il va falloir faire au commissaire de police.

—Oh! pour cela, s'écria Raymond, non, mille fois non!...

En effet, comment déposer une plainte, et contre qui?...

Provoquer une enquête sans nommer Combelaine, c'était égarer sciemment la police.

Le nommer, c'était mettre en cause la duchesse de Maillefert, M. Philippe, Mlle Simone elle-même; c'était provoquer, sans armes pour se défendre, le duc de Maumussy, M. Verdale, Mme Flora Misri...

D'un autre côté, dès les premiers mots d'une plainte, le commissaire demanderait à Raymond:

—Où aviez-vous passé la soirée? D'où veniez-vous?

Nommer la rue des Cinq-Moulins ne serait-ce pas livrer les Amis de la justice? Et bien que la police connût et surveillât cette association, la fausse lettre de convocation le prouvait, ne serait-ce pas s'exposer à passer pour un traître?...

Toutes ces considérations, d'une logique inexorable, se présentaient à l'esprit de Raymond. Aussi, est-ce du ton dont on demande un grand, un immense service, qu'il conjura ceux qui venaient de le sauver de lui garder le secret, un secret absolu, de l'odieuse agression dont il venait d'être victime.

C'était demander beaucoup,—surtout sans explications. Tous pourtant, habilement encouragés par le docteur Legris, jurèrent de garder le silence.

Alors Raymond respira plus librement. Et après avoir donné son nom et son adresse, et promis de revenir, sitôt rétabli, il annonça que, se sentant mieux, il allait rentrer chez lui.

Tant bien que mal, il remit ses vêtements. Mais lorsqu'on l'eut aidé à descendre du billard et que ses pieds touchèrent terre, il se sentit défaillir, et il serait tombé sans la prévoyante assistance du docteur.

—Je vois bien qu'il me faudrait une voiture, balbutia-t-il.

A toute heure de nuit, il en circule sur les boulevards extérieurs, qui regagnent leur dépôt où se rendent au chemin de fer. Justus, étant sorti, ne tarda pas à en ramener une, dont le cocher avait été séduit par la promesse d'un large pourboire après une course de trois ou quatre minutes.

Lorsque Raymond s'y fut hissé, le docteur s'y installa près de lui, protestant qu'il ne le laisserait pas rentrer seul dans l'état où il était.

De tout autre, Raymond n'eût peut-être pas souffert cette insistance. Mais outre qu'il se sentait instinctivement attiré vers ce médecin, au visage à la fois si ouvert et si fin, n'allait-il pas avoir besoin de lui!...

Résolu à cacher à Mme Delorge son accident, il se proposait de feindre un gros rhume ou une courbature.

Mais qui le soignerait, si, ainsi qu'il le prévoyait, il était forcé de garder le lit quelques jours? Le docteur Legris, parbleu!

Et pour le reste, il n'était pas inquiet, comptant sur l'inviolable discrétion du vieux Krauss.

Aussi tout était-il convenu lorsque le fiacre s'arrêta rue Blanche.

Raymond descendit.

L'air, la fièvre qui le prenait, la nécessité où il allait se trouver, croyait-il, d'abuser sa mère par sa contenance, lui donnaient des forces factices. Il s'excusa donc près du docteur de ne pas l'inviter à monter. A pareille heure—quatre heures venaient de sonner—c'eût été donner trop de soupçons à Mme Delorge.

—La rampe est là, dit-il, qui me soutiendra!

Et, après une dernière poignée de main au docteur, il entra...

Mais autre chose est de traîner les pieds sur un terrain plat, que de lever et de plier les jambes pour gravir un escalier. Dès les premières marches, il s'en aperçut. Mais il fit à son énergie un appel suprême, et maîtrisant une douleur atroce, il continua à monter, lentement, par exemple, et en s'arrêtant à tous les étages.

Seul, par bonheur, le vieux Krauss attendait, et quand, à la lueur de la lampe de l'antichambre, il vit s'avancer Raymond, plus blanc qu'un spectre et les vêtements souillés de boue, il leva les bras au ciel, et d'une voix étranglée:

—Blessé!... fit-il.

Épuisé par les prodigieux efforts qu'il venait de faire, Raymond ne put que répondre d'un signe de tête:

—Oui.

—Par Combelaine ou par Maumussy? interrogea le fidèle serviteur.

—Par des gens à eux, sans doute.

Prenant son jeune maître sous les bras, Krauss le portait plutôt qu'il ne le soutenait jusqu'à sa chambre, et tout en le déshabillant:

—Que de sang sur vos habits! grondait-il... Ah! votre pardessus et votre paletot ont été traversés par la lame d'un couteau. C'est dans le dos que vous avez été frappé... Je reconnais là ceux qui ont tué mon général!...

Mais il venait de découvrir l'appareil placé par le docteur Legris.

—Vous avez donc vu un médecin? reprit-il... Ma foi; oui! et un bon, je m'y connais!... Voilà des bandes serrées comme il faut. Notre major, dans le temps, n'aurait pas fait mieux...

Raymond fut obligé de le prier de se taire, puis de se retirer pour le laisser dormir...

—Cache mes vêtements, lui recommanda-t-il, et quand ma mère sera levée, dis-lui que je suis rentré brisé de fatigue, et qu'il faut me laisser reposer. Mais toi, à neuf heures, viens, et si je dors, éveille-moi. J'ai une commission à te donner, très importante, dont tu ne parleras à personne, pour Mme Cornevin... Allons, va-t-en, tu vois bien que cette blessure n'est rien.

Sa blessure, c'est vrai, ne présentait aucun danger, seulement elle était assez douloureuse pour l'empêcher de clore l'œil.

Et seul, dans le silence et les ténèbres de la nuit, il appliquait toute sa pénétration à tirer de l'événement qui venait de se produire ses dernières conséquences.

Comment M. de Combelaine, cet homme de tant de prudence et de duplicité, qui disposait de tant de ressources, avait-il pu recourir à une attaque à main armée, sur la voie publique, en plein Paris!...

Certes, c'est un expédient décisif que l'assassinat pour se débarrasser d'un ennemi, mais dangereux en diable, qui laisse une terrible pièce de conviction—le cadavre—qui exige des démarches, des complices, et qui enfin, neuf fois sur dix, échoue, et tourne contre son auteur.

—Il faut, concluait Raymond, que sa situation, que je croyais inattaquable, soit horriblement compromise, qu'il se sente menacé, perdu...

Et c'est en un tel moment que Raymond se voyait cloué sur le lit, et pour une semaine, au moins, hors d'état d'agir!...

Que ne ferait pas Combelaine, pendant ces huit jours de répit et de sécurité, alors qu'il devait avoir tout préparé pour un rapide dénoûment!

Huit jours!... Il ne lui fallait pas plus pour épouser Mlle de Maillefert sans que Raymond pût s'y opposer, comme il se l'était juré, même par la violence, même au prix d'un crime.

Une sueur froide lui perlait aux tempes, à cette pensée affreuse, et la fièvre faisant son œuvre, le délire s'emparait de son cerveau et il lui semblait voir se pencher vers lui, en ricanant, la duchesse de Maumussy, Mme de Maillefert, le baron Verdale et jusqu'à Flora Misri...

Le jour qui se levait dissipa cependant les visions de la fièvre, et Raymond commençait à s'assoupir, lorsque Krauss, esclave de la consigne, entra dans sa chambre sur la pointe du pied.

—J'ai conté à madame, dit le vieux soldat, que vous avez pris froid cette nuit, et comme elle m'a cru, elle ne s'étonnera pas de vous voir rester au lit. Maintenant, comment allez-vous?

Raymond souffrait beaucoup.

Il n'en répondit pas moins qu'il se sentait bien mieux, et s'étant fait donner une feuille de papier et un crayon, il écrivit à Mme Cornevin:

«Une circonstance imprévue et bien indépendante de ma volonté m'a empêché, chère madame, de me trouver hier soir au rendez-vous que vous aviez bien voulu me fixer. Aujourd'hui, retenu au lit par une courbature, il m'est impossible d'aller vous demander le résultat de votre démarche près de Mme M... Qu'est-il arrivé? Répondez-moi, je vous en conjure. Vous devez comprendre mes angoisses. Je compte toujours sur la promesse que vous m'avez faite de me garder le secret; il est plus indispensable que jamais.»

Ayant plié et cacheté ce billet:

—Il faut, dit-il à Krauss, que tu cherches un prétexte pour te présenter chez Mme Cornevin.

—Oh! j'en ai un tout trouvé. J'ai à lui reporter des échantillons qu'elle avait envoyés à mademoiselle.

—Très bien. Cela étant, tu t'arrangeras pour remettre cette lettre à Mme Cornevin sans que personne ne te voie. Tu attendras la réponse. Surtout, dépêche-toi...

Cependant, Krauss ne sortait pas.

—Si je suis là que je reste, commença-t-il, c'est qu'il est une chose que je crois devoir dire à monsieur...

—Laquelle?...

—Hier soir, vers minuit, un homme en blouse, un fort homme, très rouge, est venu chez le concierge demander si vous étiez à la maison. Il s'est donné pour un ancien piqueur des ponts et chaussées.

—Qu'a répondu le concierge?

—Que vous étiez sorti, naturellement. L'homme a paru très vexé et a dit qu'il repasserait. En effet, vers une heure du matin on a sonné à la porte; le concierge, qui venait de se coucher, a tiré le cordon, et tout de suite après il a entendu la voix de ce soi-disant piqueur, qui criait en parlant de vous: «Eh bien, est-il rentré?» Comme de juste, le portier s'est mis en colère. «Ah çà! a-t-il répondu, est-ce que vous vous fichez de moi! Est-ce à cette heure-ci qu'on vient demander les gens? Non, M. Delorge n'est pas rentré... et vous, tâchez de filer plus vite que ça!...» Sur quoi l'homme a décampé...

Accoudé sur ses oreillers, Raymond écoutait:

—Dans mon idée, reprit Krauss en hochant gravement la tête, ce lapin-là devait être un espion, un complice des brigands qui vous ont si bien arrangé...

—Peut-être, fit Raymond.

Il disait cela; c'était juste le contraire de ce qu'il pensait.

Éclairé par les événements, il lui semblait discerner, s'agitant autour de lui, dans l'ombre, deux intrigues rivales.

A diverses reprises il avait constaté qu'il était épié et suivi. Était-ce par des espions poursuivant un même but? Non. La surveillance dont il était l'objet était doublé. L'une, protectrice, lui avait sauvé la vie à Neuilly et à la Villette. L'autre, ennemie, avait préparé le guet-apens où il avait failli périr.

Évidemment, Combelaine soldait une de ces surveillances.

Mais l'autre... qui donc l'eût payée, sinon Laurent Cornevin?

[Illustration: Un effroyable coup de couteau lui coupa la parole.]

Et en lui-même, il songeait que ce prétendu piqueur pouvait fort bien être Laurent en personne. Ce devait être lui, si c'était lui qui, l'autre soir, se trouvait chez Mme Cornevin.

—Il m'attendait, pensait Raymond, et sachant l'immense intérêt que j'avais à être exact, il se sera étonné de ne pas me voir à l'heure dite.

Tout cela lui paraissait si plausible, que brusquement:

—Rends-moi la lettre, dit-il à Krauss.

Et le vieux soldat la lui ayant rendue:

«Je sais, madame, ajouta-t-il, en post-scriptum la cause de votre trouble, avant-hier; je vous jure que je la sais. Au nom du ciel, confiez-vous à moi; là est le salut...»

Qu'il s'égarât ou non en conjectures, il ne voyait nul inconvénient à écrire ainsi qu'il le faisait.

Mais que le temps lui semblait long!

Krauss n'était pas encore certainement à la place de la Trinité, que Raymond s'étonnait qu'il ne fût pas de retour et se disait, énervé par l'impatience:

—Dieu! que ce vieux est donc lent!

Un léger bruit, heureusement, vint le distraire.

C'était Mme Delorge qui, tout doucement et avec mille précautions, dans la crainte d'éveiller son fils, entre-bâillait la porte et allongeait la tête.

—Je ne dors pas, mère, lui cria-t-il.

Elle entra, et après avoir un moment considéré son fils:

—Comme tu es pâle! lui dit-elle. Tu souffres. Peut-être serait-il prudent d'envoyer chercher le médecin...

—A quoi bon! interrompit-il vivement. Ce que j'ai n'est qu'une indisposition. Trois jours de repos et je serai sur pied.

Tristement, Mme Delorge hocha la tête.

—Qu'il soit fait selon ta volonté! prononça-t-elle.

Mais elle disait cela d'un tel accent, que Raymond en fut troublé jusqu'au fond de l'âme. Pour la première fois, le soupçon lui venait que sa mère n'était pas dupe, et que sa facilité à se payer du premier prétexte venu n'était qu'une de ces délicatesses dont les mères ont le secret.

Que supposait-elle donc?

Mais déjà Mme Delorge avait repris sa physionomie impassible.

—Songe, mon fils, murmura-t-elle en se retirant, que je n'ai que toi ici-bas et que sur toi seule reposent toutes mes espérances...

Avec sa sœur, avec Mlle Pauline, Raymond devait avoir de bien autres appréhensions encore.

Ayant regardé son frère d'un œil si perspicace qu'il en détourna la tête:

—Est-ce encore la politique, fit-elle, qui te rend malade?...

On l'appelait, elle sortit, laissant Raymond décidément irrité.

—Il me faut bien reconnaître, pensait-il, que je ne suis qu'un piètre comédien!

Le docteur Legris, dont on annonçait la visite, ne devait pas modifier son opinion.

—Eh bien? demanda-t-il, lorsqu'il fut près du lit de Raymond.

—Docteur, je souffre atrocement.

La porte était fermée, il n'y avait pas d'indiscrétion à craindre.

—Est-ce bien de votre blessure? demanda M. Legris.

—Eh! de quoi donc serait-ce?...

Le docteur ne répondit pas directement.

—On ne saurait croire, dit-il, comme s'il eût émis un axiome d'utilité générale, l'influence que le moral exerce sur les blessures...

De tout autre, Raymond eût peut-être fort mal pris cette réflexion. Mais M. Legris lui inspirait déjà cette confiance qui précède l'amitié.

—Que ne donnerais-je pas pour pouvoir me lever! soupira-t-il.

Le docteur, attentivement, l'examinait.

—Il n'y faut pas songer avant cinq ou six jours, prononça-t-il, et encore, et encore...

Il s'était assis et il rédigeait une ordonnance avec le crayon dont Raymond s'était servi pour écrire à Mme Cornevin, lorsque la porte s'ouvrant brusquement, Krauss parut...

Le vieux soldat croyait Raymond seul, et il avait déjà tiré de sa poche une lettre qu'il y refourra bien vite en apercevant un étranger.

—Est-ce que monsieur n'a pas sonné? demanda-t-il, croyant utile d'expliquer son entrée.

—Non, répondit Raymond, mais tu arrives à propos... Monsieur est un de mes amis, un médecin qui va te dire ce qu'il y a à faire.

C'était peu de chose... Et le docteur, qui était bien trop fin pour ne pas reconnaître qu'il gênait, ne tarda pas à se retirer, en promettant de revenir le lendemain.

Dès qu'il fut dehors:

—Eh bien! mon vieux Krauss, interrogea Raymond, tu as remis ma lettre à Mme Cornevin?

—Dès que je me suis trouvé seul avec elle.

—L'a-t-elle lue devant toi?

—Oui.

—Pendant qu'elle lisait, quel air avait-elle?

Au regard que le vieux soldat jeta à Raymond, on eût pu croire qu'il lui venait une idée, à lui aussi.

—En commençant, répondit-il, elle avait son air ordinaire; mais voilà que tout à coup, sur la fin, elle a tressauté...

—Tu es sûr?

—Parbleu! et en même temps elle devenait plus blanche que sa collerette.

—Et elle n'a rien dit?...

—Non. Elle a seulement fait: «Ah!» en regardant autour d'elle d'un air effrayé... Puis, tout de suite, elle s'est mise à écrire la réponse que voici...

Raymond ne sentait plus sa blessure.

Il avait pris la lettre des mains de Krauss, et il la tournait et la retournait, hésitant à l'ouvrir, persuadé qu'il allait y trouver l'arrêt définitif de la destinée.

«Fidèle à ma promesse, mon cher Raymond, écrivait Mme Cornevin, hier, dès neuf heures, je me suis présentée chez Mme Misri. Je l'ai trouvée à moitié folle, désespérée et s'arrachant les cheveux. Elle venait de rentrer, et pendant la nuit, qu'elle avait passée chez une de mes amies, tous les papiers, qu'elle possédait lui avaient été volés... Ma visite n'ayant ainsi plus de but, je me suis retirée.

«VEUVE CORNEVIN

«P.-S. Je ne comprends rien, je l'avoue, à votre étrange post-scriptum. Que voulez-vous dire? Il n'y avait de troublé, l'autre soir, que vous, mon pauvre enfant!...»

Depuis le temps que Raymond voyait s'évanouir une à une toutes les chances sur lesquelles un autre eût compté, il s'était fait une habitude du malheur et une loi de s'épargner les déceptions en mettant tout au pis.

La lettre de Mme Cornevin ne le surprit pas outre mesure.

—Elle se défie de moi! pensa-t-il.

Et sa conviction n'en demeurait pas moins pleine et entière. Autant et plus qu'avant, il restait persuadé de la présence de Laurent chez sa femme.

Mais quelle raison avait Mme Cornevin de se défier? Était-ce son mari qui lui avait dicté cette réponse? Et si oui, pourquoi s'obstinait-il à cet impénétrable incognito? Quelle revanche terrible préparait-il dans l'ombre?...

Ces préoccupations rendaient Raymond presque insensible à l'événement; si grave pourtant, que lui annonçait Mme Cornevin.

Les papiers de Mme Flora Misri avaient été volés.

Que le voleur fût M. de Combelaine, Raymond, n'en doutait pas. Et cependant, une fois maître de ces papiers si dangereux, c'est-à-dire le danger conjuré, comment M. de Combelaine avait-il pu recourir à un assassinat!...

—Enfin, se disait Raymond épuisé de tant de conjectures inutiles, je verrai Mme Cornevin dimanche et il faudra bien qu'elle s'explique...

Vains projets!... Pour la première fois depuis dix-huit ans, Mme Cornevin ne vint point passer son dimanche avec Mme Delorge.

—Donc elle me craint, conclut Raymond, donc mes soupçons étaient fondés. Ah! quand donc me sera-t-il permis de sortir!...

Ce ne devait pas être avant cinq à six jours, encore bien qu'il allât beaucoup mieux, et que les visites de M. Legris fussent celles d'un ami désormais, et non plus d'un médecin.

Il était clair que ce docteur à l'œil si fin avait flairé un mystère, et qu'il eût été ravi de le pénétrer. Mais Raymond ne lui en voulait pas de sa curiosité. Après tant de mois de solitude absolue, il éprouvait un soulagement réel à s'entretenir avec un homme de son âge, d'un esprit évidemment supérieur, d'un rare bon sens pratique, et qui avait de la vie en général, et de la vie de Paris en particulier, cette expérience que donnent certaines professions.

L'heure que M. Legris passait tous les matins près de son lit était pour Raymond la meilleure de sa journée, la seule où il fût un peu distrait de ses sombres préoccupations.

Le reste du temps, il se consumait d'impatience.

Tout le monde cependant avait cru ou paru croire à la maladie qu'il feignait, et Me Roberjot et M. Ducoudray se relayaient, en quelque sorte, pour qu'il ne fût jamais longtemps seul.

Par M. Ducoudray, il savait tous les cancans du boulevard.

Me Roberjot, lui, le tenait au courant des événements politiques et lui rapportait les mille et mille on-dit de l'affaire Pierre Bonaparte.

Mais c'est d'une oreille distraite que Raymond écoutait. Que lui importait le prince Pierre? que lui importait la politique?...

C'est rue de Grenelle, à l'hôtel de Maillefert, que s'envolait sa pensée.

Où en étaient les événements? Qu'était-il advenu de cette querelle qu'il avait vue près d'éclater entre M. Philippe et le comte de Combelaine?

Et personne à envoyer aux renseignements.

Il avait bien eu l'idée de charger Krauss de la commission, ou même de se confier au docteur Legris, mais à qui les adresser? à miss Lydia Dodge? Elle refuserait de les recevoir, ou, s'ils parvenaient jusqu'à elle, ne répondrait pas.

Raymond, enfin, s'inquiétait de cet appartement qu'il avait loué sous le nom de Paul de Lespéran et dont la portière, ne le voyant plus reparaître, devait se répandre dans le quartier en cancans saugrenus.

Malgré tout le temps passait...

Le vendredi, Raymond se leva quelques heures. Le samedi, il resta debout toute la journée. Le dimanche, il se sentait assez remis pour sortir, lorsque, vers les onze heures, Krauss lui remit une lettre qui avait été apportée par un commissionnaire.

L'enveloppe malpropre, l'écriture, l'orthographe, l'encre d'un bleu passé, ces mots écrits dans les angles: «personel très précé», tout trahissait si bien la lettre anonyme, lâche, honteuse, dégoûtante, que Raymond fut sur le point de la jeter au feu sans la lire.

Mais il était dans une situation à ne rien négliger. Il rompit donc le cachet.

C'était bien une lettre anonyme.

Un inconnu, qui se disait son ami, l'adjurait de se trouver, le soir même, à minuit, au bal de la Reine-Blanche. Là, un homme viendrait le prendre, qui le conduirait à un endroit où devait avoir lieu une scène à laquelle il était indispensable qu'il assistât.

—Ce n'est qu'une mystification stupide! murmura Raymond, en froissant la lettre anonyme, et en la jetant à terre avec un geste de dégoût.

Mais cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'il en était à se demander s'il ne s'était pas trop hâté de porter un jugement définitif.

Il ramassa donc la lettre, la lissa, l'étala sur le marbre de la cheminée, et se mit à l'étudier attentivement.

Des choses étranges s'y trouvaient, qu'il n'avait pas remarquées sur le premier moment, et qui, maintenant, le frappaient d'étonnement.

Ceci d'abord:

L'inconnu qui lui donnait rendez-vous à la Reine-Blanche devait, en l'abordant, lui dire, en manière de reconnaissance: «Je viens du jardin de l'Élysée.»

Était-ce le hasard seul qui avait amené cette phrase si terriblement significative au bout de la plume du correspondant anonyme?...

Quelques lignes plus bas on lisait:

«Que M. Delorge vienne pour Elle, sinon pour lui...»

Elle!... Qui, Elle, sinon Simone de Maillefert?

Il eût fallu que Raymond fût frappé de cécité, pour ne pas voir que celui qui lui écrivait n'ignorait rien de son existence, et savait ses angoisses, sa haine et son amour.

Et à qui, parmi ceux qui connaissaient sa vie, eût-il attribué cette lettre anonyme, sinon à Combelaine?... Oui, à Combelaine, ou à Laurent Cornevin.

Si elle était de Laurent, Raymond avait tout à espérer.

Il avait tout à craindre si elle venait du comte de Combelaine.

—N'importe, se dit-il, j'irai.

—Pourtant, faible comme il l'était encore, se rendre seul à ce singulier rendez-vous, n'était-ce pas, comme on dit vulgairement, se jeter dans la gueule du loup, et d'une témérité qui frisait la niaiserie?

Mais de qui se faire accompagner?

De Krauss? C'était certes un rude compagnon encore, malgré son âge.

Il y avait encore le docteur Legris...

—Et pourquoi pas! songea Raymond.

En conséquence, le docteur étant survenu comme tous les jours, sans préambule, il lui donna la lettre à lire.

M. Legris en fut stupéfié, et sa première pensée, qu'il exprima très énergiquement, fut que ce rendez-vous était un guet-apens.

Raymond avoua loyalement que cette idée lui était venue.

Seulement il se hâta d'ajouter qu'il n'en était pas moins inébranlablement résolu à se rendre à la Reine-Blanche, et à s'y rendre seul, qui plus est.

Pour n'être pas directe, l'invitation n'en était pas moins positive.

Le docteur l'accepta, et il y eut d'autant plus de mérite que nulle explication ne lui fut donnée, et qu'il n'en demanda aucune.

A minuit, donc, Raymond et M. Legris entraient à la Reine-Blanche, où il y avait bal masqué, et ils y étaient abordés par un homme qui, après avoir prononcé la phrase sacramentelle: «Je viens du jardin de l'Élysée,» les engageait à le suivre.

Ils le suivaient.

Par lui, ils étaient introduits dans le cimetière Montmartre, et à la clarté douteuse de la lune, ils assistaient à cette scène étrange de cinq personnes—quatre hommes et une femme, que les autres appelaient madame la duchesse, escaladant audacieusement les murs du champ des morts, et violant une sépulture pour constater qu'un cercueil était vide.

Leur guide, cependant, les abandonnait, s'enfuyait, et tous leurs efforts pour le rejoindre, pour découvrir sa personnalité, échouaient. Si bien que, nulle explication ne leur étant donnée, ils demeuraient en face d'un problème véritablement effrayant.

Jamais la curiosité du docteur Legris n'avait été à ce point excitée.

Mais si subtile que fût sa pénétration, ignorant le passé de Raymond, il ne pouvait que s'égarer en conjectures folles.

Et l'eût-il connu, ce passé, qu'il n'eût guère été plus avancé.

C'est en vain que Raymond, de son côté, essayait de rattacher cette scène du cimetière Montmartre à quelque circonstance de sa vie.

Mais il ne tarda pas à rougir de garder pour lui seul ses conjectures et ses doutes. Était-il généreux de laisser se débattre dans les ténèbres le docteur Legris, qui venait de s'exposer pour lui? Accepter le dévouement d'un homme, c'est prendre envers lui des engagements tacites.

Enfin, à l'heure où le dénouement heureux ou tragique devait être si proche, Raymond, plus que jamais, comprenait combien pouvait lui être utile un ami.

Prenant donc son parti, il pria le docteur de venir, le soir même, partager le dîner de sa famille, ajoutant qu'ils causeraient après, et qu'à un homme tel que lui il ne marchanderait pas les confidences.

SIXIÈME PARTIE

LAURENT CORNEVIN

I

Ce n'était pas le premier venu, que le docteur Valentin Legris.

Celui-là n'était pas de ces aimables étudiants qui, après dix ans de bière et d'absinthe comparées, enlèvent leur diplôme d'un coup d'audace ou de hasard.

Fils d'une famille pauvre—son père était un petit menuisier de la banlieue—le docteur Legris devait à son intelligence et à son travail obstiné sa modeste situation.

C'est de ci et de là qu'il avait fait ses études, tantôt externe d'un lycée, tantôt pensionnaire de quelque institution qui lui donnait le vêtement, la pâtée et la niche à la condition expresse de remporter des prix à la fin de l'année. Il était maître d'études, ou plus vulgairement: pion, dans la maison où il fit sa philosophie et où il fut reçu bachelier ès lettres et bachelier ès sciences.

Les années suivantes, c'est avec l'argent qu'il gagnait à donner des répétitions, qu'il se nourrit et se logea, qu'il acheta des livres, qu'il paya ses examens et ses inscriptions à l'École de médecine.

Il eut à souffrir et beaucoup, dans un pays et à une époque où les jeunes imbéciles enrichis par leur famille voudraient bien faire de la pauvreté un vice et un ridicule.

Mais il n'était pas d'une trempe à s'affliger sérieusement des déboires ou des railleries que pouvaient lui valoir l'exiguïté de sa chambre du sixième étage, l'épaisseur de ses souliers ou la coupe arriérée d'un paletot qu'il était allé acheter au Temple.

Loin d'en être altérée, sa gaité naturelle s'y aiguisa de cette pointe de scepticisme ironique qui sied bien aux hommes qui ont conscience de leur valeur et qui l'ont affirmée en surmontant les obstacles.

Ce n'est pas lui qui jamais eût consenti à affecter une gravité pédantesque bien éloignée de son caractère, ni à se faire, comme d'autres, un élément de succès d'une hypocrisie raisonnée et patiemment soutenue...

Il aimait le plaisir, et volontiers le prouvait, lorsque, par grand hasard, quelque louis inattendu tombait dans le vide de son escarcelle et que ses études n'en devaient pas souffrir.

Quelques-uns de ses professeurs même lui trouvaient par trop d'indépendance, et lui reprochaient un certain esprit d'indiscipline et de contradiction.

[Illustration: Dans la nuit tous les papiers qu'elle possédait lui avaient été volés.]

Ses examens et sa thèse ne lui furent pas moins l'occasion d'un de ces triomphes que la Faculté enregistre et qui font espérer un maître pour l'avenir.

Malheureusement, le diplôme ne lui donnait pas de rentes, et, avant comme après le parchemin, il se trouvait en face de ce problème irritant et inquiétant: vivre...

Les quelques semaines qui suivirent furent des plus pénibles de sa vie.

On le rencontrait alors, la démarche lente et le front soucieux, errant un peu comme une âme en peine sous le portique de l'École de médecine, ou arrêté devant ce tableau qui se trouve à droite en entrant, et où s'affichent les demandes et les offres...

Les formules ne varient guère.

Du côté des demandes, c'est un navire baleinier qui, prêt à mettre à la voile, désire un chirurgien pour une expédition de trois ans dans les mers du pôle;—ou un riche étranger très vieux et très souffrant, qui souhaiterait les soins incessants d'un savant docteur;—ou encore une commune de mille sept cents âmes qui, ayant perdu son médecin, en désirerait un autre.

Du côté des offres, c'est cinq, dix, quinze jeunes gens qui, diplômés de la veille et sans fortune, proposent tout ce qu'ils savent, aussi bien pour accompagner en Italie quelque jeune et intéressante poitrinaire, que pour donner des consultations dans l'arrière-boutique de quelque pharmacie suspecte.

Il faut manger, n'est-ce pas!...

C'est ce que se répétait avec une amertume croissante le docteur Legris, et il était bien près de se décider pour le baleinier, où du moins le couvert serait mis deux fois par jour, lorsqu'un de ses camarades le présenta au célèbre médecin anglais Harvey.

Établi en France pour l'hiver, le docteur Harvey achevait alors son livre fameux et si effrayant: Des poisons.

Il avait besoin d'un aide, le docteur Legris lui plut, il le prit.

Et il s'y attacha si fortement, qu'il voulait absolument, à la fin de l'année, l'emmener avec lui à Londres, lui affirmant qu'il répondait de son avenir, de sa réputation et de sa fortune.

Bien que fort touché de l'offre, Legris refusa.

Tout en apportant tout ce qu'il avait d'intelligence aux travaux si remarquables d'Harvey, il avait travaillé en vue des concours, et quelques mois plus tard, il était interne à la Pitié.

Les années qu'il y passa ne furent, selon son expression, qu'un coup de collier continu.

Il apportait à l'exercice de sa profession cette passion obstinée qui seule fait les hommes supérieurs.

Il dépensait toute son énergie à ces luttes poignantes contre la maladie, la souffrance, la mort, et il y déployait une sagacité et une fécondité de ressources, une hardiesse parfois, qui étonnaient les plus vieux praticiens.

Ce n'était pas une raison pour que tous ses maîtres fussent ses amis.

Ils l'étaient, cependant.

Le sachant pauvre, ils cherchaient les occasions de lui faire gagner quelques honoraires, soit en le signalant à des malades qu'ils ne pouvaient voir, soit même en le faisant appeler en consultation.

Jamais l'illustre professeur B... ne rencontrait dans sa pratique un cas difficile, douteux ou nouveau, sans faire appeler son interne.

Cette situation, près d'un des maîtres de la science, devait valoir et valut en effet au docteur Legris de nombreuses relations, les unes flatteuses simplement et agréables, les autres assez puissantes pour aider sa fortune le jour où il quitterait la Pitié.

C'est ainsi qu'il connut le duc de Maumussy lorsqu'on le crut, lorsqu'il se crut lui-même empoisonné en 1866; la princesse d'Eljonsen lors de son accident de voiture, aux courses de La Marche, et Mme Verdale, après ce fameux bal du baron, où un incendie se déclara et où la pauvre dame fut si cruellement brûlée qu'elle faillit en mourir.

Mais toutes ces relations, le docteur Legris ne sut pas, au dire de ses amis, les utiliser.

La vérité est qu'il ne le voulut pas.

Un de ces amours funestes dont les hommes les plus forts ne savent pas se garer venait de bouleverser son existence.

Follement épris d'une jeune ouvrière d'une rare beauté, la voyant parée comme de juste, puisqu'il l'adorait, de toutes les qualités du cœur et de l'esprit, il voulut l'associer librement à sa vie.

Elle se joua de lui indignement.

Il était pauvre et elle voulait des toilettes, des diamants, des voitures, tout ce luxe brutal et scandaleux qui trouble la cervelle des pauvres filles, et qui les conduit par le plus court à Saint-Lazare ou à l'hôpital.

Le docteur aimait, il essaya de lutter. Son existence, pendant les derniers mois de son internat, fut un enfer.

Menaces et prières échouaient également. On le railla, il tint bon, descendant jusqu'à cette lâcheté suprême de la passion: paraître ne rien voir...

Jusqu'à ce qu'enfin, sentant sa dignité compromise, il rompît...

Mais il conçut un si noir chagrin, et tant de honte aussi de sa faiblesse, qu'il disparut, il se cacha...

Il avait un millier de francs d'économies, il en emprunta autant et vint s'établir à Montmartre, place du Théâtre.

Moins de six mois après, il ne pouvait plus suffire à sa clientèle,—peu aisée, il est vrai, maussade, d'autant plus exigeante qu'elle payait plus mal, mais telle quelle suffisant amplement à ses besoins.

Et le travail et le temps faisant leur œuvre, peu à peu il se remettait de l'horrible secousse, le passé s'effaçant et, ses ambitions d'autrefois le reprenant, il était résolu, dès qu'il aurait économisé quelques billets de mille francs, à renouer ses relations et à transporter son cabinet au centre de Paris.

Tel était l'homme auquel Raymond, en sa détresse extrême, venait de décider qu'il se confierait sans restriction.

Et après l'avoir quitté, en lui répétant: «A ce soir six heures, n'est-ce pas?» tout en regagnant la rue Blanche, il découvrait mille raisons de s'applaudir de sa décision.

Cette fois encore, grâce à la complicité de Krauss, Mme Delorge ignorait que son fils eût passé la nuit dehors, et elle l'accueillit comme s'il fût sorti de grand matin, avant qu'elle ne fût levée.

—Je me suis permis, ma chère mère, lui dit-il en l'embrassant, d'inviter à dîner un de mes amis pour lequel je te demande bon accueil.

C'était la première fois, depuis qu'il était de retour à Paris, qu'il amenait un convive; aussi Mme Delorge en parut-elle un peu surprise.

—Le connais-je, cet ami? interrogea-t-elle.

—Je ne crois pas, ma mère, mais je pense qu'il te plaira; c'est un homme très distingué, de quatre ou cinq ans plus âgé que moi, le docteur Legris...

—Tu ne m'en as jamais parlé, fit Mme Delorge.

Et sonnant:

—N'importe, ajouta-t-elle avec un bon sourire; il est ton ami, cela suffit. Et comme il est médecin aussi, c'est-à-dire un peu gourmand, je vais m'entendre avec Françoise pour le bien recevoir.

Françoise, c'était la cuisinière. Elle ne tarda pas à paraître, et pendant que Mme Delorge lui donnait ses ordres, Mlle Pauline s'approcha de son frère.

Arrêtant sur lui son beau regard clair:

—Le docteur Legris, demanda-t-elle avec une feinte bonhomie, n'est-ce pas ce monsieur qui est venu te voir tous les jours pendant que tu gardais le lit?

—Précisément.

—Alors, tout s'explique.

—Tout, quoi?

—On comprend, veux-je dire, que ce gros rhume qui t'a tant fait souffrir et si peu tousser ait été si promptement guéri.

Raymond dissimula mal un mouvement d'impatience.

—Que cette petite fille est agaçante! pensa-t-il, mécontent de se voir pris, et ce n'était pas la première fois, en flagrant délit de mensonge.

Puis tout haut:

—Qu'y a-t-il d'extraordinaire, fit-il, à ce qu'un de mes amis, qui est médecin, vienne me voir lorsqu'il me sait souffrant?

Il se levait, en disant cela, pour regagner son appartement.

—Comment! tu nous quittes? reprit Mlle Pauline.

—J'ai à travailler.

Déjà il gagnait la porte, mais elle:

—Oh! tu nous accorderas bien un moment encore, nous avons de grandes nouvelles à te donner...

—Des nouvelles!...

—Oui, de Jean...

Raymond se rassit, observant à son tour sa sœur, qu'il lui avait semblé voir tressaillir.

—Ce matin même, continua la jeune fille, Mme Cornevin a reçu de son fils une longue lettre...

—Et elle est venue vous la communiquer?

—Non; elle nous l'a envoyée à lire. Elle a tellement d'ouvrage, et si pressé, qu'il lui est impossible de s'absenter un quart d'heure de ses ateliers.

Les plus singuliers soupçons traversaient l'esprit de Raymond.

—Il faut, en effet, reprit-il en baissant la voix pour n'être pas entendu de sa mère, toujours en conférence avec Françoise, il faut que Mme Cornevin soit écrasée de travail. Déjà, l'autre dimanche, elle n'est pas venue dîner avec nous, elle n'a pas davantage paru hier, aujourd'hui elle se prive de la joie de lire en famille, au milieu de nous, une lettre de Jean... Est-ce que tu ne trouves pas cela extraordinaire, toi?...

Visiblement, Mlle Pauline rougissait.

—Mais non, je t'assure, répondit-elle...

—Tu sais donc quelles sont ces commandes si importantes qui la retiennent?

—Certainement. Est-ce que nous ne sommes pas en plein carnaval? est-ce que ce n'est pas demain le mardi gras! Ne faut-il pas des toilettes, des travestissements?...

Elle s'embarrassait, elle devenait cramoisie, elle eût été peut-être obligée de s'arrêter, sans sa mère qui, Françoise partie, lui vint en aide.

Mme Delorge avait entendu les derniers mots.

—Je suis sûre, dit-elle, que Julie—c'est ainsi qu'elle appelait Mme Cornevin,—a beaucoup à faire; cependant je suis un peu surprise qu'elle n'ait pas, en huit jours, pu trouver une heure à passer avec nous.

Raymond hochait la tête, tout en observant sa sœur du coin de l'œil.

Il pensait que c'était lui qu'évitait Mme Cornevin, et que Mlle Pauline certainement avait surpris quelque chose.

—Quoi qu'il en soit, mon cher fils, reprit Mme Delorge, j'ai conservé la lettre de Jean, pour te la donner à lire.

Cette lettre, Raymond savait d'avance qu'elle ne lui apprendrait rien.

Dans celle-ci pas plus que dans toutes celles qu'il avait écrites à sa mère depuis son départ, Jean, fidèle aux conventions arrêtées, ne soufflait mot du but de son voyage, ni de ses découvertes, ni de son père.

Il y parlait de M. Pécheira, l'ancien associé de Laurent, mais simplement comme d'un homme charmant, d'un ami dont il avait fait la connaissance à Melbourne, et qui l'avait mis à même de voir, et de voir bien, tout ce qu'il y a de curieux en Australie.

Et il terminait en annonçant que son passage pour Liverpool était arrêté sur un navire qui quitterait Melbourne trois semaines après celui qui emportait sa lettre.

—Ainsi, dit Raymond à Mme Delorge, en lui rendant la lettre de Jean, nous pouvons d'un moment à l'autre voir paraître notre voyageur. Il se peut qu'il n'arrive pas avant un mois, mais rien ne prouve qu'il ne sera pas à Paris demain matin.

—Surtout avec un navire à voiles, objecta Mlle Pauline.

C'est de l'air le plus étonné que Raymond considéra sa sœur, de l'air d'un homme qui, tout à coup, découvre quelque chose d'énorme.

—Comment sais-tu que Jean a pris passage sur un navire à voiles? interrogea-t-il.

Elle éclata de rire, de ce petit rire nerveux et sec qui ressemble à une quinte de toux, et qui est la ressource de toutes les femmes embarrassées.

—Ne le dit-il pas dans sa lettre? fit-elle.

—Non.

Elle haussa les épaules, et d'un ton d'insouciance que démentait le nuage de pourpre répandu sur son visage:

—C'est donc, dit-elle, que je l'aurai rêvé.

Mme Delorge put croire cela, mais non pas Raymond.

—Eh! eh! pensa-t-il, mademoiselle ma sœur recevrait-elle donc des nouvelles directes de maître Jean!

Il n'y eût vu aucun mal, nul inconvénient, tant était étroite l'intimité des deux familles.

Seulement, si depuis son départ Jean était en correspondance réglée avec Mlle Pauline, il avait dû nécessairement lui apprendre tout ce qu'il cachait à Mme Cornevin et à Mme Delorge. Un homme de vingt-six ans ne sait pas avoir de secrets pour la femme qu'il aime.

Cela, jusqu'à un certain point, eût donné à Raymond la clef de la conduite un peu singulière de sa sœur, ses airs d'intelligence, ses mots à double entente, son insistance à lui demander de se confier à elle...

—Il est clair, pensait-il, qu'elle sait tout ce que je sais moi-même de l'existence de Laurent Cornevin, sinon plus...

Cependant ce n'était pas le moment de questionner Mlle Pauline.

Il se faisait tard; après les épreuves de la nuit, il était accablé de fatigue, le docteur Legris pouvait devancer l'heure du rendez-vous...

Il se réfugia donc dans son cabinet de travail, et il n'y était pas depuis un quart d'heure, allongé dans son fauteuil et les pieds sur la cheminée, qu'il s'endormit, rêvant que le docteur était assis près de lui et lui parlait.

M. Legris, à ce moment même, était chez lui, place du Théâtre, à Montmartre, où il expédiait sa consultation. Expédiait est bien le mot. Il n'était pas habituellement d'une douceur exagérée, mais jamais ses malades ne l'avaient vu si brusque ni si impatient.

Le fait est qu'il se savait attendu, à six heures, rue Blanche, qu'il avait encore, après sa consultation, huit ou dix visites à faire, et qu'il avait hâte de se trouver seul avec lui-même pour réfléchir en toute liberté aux étranges événements qui venaient de tomber dans sa vie.

—Oui, bien étranges, pensait-il, car jamais on n'a ouï parler de rien qui approche de ce dont j'ai été témoin cette nuit. J'aurais ri au nez de qui fût venu hier me conter une telle histoire; m'assurer qu'un fait de cette nature était possible, en 1870, à Paris, en pleine civilisation, au milieu de cette armée de surveillants, de gardiens, de sergents de ville, d'agents de la sûreté qui, incessamment, ont les yeux ouverts.

Avec tant de préoccupations, c'était miracle que le docteur, en arrivant au chevet du malade, recouvrât la plénitude de son sang-froid.

C'était ainsi, pourtant, tant est puissante cette faculté que Bichat appelait: «l'habitude professionnelle».

Mais après chaque visite, consultant son carnet:

—Allons, plus que cinq, murmurait M. Legris, plus que trois... plus qu'une.

Jusqu'à ce qu'enfin, avec un gros soupir de satisfaction:

—C'est la dernière, se dit-il, me voilà libre!...

Il s'était si fort dépêché qu'il n'était guère plus de six heures, et cinq minutes plus tard il arrivait rue Blanche, et Raymond le présentait à sa mère et à sa sœur.

Le docteur Legris plut à Mme Delorge, à qui peu de gens plaisaient. Elle lui trouva, ainsi qu'elle le dit à son fils le lendemain, l'air à la fois très fin et très franc, ce qui est rare: la finesse, en apparence du moins, excluant presque toujours la franchise.

Quant au docteur, il fut très frappé du grand air de Mme Delorge, et plus encore de la beauté de Mlle Pauline.

Le dîner, cependant, eût été triste, sans la puissance d'abstraction de M. Legris, sans cette faculté si précieuse qu'il possédait, de déposer à un moment donné ses plus pressantes préoccupations, comme d'autres déposent leur cigare avant d'entrer dans un salon.

Il avait trop vu, et avec de trop bons yeux pour que sa conversation n'eût pas cette saveur recherchée que donne la connaissance approfondie de l'existence parisienne. Il voulait plaire, il plut.

Si bien qu'il y avait longtemps que le dîner était fini et le café pris, lorsque Raymond, qui ne le voyait pas près de tarir, se leva en disant:

—Vous oubliez nos affaires, je crois, mon cher docteur. Allons, venez, ma mère et ma sœur vous excuseront...

L'instant d'après, ils étaient dans le cabinet de travail de Raymond, un bon feu dans la cheminée et les portes closes.

Le docteur avait allumé un cigare, et il se tassait dans un bon fauteuil, précisément en face de ce portrait du général Delorge qui l'avait tant intrigué avec cette épée scellée de larges cachets rouges accrochée au travers de la toile.

Enfin allait donc lui être révélé le mystère qu'il avait pressenti, la nuit du guet-apens des boulevards extérieurs, et qui, depuis, ne cessait d'occuper sa pensée.

—Je vous écoute, mon cher ami, dit-il.

Au dîner, tandis que parlait le docteur Legris, Raymond avait eu le loisir de réfléchir et de chercher dans sa tête comment exposer la situation.

Son récit fut donc ce qu'il devait être, d'une remarquable clarté, et précisément assez concis pour ne laisser dans l'ombre aucun détail d'une certaine valeur.

Et lorsqu'il eut achevé:

—Maintenant, docteur, prononça-t-il, vous connaissez mon existence comme moi-même et, d'un esprit plus libre que le mien, vous pouvez juger si ma partie n'est pas irrémissiblement perdue, et si ce n'est pas folie à moi d'espérer toujours et de prétendre lutter encore...

M. Legris ne répondit pas tout d'abord.

Après avoir commencé par fumer à pleins poumons, il n'avait pas tardé à laisser éteindre son cigare, puis à le jeter. Il était «empoigné», c'était manifeste, irrésistiblement. Il s'était attendu à quelque chose d'extraordinaire, mais la réalité dépassait toutes ses conjectures.

Puis, fatalement, il avait été amené à un retour sur lui-même. Il s'était rappelé qu'il avait aimé, lui aussi, qu'il avait eu ses heures de désespoir et de démence... Et pourtant, quelle différence entre la funeste passion qui avait failli flétrir sa vie et les nobles et pures amours dont il venait d'entendre la douloureuse histoire!...

Cependant comme Raymond répétait sa question, il tressaillit, et d'une voix qu'altérait l'émotion:

—Sur mon honneur, prononça-t-il, je crois, mon cher Delorge, que jamais, peut-être, votre situation n'a été meilleure, que jamais vous n'avez été si près du triomphe.

Après les événements des derniers jours et tant de déceptions successives, de telles paroles semblaient presque une raillerie.

—Docteur, fit Raymond, d'un ton de reproche, docteur!...

Mais lui:

—Ce n'est pas, d'ordinaire, par l'optimisme que je pèche, fit-il... mais qu'importe un résultat qui est encore le secret de l'avenir! «L'homme de cœur doit agir comme s'il avait tout à attendre, et se consoler, s'il échoue, comme s'il n'eût rien eu à espérer...» C'est de Maistre qui a dit cela.

Il s'était levé, sur ces mots, et était allé s'adosser à la cheminée. L'énergie resplendissait sur sa physionomie intelligente, ses narines battaient, son œil si fin étincelait.

Tel il devait être au chevet d'un malade, aux prises avec quelque mal terrible, épiant le moment de tenter un expédient héroïque.

Et, dans le fait, n'était-il pas en consultation!...

—A nous deux, mon cher Delorge, s'écria-t-il, nous allons donner du fil à retordre à vos ennemis. Il se peut qu'ils nous écrasent, tout est possible. Ils ne nous écraseront, sacredieu! pas sans combat!...

Si la peur est contagieuse, l'assurance n'est pas moins communicative. A entendre le docteur s'exprimer de cet accent de résolution, Raymond croyait voir ses chances doublées.

[Illustration: La soubrette s'élançait sur le palier en s'écriant:—Monsieur, madame y est pour vous.]

—Pour commencer reprit le docteur, quel est l'auteur, l'instigateur de l'intrigue mystérieuse, mais à coup sûr abominable, qui vous a enlevé Mlle Simone pour la livrer à un misérable tel que Combelaine?... Les faits sont là qui nous crient: C'est la duchesse de Maumussy.

—Je le crois...

—Eh bien! moi, j'en suis sûr. Avait-elle un intérêt à empêcher votre mariage? Évidemment, et le plus naturel et le plus puissant de tous. Vous lui aviez plu et elle avait eu l'imprudence de vous le laisser voir...

Raymond était devenu cramoisi.

—Je ne suis pas un fat, murmura-t-il, et cependant je dois avouer...

Le docteur souriait.

—Il est sûr, interrompit-il, qu'un ridicule ineffable s'attache à cette idée d'un homme qu'on aime comme cela, malgré lui... Mais enfin, ici, le fait est patent. Et vous, comment avez-vous répondu à ces avances par trop significatives?... Comme un imbécile d'honnête homme que vous êtes... Ah! un gaillard sans préjugés lui eût fait voir du chemin, à cette chère duchesse. Il fallait... Mais baste! ce qui est passé est passé, et d'ailleurs vous ne la connaissiez pas comme j'ai l'honneur de la connaître!...

La surprise éclatait sur les traits de Raymond.

—Vous connaissez Mme de Maumussy?... interrogea-t-il.

—Mon Dieu oui, tout petit médicastre de banlieue que je suis...

Et tirant quelques bouffées d'un cigare qu'il venait d'allumer:

—Lorsque M. de Maumussy se crut empoisonné, poursuivit le docteur, il y a de cela une couple d'années, j'eus l'honneur insigne de rester trois semaines de planton dans sa chambre. Persuadé qu'on avait essayé de se défaire de lui pour s'emparer de certains documents relatifs aux événements de Décembre, qu'il avait toujours refusé de rendre, ce noble personnage mourait littéralement de peur. Il voyait du poison partout, et suspectait même les œufs à la coque. Ma mission consistait surtout à déguster tous les mets qu'on lui présentait. Quand il me voyait debout et bien portant une heure après l'expérience, il se risquait à manger, en face d'un miroir toutefois, pour s'arrêter s'il se voyait pâlir, et la main sur le ventre pour me demander de l'émétique au plus léger soupçon de colique.

«Au commencement, j'avoue que les frayeurs et les grimaces de ce cher duc m'amusaient considérablement. Mais au bout de quatre jours, j'étais blasé, et j'aurais planté là mon homme si je n'avais été pauvre comme Job, et si mon cher et respecté maître, le professeur B..., n'eût stipulé qu'on me donnerait cinq louis par jour.

«A cause des cent francs, je restai, et pour me distraire, je me mis à observer et à étudier la duchesse de Maumussy.

«Elle s'ennuyait, pour le moins, autant que moi. Les frayeurs de son mari l'écœuraient. Elle ne quittait pas le petit salon qui précédait sa chambre; elle le soignait; elle dégustait ses plats; mais elle ne cessait de se moquer et de lui répéter qu'après tout on ne meurt qu'une fois; ce à quoi il répondait qu'il souhaitait que ce fût le plus tard possible.

«Elle ne me connaissait pas, mais elle n'avait personne à qui causer, et d'ailleurs, un médecin, vous savez, cela ne compte pas. Elle pensait tout haut devant moi, et je vous déclare qu'elle pensait de drôles de choses. Elle m'étonnait, moi qui ai reçu des confidences à faire rougir un agent de la sûreté. Quand elle me parlait de sa beauté, de cette beauté rare et presque fatale que vous connaissez, elle m'effrayait. C'était, disait-elle, une puissance exceptionnelle qui lui avait été départie, et dont elle serait bien folle de ne pas profiter pour récompenser une grande action... ou un crime, selon l'occasion, pour faire tourner la tête des imbéciles, ou tout simplement pour plaire à qui lui plairait.

«De scrupules, jamais je ne lui en ai vu l'ombre. Mais sous cette torpeur langoureuse que vous savez, j'ai deviné une âme de feu, des ardeurs dévorantes et l'imagination excentrique d'un fumeur d'opium.

«Mon cher, voilà la femme qui vous a aimé assez follement pour se jeter en quelque sorte à votre tête... Imaginez maintenant ses sentiments pour vous qui l'avez dédaignée et pour Mlle Simone que vous lui avez préférée...

Raymond se taisait.

N'était-ce pas le langage qu'autrefois aux Rosiers lui tenait M. de Boursonne?...

—Donc, poursuivait le docteur, c'est à Mme de Maumussy qu'il faut attribuer l'idée du mariage de Mlle Simone, et à elle aussi le choix du mari... Ce dernier trait ne trahit-il pas la haine d'une femme qui s'estime outragée?... Qui en effet a-t-elle choisi entre tous? Un misérable, sans foi ni loi, souillé de tous les crimes et de toutes les flétrissures, l'homme du monde qu'elle méprise et qu'elle exècre le plus, Combelaine enfin...

Cette dernière circonstance, Raymond l'ignorait.

—Quoi!... fit-il, Mme de Maumussy déteste M. de Combelaine!...

—Elle me l'a dit, répondit le docteur, en appuyant sur chaque mot. Et savez-vous en quelle circonstance? Lors de la maladie de son mari. Entre tous les gens que le duc de Maumussy soupçonnait de lui avoir administré du poison, était le comte de Combelaine...

—Est-ce possible!...

—Le duc ne m'avait pas caché ses soupçons...

—Oh!...

—Et il m'était recommandé, les jours où venait M. de Combelaine, de redoubler de précautions...

—Il osait venir!...

—Mais oui, et assez souvent, même...

—Et on le recevait!...

—On ne peut mieux. Est-ce que M. de Maumussy et M. de Combelaine peuvent rompre ouvertement? Deux amis si intimes! ce serait scandaleux!

Raymond était confondu.

—Cependant, disait le docteur, choisir un mari et choisir précisément Combelaine n'était rien. Le difficile était de trouver le moyen de forcer Mlle Simone à l'épouser, à lui livrer et sa personne et sa fortune. A cette tâche, la duchesse de Maillefert avait échoué. Mme de Maumussy devait réussir...

Brusquement, Raymond s'était levé.

—Oui, elle a réussi, s'écria-t-il, et voilà ce que je ne puis m'expliquer...

Le docteur haussa les épaules.

—Que nous importe? répondit-il. Nous savons qu'on est arrivé à persuader à Mlle Simone que ce mariage seul pouvait sauver l'honneur de l'illustre maison de Maillefert. Cela nous suffit. Examinons ce qui s'est passé après. Tout d'abord, M. de Combelaine et les Maillefert, éblouis par la magnifique proie qu'ils allaient avoir à se partager, ont été ravis les uns des autres. Lorsqu'il a fallu discuter le partage, la brouille est venue. D'après ce qui vous a été dit, les Maillefert ont été joués. Je n'en suis pas surpris. A cette heure, ils voudraient bien rompre ce mariage, ils ne le peuvent plus. Combelaine le veut, et Combelaine est le maître de la situation.

Le docteur, peu à peu, s'animait.

Il n'en était encore qu'aux conjectures, mais il lui semblait discerner ces lueurs qui annoncent la vérité, comme l'aurore annonce le jour.

—Oui, reprit-il, Combelaine tient les Maillefert. Vous ne pouvez rien contre lui; il ne craint que médiocrement, soyez en persuadé, Mlle Flora Misri... Dès lors, pourquoi ne presse-t-il pas un mariage qui lui tient tant à cœur et qui lui assure, à lui, l'aventurier taré, l'alliance d'une des plus vieilles familles de la noblesse; à lui, ruiné, la possession d'une fortune immense?... Eh bien! moi je vais vous le dire. C'est que Combelaine n'est pas aussi complètement victorieux que nous le supposons. C'est qu'entre lui et le but de ses vœux se dresse quelque obstacle qui nous échappe. C'est qu'il voit quelque chose que nous ne voyons pas...

—Je cherche, commença Raymond...

Mais le docteur l'interrompit, et lui frappant gaiement sur l'épaule:

—Moi, je ne cherche pas, s'écria-t-il. L'obstacle, la menace, c'est, ce ne peut être que Laurent Cornevin...

La conclusion pouvait être erronée; elle était si logique, que Raymond ne trouva rien à répliquer.

—En ce cas, fit-il, Combelaine sait l'existence de Laurent et sa présence à Paris.

—Peut-être, répondit le docteur...

Puis, après un moment de réflexion:

—Ce qui est sûr, poursuivit-il, c'est que Combelaine doit avoir deviné, reconnu un ennemi, et un ennemi puissant et fort, tapi dans l'ombre, prêt à profiter de la moindre de ses fautes pour le perdre. Les aventuriers tels que lui, dont l'existence est un perpétuel défi à la société, ont comme un sixième sens qui les avertit du danger. Il doit avoir senti que le terrain va manquer sous ses pas. Ce valet de chambre, qui depuis si longtemps le servait, qui était son confident, le complice de ses infamies quotidiennes, qu'est-il devenu? Comment a-t-il quitté un maître qui lui devait tant d'argent? Mme Misri s'en étonnait. Je m'en étonne, moi, bien davantage. Et encore, qu'est-ce que cet Anglais qui lui donne tout à coup des gages fabuleux? Cet Anglais ne serait-il pas un Français, comme vous et moi, qui a fait fortune en Australie? Mais ce n'est rien encore. Les lettres que possédait Mme Misri lui ont été volées. Par qui?... Est-il sûr que ce soit par M. de Combelaine? Il me semble, à moi, que, s'il les avait en sa possession, ces fameuses lettres, ces papiers qui pouvaient le perdre, vous n'auriez pas été, vous, Raymond Delorge, assailli l'autre nuit sur les boulevards extérieurs.

Trop de fois, Raymond avait été dupe de décevantes illusions, pour ne se pas obstiner à douter encore.

—Mais alors, reprit-il, en hésitant à chaque mot, celui qui a réussi à enlever les papiers de Flora Misri, ce serait donc... Laurent Cornevin?

—Telle est ma conviction...

—Il savait donc leur existence... Comment avait-il pu savoir?...

M. Legris l'arrêta du geste.

—Vous oubliez donc, fit-il, ce valet de chambre qui possédait tous les secrets de Combelaine et de Flora, Léonard? Pensez-vous que ce soit d'hier qu'il ait été acheté par cet Anglais en qui nous reconnaissons Laurent?...

Ah! cette fois, Raymond eut comme un éblouissement.

—Dieu puissant!... s'écria-t-il, ce serait le salut et la vengeance! Savez-vous bien, docteur, ce que m'a dit Mme Misri? Livrés à la publicité, ces papiers perdent non seulement Combelaine, mais encore les misérables qui ont été ses complices, Maumussy, Verdale, la princesse d'Eljonsen...

Mais une soudaine réflexion glaçant son enthousiasme:

—Si M. de Combelaine, reprit-il, ignore l'existence de Laurent, qui donc soupçonne-t-il de s'être emparé de ses papiers?

—Vous, parbleu!...

—C'est-à-dire qu'il verrait en moi l'insaisissable ennemi qui traverse toutes ses combinaisons...

—Précisément.

—Oh! alors, s'expliquent les assassins dont vous m'avez sauvé, docteur...

—Et aussi les mouchards dont vous êtes entouré, mon cher ami, puisque Laurent, qui sait votre vie en danger, vous fait surveiller de son côté...

Ainsi le système du docteur répondait à toutes les objections.

—Et pourtant, reprit Raymond, il est une chose qui me dépasse, c'est l'obstination de Laurent à se cacher de moi, à m'éviter, à me fuir...

M. Legris souriait.

—C'est ce que je comprends très bien, au contraire, dit-il. Voyons, n'y a-t-il pas pour Laurent un intérêt énorme à détourner sur vous l'attention des gredins qu'il veut frapper? Voyant en vous l'ennemi, ils ne soupçonnent pas l'autre, le vrai, celui qui les guette. Tandis qu'ils vous surveillent, Laurent se meut en liberté. Qu'il consente à vous voir, à s'entendre à vous, et quarante-huit heures après, c'en est fait de son incognito...

Laissant Raymond méditer ses observations, le docteur se versa et but à petites gorgées une tasse de thé que venait d'apporter Krauss.

Après quoi, allumant un nouveau cigare qu'il ne tarda pas à laisser éteindre comme le premier:

—Nous voici, maintenant, reprit-il, à notre aventure du cimetière Montmartre. Cherchons quel peut être l'auteur de la lettre anonyme. Est-ce Combelaine?... Non, très évidemment. C'est au moyen d'un faux que nous avons été introduits au cimetière, et Combelaine, avec ses relations à la préfecture, n'avait qu'un mot à dire pour obtenir le laisser-passer dont notre guide n'avait qu'une contrefaçon. Donc, c'est Laurent Cornevin qui vous a écrit, et c'était un de ses agents qui nous a rejoints à la Reine-Blanche. Mais il nous a traîtreusement abandonnés... C'est que Laurent, toujours résolu à vous éviter, lui avait bien recommandé de nous faire perdre sa piste...

—Oui, peut-être...

—Parbleu!... Reste à savoir quels sont les gens que nous avons vus escalader le mur du cimetière et violer la tombe de Marie-Sidonie. Sont-ils du parti de Combelaine?... Non, puisque l'accord était évident entre notre guide et l'homme qui dirigeait cette expédition. Donc, cet homme qui nous a paru un homme du monde, était un agent de Cornevin, sinon Cornevin lui-même...

L'angoisse serrait la gorge de Raymond, au point de l'empêcher presque de respirer.

—Mais cette femme, interrompit-il, cette femme que les autres appelaient madame la duchesse...

—Je déclare, pour ma part, répondit M. Legris, n'avoir pas reconnu la duchesse de Maumussy. Or, comme pour une telle expédition cette femme, quelle qu'elle soit, a dû se déguiser de son mieux, les indices matériels nous font défaut. Reste le raisonnement: Quel peut être le but de la terrible scène dont nous avons été témoins? J'avoue, sans honte, qu'il m'échappe absolument. Pas plus que vous, je ne découvre rien dans votre passé qui se puisse rapporter à cette violation de sépulture. Et cependant si Laurent vous a convoqué, c'est qu'il jugeait votre présence nécessaire, indispensable. Il n'est pas homme à s'exposer gratuitement. Mais que disait sa lettre anonyme?... «Venez pour Elle, sinon pour vous.» Donc c'est à Elle, c'est à Mlle Simone qu'il faut rapporter cet événement étrange. Donc, fatalement, nécessairement, cette femme que nous n'avons pas reconnue était la duchesse de Maillefert...

Les plus magnifiques espérances illuminaient le visage de Raymond...

La destinée se lassait-elle donc!...

Mais déjà le docteur était redevenu pensif, et la contraction de ses sourcils disait l'effort de son intelligence.

—Doucement, fit-il, doucement, ne nous hâtons pas de chanter victoire...

Et comme Raymond le regardait d'un air étonné:

—Je vois encore un point noir à l'horizon, poursuivit-il. Vous êtes, m'avez-vous dit, affilié à une société secrète.

—Oui, et je revenais d'une de nos réunions, quand j'ai été attaqué...

—Bien. Mais qu'ont pensé vos amis de cette fausse lettre de convocation que vous avez reçue?

—Elle les a terriblement inquiétés.

—Savent-ils de quel guet-apens vous avez été victime en les quittant?

—Je le leur ai écrit le lendemain.

—Et alors?

—Notre président est venu me demander des détails que je lui ai donnés aussi complets que possible, sans toutefois prononcer le nom de la famille de Maillefert. J'ai été jusqu'à lui dire que j'attribuais le faux au comte de Combelaine...

—Et qu'a dit ce président?

—Que du moment où c'était là le résultat d'une haine personnelle, il se sentait un peu rassuré, que néanmoins la police ayant évidemment pénétré le secret de notre association il allait prendre ses mesures en conséquence: changer le lieu des réunions, procéder à une sévère épuration des affiliés, donner de nouveaux mots de passe et de nouveaux signes de reconnaissance...

M. Legris semblait exaspéré.

—Ces gens-là sont tous fous à lier, interrompit-il, qui n'ont pas compris encore que les conspirations n'ont jamais été et ne seront jamais que des traquenards organisés par les gouvernements pour prendre les gens qui les gênent. Si l'empire n'avait pas d'autres ennemis il durerait des siècles...

Puis brusquement:

—Eh bien! mon cher Delorge, prononça-t-il, là est le danger de l'avenir. Votre société secrète, c'est l'arme suprême de M. de Combelaine. Qu'il se voie acculé, il s'en servira...

—Que peut-il?...

—Peu de chose. Vous envoyer voir à Cayenne si Mlle de Maillefert s'y trouve...

Raymond hochait la tête.

—C'est vrai, répondit-il, mais qu'y puis-je?...

—Vous pouvez vous cacher.

—Docteur!...

—Est-ce le mot qui vous répugne? Eh bien! disparaissez, si vous l'aimez mieux, et ce soir plutôt que demain. Qui vous retient? Votre mère? Non, n'est-ce pas? Vous n'avez qu'à lui dire que vous croyez la police sur vos traces, et elle sera la première à approuver votre détermination. Or, voyez-vous d'ici la figure de M. de Combelaine, le matin où ses espions viendront lui dire: «Plus de Delorge, parti, disparu, envolé!...»

Ce parti, c'était clair, ne souriait pas à Raymond.

—Me cacher, objecta-t-il, n'est-ce pas renoncer à la lutte, me condamner à une impuissance absolue?

—Que feriez-vous en ne vous cachant pas?...

—Je ne sais, mais il me semble...

—Il vous semble à tort. Alors même qu'on ne vous arrêterait pas, les événements s'agitent hors de votre portée. C'est entre Combelaine et Cornevin qu'est la lutte désormais. Quel sera le vainqueur?... Moi je parierais pour Cornevin... Qu'il triomphe, et Mlle de Maillefert est à vous. Mais s'il échoue, croyez-moi, ce n'est pas vous qui eussiez triomphé.

Quand même, l'obstiné Raymond cherchait encore des objections.

—Disparaître, fit-il, ce sera peut-être déranger les projets de Laurent...

—Je prétends, au contraire, que ce sera les servir. Pensez-vous donc ne lui pas être un cruel souci? Croyez-vous que, sachant votre vie menacée et qu'une fois déjà vous n'avez que par miracle échappé au couteau des assassins, il ne s'épuise pas en combinaisons incessantes pour vous protéger?...

Que répondre à des raisons si péremptoires?

—Je n'hésiterais pas, dit Raymond, si l'opinion que nous avons de la situation était basée sur autre chose que des conjectures...

M. Legris l'arrêta.

—Et si je vous apportais, prononça-t-il, l'indiscutable preuve que les papiers enlevés à Mme Misri ne sont pas aux mains de Combelaine?

—Oh! alors!... Mais le moyen?...

—Il en est un, peut-être, répondit le docteur.

Et après un instant de réflexions, d'une voix légèrement altérée:

—Autrefois, dit-il, passionnément, follement, j'ai aimé une femme qui a mal tourné... J'ai eu le courage de rompre, je n'ai pas eu la force de cesser de penser à elle... On ne s'arrache pas un amour du cœur comme on se fait tirer une dent... En dépit de ma raison, je m'intéressais... à cette malheureuse, qui s'est fait un nom dans le monde galant, et tout en l'évitant comme la peste, je n'ai jamais cessé de la suivre de l'œil. Son existence, depuis le jour où j'ai rompu, je la connais, et c'est ainsi que je sais qu'elle est devenue une des intimes de Mme Flora Misri. Par elle, nous avons des chances de connaître la vérité.

—Oh! docteur, murmura Raymond.

—Il y a un an, affronter cette femme eût été de ma part une imprudence. Je n'étais pas guéri. Aujourd'hui, je suis sûr de moi. La revoir me fera peut-être un mal affreux, mais je me dois de braver cette souffrance... Quoi que je lui demande, je crois qu'elle le fera... Demain donc, avant midi, je serai chez elle, lui demandant de faire parler Flora Misri.

II

C'est boulevard Malesherbes, au coin de la rue de Suresnes, à deux pas des Champs-Élysées, que demeurait, sous le galant pseudonyme de Lucy Bergam, la femme autrefois tant aimée du docteur Legris.

[Illustration:—Monsieur, disent-ils, au nom de la loi nous vous arrêtons.]

Dire que le cœur du docteur ne battait pas un peu quand il monta en fiacre pour se faire conduire chez elle, ce serait beaucoup dire.

Mais il avait promis.

Il remplissait un devoir, pensait-il, et d'autant plus sacré, qu'il n'avait pas tout dit à Raymond...

Il ne lui avait pas dit que cette Lucy Bergam se trouvait être précisément cette actrice fantaisiste des Délassements, qui coûtait les yeux de la tête à M. Philippe de Maillefert, et de qui M. Coutanceau tenait les renseignements qu'il avait donnés à Mme Flora Misri.

—Mme Lucy Bergam, lui dit le concierge, c'est au second, la porte à droite... Seulement, elle doit être sortie.

M. Legris monta, néanmoins, lentement, se préparant à la plus pénible impression, s'armant de la ferme volonté de dissimuler l'émotion qu'il pensait ressentir.

Ce n'est pas à son premier coup de sonnette qu'on vint.

Il avait déjà sonné trois fois et très fort, lorsqu'il entendit des chuchotements et des pas.

L'instant d'après, la porte s'entre-bâillait étroitement, avec les précautions que prennent les gens qui redoutent la visite d'un ennemi.

Une sorte de chambrière à la mine futée et à l'œil impudent allongea la tête, et après qu'elle eut toisé le docteur:

—Que voulez-vous? demanda-t-elle.

—Parler à Mme Bergam.

—Elle est sortie.

Assurément elle mentait, cela se voyait, malgré l'habitude qu'elle devait avoir de mentir.

Cependant, M. Legris ne s'avisa ni d'insister ni de parlementer.

Tirant une de ses cartes de son portefeuille:

—Remettez, dit-il, cette carte à Mme Bergam. Je vais descendre assez lentement pour que vous puissiez me rappeler si elle désire me recevoir.

Le calcul était juste.

Il n'avait pas descendu dix marches, que la soubrette s'élançait sur le palier en criant:

—Monsieur, madame y est pour vous...

Il remonta et fut introduit dans un salon très luxueux et du goût le plus détestable, tout encombré de choses incohérentes, les unes précieuses véritablement, les autres tout simplement ridicules.

Ce n'est pas là, cependant, ce qui frappait le docteur.

Ce qui l'étonnait, c'était le désordre de ce salon, où tout trahissait les apprêts d'un départ précipité.

Deux de ces malles immenses que l'on appelle des chapelières étaient là, à demi pleines et entourées de cartons, de nécessaires et de sacs de voyage.

Puis, sur les tables, sur les chaises, sur le tapis, partout s'étalaient et s'empilaient des cachemires et du linge, des robes, des chapeaux, des jupons, enfin tout cet attirail prodigieux qu'une femme à la mode traîne maintenant avec elle.

Mais avant que le docteur Legris eût le temps de réfléchir, une porte s'ouvrit brusquement, et Mme Lucy Bergam en personne parut, vêtue d'un superbe peignoir tout taché, les cheveux en désordre.

—Valentin!... s'écria-t-elle!

Elle avançait, les bras ouverts; mais le docteur recula et, froidement:

—Moi-même, fit-il.

Le fait est que l'émotion qu'il avait redoutée n'était pas venue. C'était bien fini. Mme Lucy était incapable de faire tressaillir en son cœur un souvenir du passé.

—Je savais bien que vous ne m'aviez pas oubliée, continua-t-elle, et que vous viendriez lorsque vous sauriez le malheur qui m'arrive.

—Il vous arrive un malheur, à vous!...

Elle parut stupéfaite.

—Comment! fit-elle, vous ne savez pas?

—Je ne sais rien...

—On ne parle que de cela, cependant, dans tout Paris, et tous les journaux du matin l'annoncent. Philippe est en prison, au secret...

Le docteur tressauta.

—Philippe, répéta-t-il, le duc de Maillefert?...

—Oui. C'est hier soir qu'il a été arrêté, à cinq heures, ici... Nous allions sortir pour dîner avec de ses amis, au café Anglais, quand voilà deux messieurs qui se présentent, demandant à dire deux mots à M. le duc de Maillefert. Eh bien! ils étaient jolis, les deux mots! Naturellement on les fait entrer, et sitôt dans le salon: «Monsieur, disent-ils, au nom de la loi, nous vous arrêtons...»

—C'est inouï, murmurait le docteur.

—Ah! si j'avais été à la place de Philippe, poursuivait Mme Bergam, c'est moi qui leur aurais brûlé la politesse, à ces oiseaux-là!... L'escalier de service n'est pas fait pour les chiens, n'est-ce pas? Mais lui, rien. Il est devenu plus blanc qu'une guenille, et si tremblant, que j'ai cru qu'il allait tomber. Il roulait de gros yeux hébétés, en répétant: «Il y a erreur, je vous donne ma parole d'honneur qu'il y a erreur.» Je t'en moque. Les autres ont déclaré qu'ils savaient bien ce qu'ils faisaient, qu'ils avaient un mandat contre lui, et, en effet, ils le lui ont montré...

—Et il les a suivis...

—Oh! pas tout de suite. Il a commencé par réclamer une voiture. On lui a dit qu'il y avait un fiacre à la porte. Il a demandé à écrire des lettres. On lui a répondu que l'ordre était de ne communiquer avec personne. C'est alors qu'il a dit aux agents: «Eh bien! partons.» Ils sont sortis, mais une fois dans le corridor, Philippe est rentré, et venant à moi, vivement et à l'oreille: «Va-t-en, me dit-il, trouver Verdale et Combelaine, et affirme-leur de ma part que je consens à tout...»

—A tout... quoi?

—Je n'en sais rien.

—Et vous avez fait la commission?...

—J'ai essayé de la faire, du moins. Seulement, je n'ai pas trouvé M. de Combelaine, et chez M. Verdale, je n'ai pu parler qu'à un jeune homme, qui est son fils, à ce qu'il paraît, et qui m'a reçue comme un chien dans un jeu de quilles...

La stupeur du docteur Legris était immense. Toutes ses prévisions se trouvaient déconcertées par ce nouvel et extraordinaire incident.

—Mais enfin, interrompit-il, pourquoi M. Philippe de Maillefert a-t-il été arrêté?

—Est-ce que je sais, moi?... répondit la jeune femme.

Puis, se frappant le front:

—Mais il y a des détails dans les journaux, ajouta-t-elle. Attendez, j'en ai là un qui m'a été envoyé par quelque bonne petite camarade...

Elle le prit et le tendit au docteur, qui, l'ayant ouvert, se mit à lire à demi-voix:

«Hier, à l'heure de la petite Bourse, circulait sur les boulevards la nouvelle de l'arrestation de l'un de nos plus brillants gentilshommes, célèbre par son malheur constant au jeu et ses innombrables chutes sur le turf.

«Renseignements pris, la nouvelle, si invraisemblable qu'elle paraisse, est vraie.

«Arrêté chez une personne de son intimité, le jeune duc de M... a été immédiatement conduit devant M. Barban d'Avranchel, auquel est confiée l'instruction de son affaire, et écroué ensuite à la Conciergerie, au secret...»

—Une personne de son intimité! grommelait Mme Bergam, visiblement offensée, comme s'il n'eût pas été plus simple de me nommer!...

Le docteur poursuivait:

«Président du conseil d'une très importante société financière, M. de M... aurait, assure-t-on, commis ou laissé commettre les plus graves... irrégularités.

«Nous nous abstiendrons, pour aujourd'hui, de rapporter les versions qui circulent et les détails que nous avons recueillis. Nos lecteurs comprendront notre réserve. Plutôt paraître moins bien informés que certains de nos confrères que d'ajouter à la douleur d'une grande famille, victime peut-être, nous l'espérons encore, d'un fatal malentendu...»

—Quelle aventure! murmurait le docteur.

Et lentement et pour lui seul, il relisait l'article, cherchant s'il n'y avait rien entre les lignes, sans souci de Mme Bergam, laquelle donnait un libre cours à sa douleur et à sa colère.

—Voilà ma chance ordinaire! gémissait-elle. Il n'y a qu'à moi que de pareilles choses arrivent! Philippe arrêté! Et à quel moment, s'il vous plaît? Juste quand je suis dans une situation impossible, criblée de dettes et sans le sou. Sous prétexte qu'il allait avoir des millions avant trois mois, Philippe ne payait plus rien ni personne.

Le bruit d'une discussion violente dans l'antichambre l'interrompit.

—Qu'est-ce encore! fit-elle, en devenant plus rouge.

Elle allait sonner, mais la soubrette à l'air impudent parut, et d'un ton narquois dit:

—C'est M. Grollet...

—Le loueur de voitures?

—Oui.

—Qu'il repasse, je suis occupée...

—Eh bien! que madame aille le lui dire; moi, je ne m'en charge pas.

Violemment, Mme Bergam frappait du pied.

—Qu'il entre, alors, dit-elle.

M. Legris avait lâché son journal.

Ce nom de Grollet l'avait fait tressaillir.

N'était-ce pas ainsi que se nommait le palefrenier de l'Élysée, qui s'était audacieusement substitué à Laurent Cornevin disparu, et dont le faux témoignage devant M. Barban d'Avranchel, le juge d'instruction, avait tant contribué à sauver M. de Combelaine?

Il parut à l'instant, type accompli du maquignon enrichi, gouailleur et impudent, vêtu d'habits cossus, le ventre battu par de grosses chaînes d'or, le chapeau sur la tête.

—Est-ce bien vous, monsieur Grollet, commença Mme Lucy d'une voix douce, qui venez me tourmenter?...

—J'ai besoin d'argent...

—Ne savez-vous donc pas ce qui m'arrive?

—M. de Maillefert est en prison?

—Précisément.

Le loueur eut un geste furibond.

—C'est-à-dire que voilà mon argent perdu! s'écria-t-il. Fiez-vous donc après à tous ces nobles, qui vous traitent de haut en bas... Filous, va! Enfin je verrai... Mais en attendant j'arrête les frais, et à partir d'aujourd'hui, plus de voiture...

Il tempêtait, il jurait, et cependant sa colère ne semblait rien moins que réelle au docteur Legris.

—Cher monsieur Grollet, supplia Mme Lucy...

—Quoi?

—Vous me laisserez bien un coupé, au moins, rien qu'un petit coupé à un cheval...

—Avez-vous de l'argent à me donner?...

—Hélas!...

—Alors, serviteur...

—Plus de voiture! Mon Dieu! comment vais-je faire?

Grollet ricanait.

—Vous ferez comme les honnêtes femmes, donc, dit-il, vous irez en omnibus.

Peu soucieuse de cette brutale raillerie, Mme Lucy adressait au docteur des regards éplorés.

Peut-être espérait-elle vaguement qu'il allait tirer de sa poche des billets de banque, et les jeter au nez du loueur.

Elle perdait ses peines. M. Legris n'avait d'attention que pour Grollet. Comment cet entrepreneur si riche, qui possédait un des beaux établissements de Paris, venait-il de sa personne réclamer le montant de ses factures et faire des scènes, métier désagréable, que les plus modestes commerçants laissent à leurs employés ou à leur huissier? Était-ce bien de son propre mouvement qu'il agissait ainsi!

—Eh bien! reprit Mme Lucy, lasse d'attendre en vain un bon mouvement du docteur, soit, j'irai en omnibus. Mais soyez tranquille, je vous revaudrai l'avanie que vous me faites...

—A votre aise, répondit brutalement le loueur. Seulement, qu'on me paye, sinon, gare aux meubles!...

Il sortit, là-dessus. Mme Bergam semblait près de tomber en convulsions.

—Et voilà les gens, s'écriait-elle, dès qu'ils vous savent dans le malheur, ils vous tombent dessus. Tapissier, modiste, couturière, c'est comme une procession, ici, depuis ce matin. Je vais être saisie, c'est sûr. Ah! si Philippe sort de prison, il me le payera. Laisser une femme dans cette position!...

Était-ce bien au seul Philippe que Mme Lucy Bergam adressait ces reproches amers, et n'en devait-il pas rejaillir une partie sur le docteur, qui avait eu la vilenie de ne pas intervenir?

Mais il était fermement résolu à ne rien comprendre, et de l'air le plus désintéressé:

—C'est donc à tous ces tracas, dit-il, que je dois attribuer votre départ?

—Quel départ?

Du geste, il montra le désordre du salon, les sacs de nuit, les malles...

—C'est vrai, répondit la jeune femme, c'est vrai, j'oubliais. Malheureusement, non, ce n'est pas moi qui pars... Est-ce que j'ai d'aussi belles choses que cela, moi, des cachemires de mille écus, des dentelles de vingt-cinq louis le mètre, des diamants qui valent plus de cent mille francs?... Hormis mon mobilier, qui n'est même pas complètement payé, je n'ai rien, moi, que de la pacotille, du rebut, du faux, du «toc»!... On disait que je ruinais Philippe, et je laissais dire, parce que c'est tout de même flatteur, mais va-t-en voir s'ils viennent!... Ruine-t-on qui n'a rien?... Et Philippe n'a rien, que des dettes. Ses quelques louis passaient au jeu. Pour le reste, nous prenions à crédit, toujours, partout... Le lendemain du mariage de sa sœur, nous devions, me jurait-il, rouler sur l'or.... Seulement, sa sœur est toujours fille, le voilà en prison, et je suis seule à tenir tête aux créanciers... Ah! si j'avais su, quand j'étais ouvrière au faubourg Saint-Jacques!...

Peut-être y avait-il beaucoup de vrai dans ce qu'elle disait. Peut-être le docteur Legris était-il plus cruellement vengé qu'il ne le supposait. Mais que lui importait!...

—A qui donc tout ce bagage? interrogea-t-il.

—A une de mes amies, à Flora Misri, qui se cache chez moi depuis douze jours...

Le docteur avait tressailli de joie. La partie, décidément, se présentait plus belle qu'il n'eût osé le souhaiter.

—Qui donc craint-elle si fort, la pauvre femme? fit-il.

—Combelaine, donc! Ah! si elle voulait me croire! Mais non. Cet homme la rend folle. C'est à ce point qu'elle n'ose même pas aller jusque chez elle. Tout ce que vous voyez là, elle l'a envoyé chercher pièce à pièce par ma femme de chambre. Elle qui était si avare et si défiante, qui aurait coupé un liard en quatre et qui croyait toujours qu'on la volait, elle confie maintenant toutes ses clefs, même celle de son secrétaire, à la première venue... Si bien que nous étions en train de faire ses malles quand vous êtes arrivé. Elle compte, ce soir, à la nuit, se faire conduire au chemin de fer et passer en Angleterre, et ensuite en Amérique...

Jusqu'à quel point le récit de Mme Bergam devait être exact, nul mieux que le docteur Legris ne pouvait le savoir.

Et cependant, il souriait d'un air de doute.

—Pas mal imaginé, murmurait-il, pas mal!...

Il voulait piquer Mme Bergam, il y réussit d'autant plus aisément qu'elle se croyait intéressée à lui prouver la réalité de sa détresse.

—Vous croyez que je mens! s'écria-t-elle. Eh bien! attendez, vous allez voir...

Et courant ouvrir une des portes:

—Flora! cria-t-elle, Flora, viens donc, tu n'as rien à craindre.

L'instant d'après Mme Misri entrait.

Elle n'avait plus à nier la quarantaine, désormais. Sa pâleur et les plis de ses tempes disaient ses insomnies, de même que la mobilité de ses yeux et le tremblement de ses mains trahissaient ses perpétuelles frayeurs.

Décidé à brusquer la situation, le docteur s'avança.

—Je suis le plus intime ami de M. Raymond Delorge, madame, prononça-t-il.

A ce nom, une fugitive rougeur colora les joues pâlies de Mme Misri.

—M. Delorge s'est conduit avec moi abominablement, prononça-t-elle.

—Madame!...

—C'est une lâcheté indigne que de trahir une femme comme il m'a trahie... J'avais eu la faiblesse de lui révéler l'existence de certains papiers que je possédais, il en a profité pour s'introduire chez moi et me les voler...

Ce qu'elle disait, elle le croyait, c'était manifeste.

—Vous vous trompez, madame, ce n'est pas mon ami qui vous a enlevé vos papiers; je vous le jure sur l'honneur.

—Qui donc les aurait pris?

—Celui qui avait le plus grand intérêt à les posséder, le comte de Combelaine.

C'est la bouche béante, et stupide d'étonnement, que Mme Bergam écoutait.

Elle commençait à soupçonner qu'elle avait été dupe d'une illusion, et que ce n'était pas uniquement pour ses beaux yeux que le docteur était venu.

—Ce n'est pas par Combelaine que j'ai été volée! déclara Mme Misri.

—Qu'en savez-vous? fit le docteur.

—Il me l'a dit.

—N'a-t-il donc jamais menti!...

Elle frissonna de souvenir, et vivement:

—Il n'a pas menti en cette occasion, dit-elle, je vous le jure. C'était le lendemain de l'affaire du bois de Boulogne. Désolée de ce que j'avais fait, et craignant d'être relancée par M. Delorge, j'étais venue passer la nuit ici, sur ce canapé...

—C'est la vérité, attesta Mme Bergam.

—Dès huit heures du matin, j'envoyai chercher une voiture, et je me fis conduire chez moi. Mon parti était pris. J'étais résolue à rendre à Victor, sans conditions, tout ce que j'avais à lui. Jugez de ma stupeur lorsque, cherchant ces papiers maudits, je ne les trouvai plus. Et nulle trace d'effraction! J'interrogeai mes domestiques, ils n'avaient rien vu, rien entendu. J'en perdais si bien la tête que c'est comme d'un rêve que je me souviens de la visite de ma sœur. J'étais comme folle...

—C'est ce qu'a dit, en effet, Mme Cornevin, approuva le docteur.

—Ma sœur venait de partir, continua Mme Flora, lorsque je vis paraître Victor. Il savait ma promenade avec M. Delorge, et était furieux. Fermant à clef la porte de ma chambre:—«A nous deux, me dit-il; mes papiers, à l'instant!...» Alors, j'espérais que c'était lui qui les avait enlevés.—«Tu sais bien, répondis-je, que je ne les ai plus!» Il devint livide, et sans mot dire il bondit jusqu'à ma cachette, dont il avait, sans que je puisse deviner comment, surpris le secret. Voyant que je disais vrai:—«Ah! misérable femme! s'écria-t-il, tu les as vendus au fils du général Delorge!» Il était si effrayant que je me laissai tomber à genoux, en murmurant: «Je te jure que non!» Mais lui, sans m'écouter: «Tu vas voir comment je punis les traîtres!» cria-t-il. Et me saisissant au cou, il m'eût étranglée, j'étais morte, sans un de mes domestiques, qui, entendant mon râle, fit sauter la porte et m'arracha de ses mains!...

Ce n'est pas sans efforts que le docteur Legris dissimulait, sous une mine grave et froide, l'immense satisfaction dont il était inondé.

—Et après? interrogea-t-il.

—Après, je crus que Victor deviendrait fou de rage.

«—Je t'ai manquée cette fois, me dit-il, mais tu es condamnée sans appel.» Puis, avant de se retirer: «—Tes amis, Raymond Delorge et tous les misérables qui ont payé ton infâme trahison, triomphent sans doute. C'est trop tôt. Je suis perdu, c'est possible, mais ils ne sont pas sauvés. Je ne périrai pas seul, en tout cas. On ne sait pas ce dont un homme tel que moi est capable, une fois acculé au fond d'une situation sans issue...» J'essayai de le détromper, de lui démontrer que j'avais été victime d'un abus de confiance, il refusa de m'écouter: «—Va retrouver ton Delorge, fit-il en ricanant, et qu'il te protège, s'il le peut...» Et il sortit...

[Illustration:—A qui donc tout ce bagage, interrogea-t-il.]

Elle s'arrêta; son état était si pitoyable, que Mme Lucy Bergam, dont la sensibilité n'était pas le défaut, en fut touchée.

—Pauvre Flora! murmura-t-elle.

Déjà elle poursuivait:

—Victor parti, je tombai comme une masse, évanouie. Lorsque je repris enfin connaissance, je reconnus, penché au-dessus de moi, le visage pâle et les lèvres serrées, le docteur Buiron... Peut-être le connaissez-vous?

Oui, M. Legris le connaissait.

C'était ce médecin, il s'en souvenait bien, qui, dix-huit ans plus tôt, avait été appelé à l'Élysée, près du général Delorge mort et déjà froid.

—M. Buiron est un confrère, répondit-il simplement.

—C'est un homme très savant, à ce qu'il paraît, reprit, Mme Flora, très riche, qui est dans les places et dans les honneurs... Et cependant lorsque mes yeux rencontrèrent les siens, je frémis comme si j'avais entrevu la mort même... C'est que je le connais, moi, le docteur Buiron. Il venait chez moi quelquefois passer la soirée. C'est un ami intime de Victor. Il y a une lettre de lui parmi les papiers qui m'ont été volés. Ma première idée fut: «—Cet homme a été envoyé pour m'empoisonner!...»

Pauvre Misri!... De grosses larmes roulaient le long de ses joues.

—C'est que je ne m'abusais pas, disait-elle d'une voix étouffée, c'est que je ne sentais que trop combien il serait aisé de se défaire de moi sans danger. Une femme telle que moi, qui donc s'en soucie! On se ruine pour elle, on lui donne des diamants, on lui prodigue les flatteries... Mais quant à paraître mêlé à sa vie, à moins d'être un Combelaine, qui donc le voudrait!...

Sans perdre une syllabe du récit de Mme Flora, le docteur Legris, du coin de l'œil, guettait Mme Bergam.

Elle s'était assise et, toute pâle, elle l'écoutait, épouvantée des misères de cette femme dont elle avait envié la vie.

—Cependant, continuait Mme Misri, vous pensez bien que je ne laissai rien voir au docteur Buiron de mes soupçons.—«S'il voit que je me défie, pensais-je, c'en est fait de moi à l'instant.» Je le remerciai bien, au contraire, de s'être tant hâté de venir, et je lui promis de suivre avec la dernière exactitude toutes ses prescriptions. Mais dès qu'il eut tourné les talons, vite je jetai tout ce qu'il avait envoyé chercher chez le pharmacien, les drogues, et les potions. Après quoi, sortant du lit malgré ma faiblesse, je me fis habiller et conduire ici. Je savais que Lucy a bon cœur, et que ce n'est pas elle qui abandonnerait une amie dans la peine, et qu'elle ne me trahirait pas, quand bien même on lui offrirait gros d'or comme elle.

—J'aimerais mieux mourir que de trahir une amie, affirma Mme Bergam.

—Oh! je le sais, se hâta de reprendre Mme Misri, je le sais très bien. Pauvre mignonne, je t'ai bien gênée, n'est-ce pas? bien ennuyée, bien tracassée, mais sois tranquille, tu n'as pas obligé une ingrate...

—Je ne demande rien, Flora...

—Non certes, mais je n'oublie pas ce que je te dois... Te voici dans l'embarras, par suite de l'arrestation du duc de Maillefert, et tes créanciers abusent de ta position pour te tourmenter... Mais je suis là. Je ne veux pas que mon amie Lucy soit saisie, moi, ni qu'on la fasse pleurer. J'ai de l'argent. Je t'en donnerai pour payer tes créanciers et attendre...

D'un commun mouvement, les deux femmes étaient levées et s'embrassaient avec des effusions qui eussent touché le docteur, s'il n'eût compris le sens vrai de cette scène d'attendrissement.

Il était clair que Mme Bergam, se voyant sans ressources, avait dû songer à tirer parti des secrets de son amie.

Il était évident que Flora en avait eu le soupçon, et que, par cette générosité soudaine et si contraire à ses habitudes, elle espérait prévenir une trahison...

Dès que Mme Misri se fut rassise:

—Et maintenant, chère madame, interrogea le docteur, y aurait-il de l'indiscrétion à vous demander ce que vous comptez faire?...

Elle le regarda d'un air soupçonneux.

—Je ne suis pas encore bien décidée, répondit-elle.

Du pied, négligemment, le docteur poussa une des malles.

—Je pensais, fit-il, que vous alliez partir pour un long voyage...

—Peut-être...

Lui, s'attendait à cette réserve.

—Je vous suis inconnu, madame, commença-t-il...

Mais Mme Bergam l'interrompit.

—Oh! on peut tout dire devant Valentin, s'écria-t-elle, je réponds de lui!

M. Legris ne lui sut aucun gré de cette assistance.

—Madame cessera, je l'espère, de se défier de moi, reprit-il, en se rappelant que je suis l'ami de Raymond Delorge.

—Oui, j'oubliais; vous êtes l'ami de Raymond...

—Le plus intime, madame, ce qui est vous dire que nos intérêts, nos craintes et nos espérances sont les mêmes...

Il fut interrompu par un grand claquement de portes, puis par une voix furibonde qui criait, dans l'antichambre:

—Je vous dis qu'elle y est, moi, sacré tonnerre! et je vous commande d'aller lui dire que c'est moi qui veux lui parler, moi le baron Verdale!...

Entendant ce nom, Mme Flora Misri était devenue plus pâle encore.

—Verdale!... bégaya-t-elle, c'est Victor qui l'envoie, je suis perdue...

Ce dont M. de Combelaine pouvait être capable, il suffisait pour le comprendre de voir la terreur de cette malheureuse qui le connaissait si bien.

—Vous n'avez rien à craindre, madame, prononça le docteur. Ne suis-je pas là?

—Ne peux-tu pas te cacher d'ailleurs? proposa Mme Bergam, aux petits soins désormais pour cette amie qui devait la tirer d'embarras.

Et ouvrant vivement la porte de sa chambre à coucher:

—Va, dit-elle, en y poussant Mme Flora, va et enferme-toi; nous allons le recevoir, nous, ce monsieur.

Il était temps.

Désespérant de vaincre la résistance obstinée de la chambrière, M. Verdale avait pris le parti de s'annoncer lui-même, et il entrait.

C'était toujours le même gros homme, portant partout l'intolérable despotisme du parvenu. Il était seulement beaucoup plus rouge encore que de coutume.

Sans remarquer le docteur, lequel, discrètement, s'était retiré dans un coin:

—Je savais bien, parbleu! que vous y étiez! dit-il grossièrement à Mme Lucy. Depuis quand faut-il violer des consignes, quand on veut vous parler!...

—Vous avez à me parler, monsieur?...

—A vous, oui.

Ainsi, ce n'était pas pour Mme Misri qu'il venait. Si elle l'entendait de la chambre à coucher, comme c'était probable, elle dut respirer plus librement.

Sans daigner s'asseoir, et toujours du même ton rude:

—Vous vous êtes présentée chez moi, vous, commença-t-il.

—Oui, hier soir.

—Et comme j'étais absent, vous avez demandé à voir mon fils.

—Je n'ai rien demandé du tout. C'est votre domestique qui m'a conduite à un jeune homme...

—Eh bien! ce jeune homme est mon fils.

Un geste d'épaules fut la seule réponse de Mme Bergam, geste qui, éloquemment, traduisait cette phrase:

—Je m'en moque pas mal!

La mauvaise humeur de M. Verdale en redoubla.

—Savez-vous, reprit-il, que c'est du toupet de s'introduire dans les maisons...

—Monsieur!...

—Pour y colporter des ragots ridicules.

Sans avoir précisément l'habitude d'être traitée avec un respect exagéré, Mme Lucy s'indignait de la grossièreté de M. Verdale.

—D'abord, je ne fais jamais de ragots, déclara-t-elle, en prenant son grand air de dignité première.

—Qu'avez-vous donc raconté à mon fils? Je l'ai trouvé en rentrant aussi mécontent que possible.

Il était évident, et le docteur Legris le reconnaissait bien, que M. Verdale, de même que beaucoup de pères en sa situation, avait en monsieur son fils un censeur incommode, sinon un maître redouté.

—Je ne lui ai rien raconté, répondit Mme Bergam. Ce jeune homme, qui n'est pas poli du tout, ne m'a seulement pas laissé le temps de lui bien expliquer ce que Philippe m'a chargée de faire savoir à M. de Combelaine et à vous, c'est-à-dire qu'il consent à tout...

—C'est fort heureux, en vérité... Et quand vous a-t-il donné cette commission, M. Philippe?

—Lorsqu'on est venu l'arrêter.

M. Verdale eut un mouvement de dépit.

—Elle est donc vraie, fit-il, cette histoire d'arrestation que je viens de lire dans les journaux du matin?

—Très vraie, malheureusement... Vous n'avez donc pas vu M. de Combelaine?...

—Combelaine!... Est-ce qu'on le voit? est-ce qu'on lui parle? est-ce qu'on sait ce qu'il tripote et ce qu'il devient?...

De plus en plus, la colère montait en flots de pourpre au visage de l'ancien architecte. Il ne se contenait plus. Il oubliait qu'il n'était pas seul.

—Il se cache, parbleu! après le beau coup qu'il vient de faire, poursuivait-il. Faire arrêter le duc de Maillefert!... C'est de la folie, c'est le comble de la démence!... Fourrer le nez de la justice dans nos affaires, comme c'est adroit!... Qu'il aille donc arrêter les poursuites, maintenant, ou limiter seulement les investigations!... Mais c'est bien fait pour moi, je n'ai que ce que je mérite!... Est-ce que je ne connaissais pas Combelaine?... Est-ce que je ne savais pas qu'il incendierait la maison de son meilleur ami pour se faire tiédir un bain de pieds!... Et ne pas me prévenir, ne me rien dire, m'exposer à tout!...

Si le docteur Legris eût encore eu des doutes, il ne lui en fût plus resté un seul après cette explosion.

Une inspiration audacieuse lui vint. Il s'avança brusquement, et d'un ton dégagé:

—Peut-être ne blâmeriez-vous pas si fort M. de Combelaine, monsieur, dit-il à M. Verdale, si vous connaissiez les raisons de sa conduite.

C'est d'un œil stupéfait que l'ancien architecte considérait cet étranger qu'il n'avait pas aperçu d'abord, et qui lui faisait l'effet de surgir du parquet.

S'étant un peu remis, cependant:

—Vous les savez donc, vous, monsieur, ces raisons? demanda-t-il.

—Je crois les savoir, du moins.

—Ah!

—Il est arrivé un accident à M. de Combelaine...

—Un accident?

—Ou un désagrément, comme vous voudrez, qui a dû précipiter ses résolutions. En homme prudent et qui sait combien peu il faut se fier aux faveurs de la fortune, M. de Combelaine s'était de son mieux mis en garde contre les rigueurs de l'avenir. Il avait soigneusement collectionné et mis en un lieu qu'il croyait sûr quantité de documents qui compromettaient gravement plusieurs de ses amis, tous gens influents par leur fortune ou leur situation. C'était la ressource de ses vieux jours...

L'architecte trépignait d'impatience.

—Au fait, monsieur! s'écria-t-il.

—Eh bien! monsieur, ces documents si précieux, M. de Combelaine ne les a plus...

—Quoi!... ces papiers qu'il avait eu l'imprudence de confier à Flora...

—Ont été volés!...

Les couleurs si brillantes de l'architecte avaient disparu.

—Voilà ce que je prévoyais, fit-il, d'un accent consterné. Oui, je l'avais prévu!... Le jour où Flora Misri nous a menacés de ces papiers maudits, j'ai dit à Combelaine: Prenez garde, prenez bien garde!... Il m'a ri au nez. Flora, selon lui, était sa propriété, sa chose, et il n'avait rien à redouter d'elle. En voilà la preuve!...

Il se tut, mesurant sans doute le péril; puis s'adressant au docteur:

—Savez-vous aussi, demanda-t-il, par qui ces papiers ont été volés?

Cette question, le docteur l'attendait, et sa réponse allait, pensait-il, servir puissamment Cornevin.

—On suppose, répondit-il, qu'ils ont été enlevés par Raymond Delorge.

—Le fils du général?...

—Précisément.

—Dans quel but?...

—Uniquement pour empêcher M. de Combelaine d'épouser Mlle de Maillefert.

Mais l'ancien copain de Me Roberjot n'était pas homme à se laisser démonter longtemps. Il avait en sa vie tenu tête à trop de bourrasques pour ne pas savoir qu'on revient de loin avec de l'audace.

—M. Delorge n'empêchera rien, déclara-t-il.

—Qui sait?

—C'est moi qui vous le garantis. Quant à Flora, elle ne portera pas en paradis sa petite infamie, vous pouvez le lui garantir. Sur quoi, madame et monsieur, j'ai bien l'honneur...

Et il s'en alla, sans avoir soulevé son chapeau, haussant toujours les épaules, comme s'il se fût reproché, lui, un personnage sérieux, d'avoir perdu à des futilités quelques minutes de son temps précieux.

—C'est égal, s'écria Mme Bergam, il est dans ses petits souliers...

—On le croirait, approuva le docteur.

—Et j'ai idée qu'il va y avoir une fameuse scène entre Combelaine et lui.

Elle riait de plaisir.

—Et le résultat, continuait-elle, sera de me rendre Philippe. Pauvre garçon! Je suis bien sûre, moi, qu'il est trop bête pour être coquin...

Elle ne put continuer. Mme Flora sortait de la chambre où elle s'était réfugiée à l'arrivée de M. Verdale. Agenouillée derrière la porte de communication, l'oreille collée contre la serrure, elle n'avait pas perdu un mot de la conversation.

—Ainsi donc, vous me trompiez! dit-elle au docteur Legris, c'est bien M. Delorge qui m'a volée...

—Permettez...

—Vous venez de le dire à M. Verdale, je vous ai entendu.

—Eh! oui, je l'ai dit, je ne le nie pas, mais j'avais mes raisons.

Elle l'interrompit violemment.

—C'est-à-dire que vous me trahissiez, s'écria-t-elle, lâchement, comme tous les autres!...

Discuter avec une femme dont la colère et la peur troublaient la faible cervelle, n'était-ce pas perdre son temps? Mais le docteur Legris s'était juré de conquérir Mme Flora à ses projets.

S'armant donc de patience:

—Moi vous trahir! reprit-il. Est-ce possible? Songez-vous bien à ce que vous dites? Au profit de qui vous trahirais-je? Au profit de M. de Combelaine, qui est notre plus mortel ennemi, qui a jadis assassiné le père de Raymond, et qui maintenant veut lui ravir la femme qu'il aime et dont il est aimé?... C'est insensé, vous devez bien le comprendre...

Qu'elle se l'expliquât ou non, ses traits peu à peu se détendaient.

—Par qui votre vie est-elle menacée? poursuivait le docteur, qui s'animait à mesure qu'il constatait le succès de son éloquence. Par M. de Combelaine. Entre vous et lui, c'est une lutte sans merci qui ne prendra fin qu'à la mort de l'un de vous deux. C'est exactement la situation de mon ami. Donc vous avez, Raymond et vous, des intérêts pareils; donc vous devez vous entendre, vous soutenir, vous prêter en toute occasion une assistance dévouée...

—C'est vrai, murmurait Mme Misri, c'est vrai, cependant!...

—Vous vous plaignez de n'avoir ni amis ni alliés. A qui la faute? A vous, qui restez indécise entre celui dont vous avez tout à craindre et ceux dont vous avez tout à espérer. On prend un parti, que diable! résolument.

Mme Lucy Bergam ricanait.

—Vous perdez votre temps, mon cher, dit-elle au docteur. Flora va vous promettre tout ce que vous voudrez, et vous n'aurez pas plus tôt le dos tourné, qu'elle écrira à Combelaine pour lui tout dire et lui demander pardon.

Elle ne pensait pas un mot de ce qu'elle disait, Mme Lucy.

Mais elle avait beaucoup réfléchi pendant la visite de M. Verdale, et elle avait reconnu qu'il était de son intérêt de se déclarer contre ces gens qui avaient fait arrêter M. Philippe pour lui prendre sans doute ses millions,—ces millions dont elle avait tant compté avoir sa bonne part...

Sa raillerie, c'était, pensait-elle, le coup de fouet qui déciderait son amie.

Elle ne se trompait pas.

Mme Misri se dressa, la joue en feu, et d'un accent de haine farouche:

—J'ai été lâche autrefois, s'écria-t-elle, c'est vrai, mais ce temps est passé. Il y va de ma peau, maintenant, et j'y tiens. Tant que Victor vivra, je tremblerai. Si je savais quels mots dire pour le faire monter sur l'échafaud, je les dirais.

Et, tendant la main au docteur:

—Je suis avec vous, monsieur, dit-elle, avec M. Delorge, avec ma sœur. Vous pouvez compter sur moi. Que voulez-vous de moi? Parlez.

Un sourire de triomphe glissait sur les lèvres du docteur.

—Avant tout, commença-t-il, je désirerais savoir vos projets.

—Je vais quitter Paris ce soir même, monsieur.

—Quitter Paris?... Où donc serez-vous plus en sûreté?

—Là où Combelaine ne saura pas que je suis...

—C'est-à-dire que vous espérez lui faire perdre vos traces, que vous espérez échapper aux espions dont il ne peut manquer de vous avoir entourée...

—Je l'espère, oui, car toutes mes mesures sont prises et toutes les chances sont pour moi. Jugez plutôt. Comme vous le voyez, mes apprêts de départ sont presque terminés. Ce soir, à huit heures, j'envoie chercher une voiture, sur laquelle on charge mes bagages. Dans cette voiture, prennent place ma chère Lucy et sa femme de chambre Ernestine, vêtue et coiffée de façon à ce qu'on la prenne pour moi, et le visage caché sous un voile très épais. Elles se font conduire au chemin de fer de l'Ouest, et là, Ernestine prend un billet pour Londres, où elle se rend pour attendre mes ordres dans un hôtel convenu. Moi, restée seule, je revêts le costume d'Ernestine. Je fais ensuite monter le concierge, et carrément je lui offre dix louis, vingt louis, cent louis au besoin, s'il veut, à l'instant même, me donner le moyen de franchir le petit mur qui sépare la cour de cette maison de la cour d'une maison voisine, qui a son entrée rue de Suresnes. Le concierge refuse-t-il? Non, évidemment. Je passe donc le mur et me voilà rue de Suresnes, vêtue comme une bonne, et portant tout ce que je possède dans un grossier panier d'osier. La première voiture que je vois, je la prends, et avec cent sous de pourboire, je suis sûre d'arriver à la gare Montparnasse assez à temps pour profiter du train de Brest. Après-demain, part de Brest le paquebot de New-York. J'y prends passage sous un faux nom, grâce à un passeport que m'a procuré le père Coutanceau. Une fois en Amérique, je trouverai bien le moyen de donner de mes nouvelles à Ernestine et de me faire expédier mes malles, sans livrer le secret de ma retraite. Et si je ne le trouve pas, ce moyen, eh bien! mon saint-frusquin sera perdu, voilà tout. Mon sacrifice est fait. Pour ce qui est de tout ce que je laisse ici, Coutanceau y veillera. Avant-hier, lorsqu'il est venu me voir, je me suis entendue avec lui, et je lui ai signé un pouvoir.

Rien de singulier comme l'ébahissement de Mme Lucy.

—Comment, Flora! s'écria-t-elle, c'est toi qui a combiné tout cela?

—Avec l'aide du père Coutanceau, oui.

—Et tu ne m'avais rien dit...

—A quoi bon t'inquiéter!... Ne suis-je pas sûre de toi! Refuseras-tu un service à une amie qui, avant de te quitter, t'aura tirée de peine!...

—Oh! non, certes!

—Ernestine hésitera-t-elle à partir pour Londres, si je lui donne cinq ou six billets de mille comme frais de voyage...

—Pour cinq mille francs, Ernestine ferait le tour du monde.

—Tu vois bien que j'ai tout prévu, fit Mme Flora.

Et réprimant un frisson:

—C'est que cela rend ingénieux, ajouta-t-elle, de songer qu'on défend sa peau!

[Illustration:—Il m'eût étranglée. J'étais morte sans un de mes domestiques.]

Elle disait vrai: son plan était assez simple et assez bien conçu pour avoir quatre-vingt-dix-neuf chances de succès sur cent.

Il n'avait qu'un tort, aux yeux du docteur Legris, c'était de déranger absolument ses projets.

Son intention, en effet, était de garder Mme Misri sous la main, comme on garde à sa portée une arme chargée.

—Ainsi, madame, dit-il, vous nous abandonnez au moment critique?...

—Parfaitement.

—Est-ce bien... généreux?

—Peut-être bien que non, répondit Mme Flora, avec la cynique franchise de la peur, mais chacun pour soi. Ici, je ne vis plus. Combelaine m'a dit qu'il m'avait condamnée, je sais ce que cela signifie. Je lui ai entendu dire cela de trois personnes... Un mois après, on les portait au cimetière.

Le docteur vit bien qu'il avait fait fausse route; aussi, loin d'insister:

—Partez donc, chère madame, fit-il; seulement...

—Quoi?

—Seulement, Paris est encore la seule ville où vous puissiez vivre en toute sécurité; vous allez échapper aux espions de Combelaine qui, vous sachant ici, surveillent le boulevard Malesherbes, et ils vont suivre Ernestine, la prenant pour vous. Mais, avant vingt-quatre heures, ils auront reconnu leur erreur, et, avant deux jours, ils auront retrouvé votre piste. Et lorsque vous arriverez en Amérique, il y aura à vous guetter sur le port quelque détective prévenu par le télégraphe...

Mme Misri était redevenue toute pâle.

—Oh!... protestait-elle, oh! monsieur!

Sûr d'avoir touché juste, le docteur poursuivait froidement:

—C'est un grand et puissant pays que l'Amérique, mais qui a ses mœurs particulières. On y respecte la liberté jusqu'en ses excès. Jamais on n'y tolérerait une police telle que la nôtre, dont la sollicitude est inquiète jusqu'à la tracasserie...

—De sorte que...

—Si je voulais me défaire lâchement et sans danger d'un ennemi, c'est en Amérique que je tâcherais de l'attirer.

Résolue à servir le docteur, Mme Lucy crut devoir intervenir.

—Ah! chère Flora, s'écria-t-elle, écoute Valentin, ne va pas dans cet horrible pays!...

La plus affreuse perplexité se lisait sur le visage blême de Mme Misri.

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