La dégringolade
«Cher Raymond,
«L'heure maintenant est proche, de notre revanche, quelque chose me le dit. Tous nos amis, depuis M. Ducoudray jusqu'à Me Roberjot, le croient.
«Ce qui me prouve que l'empire se sent menacé, c'est que d'anciens amis de ton père, qui l'avaient renié, qui semblaient avoir oublié notre existence, sont venus me rendre visite.
«Tout Paris s'entretient d'un procès horriblement scandaleux qu'intenterait à M. de Maumussy la famille de sa femme.
«On m'affirme aussi que M. de Combelaine, plus ruiné que jamais, a été sur le point d'épouser l'indigne sœur de Mme Cornevin, Mme Flora Misri, et qu'au dernier moment le mariage a manqué pour des raisons honteuses.
«Raymond, mon fils bien-aimé, souviens-toi de ton père... Tiens-toi libre de tout engagement et prêt à agir au premier signal.
«Ta sœur Pauline et moi, t'embrassons de toute notre âme...
«ÉLISABETH DELORGE.»
—Prêt!... libre de tout engagement!... murmura Raymond avec un rire amer. Voilà vingt ans que je vis ainsi!...
Et il ouvrit la lettre de Me Roberjot.
«Je n'ai qu'une minute, lui écrivait le député de l'opposition, juste le temps de copier, pour Léon Cornevin et pour vous, une lettre que je reçois de notre ami Jean.
«Lisez, et vous verrez si le brave garçon perd son temps.»
Jean écrivait:
«Mes chers amis,
«Après la plus pénible des traversées, pendant laquelle nous périssions sans le secours d'un clipper anglais, me voici enfin en Australie.
«C'est avant-hier, dimanche, que j'ai pris pied à Melbourne, la capitale du pays de l'or.
«Dès le lendemain, je me mettais en quête de l'homme avec qui mon père a quitté le Chili, M. Pécheira, le fils du contrebandier de Talcahuana.
«Je trouvai sans peine sa demeure, car il est un des négociants considérables de Melbourne. Malheureusement, il est en tournée aux mines, et l'employé qui le remplace n'a pu me fixer l'époque de son retour.
«Mais cet employé, qui connaît M. Pécheira depuis longtemps, m'a dit que lors de ses débuts en Australie, il avait un associé, un Français nommé Boutin.
«Que ce Boutin soit Laurent Cornevin, mon père, c'est ce qui ne fait pas pour moi l'ombre d'un doute. Que M. Pécheira puisse m'apprendre ce qu'il est devenu, c'est ce qui me paraît certain.
«Donc, malgré les anxiétés de l'attente, je suis heureux, quelque chose me dit que je touche au but.
«Nos aïeux, lorsqu'ils se vouaient à une œuvre difficile, s'imposaient jusqu'à son accomplissement quelque rude pénitence, qui était un perpétuel stimulant. Moi, j'ai juré de ne pas reprendre mon pinceau avant d'être arrivé jusqu'à mon père, avant de l'avoir serré dans mes bras s'il est vivant encore, avant d'avoir prié sur sa tombe s'il est mort...
«Bon espoir donc, mes chers amis, et peut-être... à bientôt
JEAN CORNEVIN.»
C'est avec un douloureux accablement que Raymond laissa échapper cette lettre.
—Si je ne suis pas fou, murmurait-il, s'il me reste encore quelque courage, je ne retournerai plus au château de Maillefert.
Il était, hélas! de ces infortunés que leur imagination cruelle cloue sur des calvaires chimériques, dont la pensée devance les événements, et qui souffrent plus affreusement peut-être des catastrophes qu'ils prévoient que des malheurs réels.
Au matin d'une nuit passée tout entière à se débattre dans les angoisses de la passion, sa résolution était prise.
—Je ne chercherai pas à revoir Mlle Simone, dussé-je en mourir!...
Aussi, lorsqu'il descendit pour déjeuner, soutenu par l'exaltation du sacrifice et par cette amère satisfaction qu'on éprouve à dompter une souffrance atroce, s'était-il composé une contenance dégagée et un visage souriant.
Il s'attendait à mille et mille questions, à de vives attaques, à des plaisanteries... A sa grande surprise, M. de Boursonne ne l'interrogea pas.
Son attitude, qu'il croyait impénétrable, était démentie par l'égarement de ses yeux, par la violence convulsive de ses gestes.
Croyant abuser M. de Boursonne, il l'avait éclairé.
—Il est évident, s'était dit cet observateur si perspicace, qu'il ne s'agit pas, comme je le supposais, d'une simple amourette. Quelque chose de grave se passe.
Mais c'est précisément parce que telle était sa conviction qu'il se garda bien de revenir sur les événements de la veille.
D'y revenir directement, du moins.
Car il sentait bien chez Raymond une ferme résolution de garder ses secrets.
Seulement, il n'était pas une de ses phrases qui ne fût combinée de façon à amener son «jeune ami» à se découvrir.
Et lorsque, par exemple, il se mit à parler de l'achèvement prochain de ses études entre Tours et les Ponts-de-Cé, c'était pour arriver à dire qu'il faudrait bientôt quitter les Rosiers et aller planter plus loin, dans quelque village de la Loire-Inférieure, le quartier général.
Mais au lieu de la tristesse qu'il s'attendait à voir assombrir le visage de Raymond, à cette perspective d'un départ prochain, il n'y lut que de la joie.
—Ah! que ne partons-nous demain! s'écria le pauvre garçon, d'un accent dont il n'y avait pas à suspecter la sincérité.
Et c'était bien le cri de son âme. Entre Mlle Simone et lui, il eût voulu des obstacles matériels, l'Océan, de ces distances qu'on ne saurait franchir et qui annihilent le danger d'un moment de faiblesse.
—C'est, sacrebleu! à n'y rien comprendre, pensait M. de Boursonne.
Ce n'était pas, il faut le dire, une curiosité banale qui inspirait au vieil ingénieur ce grand désir de pénétrer le secret de Raymond.
Il le connaissait si inexpérimenté de la vie, si loyal et pour cela si disposé à croire à la loyauté des autres, qu'il voyait en lui une de ces dupes privilégiées de tous les intrigants, un de ces naïfs qui tombent dans tous les pièges qu'on tend à leur candide honnêteté.
—Tandis que s'il se confiait à moi, pensait le bonhomme, s'il se laissait guider par mon expérience comme un aveugle par son chien, il se tirerait de toutes les intrigues. Mais va-t'en voir, s'ils viennent!... Mon orgueilleux se couperait la langue avant de rien dire à son vieux chef.
Cette idée l'agaçait si fort qu'il déjeuna en moins de rien, qu'il se brûla le palais en avalant son café, et qu'il se trouva prêt avant l'arrivée de ses piqueurs.
C'est donc avec tous les indices d'une humeur massacrante que, ayant allumé sa pipe, il alla s'asseoir sur un des bancs de pierre qui décoraient la façade du Soleil levant, à côté de maîtresse Béru, laquelle, les mains croisées sur son large abdomen, humait la brise tiède d'un des derniers beaux jours.
—Positivement, disait-il à Raymond qui l'avait suivi, je suis trop facile et trop bon, nos hommes en abusent. Voilà que c'est moi, maintenant, qui suis à leurs ordres...
—D'ordinaire, monsieur, hasarda Raymond, nous ne sommes pas prêts si tôt...
—C'est-à-dire que je radote, n'est-ce pas? C'est possible. Seulement, comme je suis le maître, il faudra m'obéir tout de même. Et, à partir de demain, tout le monde devra être ici à m'attendre dès huit heures du matin!...
De temps à autre, M. de Boursonne rendait comme cela des décrets terribles, bientôt abrogés par la très réelle bonté que dissimulait son caractère bourru.
Et il ruminait à l'adresse des délinquants une apostrophe comminatoire, lorsque parut au bout de la grande rue, arrivant au trot allongé d'un magnifique cheval, un domestique à la livrée de Maillefert.
Il n'en fallait pas plus pour dissiper les humeurs noires du bonhomme.
—Gageons, dit-il à Raymond, que c'est à nous qu'en veut ce superbe gaillard à bottes à revers.
Il ne se trompait pas.
Arrivé à la porte du Soleil levant, le domestique arrêta court son cheval, et saluant maîtresse Béru:
—M. Delorge? demanda-t-il.
Raymond s'avança.
—C'est moi, dit-il.
Lestement, en valet bien appris, le domestique mit pied à terre, et tirant de sa ceinture un pli assez volumineux:
—Voilà, dit-il, ce que je suis chargé de remettre à monsieur...
Comme de raison, M. de Boursonne s'était approché.
—Y a-t-il une réponse? interrogea-t-il.
—Non, monsieur, répondit le domestique, déjà remis en selle, et qui ayant salué repartit au grand trot.
Raymond, lui, considérait d'un œil hagard ce pli que scellait un large cachet de cire parfumée constellée de paillettes d'or. On eût dit qu'il avait peur.
Enfin, il se décida, il brisa l'enveloppe, et en même temps qu'une lettre des billets de banque s'en échappèrent.
—Ah! par exemple!... ne put s'empêcher de s'exclamer le vieil ingénieur.
La lettre, écrite d'une écriture menue, sur un épais papier armorié, Raymond la lut d'un coup d'œil:
«Monsieur,
«Vous êtes parti hier soir si précipitamment, que nous n'avons pas réglé nos comptes. Nous étions associés, cependant. Après votre départ, j'ai continué de jouer, pensant que vous ne m'en voudriez pas trop si je perdais le fonds social. Mais, bien loin de perdre, selon mon habitude, j'ai été favorisée d'un bonheur insolent. Je nous ai gagné deux mille huit cents francs et je vous envoie votre part.
«Vous voyez que notre association nous a porté bonheur.
«DUCHESSE DE MAUMUSSY.»
Raymond était devenu livide.
—Oh!... bégaya-t-il. Oh!...
Et, dans un transport de rage, froissant entre ses mains crispées l'enveloppe, la lettre et les billets de banque, il allait les lacérer, quand une réflexion soudaine traversant son esprit:
—Maîtresse Béru!... fit-il d'une voix rauque.
—Monsieur?
—Votre curé est un brave homme, n'est-ce pas?
—Oh! le meilleur et le plus excellent qui soit au monde, monsieur, charitable comme il n'en est pas, n'ayant rien à lui, se dépouillant pour les pauvres, donnant jusqu'à son linge, jusqu'à ses chemises...
—Eh bien! maîtresse Béru, portez-lui cela pour ses pauvres...
Et jetant dans le tablier de la digne femme la lettre et les billets, il rentra dans l'auberge...
Jamais ébahissement ne se vit plus immense que celui de la maîtresse du Soleil levant; jamais regards ne se virent plus comiquement anxieux que ceux qu'elle promenait des billets de banque à M. de Boursonne.
A la fin:
—Je suppose, balbutia-t-elle, que M. Delorge a voulu plaisanter.
Pour être moins évidente, la stupeur du vieil ingénieur n'était pas moins grande que celle de la brave femme.
—Je ne pense pas, répondit-il.
—Une somme si forte!... Jamais je n'oserai la porter à M. le curé.
—Alors attendez que M. Delorge vous confirme ses intentions. Mais avant!... vous permettez, n'est-ce pas?
Et ce disant, M. de Boursonne s'emparait prestement de l'enveloppe et de la lettre, ne laissant plus que les billets de banque dans le tablier de maîtresse Béru.
—Ah! çà, morbleu! grommelait-il, est-ce que je vais être obligé de retenir une cellule à Charenton pour mon étourneau? Qu'est-ce que cette histoire d'argent, à présent?...
La lettre qu'il tenait lui eût, pensait-il, tout expliqué, et certainement il eût donné bonne chose pour en connaître le contenu. Mais si ardente, si exaspérée que fût sa curiosité, l'idée ne lui vint même pas de la lire.
[Illustration: Il attira à lui l'or et les billets.]
Courant, au contraire, après Raymond, il le trouva dans la salle à manger, affaissé sur une chaise, blême, et en train de vider une carafe d'eau.
—Mâtin! lui dit-il, vous êtes généreux, vous!...
—Monsieur, répondit le jeune homme, cet argent me brûlait les mains, je lui donne la seule destination qu'il puisse avoir.
Le bonhomme eut un geste équivoque.
—Soit! dit-il. Seulement, étourdi que vous êtes, en même temps que les billets de banque, vous aviez jeté la lettre à maîtresse Béru...
—Eh! qu'importe!...
—Il importe que c'était la jeter en pâture à l'impitoyable curiosité de tous les oisifs du bourg. Heureusement que je veillais, je l'ai reprise.
—Ce n'était en vérité pas la peine, monsieur, tout le monde pouvait, tout le monde peut la lire...
M. de Boursonne ne se le fit pas dire deux fois.
Avec la plus curieuse attention, et comme s'il eût pesé la valeur de chaque expression, il lut et relut ce billet au moins singulier.
—Eh! eh! fit-il avec un petit rire moqueur, je connais plus d'un fat à qui un poulet de ce parfum donnerait de drôles d'idées...
—Monsieur!...
—D'autant qu'elle est tout bonnement adorable, cette duchesse de Maumussy, avec ses grands yeux noirs si doux par moments, et d'autres fois si pleins de flammes...
Raymond s'était dressé.
—Ne me parlez jamais de cette femme, monsieur, s'écria-t-il.
—Oh!...
—Elle me fait horreur.
—Peste!... vous êtes dégoûté, mon cher...
—Oui, horreur! répéta Raymond avec un accent terrible, elle me fait horreur!... Déjà c'est pour moi un irréparable malheur de l'avoir rencontrée, et je sens, et quelque chose me dit qu'elle me sera fatale un jour!...
M. de Boursonne se tut, gardant, contre son habitude, le secret de ses impressions et de ses conjectures.
Aussi bien, les piqueurs étaient arrivés et, à leur tour, ils attendaient.
—Partons, dit-il brusquement, nous n'avons que trop de temps perdu à rattraper.
Et il se mit en route, mais non si vite qu'il n'entendît Raymond recommander à maîtresse Béru de porter l'argent qu'il lui avait donné à son curé.
Si important que fût ce jour-là le travail du vieil ingénieur, tous ces événements lui trottaient obstinément par la cervelle, et s'il n'en soufflait mot, c'est qu'il avait ses projets pour le soir.
En conséquence, le dîner achevé:
—Allons-nous à Maillefert? demanda-t-il.
—Je me sens un peu souffrant, monsieur, répondit Raymond.
—C'est que, ma foi! j'irais volontiers, les distractions sont rares dans ce pays.
—Il me serait impossible de vous suivre...
—Remettons donc la partie à demain, mon cher...
Raymond jugea qu'une explication était inévitable, et que mieux valait en finir tout de suite.
—Demain, monsieur, dit-il, pas plus qu'aujourd'hui, je ne serai en état de vous accompagner.
—Diable! c'est un parti pris, alors.
Le jeune homme garda un morne silence.
—Sacrebleu! insista M. de Boursonne, ce n'est pas après avoir gagné une assez forte somme, qu'on renonce à aller dans une maison. Que pensera-t-on de vous!...
—Tout ce qu'on voudra, répondit l'infortuné, de l'accent de la plus glaciale indifférence, cela m'est bien égal.
Mais M. de Boursonne était décidé à le pousser dans ses derniers retranchements.
—Et Mlle Simone! insista-t-il.
Raymond pâlit.
—En vérité, monsieur, fit-il, d'une voix à peine distincte, je ne sais quel plaisir vous pouvez prendre à me torturer ainsi...
—Bonsoir, donc, fit brutalement le vieil ingénieur.
Et il sortit; le reproche de Raymond lui pesait.
—La peste étouffe l'animal entêté!... grondait-il. Comme si ce n'était pas pour son bien, ce que j'en fais. Mais, tête-Dieu! je n'en aurai pas le démenti, et nous verrons bien si les gens de Maillefert seront aussi discrets que lui!...
Cinq minutes après, ayant rajusté sa toilette, il montait à grandes enjambées l'avenue du château.
Comme la veille, Mme de Maillefert se tenait dans le salon du premier étage, mais ses hôtes étaient moins nombreux. Plusieurs étaient partis le matin pour Paris, et M. Philippe et ses amis étaient allés pour quarante-huit heures à Angers.
Mais la duchesse de Maumussy restait.
De même que la veille, elle était assise près de Mlle Simone, sur la causeuse qui faisait face à la porte.
Elle était vêtue d'une robe d'intérieur d'étoffe noire, toute garnie de ruches ponceau, et dans ses cheveux, qui, aux lumières, se teintaient de reflets bleuâtres, éclatait une grosse touffe d'œillets rouges, les derniers de l'année.
Sa beauté un peu théâtrale resplendissait et éblouissait. Ses yeux noyés de langueurs avaient, sous la frange de leurs longs cils, des éclairs phosphorescents. On voyait en quelque sorte son sang frémir sous ses chairs nacrées. Et de toute sa personne se dégageaient des effluves de passion.
Près d'elle, la chaste et discrète beauté de Mlle Simone pâlissait, comme le chef-d'œuvre délicat d'un maître de génie près de l'œuvre à effets violents d'un charlatan de talent...
Lorsque le domestique annonça M. de Boursonne:
—A la bonne heure! s'écria Mme de Maillefert, voilà un homme de parole!...
Puis, tout aussitôt:
—Mais vous êtes seul, ajouta-t-elle avec une nuance de désappointement; qu'est devenu M. Delorge?
—Il est souffrant, madame, répondit le vieil ingénieur d'une voix plaintive, il est excessivement souffrant.
Il avait chaussé son binocle avant de répondre, et sournoisement il observait Mlle Simone et Mme de Maumussy...
Il les vit tressaillir, et d'un même et involontaire mouvement se retourner l'une vers l'autre.
—Attention!... se dit-il, voici peut-être un indice.
Le malheur est qu'il n'eut pas le temps de profiter de ce qu'il appelait déjà sa découverte.
Deux gentilshommes campagnards des environs entraient, accompagnés de leurs femmes, et tout de suite et sans façon ils s'emparèrent de Mme de Maillefert.
Ces fiers hobereaux avaient mordu aux amorces de la duchesse, et après avoir boudé dix-huit ans le gouvernement impérial, c'est à la fin de 1869 qu'ils songeaient à se rallier.
Ils y mettaient, il est vrai, des conditions. L'un demandait à être le candidat ministériel aux prochaines élections, l'autre exigeait une préfecture de première classe.
—Parbleu! pensait M. de Boursonne, voilà des gaillards qui peuvent se flatter d'avoir du nez et de savoir choisir leur moment.
Ce qui le consolait, c'est que, Mlle Simone étant sortie pour donner quelques ordres, sa place restait libre, sur la causeuse, près de Mme de Maumussy.
Lestement, le bonhomme s'en empara. Il pensait:
—Voici une belle pénitente qu'un vieux diable comme moi confessera facilement.
Et bien vite, en quelques phrases, il planta les jalons d'une sorte d'interrogatoire. Ah! ce n'était pas la peine de se mettre en frais de diplomatie.
Du premier coup, il acquit la certitude que huit jours plus tôt, la jeune duchesse ne soupçonnait même pas l'existence de Raymond.
Puis, d'elle-même, et comme si le vieil ingénieur n'eût pas été pour elle un étranger, elle se mit à lui parler de son pays, l'Italie, de son passé, de sa famille, exposant avec une surprenante familiarité sa vie tout entière.
M. de Boursonne n'en revenait pas, encore bien qu'il eût autrefois habité Rome et Florence, et qu'il connût la très réelle ingénuité des femmes italiennes, et leur horreur de toute affectation et d'une vaine pruderie.
La jeune duchesse de Maumussy ne savait rien du monde, elle l'avouait en toute sincérité, étant restée jusqu'à vingt et un ans dans un couvent de Naples, où elle s'ennuyait fort.
Puis, un beau matin, son père était venu l'en tirer, en lui annonçant qu'il lui avait trouvé un parti brillant, un grand seigneur français, qui en échange d'une grosse dot mettrait au service de la famille de sa femme ses hautes influences politiques. Quinze jours plus tard, elle était duchesse de Maumussy.
Elle n'avait subi aucune contrainte, elle le reconnaissait. La joie d'être délivrée du couvent l'enivrait. Elle avait été étourdie de son changement d'état, du tumulte du palais paternel succédant au silence du cloître, des belles toilettes de sa corbeille, des flatteries murmurées à son oreille...
Et, lorsqu'elle était revenue à elle, il était trop tard pour réfléchir.
Ce n'est pas qu'elle eût à se plaindre de son mari. Le duc de Maumussy était parfait pour elle; à l'affût de ses moindres désirs, attentif à ne jamais laisser vide le tiroir de son secrétaire, stipulant des épingles pour elle sur toutes les affaires qu'il tripotait, veillant à ce qu'elle eût toujours les plus beaux diamants et les plus fringants attelages de Paris... Aussi était-elle enviée et haïe des femmes.
Aussi entendait-elle célébrer à l'envi la galanterie de M. de Maumussy, le dernier paladin français, disait-on.
Pourtant, ce n'est pas là le mari qu'elle rêvait quand, par ces soirées tièdes et embaumées du pays de Naples, elle errait avec ses compagnes sous les charmilles de son couvent.
Certes, le duc était d'une élégance suprême, spirituel, ironique ou tendrement sentimental à son gré, mais il avait trente bonnes années de plus qu'elle, il eût pu être son père, elle était jeune, et il était vieux.
Puis, pouvait-elle vraiment se dire mariée, ayant un mari insaisissable, qu'elle était souvent trois ou quatre jours sans apercevoir, dont la politique et les affaires absorbaient les journées, dont le plaisir dévorait les nuits, et qui, toujours sous l'éperon de l'ambition ou sous le fouet de la nécessité, menait à fond de train une existence haletante...
Elle lui rendait, par exemple, cette justice, que s'il vivait de son côté, il la laissait vivre du sien, en pleine et entière indépendance, poussant si loin le soin de ne gêner en rien la liberté de ses actions, qu'elle s'en sentait humiliée...
Et c'est du ton le plus simple et le plus naturel qu'elle débitait ces étranges confidences. M. de Boursonne en tressautait sur sa causeuse:
—Elle est par trop naïve, à la fin, pensait-il, ou par trop effrontée! A quel propos me conte-t-elle tout cela? Pour que je le rapporte à Raymond? Singulière commission.
Pourtant il n'était pas assez suffoqué pour ne remarquer pas qu'il n'était point le seul à écouter la duchesse de Maumussy.
Ses ordres donnés, Mlle Simone était revenue s'asseoir tout près de la causeuse.
La femme d'un des deux hobereaux l'avait bien entreprise et lui narrait tous les cancans de Saumur, mais elle ne répondait que par monosyllabes.
Elle ne perdait pas une des paroles de Mme de Maumussy; tour à tour elle rougissait ou devenait toute pâle, ou bien ses yeux lançaient des éclairs...
—Et voilà! pensait M. de Boursonne. Ces deux femmes aiment mon jeune camarade; elles se sont devinées et se haïssent... Mais lui! pourquoi a-t-il fui? N'aurait-il pas le courage de choisir?...
En ce moment, le pianiste aux longs cheveux rentrait d'une promenade inspiratrice au clair de la lune, il s'assit au piano, et M. Philippe n'étant pas là, bientôt on ne s'entendit plus dans le salon.
Le vieil ingénieur profita de l'occasion pour s'enfuir.
En somme, il était assez satisfait de sa soirée, et s'il éprouvait quelque embarras, c'était de savoir si, oui ou non, il ferait part à Raymond de ses découvertes et de ses conjectures.
Toutes réflexions faites, il se décida pour le silence. Il fit aussi bien.
Raymond n'avait ni l'esprit ni le cœur aux confidences. Le malheureux pliait sous l'effort que lui coûtait la résolution de ne plus retourner à Maillefert.
Sentir le bonheur, la réalité de ses rêves à portée de la main, et ne pas étendre la main, c'est du courage, cela!...
Si encore il eût été loin!...
Mais il ne pouvait sortir du Soleil levant sans apercevoir de l'autre côté de la Loire les terrasses de Maillefert, et à travers les arbres, déjà dépouillés d'une partie de leurs feuilles, la façade blanche du château.
Aussi, était-il bien décidé à demander son changement ou un congé, lorsque, le dimanche suivant, après la grand'messe, tandis que M. de Boursonne recevait ses paysans, il sortit.
Il se dirigeait vers cette hauteur d'où on dominait les jardins du château de Maillefert, lorsqu'au détour du pont il se trouva en face de Mlle Simone.
Elle n'était pas seule. Elle était accompagnée de sa gouvernante, miss Lydia Dodge, longue et maigre personne, à figure blême avec un gros nez rouge au milieu.
Mlle Simone devait sortir de la messe, car miss Lydia portait deux paroissiens.
Interdit, ému à ce point de sentir ses jambes fléchir, Raymond s'arrêta...
Mais la jeune fille, non moins troublée, s'était arrêtée aussi, et ils restaient en présence, muets, palpitants, les joues empourprées, de sorte que miss Lydia roulait de l'un à l'autre ses gros yeux surpris...
Ce fut à Mlle de Maillefert, la première, que la parole revint.
—Vous avez été souffrant, monsieur Delorge? demanda-t-elle d'une voix troublée.
—En effet, mademoiselle, balbutia-t-il.
—Mais vous allez mieux, n'est-ce pas?
—Oui...
—Alors, nous vous reverrons au château?
Vivement, miss Lydia prononça quelques mots en anglais, mais la jeune fille ne sembla pas l'entendre, et comme Raymond se taisait:
—Je vous le demande!... insista-t-elle.
Cette fois, miss Lydia toussa, et jugeant convenable d'intervenir:
—C'est bien monsieur, interrogea-t-elle, qui a donné mille quatre cents francs aux pauvres des Rosiers?...
Raymond bondit.
—Vous savez cela!... s'écria-t-il.
—M. le curé l'a dit au prône...
—Quoi! il m'a nommé!
—Non, répondit Mlle Simone, mais il vous a désigné à la reconnaissance des malheureux, trop clairement pour qu'on ne vous reconnût pas.
Et comme miss Lydia la tirait par la manche:
—Au revoir, donc, monsieur, dit-elle... A bientôt!...
Plus éperdu que d'une apparition, Raymond demeurait immobile, suivant d'un œil ébloui Mlle Simone, dont il voyait la robe ondoyer et glisser à travers les arbres.
Lorsqu'enfin elle disparut:
—Elle m'aimerait donc!... murmura-t-il, remué de sensations inconnues.
Pour persister dans ses résolutions avec un tel espoir au cœur, il eût fallu au pauvre garçon une énergie plus qu'humaine ou un de ces esprits glacés que ne bouleversent jamais les vertiges de la passion.
—On ne lutte pas contre la destinée, pensait-il.
C'en était fait, il s'avouait sa défaite.
—Je reste!... se répétait-il avec une sorte de rage, je reste!...
L'idée de la tâche qu'il avait à remplir, le souvenir de son père assassiné, la haine des assassins demeurés impunis, l'effroi des reproches sanglants de sa mère, la pensée du douloureux étonnement de ses amis, de Me Roberjot, de M. Ducoudray, de Jean et de Léon Cornevin, tout cela s'effaçait et disparaissait...
Et tandis qu'il regagnait à pas lents le Soleil levant:
—Eh!... que m'importe!... se disait-il, pourvu que Simone m'aime!...
Semblable à un malade qui se défend de songer à son mal, il s'était formellement interdit de penser au passé.
Aussi, au dîner, au lieu d'un visage morne, montra-t-il une figure qu'illuminait l'espérance. Au lieu de rester silencieux comme de coutume, et plongé dans ses lugubres méditations, il parla beaucoup, il plaisanta, il rit...
Et lorsque le café fut servi:
—Est-ce que nous n'irons pas à Maillefert, ce soir? demanda-t-il à M. de Boursonne.
Le vieil ingénieur tressaillit, et après avoir curieusement examiné son jeune camarade, frappé de sa gaieté fiévreuse et de l'égarement de ses yeux:
—Allons! prononça-t-il simplement.
Un brillant accueil attendait Raymond au château, un accueil tel qu'un vieil ami de Maillefert n'en eût pu souhaiter un meilleur ni plus affectueux.
La duchesse, dès que le domestique l'annonça, se leva en battant joyeusement des mains, et de l'air le plus ravi:
—Vous voici donc, monsieur le convalescent, dit-elle. Savez-vous que nous étions ici dans une inquiétude mortelle!...
M. Philippe, revenu de la veille d'Angers, interrompit une histoire scandaleuse qu'il contait à un de ses amis, pour venir serrer la main de son «cher Delorge».
—Vous nous manquiez, lui dit-il, parole d'honneur! vous nous manquiez énormément.
En possession de toute sa raison, Raymond se fût étonné de cet accueil et de se trouver tout à coup si avant dans l'amitié de la mère et du fils. Il se fût demandé le but de ces démonstrations trop bruyantes pour être sincères, et se fût tenu sur ses gardes. Mais il n'avait d'attention que pour Mlle Simone.
Elle portait comme toujours une toilette d'une extrême simplicité, et qui semblait presque pauvre près des parures éclatantes des amies de sa mère, mais elle était, selon l'expression vulgaire, en beauté ce soir-là. Ses cheveux blonds paraissaient plus lumineux, ses yeux et son teint brillaient d'un éclat extraordinaire.
On eût dit une tête divine du Titien qui, longtemps, est restée perdue dans l'ombre, et qui, tout à coup, mise dans son jour, resplendit, étonne, éblouit...
—Ah çà, je l'avais mal vue, l'autre soir, pensait M. de Boursonne, ou c'est une transfiguration...
Par contre, la duchesse de Maumussy lui parut moins belle.
Assise devant un petit guéridon de laque, elle semblait absorbée par la lecture d'un numéro de la Vie Parisienne, mais ses regards glissaient au-dessus du journal, et s'arrêtaient sur Raymond avec une expression dont il eût été peut-être effrayé s'il les eût surpris.
—Moi, proposa M. Philippe, je serais assez d'avis, puisque nous voici en nombre, de tailler un petit bac de santé...
La proposition n'était pas heureuse.
Mme de Maillefert avait ce soir-là dans son salon cinq ou six dames très nobles des environs, qu'elle tenait essentiellement à intéresser au succès de sa mission électorale, et à qui ce seul mot de bac avait fait pincer les lèvres.
Adressant donc à son fils un geste rapide d'intelligence:
—Non, pas de cartes, ce soir, mon cher duc, dit-elle, improvisons plutôt une petite sauterie...
Le pianiste bien peigné, qui rêvassait dans un coin, tressaillit à ces paroles, et ses sourcils se froncèrent. Il ne comprit que trop l'affreuse corvée qui se préparait pour lui. Il comprit que lui, l'artiste inspiré et incompris, il allait être condamné à faire danser—hélas! ce n'était pas la première fois—les hôtes de Mme de Maillefert. Il se vit, lui, l'auteur de mélodies admirables, réduit à jouer de l'Offenbach ou du Compositeur toqué.
—Allons, mon cher, lui dit son ennemi, M. Philippe, voilà une occasion de vous rendre utile...
[Illustration:—Très curieux! parole d'honneur! excessivement curieux.]
Il n'osa pas refuser. Il se leva, promenant autour du salon un regard de douloureuse mélancolie, et du pas d'un homme qui marche au supplice, il se dirigea vers le piano...
—Jouez-nous un quadrille d'Orphée aux Enfers, lui demanda Mme de Maillefert...
Déjà Raymond était allé inviter Mlle Simone... Elle hésita visiblement avant d'accepter l'invitation, ses lèvres s'entr'ouvrirent comme si elle eût eu à dire quelque chose de difficile...
Mais elle se vit observée, elle accepta...
Cette fois, Raymond s'était bien juré qu'il saurait prendre sur lui de ne pas garder, comme au bal, un silence qui lui avait paru le comble du ridicule. Il se tint parole. Seulement, la contrainte qu'il s'imposait pour maintenir vivante une sorte de conversation entre les figures, absorbait si bien toute son attention, que c'est à peine s'il savait ce qu'il disait...
Peu importait, d'ailleurs; Mlle Simone ne l'écoutait pas. Elle n'était préoccupée que d'observer Mme de Maumussy, qui dansait avec le jeune duc de Maillefert.
Et, quand le quadrille terminé, Raymond la reconduisit à sa place:
—Il faut, lui dit-elle, très bas et très vite, que vous dansiez avec la duchesse de Maumussy...
Stupéfait, il la regarda, se demandant si elle parlait sérieusement.
—Il le faut! insista-t-elle.
Et ses yeux ajoutaient:—Défiez-vous!
Certes, elle ne pouvait rien commander au pauvre garçon qui lui fût plus atrocement pénible. Lui qui se disait en venant:
—Je saurai bien éviter cette femme!...
Pourtant, il obéit.
Il s'avança vers la jeune duchesse, et comme si elle eût attendu, avant même que d'une voix altérée il eût formulé son invitation, elle se leva et prit son bras...
Après une formidable série d'accords plaqués, le pianiste incompris venait d'attaquer une valse langoureuse de Métra.
Il n'y avait plus à reculer.
Surmontant une indicible répulsion, Raymond enlaça la taille ronde et souple de la jeune duchesse, elle appuya sur son épaule sa main finement gantée, et ils s'élancèrent...
Ils commencèrent lentement. Mais le pianiste, peu à peu, accélérait la mesure, et ils tournaient de plus en plus vite, et autour d'eux, le parquet et le plafond, les candélabres chargés de bougies et les lambris, les tentures, et les vieilles gens immobiles sur leurs fauteuils, tout tournait autour d'eux comme un disque autour d'un pivot.
Le vertige de la valse troublait le cerveau de Raymond; la notion lui échappait de la réalité, il ne pouvait pas croire que ce qui était fût, il se demandait s'il n'était pas le jouet d'un des cauchemars odieux qui font du sommeil une torture.
—Est-ce bien moi, pensait-il, moi qui presse entre mes bras la femme d'un des assassins de mon père!...
Bientôt elle lui demanda de s'arrêter. Elle se prétendait fatiguée et un peu étourdie, et cependant sa respiration était aussi égale et aussi douce que celle d'un enfant endormi.
Raymond, lui, haletait. Des gouttes d'une sueur glacée perlaient le long de ses tempes.
—Savez-vous, monsieur Delorge, lui dit brusquement la jeune duchesse, que le bruit de vos magnifiques aumônes est venu jusqu'à Maillefert.
Elle riait, mais d'un mauvais rire. Et, sans attendre la réponse de Raymond:
—Vous êtes donc bien riche? insista-t-elle.
—Hélas! non, madame.
—Ah!... votre générosité n'en a que plus de mérite.
Ce qu'elle ne disait pas se lisait dans ses yeux noirs.
—Comment se fait-il, demandait son regard hautain, que vous avez donné précisément la somme que je vous envoyais? Pourquoi?
Raymond comprit qu'il devait répondre, qu'il lui fallait, sous peine de se faire une ennemie implacable, trouver une explication plausible.
Et la nécessité l'inspirant:
—Madame, répondit-il, je jouais l'autre soir pour la première fois de ma vie. Lorsque j'ai reçu votre lettre, j'ai été saisi de peur en songeant que j'aurais pu perdre ce que j'avais gagné. Que serait-il advenu, en ce cas? Je suis un pauvre diable d'ingénieur des ponts et chaussées, et quatorze cents francs représentent quatre mois de mes émoluments. J'ai tremblé que cet argent, si facilement et si rapidement acquis, ne m'inspirât la fatale passion du jeu. Et si je l'ai donné aux pauvres, c'est pour avoir le droit de ne plus toucher une carte sans être accusé d'être retenu par la crainte de perdre mon gain.
Peu à peu, à mesure que Raymond cherchait les mots de cette explication un peu diffuse peut-être, mais plausible, les traits de la jeune femme reprenaient leur expression de placidité habituelle.
—C'est vrai, cela? demanda-t-elle.
—Quel intérêt aurais-je à mentir?
Elle sourit, au lieu de répondre, et comme le pianiste inspiré jouait les dernières mesures de la valse, elle prit le bras de Raymond pour regagner la causeuse où elle était assise quand il était venu l'inviter. Lui se croyait quitte, et déjà songeait à manœuvrer de façon à se rapprocher de Mlle Simone.
Mais la duchesse avait entamé une conversation qui ne lui permettait pas de s'éloigner sans une grossière inconvenance.
Prenant texte de ce qu'il lui avait dit qu'il n'était qu'un pauvre diable d'ingénieur, Mme de Maumussy s'informait de ses affaires avec une sollicitude amicale.
Depuis combien de temps était-il sorti de l'école? Quels postes avait-il occupés? Estimait-il que sa situation actuelle fût en rapport avec son mérite?...
Tant bien que mal, plutôt mal que bien, Raymond répondait.
Toutes ses facultés étaient absorbées par la contemplation de Mlle Simone. Il lui tournait le dos, mais il la voyait fort distinctement dans une grande glace placée derrière Mme de Maumussy.
Le visage de la jeune fille exprimait peut-être un peu d'inquiétude, mais ne trahissait certainement aucun mécontentement. La jeune duchesse, cependant, poursuivait.
—Si elle se permettait de questionner ainsi M. Delorge, disait-elle, c'est qu'elle avait eu l'occasion de s'entretenir de lui avec son chef immédiat, le baron de Boursonne.
«Le baron ne lui avait pas dissimulé l'injustice de l'administration envers son jeune camarade, lequel languissait dans des postes subalternes, malgré sa réputation très méritée d'être un des hommes les plus distingués des ponts et chaussées.
Mais il n'y avait pas que Mlle Simone à épier Raymond et la duchesse de Maumussy. M. de Boursonne ne les perdait pas de vue, et surpris de voir son jeune ami s'entretenir si longtemps avec une femme pour laquelle il avait manifesté une si profonde aversion:
—Peut-être ferai-je bien, pensa-t-il, d'aller à son secours.
Et laissant Mme de Maillefert aux prises avec celui de ses hôtes qui demandait une préfecture de première classe, il se rapprocha de la jeune duchesse.
Elle dut en être ravie, car dès qu'il fut à portée de l'entendre:
—N'est-ce pas vous, monsieur le baron, dit-elle, qui m'avez affirmé que M. Delorge est trop modeste et ne cherche pas assez à se faire valoir?
—Et je suis prêt à le répéter devant lui, madame la duchesse, répondit le vieil ingénieur.
—Vous entendez, monsieur! dit la jeune femme à Raymond.
Et, revenant à M. de Boursonne:
—Eh bien, monsieur le baron, continua-t-elle, c'est à nous de faire cesser les injustices...
Le bonhomme hocha la tête, et souriant:
—Je ne suis pas en odeur de sainteté, fit-il, et ma recommandation n'a guère de valeur...
—Mais moi, interrompit la duchesse, moi, je puis beaucoup!...
Et tout de suite, avec une emphase italienne, elle se mit à vanter l'influence de son mari. Le duc de Maumussy était tout-puissant, assurait-elle, et il suffisait d'un acte de sa volonté pour mettre Raymond à sa place.
Cent fois, elle l'avait vu mettre son influence au service de gens incapables; pour cette fois,—une fois n'est pas coutume,—il servirait un homme de talent.
Elle garantissait qu'il le ferait très volontiers, et qu'au surplus elle se chargeait de le faire vouloir.
Le temps passait, cependant.
Après deux quadrilles et encore autant de valses, le pianiste incompris avait fermé le piano, et, d'un air profondément humilié, était allé se rasseoir dans son coin.
Un à un, les hobereaux des environs venaient saluer la duchesse de Maillefert et partaient.
Mme de Maumussy ne put plus ne pas apercevoir l'impatience polie de se retirer que manifestait M. de Boursonne.
Tendant donc la main à Raymond:
—Nous reparlerons de tout cela, n'est-ce pas, monsieur? lui dit-elle. Il ne dépendra pas de moi que l'avenir ne vous dédommage du passé.
Sans trop savoir ce qu'il faisait, le jeune homme pressa légèrement cette main qui lui était tendue. Il venait de voir dans la glace Mlle Simone s'approcher de sa mère, lui parler un moment, et sortir, non sans avoir jeté à Mme de Maumussy un dernier et singulier regard.
—Ainsi, pensait-il, je ne la reverrai pas ce soir. Pourquoi quitte-t-elle le salon? Lui suis-je donc indifférent? Me suis-je laissé sottement abuser par de vaines apparences?...
IL est vrai que Mme de Maillefert et le jeune duc semblaient prendre à tâche de le distraire de ce doute affreux.
Jamais on ne les avait vus si affectueux pour personne.
La mère si hautaine, le fils si impertinent d'ordinaire, s'empressaient autour de M. de Boursonne et de son jeune ami, et ne les laissèrent partir qu'après en avoir obtenu la promesse formelle de venir dîner le lendemain.
III
—Ah çà! qu'est-ce que cette charade qui se joue en votre honneur? demanda M. de Boursonne à Raymond, dès qu'ils se trouvèrent seuls.
—Eh! le sais-je plus que vous, monsieur? répondit le jeune homme.
—C'est que, voyez-vous, mon cher, poursuivit le vieil ingénieur, vous auriez peut-être tort de prendre pour argent comptant les démonstrations de ces Maillefert. D'aussi illustres égoïstes ne se donnent pas tant de peine pour rien. Il me paraît clair qu'ils ont des vues sur vous. Lesquelles? En avez-vous idée?
—Pas la moindre.
Le vieil ingénieur parut réfléchir.
Il était piqué de la réserve de Raymond. Et comme en dépit des conseils de la sagesse, il est rare qu'on se connaisse soi-même:
—J'ai pour principe absolu, reprit-il, de ne jamais me mêler des affaires des autres. Je ne prétends donc pas forcer vos confidences. Mais je croirais manquer à l'amitié que je vous porte, si je ne vous disais pas: Soyez prudent, prenez garde!...
Ces exhortations à la défiance étaient inutiles.
Si étranger que fût Raymond à la diplomatie des salons, si inexpérimenté qu'il pût être des intrigues misérables que voile parfois la politesse savante de la bonne compagnie, il comprenait que ce qui se passait autour de lui n'était pas naturel.
Un instinct supérieur à toutes les expériences lui disait qu'il était sérieusement menacé, qu'une partie était engagée dont son bonheur et son honneur étaient peut-être l'enjeu.
Il était sûr d'un danger prochain.
Mais quel était ce danger?...
A cette question, malheureusement, il ne trouvait pas de réponse, de réponse qui le satisfît, du moins.
Était-ce la duchesse de Maumussy qu'il devait surtout redouter?...
Si cette vanité dont l'homme le plus modeste porte en soi le germe lui disait que la jeune duchesse lui portait un intérêt plus que fraternel, la voix de la raison lui disait que cet intérêt n'était peut-être qu'une comédie.
Et le but, Raymond pensait l'entrevoir.
La dernière lettre de Jean Cornevin lui revenait à l'esprit.
Que disait-elle, cette lettre? Que Laurent Cornevin n'était probablement pas mort, ainsi qu'on l'avait cru, et que, par conséquent, la preuve du crime de MM. de Maumussy et de Combelaine n'était pas anéantie.
Ce que Jean avait découvert, les assassins ne le savaient-ils pas?...
Ne tremblaient-ils pas de se voir d'un moment à l'autre démasqués?
Et cela admis, Raymond n'en arrivait-il pas à se demander si la duchesse de Maumussy, cette jeune femme si belle et si séduisante, ne lui avait pas été envoyée pour s'emparer de son esprit, pour l'éblouir d'espérances magnifiques, pour l'amener lui, le fils de la victime, à contribuer à l'impunité des meurtriers....
—En ce cas, pensait-il, Mme de Maillefert et M. Philippe seraient du complot, et ainsi s'expliqueraient leurs avances.
Mais Mlle Simone n'en était pas, elle, bien évidemment, puisque, tout en obligeant Raymond à faire danser Mme de Maumussy, elle l'avait d'un coup d'œil, averti de se tenir sur ses gardes.
—Il faut que je lui parle, se disait-il, que j'aie le courage de lui demander de m'éclairer...
Malheureusement, le lendemain, lorsqu'il se présenta au château, Mlle Simone n'était pas dans le petit salon où les hôtes ordinaires venaient attendre que la cloche sonnât le dîner.
Mme de Maillefert, du reste, semblait fort mécontente de cette absence de sa fille.
—Simone est insupportable, disait-elle, avec cette manie qu'elle a de courir les champs, ni plus ni moins qu'un pauvre gentilhomme campagnard réduit à faire valoir lui-même...
Raymond, à ce moment, se trouvait assis près de la duchesse de Maumussy.
—Il est de fait, lui dit-elle, que Mlle de Maillefert a des habitudes étranges pour une fille de son nom, maîtresse d'une si grande fortune... Car vous devez savoir que c'est huit millions, au bas mot, que cette blonde charmante apportera à l'homme adroit qui aura su lui plaire...
L'allusion était directe, et évidemment préméditée.
Et cependant, comme si elle eût craint que son intention ne fût pas comprise:
—Une jeune fille si riche, ajouta-t-elle, doit renoncer à l'espoir d'être aimée pour elle-même!...
Vingt-quatre heures plus tôt, Raymond se fût peut-être révolté, mais il apprenait à se maîtriser. La cloche du maître d'hôtel sonnait, il en profita pour ne pas répondre.
Le dîner fut triste. Des hôtes nombreux de la duchesse de Maillefert, cinq ou six seulement restaient. Les autres s'étaient envolés vers Paris aux premières gelées. Et si la duchesse prolongeait son séjour, c'était, disait-elle, dans l'intérêt de sa mission, et aussi pour terminer quelques affaires d'intérêt.
Plus tristement encore la soirée s'écoula sans que Mlle Simone parût, encore bien que, sur les huit heures, elle eût envoyé miss Lydia Dodge prévenir sa mère de son retour.
—Que peut-elle avoir contre moi? se demandait Raymond, en rentrant au Soleil levant, elle me fuit... Ne dois-je plus la revoir?...
Terreurs vaines! Le lendemain même, lorsque suivi de M. de Boursonne il se présenta au château, il ne trouva au salon que Mlle Simone. L'attendait-elle donc?
Telle dut être l'idée du vieil ingénieur, car après quelques mots de politesse banale, il alla se planter devant une fenêtre, tout comme s'il n'eût pas fait nuit. Il est vrai que précisément parce que la nuit était fort obscure, les carreaux se trouvaient faire l'office d'une glace où il distinguait fort nettement Raymond et Mlle Simone.
A grand'peine, et de ses deux mains appuyées sur sa poitrine, Raymond essayait de comprimer les battements de son cœur. Enfin elle se présentait, cette occasion de parler qu'il avait appelée de tous ses vœux. Et il se sentait la force d'en profiter, car l'excès même de la passion lui rendait quelque sang-froid, de même que l'excessif danger donne aux plus poltrons une sorte de courage...
Mais il n'avait pas prononcé dix syllabes, que Mlle Simone l'interrompit.
Elle aussi, la pauvre jeune fille, elle était affreusement émue, et à sa pâleur et à la contraction de ses lèvres, on pouvait voir quelle violence elle se faisait:
—Monsieur, commença-t-elle, c'est bien vous, n'est-ce pas, qui, le soir du bal donné par ma mère, êtes entré dans le salon de miss Lydia?...
—Un domestique m'en avait ouvert la porte, mademoiselle...
—Je sais... En ce moment, ma mère et moi nous nous trouvions dans la pièce voisine, nous avions une discussion... fâcheuse, et nous croyant seules nous parlions assez haut...
Raymond était devenu blême.
Son indiscrétion avait été involontaire. Assurément, sans M. de Boursonne, il se serait enfui en se bouchant les oreilles aux premiers mots arrivés jusqu'à lui.
Seulement, il ne pouvait pas dire cela, et, en cette circonstance, mentir lui répugnait comme une indignité.
—Vous parliez haut, c'est vrai, mademoiselle, balbutia-t-il.
—De sorte que vous avez entendu tout ce que nous disions?
Il baissa la tête.
—Vous avez entendu? insista la jeune fille.
—Oui.
Jamais rien n'avait coûté à Raymond autant que cet aveu. Qu'allait-il en advenir? Mlle Simone n'allait-elle pas l'accabler de mépris?
Non. Elle le regarda sans colère, mais avec une fermeté incroyable chez une jeune fille si timide:
—Et qu'avez-vous conclu de ce que vous avez entendu? interrogea-t-elle.
—Que votre dévouement est sublime, mademoiselle.
Elle frappa du pied.
—Ce n'est pas répondre, prononça-t-elle.
Raymond demeura d'abord interdit, puis, tout à coup, une inspiration l'éclairant:
—Ah!... je comprends, fit-il. C'est mon avis sur la situation que vous avez acceptée, mademoiselle, que vous voulez?
Elle se penchait vers lui avec une anxiété visible, comme si des paroles qui allaient tomber de ses lèvres eût dépendu toute sa destinée.
Lui eut ce pressentiment que sa réponse allait décider de son avenir, et lentement et mesurant chacune de ses expressions:
—Non seulement je m'explique votre conduite, mademoiselle, dit-il, non seulement, je l'admire, mais je l'approuve comme la seule digne d'une Maillefert...
—Ah!...
—Je vous la conseillerais, si j'avais le bonheur de posséder votre confiance. Vous pensez que vous n'êtes que la dépositaire et en quelque sortes l'économe de l'immense fortune que vous possédez. Vous avez raison. Avant tout, cette fortune appartient à la maison de Maillefert, c'est à soutenir l'éclat et l'honneur de ce grand nom qu'elle doit être employée tout entière.
La joie la plus vive se peignait sur les traits si purs de Mlle Simone, en dépit de ses efforts pour demeurer impénétrable. Il y avait des remerciements plein ses yeux.
—Vous dites tout entière? répéta-t-elle.
—Oui, mademoiselle, jusqu'au dernier louis.
—C'est bien votre pensée que vous me dites?
—Ma pensée intime, oui, et la plus chère, sur laquelle reposent toutes mes espérances...
Elle l'arrêta d'un geste.
—Me tromper, dit-elle, serait odieux et lâche!...
[Illustration:—Monsieur Delorge? demanda-t-il.]
—Oh!...
—Indigne de l'homme de cœur qui, entendant outrager une pauvre jeune fille qu'il ne connaissait pas, a risqué sa vie pour la défendre...
—Mademoiselle...
Elle se leva.
—Je vous crois, fit-elle résolument.
Et donnant à Raymond sa main, qu'il garda dans les siennes:
—Croyez-moi de même, ajouta-t-elle; seulement...
Elle n'acheva pas... Tout le sang généreux de son cœur, comme un torrent de pourpre, affluait à son visage.
La duchesse de Maumussy entrait.
Avait-elle écouté et avait-elle entendu? Choisissait-elle pour paraître l'instant où son instinct avait dû lui dire qu'il allait être question d'elle? Le fait est qu'elle était certainement émue: elle était pâle et ses mains tremblaient.
—Où donc est votre mère, ma chère Simone? demanda-t-elle.
La jeune fille hésita. Elle se défiait du tremblement de sa voix, et son embarras était grand, lorsque M. de Boursonne vint à son secours...
S'inclinant avec son meilleur sourire devant Mme de Maumussy:
—Mme de Maillefert, répondit-il, et M. le duc sont, nous a-t-on dit, en grande conférence avec un sous-préfet des environs.
C'était vrai, seulement Raymond l'avait oublié. La jeune femme eut un éclat de rire trop bruyant pour être sincère, et se laissant tomber sur un fauteuil:
—Mon Dieu!... s'écria-t-elle, que c'est donc amusant de voir cette chère duchesse et cet excellent M. Philippe s'occuper de politique!...
Et tout de suite, avec cette volubilité fiévreuse des gens qui redoutent les trahisons du silence, elle se mit à parler des événements dont Paris était le théâtre.
Elle en pouvait parler pertinemment, disait-elle, ayant reçu le matin même une lettre de son mari.
Le duc de Maumussy ne lui dissimulait pas qu'il était mécontent, sinon inquiet, de la tournure des choses. Selon lui, le gouvernement impérial s'engageait dans une voie sans issue. L'empereur fermait l'oreille aux conseils de ses anciens amis, pour écouter des charlatans politiques sans portée. L'influence de l'impératrice amenait au pouvoir des hommes d'une maladresse si incroyable qu'elle avait un faux air de trahison.
—Je m'étais trompé, pensait Raymond, cette femme n'a pas été envoyée par mes ennemis... Si elle savait qui je suis et quel est mon passé, elle ne parlerait pas ainsi devant moi...
Quoi qu'il en fût, ce ne devait pas, ce ne pouvait pas être un intérêt médiocre, qui arrachait ainsi la duchesse de Maumussy à ses habitudes de silencieuse torpeur.
Car c'en était fait de sa nonchalance hautaine. Tout son être vibrait.
Le buste rejeté en arrière, la joue ardente, les narines gonflées, le sein haletant, elle parlait, d'une voix brève et saccadée qui ne souffrait ni réplique ni contradiction.
Et il fallait entendre les commentaires dont elle accompagnait la lettre de son mari et de quels sarcasmes elle cinglait ce mari et ses amis, et les hommes au pouvoir, et les ministres, et la cour, et l'impératrice et l'empereur!
—Tudieu! quelle commère! pensait M. de Boursonne.
Il lui paraissait évident que la jeune femme cherchait surtout à dissimuler le motif réel de son irritation, et qu'ainsi, comme on dit vulgairement, elle passait sa colère.
Et la preuve, c'est que Mme de Maillefert et son fils étant rentrés, elle se mit tout de suite et sans à-propos à les accabler de railleries positivement blessantes au sujet de cette longue conférence électorale qu'ils venaient d'avoir avec un sous-préfet des environs.
Mais aussi, à l'attitude de la mère et du fils, Raymond et M. de Boursonne eussent pu mesurer le crédit de la duchesse de Maumussy.
Mme de Maillefert dit seulement, et Dieu sait de quel accent:
—Vous avez certainement vos nerfs, ce soir, ma chère Clélie.
Clélie était le prénom de Mme de Maumussy.
—Jamais, au contraire, répondit-elle, je ne me suis sentie si bien portante ni de meilleure humeur.
En sortant du château, après cette soirée décisive, M. de Boursonne sifflotait un air fantastique, ce qui était chez lui l'indice des plus sombres préoccupations.
C'est qu'après s'être juré de ne plus s'occuper des affaires de Raymond, voyant la tournure que prenaient ces affaires, il se faisait un cas de conscience de l'abandonner aux inspirations de son inexpérience.
—Eh bien!... lui demanda-t-il, où en êtes-vous?
Raymond planait alors dans le bleu du troisième ciel, et trouver un confident, c'était un bonheur encore.
—Cette soirée, répondit-il, sera la plus heureuse de ma vie...
—Diable!...
—J'aime éperdument Mlle de Maillefert, et de ce soir je crois, oui, je crois fermement que je ne lui suis pas indifférent...
—Peste!...
—N'avez-vous pas entendu ce qu'elle m'a dit?
—Si, parfaitement.
—Eh bien?
—Eh bien! mon cher camarade, à moins que le français ne soit plus le français, et que je ne sois plus qu'une vieille bête, elle vous a clairement demandé si vous consentiriez à l'épouser sans dot.
Le visage de Raymond rayonna.
—Oui, c'est bien là ce que j'ai compris, s'écria-t-il.
Imperceptiblement, le vieil ingénieur haussa les épaules.
—Et qu'en concluez-vous? interrogea-t-il.
La question parut stupéfier Raymond.
—Ce que j'en conclus?... répéta-t-il. Ceci: la dot de Mlle Simone était le seul obstacle que j'aperçusse entre Mlle Simone et moi... La dot étant supprimée, l'obstacle n'existe plus...
—De sorte que vous croyez que maintenant tout va aller de soi...
De même que toutes les natures nerveuses et enthousiastes, Raymond pouvait, en un moment, passer de l'exaltation la plus grande au plus extrême abattement.
La voix de M. de Boursonne le ramena brusquement du ciel au milieu des ornières de la réalité.
—Mlle Simone m'a dit de croire en elle, prononça-t-il d'un air sombre, et j'y crois aveuglément.
Mais c'est bien inutilement que Raymond et M. de Boursonne s'épuisaient à évaluer les probabilités de l'avenir. Les événements devaient, comme à plaisir, dérouter leurs conjectures.
Après cette orageuse soirée, troublée par les emportements étranges de Mme de Maumussy, après les scènes dont il s'était trouvé l'involontaire et très embarrassé témoin, Raymond n'était pas sans inquiétudes sur la réception qui l'attendait à Maillefert.
Inquiétudes inutiles! Jamais encore il n'avait été accueilli comme il le fut le lendemain.
Puis, en moins de quatre jours, sa situation s'embellit de telle sorte qu'on eût pu croire que très assurément la famille de Maillefert allait devenir la sienne. Un prétendant déclaré et officiellement admis à faire sa cour n'eût pas osé souhaiter de plus délicats encouragements, de plus charmantes attentions.
Devenue soudainement tout miel, Mme de Maillefert ne lui épargnait aucun de ces patelinages que prodiguent les mères adroites à l'homme qu'elles convoitent pour leur fille.
Elle ne l'appelait plus monsieur Delorge, mais bien mon cher monsieur Raymond, ou bien Raymond tout court.
—Que ne l'appelle-t-elle: «Mon gendre», pendant qu'elle y est! pensait M. de Boursonne.
En ce cas, M. Philippe eût eu aussi tôt fait de dire: «Mon cher beau-frère.»
Car ses façons étaient plus familières encore que celles de sa mère, et avaient ceci de singulièrement significatif, qu'elles se manifestaient en dehors.
Ses amis étant retournés à Paris, il se prit pour Raymond d'une si belle passion qu'il ne le quittait presque plus.
Tous les jours, après le déjeuner, si détestable que fût le temps, il allait le rejoindre à l'endroit où il poursuivait ses études, et il passait des heures à le regarder opérer, avec toutes les apparences de l'intérêt le plus vif.
Puis, M. de Boursonne aidant, il le débauchait. Il venait le prendre au saut du lit, tantôt pour une partie de chasse avec les jeunes gens des environs, tantôt pour une promenade à Saumur ou à Angers.
Il se montrait avec lui, bras dessus bras dessous, aux Rosiers. Il arrivait à l'improviste partager son dîner du Soleil levant, déclarant, parole d'honneur! que maître Béru était un bien autre artiste que le cuisinier de Maillefert. A plusieurs reprises, il le traîna au Café du commerce pour faire une partie de billard.
Le parti pris de la mère et du fils était trop visible pour que M. de Boursonne ne le constatât pas.
Et la preuve qu'il existait, c'est que jamais Mme de Maillefert n'était avec Raymond aussi familière que les soirs où elle avait des étrangers dans le salon.
Alors, avec la plus adroite maladresse, elle saisissait les occasions bonnes ou mauvaises, de laisser éclater la plus excessive intimité.
Elle disait, par exemple, à Raymond:
—Vous qui êtes presque de la famille...
Lui n'avait pas tardé à reconnaître que M. Philippe et sa mère s'entendaient pour lui ménager des occasions d'entretenir Mlle Simone. A tout instant, sous un prétexte ou sous un autre, on les laissait ensemble.
Le temps était-il assez beau pour permettre une promenade au jardin?
—Offrez donc votre bras à Simone, mon cher Raymond, disait invariablement Mme de Maillefert.
Elle-même prenait le bras de M. de Boursonne, M. Philippe présentait le sien à la duchesse de Maumussy, on sortait.
Et régulièrement, par le plus grand des hasards, Raymond finissait par se trouver seul avec Mlle Simone.
La peur finissait par prendre le pauvre garçon. Car de se fier à ces magnifiques apparences, de s'abandonner aux douceurs d'une situation si étrangement inespérée, il n'avait garde.
—Grand Dieu! disait-il à M. de Boursonne, qu'est-ce que cela signifie?!...
—Hum! rien de bon! répondait le vieil ingénieur.
—C'est trop beau.
—Beaucoup trop pour durer.
—Quel peut être le but de Mme de Maillefert? Qu'espère-t-elle de cette comédie?
Le bonhomme branlait la tête d'un air équivoque.
—Ce qu'ils espèrent, répondait-il, hum!... peut-être bien que moi... mais non, je ne suis pas assez sûr encore... Ce serait trop odieux.
Et il refusait obstinément de s'expliquer, disant que, s'il ne se trompait pas, les faits ne tarderaient guère à faire éclater la vérité.
Le plus extraordinaire, c'est qu'à mesure que Mme de Maillefert devenait plus ardente et plus expansive, Mlle Simone montrait plus de réserve et de froideur.
Autant sa mère s'ingéniait à lui ménager avec Raymond des heures de tête-à-tête, autant elle mettait à les éviter une ingénieuse obstination.
Nul moyen de lui parler. Toujours maintenant elle traînait après ses jupes miss Lydia Dodge, sa gouvernante anglaise, laquelle, préalablement stylée, se jetait à la traverse de tous les entretiens.
—Elle me hait, pensait Raymond, en proie à un sombre désespoir. Que lui ai-je fait? En quoi ai-je pu lui déplaire?...
Et il s'effrayait de la voir de plus en plus pâle et toujours plus froide et plus triste.
Elle se donnait pourtant beaucoup de mouvement. Elle passait des journées entières dehors, à parcourir ses propriétés, suivie d'une espèce d'homme d'affaires, qui logeait au Soleil levant, et qui, de l'avis de maître Béru, devait être un «marchand de biens».
—Pauvre fille!... disait M. de Boursonne, ils finiront par la tuer.
Il est sûr que souvent Raymond voyait à Mlle Simone les yeux rouges comme si elle eût beaucoup pleuré, et que souvent il fut sur le point d'enfreindre la défense qu'elle lui avait faite de l'interroger.
Jusqu'à ce qu'enfin, la surprenant un jour en larmes, n'y tenant plus, et oubliant la présence de miss Lydia Dodge:
—Ayez pitié de moi, lui dit-il, bannissez-moi de votre présence ou daignez me permettre de partager votre chagrin...
Elle continuait de pleurer doucement, et sa physionomie avait une si navrante expression de tristesse, que Raymond sentait son cœur se briser.
—Qu'avez-vous, au nom du ciel? insista-t-il.
—Je souffre... murmura la pauvre enfant.
—On vous tourmente?...
—Oh!... indignement!
Raymond frémit de colère.
—Et vous croyez que je tolérerai cela!... s'écria-t-il, avec une si terrible expression de menace, que miss Dodge en fit un saut en arrière: vous croyez que, moi vivant, on osera...
D'un geste doux et triste, elle l'interrompit.
—Voulez-vous donc achever de me désespérer? murmura-t-elle. Voulez-vous donc nous perdre?...
Nous! elle avait dit nous!... Raymond l'avait bien entendu.
—Ne puis-je donc rien? demanda-t-il, de l'accent du dévouement prêt à tout.
—Rien...
Le malheureux se tordait les mains.
—Ah! cette angoisse me tue!... dit-il. C'est trop souffrir.
Elle le regarda fixement, et d'une voix douce:
—Pensez-vous donc, fit-elle, que je ne souffre pas, moi?
Mais les instances passionnées de Raymond n'arrachèrent pas un mot d'explication à Mlle Simone. A ses ardentes supplications:
—Je ne puis parler, répondait-elle, je ne le puis, je n'en ai pas le droit!...
Entre eux, miss Lydia Dodge, la méthodique gouvernante anglaise, semblait tomber des nues. Elle ne pouvait revenir de voir entre eux cette soudaine entente. La veille encore ils en étaient à hésiter, à rougir et à balbutier avant de s'adresser un mot de politesse banale; et voici que tout à coup ils s'abandonnaient, tant il en est de la douleur comme au péril commun dont la brutale étreinte efface les conventions sociales, supprime les timidités et arrache à la vérité tous ses voiles.
—Ah! vous êtes impitoyable, mademoiselle, prononça enfin Raymond. Me bannir de votre présence serait moins cruel...
D'un geste brusque, Mlle Simone l'arrêta.
—Voulez-vous donc, fit-elle, m'ôter tout mon courage, au moment même où j'en ai le plus besoin!...
Et comme si elle se fût défiée d'elle-même, comme si elle eût craint de se trahir, ou d'en avoir trop dit déjà, elle prit le bras de miss Lydia Dodge et s'éloigna, laissant Raymond éperdu d'angoisses et écrasé sous le sentiment de son impuissance.
Avec l'intensité de la réalité même, son implacable imagination lui représentait la situation de Mlle Simone, cette situation dont le mystère augmentait l'horreur, et il la voyait se débattant sous le filet de quelque abominable intrigue, sans amis, sans conseils, sans soutien...
Il ne fallut rien moins que le bruit d'une chaise bruyamment remuée, pour le rappeler au souvenir de la réalité. Mme de Maumussy venait d'entrer...
Il tressaillit de tout son être, quand il la vit l'observant de son regard tranquille, où il lui semblait lire les plus insultantes ironies.
C'était, depuis la soirée où elle s'était abandonnée à de si inexplicables emportements, la première fois que Raymond se trouvait seul avec elle.
—Qu'avez-vous, monsieur Delorge? demanda-t-elle doucement.
Saisi d'une sorte de vertige qui lui enlevait jusqu'à la faculté de réfléchir, il marcha sur elle, et d'une voix sourde:
—J'ai, répondit-il, que j'aime Mlle Simone de Maillefert, madame la duchesse, plus que la vie, plus que l'honneur, plus que tout le monde, que la voir malheureuse est au-dessus de mes forces, et que je saurai bien faire payer ses larmes aux misérables qui les lui font répandre.
Il la regardait fixement, en parlant ainsi, obstinément, comme s'il eût espéré plonger jusqu'au fond de sa conscience.
Elle ne baissait ni ne détournait les yeux.
—C'est pour moi que vous dites cela? interrogea-t-elle.
—Oui...
La jeune duchesse eut une seconde d'hésitation.
Puis, tout à coup, elle se leva vivement, courut fermer la porte du salon, et revenant prendre sa place en face de Raymond:
—Vous reste-t-il, commença-t-elle, assez de raison pour m'entendre, monsieur Delorge?
—Oh! je suis parfaitement calme, madame...
—Eh bien! voici le conseil que vous donnerait une amie: Quittez Maillefert, non pas dans une heure, mais à l'instant, partez...
Raymond riait d'un rire nerveux.
—Je vous gêne donc beaucoup, madame la duchesse? dit-il.
Elle le toisa d'un coup d'œil superbe, et durement:
—Moi!... s'écria-t-elle, moi!...
Puis haussant les épaules:
—Laissez-moi continuer, reprit-elle plus doucement. Vous vous croyez aimé de Mlle de Maillefert, et il se peut qu'elle croie vous aimer. Vous vous abusez l'un et l'autre. L'amour vrai ne réfléchit ni ne raisonne, et je vois à Simone l'âme calculatrice d'un procureur. Si elle vous aimait, elle dirait un mot, un seul, et... peut-être serait-elle votre femme. Elle ne le dira pas...
Raymond ricanait toujours.
—Je cherche, madame la duchesse, fit-il, l'intérêt qui vous fait parler ainsi...
Elle tressaillit, un éclair de colère traversa ses yeux noirs, mais elle se contint, et baissant la voix:
—Si vous vous trouviez, reprit-elle, dans une maison qui s'écroule et qu'un passant vous criât: «Sauve-toi!» iriez-vous lui demander quel intérêt il avait à vous empêcher d'être enseveli sous les décombres? Eh bien! moi, je suis ce passant. Trop haut est votre cœur et trop noble votre mépris de l'argent, pour certaines intrigues. Vous ne savez pas, sans doute, jusqu'où peuvent descendre les viles convoitises du luxe, du bien-être et du plaisir. Ne l'apprenez pas à vos dépens. Votre place n'est pas ici. Mieux on vous y accueille et plus vous devez craindre. Ce n'est pas la vie que vous laisseriez...
Ce qu'il y avait de commisération réelle dans l'accent de Mme de Maumussy, Raymond ne le sentit pas.
Il crut à une insulte, et transporté de colère jusqu'à saisir le bras de la jeune femme:
—Que voulez-vous dire? s'écria-t-il, parlez... Vous en avez trop dit maintenant...
Mais elle se dégagea, et toisant Raymond d'un coup d'œil superbe:
—Je pense que vous êtes fou, monsieur Delorge, dit-elle...
Et s'asseyant au piano, elle se mit à jouer avec une sorte de furie le morceau ouvert sur le pupitre...
Sous tant de secousses successives, Raymond sentait vaciller son intelligence. Plus les paroles de la duchesse étaient obscures et mystérieuses, plus en essayant de les interpréter il se sentait assailli de sinistres appréhensions.
Se jouait-elle de lui? Obéissait-elle à cet instinct irraisonné qui fait prendre en pitié toute créature qui souffre? Remplissait-elle simplement un rôle?...
Mais à quoi bon se mettre l'esprit à la torture? Ne valait-il pas mieux pour Raymond essayer de fléchir cette jeune femme qui était là, qui savait la vérité, elle, qui d'un mot pouvait l'éclairer, le sauver et sauver avec lui Mlle de Maillefert!...
—Madame, commença-t-il, madame la duchesse.
[Illustration:—Portez-lui cela pour ses pauvres!]
Elle ne parut pas l'entendre... Ses doigts couraient sur le clavier avec une merveilleuse agilité... Peut-être, réellement, ne l'entendit-elle pas.
Alors il s'approcha doucement, et de la main effleura l'épaule de la jeune femme.
Sans cesser de jouer, elle se détourna vivement.
—Que me voulez-vous, monsieur? demanda-t-elle.
—Madame, s'il vous reste une ombre de pitié...
—Quoi?
—Daignez-vous expliquer plus clairement...
Elle le regardait d'un air mécontent.
—Je vous ai dit tout ce que j'avais à dire, interrompit-elle, insister est inutile.
Et comme elle voyait Raymond prêt à tomber à ses genoux:
—Ah!... Je vous cède la place, monsieur, dit-elle.
Sur quoi, s'étant levée, elle sortit, en fredonnant l'air d'opéra qu'elle venait de jouer...
Déjà Raymond s'était redressé et, d'un œil enflammé, il regardait autour de lui, comme s'il eût cherché à qui s'en prendre de tant de misères.
Heureusement, une lueur suprême de raison l'éclaira:
—Je ne m'appartiens plus, pensa-t-il, si je reste, si je me trouve en face de M. Philippe, je me perds, et je perds à tout jamais Simone...
Et il se précipita dehors...
Dans le vestibule, Mme de Maillefert, avec toutes sortes de cérémonies, reconduisait une vieille dame qui était venue lui faire visite.
Apercevant Raymond:
—Comment! vous nous quittez, mon cher Delorge, lui cria-t-elle gaiement.
Il ne répondit pas. D'un seul bond il franchit les dix marches du perron et se lança dans l'avenue.
Il lui semblait que l'existence, comme une planche pourrie jetée sur un abîme, craquait et manquait sous lui, et qu'il roulait jusqu'aux plus sombres profondeurs.
Et pour comble, une voix obstinée et irritante comme le remords s'élevait en lui, qui lui répétait que, si terrible que fût le châtiment, il l'avait mérité, lui le fils du général Delorge, en se mêlant à ce monde qui était celui des assassins de son père.
Des heures s'écoulèrent en alternatives de désespoir et de rage, et il flottait entre mille résolutions contradictoires, quand la porte de sa chambre s'ouvrant M. de Boursonne parut.
—J'arrive de Maillefert, lui dit le vieil ingénieur, j'y ai trouvé tout le monde surpris de votre disparition. Je ne suis pas curieux...
Raymond s'était levé.
—Vous allez tout savoir, monsieur, dit-il.
Et fort exactement quoique d'une voix encore altérée, il raconta son entretien avec Mlle Simone et avec la duchesse de Maillefert...
Encore bien que donnant les signes les plus manifestes d'impatience, M. de Boursonne l'écouta sans mot dire; mais dès qu'il eut achevé:
—La peste étouffe, s'écria-t-il, les amoureux romanesques et nerveux! Quand on est bâti comme cela, sacrebleu! on devrait bien rester chez soi!
—Vous en parlez à votre aise, monsieur, et si vous aviez été à ma place...
—D'abord je ne m'y serais pas mis, à votre place, mon cher. Ensuite, ayant eu cette chance inespérée de surprendre Mme de Maumussy dans un de ses bons moments, je me serais bien gardé de la blesser par mes violences ridicules...
—Cette femme est mon ennemie, monsieur, vous-même me l'avez dit...
—Et je le crois... Seulement la duchesse est Italienne, c'est-à-dire la femme de la sensation présente, qui au lieu d'analyser ses émotions s'y abandonne tout entière, qui veut une chose avec la tête et fait le contraire avec le cœur...
—Enfin que résoudre?... interrompit Raymond.
Ah! le vieil ingénieur n'hésita pas.
—Plantez là Mlle Simone, dit-il.
—Jamais!...
Le bonhomme haussa les épaules.
—Alors, sacrebleu! fit-il, que voulez-vous que je vous dise! Attendez... le succès est aux temporisateurs. Retournez au château comme si de rien n'était...
Ainsi fit Raymond, et lorsqu'il arriva à Maillefert le lendemain, rien ne lui parut changé. Mlle Simone n'était ni plus ni moins triste, M. Philippe était toujours aussi amusant, Mme de Maumussy avait repris son attitude de sphinx...
Il en était à se demander s'il ne s'était pas épouvanté de chimères, lorsqu'un soir, comme il arrivait au château:
—Est-ce que vous n'avez pas rencontré Philippe? lui dit Mme de Maillefert.
—Non, madame...
—C'est qu'il est au chemin de fer, au-devant de nos amis, qui arrivent par l'express de neuf heures...
—Vous attendez des amis?...
Mme de Maillefert sourit:
—Nous attendons, répondit-elle, le mari de ma chère Clélie, le duc de Maumussy, et avec lui M. Verdale, le fameux architecte, et le comte de Combelaine...
En d'autres temps, Raymond eût été écrasé de ce coup si terriblement inattendu.
Mais il en est de l'âme humaine comme de l'acier, qui plongé rouge dans un torrent glacé acquiert des qualités supérieures de résistance et d'élasticité; l'âme, au contact du malheur, se trempe d'une énergie plus forte et s'endurcit à la souffrance.
Raymond pâlit et ses yeux se voilèrent, mais il ne chancela pas, et si rudement que l'émotion lui serrât la gorge, il eut encore la force de dire:
—Ah!... vous attendez M. de Maumussy et M. de Combelaine!...
Mme de Maillefert se pencha vers la pendule.
—Quelle heure est-il? fit-elle. Huit heures et demie. Dans trois quarts d'heure ils peuvent être ici.
Et immédiatement elle entama le panégyrique du duc de Maumussy, dont elle ne pouvait assez louer, disait-elle, le caractère chevaleresque, l'esprit délicat et fin et le merveilleux sens politique.
Elle n'admirait pas moins M. de Combelaine, ce dévoué serviteur de l'Empire, cet héroïque soldat toujours prêt à verser son sang, dont la fidélité désintéressée lui rappelait, assurait-elle, ces loyaux chevaliers qui, à leur mort, demandaient à être enterrés aux pieds du suzerain qu'ils avaient servi...
Assez maître de soi pour éviter le scandale d'une brusque retraite, Raymond était allé s'asseoir non loin de la causeuse où chaque soir Mlle Simone venait s'établir devant sa petite table à ouvrage.
Et la duchesse de Maillefert poursuivait.
Avec une non moindre chaleur, elle célébrait les mérites de M. Verdale, cet architecte fameux, ce fils de ses œuvres arrivé à force de talent et de travail à une grande situation et à une fortune immense. Et elle se déclarait ravie qu'un homme de ce mérite eût bien voulu accompagner M. de Combelaine, son ami. Justement elle méditait de grandes réparations à Maillefert. M. Verdale lui donnerait des idées.
A ce mot de réparations, Mlle Simone avait redressé la tête si vivement, que sa mère en parut choquée.
—Oh! vous avez bien entendu, fit-elle d'un ton sec. Cette vieille baraque est inhabitable, et j'ai des raisons de croire que l'année 1870 ne s'écoulera pas sans que Sa Majesté l'Impératrice fasse à notre maison l'honneur de s'arrêter un jour ou deux à Maillefert.
Mais Raymond n'écoutait pas.
Les yeux fixés sur la pendule, il calculait combien de minutes encore il avait à rester à Maillefert...
Il avait pu subir la duchesse de Maumussy; mais le duc, mais M. de Combelaine, l'honneur lui défendait de se trouver sous le même toit qu'eux.
—Savez-vous, demandait Mme de Maillefert à Mme de Maumussy, combien de jours ces messieurs comptent nous donner?...
—Non... Mon mari ne me l'a pas dit.
Raymond n'avait plus que dix minutes à rester...
Et il s'attendrissait en contemplant pour la dernière fois ce petit salon, où, au milieu d'affreux déchirements, il avait eu des heures enchantées par l'espérance.
Il examinait Mlle Simone, qui, inclinée sous une lampe travaillait, non à un délicat et inutile ouvrage de femme, mais à une layette qu'elle avait promise à une pauvre fille séduite, que tout le monde dans le pays repoussait.
Mais neuf heures sonnaient; Raymond se leva.
—Quoi! s'écria Mme de Maillefert, vous n'attendez pas nos amis!...
—Je ne puis...
—Parce que?...
—M. de Boursonne m'attend, madame.
—Allez donc, fit-elle, mais en tout cas, à demain.
Il ne répondit pas. Il s'inclina devant la duchesse de Maumussy, il effleura de ses doigts tremblants la main que lui tendait Mlle Simone, et lentement il sortit.
La nuit était sombre et glaciale, de gros nuages couraient au ciel, un vent furieux secouait les branches dépouillées des arbres...
Que lui importait! Il n'avait plus besoin de se contraindre, maintenant...
Son désespoir et sa fureur s'exhalaient en imprécations et en menaces qu'emportait la tempête, de même que les événements avaient emporté ses espérances et ses projets.
Parvenu au pont suspendu, cependant, il s'arrêta court. Une voiture venait, au grand trot,—malgré les défenses formelles—et dans cette voiture, à la lueur des lanternes, on distinguait quatre hommes: M. Philippe et les amis attendus à Maillefert.
IV
Il était près de minuit lorsque Raymond arriva au Soleil levant. L'auberge était déserte. Seul dans la cuisine, maître Béru mettait au net les comptes de la journée.
En apercevant son hôte:
—Montez vite, monsieur, lui dit-il, chez M. de Boursonne, il vous attend avec une impatience!...
C'était vrai; Raymond trouva le vieil ingénieur en proie à la plus violente agitation, et arpentant à grands pas sa chambre—une chambre immense, la plus belle de l'auberge, qui avait une pendule sur sa cheminée de pierre peinte, et de chaque côté des flambeaux argentés, dont tous les dimanches maîtresse Béru renouvelait les bobèches de papier déchiqueté.
Trop bouleversé pour remarquer le désordre de Raymond:
—Eh bien!... lui cria M. de Boursonne, nous y voici!... Au bord du fossé la culbute... il n'y a plus à reculer!...
—Qu'est-ce encore, mon Dieu!...
—Oh!... c'est grave, cette fois, continua le bonhomme, terriblement grave! Et votre duchesse de Maillefert mériterait... Mais asseyez-vous, nous avons à causer...
Mais c'était un homme prudent. Il commença par s'assurer en ouvrant successivement toutes les portes que personne n'était aux écoutes; après quoi, revenant se camper debout et les bras croisés devant son jeune camarade:
—Vous savez, commença-t-il, non sans une nuance de solennité, que j'ai horreur de me mêler des affaires des autres...
Hélas! bien des fois, jadis, Raymond avait souri de cette étonnante prétention de son vieux chef; mais en ce moment!...
—Pour vous, continuait le bonhomme, je vais manquer aux principes de toute mon existence. C'était écrit. Voici des mois que nous vivons de la même vie, côte à côte, sans jamais nous quitter, et sarpejeu! on est de chair et d'os. Vous voyant bon, généreux, loyal, sincère jusqu'à la naïveté, petit à petit, à mon insu, je me suis... hum... comment dirai-je? habitué? non, intéressé à vous, comme à... ma foi tant pis, je le dis puisque c'est vrai quoique absurde... comme à mon propre fils.
Ces préliminaires dans la bouche de cet homme excellent, mais qui faisait profession d'égoïsme et de brutalité, devaient faire frémir. Ce qu'il avait à dire était donc bien rude, qu'il tergiversait ainsi.
—C'est comme mon père même que je vous écouterai, monsieur, murmura Raymond.
Le bonhomme fit deux ou trois tours encore dans la chambre, puis brusquement:
—C'est de votre honneur qu'il s'agit! prononça-t-il.
—De mon honneur!...
—Oui. Et il n'y a plus à hésiter ni à temporiser, il faut marcher droit au but. Il faut que demain, vous m'entendez bien, demain, vous vous rendiez à Maillefert, et que vous demandiez officiellement à Mme la duchesse de Maillefert la main de Mlle Simone, sa fille...
Une stupeur immense clouait Raymond sur sa chaise.
—Moi, répétait-il, comme s'il eût eu besoin de s'affirmer une proposition inouïe, moi!...
—Il le faut, insista M. de Boursonne, il le faut absolument. C'est l'unique moyen que je voie de ne point laisser quelque lambeau de votre intègre réputation au piège honteux tendu à votre confiante probité.
D'un geste machinal, comme pour en écarter le vertige, Raymond passait et repassait sa main sur son front.
—Je vous entends, monsieur, balbutiait-il, mais... excusez-moi, je ne vous comprends pas...
M. de Boursonne, tristement, hochait la tête.
—Et penser, continuait-il, que c'est moi qui vous ai encouragé à aimer Mlle Simone!... Ah! vieil enfant en cheveux blancs!... Mais qui pouvait prévoir!... Savez-vous ce qui se passe? Il est aujourd'hui avéré dans le pays, aux Rosiers, à Saint-Mathurin, à Saumur, à Angers même, que Mlle Simone de Maillefert est la maîtresse de M. Raymond Delorge...
D'un bond Raymond fut debout:
—Voilà donc, s'écria-t-il d'un accent terrible, voilà le résultat des lâches calomnies de ce misérable Bizet de Chenehutte...
Mais le vieil ingénieur lui coupa la parole.
—Votre Bizet n'est qu'un sot, déclara-t-il, dont les propos d'estaminet n'avaient aucune portée. Si Mlle Simone a été perdue de réputation, c'est par la duchesse de Maillefert elle-même, par sa mère...
—Oh!... monsieur...
—Par sa mère, oui, je dis bien, qui a déclaré en propres termes, non pas à une personne, mais à plusieurs, qu'elle s'estimerait trop heureuse si elle parvenait à vous déterminer à épouser sa fille, parce que, après l'avoir séduite, vous vous seriez dégoûté d'elle, et que la pauvre fille se trouverait dans une situation à ne plus pouvoir dissimuler sa faute...
Un cri terrible, un cri de douleur et de rage, jaillit de la poitrine de Raymond.
—C'est impossible, s'écria-t-il, impossible!... Une mère n'a pas pu dire, une mère n'a pas dit cela...
—Elle l'a dit, j'en suis sûr...
—Eh bien!... ce n'est pas demain que j'irai à Maillefert, ce sera cette nuit, à l'instant!... Ah! elle a dit cela? Ah! elle s'est servie de mon nom pour déshonorer la plus chaste et la plus noble des créatures!... Eh bien! moi, je lui arracherai la langue, à cette misérable femme, et je la clouerai à la porte de son château!...
Cette explosion de désespoir, M. de Boursonne l'avait prévue, il l'attendait.
Saisissant donc le bras de son jeune camarade:
—Avant de rien faire, dit-il, vous m'entendrez.
Mais déjà un revirement s'était fait dans les idées de Raymond. Le doute lui venait.
—Si vous vous trompiez, cependant, monsieur! fit-il. Si on avait surpris votre bonne foi!
Autant le vieil ingénieur était brusque d'ordinaire, autant en ces circonstances si pénibles il faisait preuve d'indulgence et de bonté.
—Écoutez et soyez juge, dit-il à Raymond.
Et s'asseyant près de son jeune ami:
—Voici tantôt un mois, commença-t-il, que surpris des avances si extraordinaires de Mme de Maillefert, nous avons soupçonné quelque ténébreuse intrigue... Le but de cette intrigue vous échappait absolument, à vous qui êtes jeune. Plus clairvoyant, grâce à ma triste expérience, j'entrevoyais vaguement quelque chose de si odieux que je me disais, que je vous disais: «Non, ce n'est pas possible...»
—C'est vrai, c'est vrai!...
—Eh bien! mon pauvre ami, depuis cet instant, je puis vous l'avouer, il ne s'est pas écoulé un jour sans que j'aie appliqué tout ce que j'ai de pénétration à déchiffrer le mot de cette énigme. De là vient que tout à coup vous m'avez vu papillonner lourdement autour de Mme de Maumussy, et déployer pour elle mes grâces surannées. Je pensais qu'elle savait la vérité...
—Et elle ne la savait pas?
—Elle l'ignorait, j'en mettrais la main au feu, il y a trois jours. C'est lorsqu'elle l'a connue, que soudainement elle a été tout autre avec vous. Peut-être, sans le vouloir, a-t-elle été complice de Mme de Maillefert. Et c'est alors que révoltée, indignée, elle vous a conseillé de fuir...
C'était une explication plausible, cela.
—Oui, en effet, approuva Raymond.
—Voyant que je ne tirais rien de la jeune duchesse, poursuivait M. de Boursonne, je me mis à chercher d'un autre côté... Mon titre de baron, puisqu'enfin baron il y a, et les vieilles relations de ma famille, m'ouvraient tous les castels des environs. J'en profitai pour me faufiler près de toutes les connaissances de Mme de Maillefert, espérant que de l'ensemble de ces conversations, d'un mot à l'une, d'une phrase à l'autre, j'arriverais à déduire quelque chose de positif...
—Ah! monsieur, murmura Raymond, comment jamais m'acquitter envers vous?...
—En vous laissant guider par moi, mon cher ami. Mais attendez. Je perdais mon temps et mes peines, quand ce soir—hier soir, plutôt, puisqu'il est plus de minuit,—me trouvant chez Mme de Lachère, cette dame, vous savez, dont le mari veut être préfet:—«Il faut convenir, me dit-elle, que votre jeune collègue, M. Delorge, se conduit d'une façon abominable.» Par bonheur, j'eus le pressentiment que j'étais sur la trace de la vérité, et au lieu de m'ébahir:—«Comment cela?» demandai-je avec un sourire équivoque.—«Allons, allons, reprit-elle, ne faites pas le discret avec moi, baron, je sais tout.» Je m'inclinai.—«En ce cas, madame, vous êtes plus avancée que moi.» Elle se mit à rire.—«Mon cher baron, me dit-elle, c'est la duchesse de Maillefert elle-même qui, dans le délire de sa mortelle douleur, m'a confié l'horrible situation de sa fille, et les efforts qu'elle fait pour ramener l'homme qui l'a séduite et qui maintenant refuse de l'épouser...»
—Cette Mme de Larchère a menti! s'écria Raymond.
Le vieil ingénieur secoua la tête.
—Ce fut ma première impression, dit-il, et je ne la lui cachai pas. Alors, elle me déclara qu'elle n'était pas la seule à qui Mme de Maillefert eût fait cette incroyable confidence, et, pour me le prouver, elle appela une de ses amies qui, elle aussi, savait tout, à ce qu'elle me dit, et de la même façon. A votre avis, ces deux affirmations valent-elles une certitude?
Raymond ne répondit pas.
—Moi, je m'obstinais à douter encore, reprit M. de Boursonne; alors Mme de Lachère invoqua le témoignage de son mari, lequel me jura sur l'honneur tenir de la propre bouche de M. Philippe ce que sa femme avait appris de la bouche même de Mme de Maillefert.
Cela, par exemple, c'était le comble.
—Quoi!... M. Philippe aussi! bégaya Raymond. Son frère!...
Puis se dressant, comme s'il eût été mû par un ressort:
—Mais pourquoi, s'écria-t-il, pourquoi cette infamie, cette abominable calomnie?...
—Eh! pardieu! parce que Mme de Maillefert et son noble fils n'ont pour vivre que les revenus de Mlle Simone. Qu'elle se marie, les voilà sur la paille. Ils veulent qu'elle ne puisse pas se marier...
[Illustration:—Il faut que vous dansiez avec Mme de Maumussy.]
—Oui, peut-être...
—Et voilà pourquoi, vous, demain, c'est-à-dire aujourd'hui, vous allez officiellement et ouvertement demander la main de Mlle de Maillefert...
Raymond baissait la tête:
—C'est que dans ce moment, dit-il, déchiré par les plus horribles perplexités, je ne suis pas absolument... libre...
Une immense stupeur se peignait sur le visage de M. de Boursonne.
—Vous hésitez!... fit-il.
Le pauvre garçon se tordait les mains.
—Ah! si vous saviez, monsieur, s'écria-t-il, si vous saviez?...
Et cette fois, emporté par la situation, et se sentant confusément hors d'état de délibérer et d'arrêter un parti, il confia à son vieil ami le secret de son passé.
C'était pour M. de Boursonne comme une révélation.
—Voilà donc, disait-il, les raisons de vos indécisions étranges! Et moi qui vous accusais!...
Puis, après une minute de réflexion:
—Mais n'importe, dit-il, l'honneur commande, obéissez. Il n'est pas de considération au monde qui puisse vous obliger à passer pour un infâme suborneur, qui vous oblige à laisser peser sur la pure et chaste jeune fille que vous aimez une abominable accusation.
Raymond était dans une de ces crises où la volonté éperdue appartient au premier qui s'en empare:
—Qu'il soit fait selon vos conseils, monsieur, dit-il au vieil ingénieur; je m'abandonne à vous...
Le jour commençait à poindre, blafard et morne, lorsque Raymond, qui s'était jeté tout habillé sur son lit, se réveilla, après quelques heures de ce sommeil de plomb qui suit les grandes crises, et qui est comme une dernière faveur de la nature violentée.
Il se sentait le corps brisé, mais l'esprit net et clair jusqu'à s'en étonner.
C'est que les raisons ne lui manquaient pas d'être bouleversé encore, et agité des plus funèbres pressentiments.
La journée qui commençait était celle du mercredi 1er décembre 1869.
C'est-à-dire qu'il y avait dix-sept ans, date pour date, que le général Delorge était tombé, dans les jardins de l'Élysée, sous les coups de lâches assassins.
Et lui, Raymond Delorge, lui qui sur le cercueil de son père avait prêté un solennel serment de haine et de vengeance, il allait, en ce fatal anniversaire, se trouver peut-être en présence des meurtriers, et subir l'ironie de leur insolente impunité.
Mais l'impérieuse, l'inexorable nécessité parlait.
Avant tout, il devait tenter l'impossible pour réhabiliter Mlle Simone.
Et à midi précis, il avait revêtu le costume traditionnel de la démarche qu'il allait risquer, endossé l'habit noir et ganté les gants paille.
—Je vous accompagnerai, lui avait dit M. de Boursonne, mais, entendons-nous bien: je resterai à vous attendre dans le salon, et vous vous présenterez seul à la duchesse de Maillefert. Ma présence, très certainement, l'effaroucherait, et il faut qu'elle s'explique...
La pluie fine et glaciale qui tombait obstinément depuis le matin, venait de cesser.
Le vieil ingénieur et Raymond partirent.
Et tout en cheminant aussi vite que le leur permettait le mauvais état de la route:
—Comment va me recevoir la duchesse de Maillefert? disait Raymond.
—Qui sait! comme un sauveur peut-être... Peut-être comme un laquais.
—Et les autres...
—Quels autres? Maumussy, Combelaine, Verdale? Eh bien! après... Est-ce à vous de vous inquiéter d'eux? Est-ce à l'homme d'honneur à détourner les yeux pour ne pas rencontrer le louche regard des gredins? Jamais leur impudence ne montera jusqu'à votre fierté. Haut le front, sacredieu, ami Delorge, c'est à ces misérables à trembler devant vous. Haut la tête et le cœur, car nous voici arrivés...
Dans l'immense vestibule, les valets de pied étaient à leur poste, tristes valets dont la tenue trahissait les habitudes des maîtres.
On devinait les gens dont les gages ne sont pas exactement payés, qui ont craint plus d'une fois qu'on ne leur fît banqueroute, et qui se soldent en insolences des intérêts de l'argent qui leur est dû.
—Ils me font moins l'effet de serviteurs que de créanciers, avait dit souvent le vieil ingénieur, et j'aimerais mieux faire mon lit moi-même que d'être servi par ces gaillards-là!...
Ces gaillards, d'ordinaire, dès que paraissaient Raymond ou son vieux chef, se levaient précipitamment, un sourire bassement obséquieux aux lèvres.
Ce jour-là, un seul daigna se soulever de la banquette où tous se vautraient.
—Mme de Maillefert? demanda M. de Boursonne.
—Sortie, répondit le valet, du ton insolent de l'homme qui a des ordres.
—A-t-elle dit à quelle heure elle rentrerait?
—Madame la duchesse ne rend pas de compte à ses gens.
Raymond et M. de Boursonne échangèrent un coup d'œil. Ces façons n'avaient pas besoin de commentaires.
—Nous l'attendrons, alors, dit le vieil ingénieur.
Le valet de pied ricanait en se dandinant:
—J'ai eu l'honneur de dire à ces messieurs, insista-t-il, que madame la duchesse est sortie, et qu'on ne sait quand elle rentrera... si toutefois elle rentre.
M. de Boursonne était devenu fort rouge.
Ayant demandé à Raymond une de ses cartes de visite:
—Vous allez, dit-il au domestique, porter à l'instant cette carte à Mme de Maillefert. Si véritablement elle est sortie, vous la lui remettrez quand elle rentrera. Il faut que M. Delorge lui parle aujourd'hui même. Et, en attendant, conduisez-nous immédiatement au salon...
Son accent était si impérieux, que le valet, troublé, obéit, tout en grommelant:
—Ah! tant pis! Elle dira ce qu'elle voudra.
Lorsqu'ils furent seuls dans le salon:
—Voilà qui commence bien! fit Raymond.
—Oui, approuva le vieil ingénieur, c'est une disgrâce de cour...
Il se tut, la porte du salon s'ouvrit, et le valet de pied reparut:
—Madame la duchesse attend ces messieurs, prononça-t-il.
—Allez, dit à Raymond M. de Boursonne, je reste ici à vous attendre.
C'est dans une sorte de boudoir, ouvrant à la fois sur son cabinet de toilette et sur sa chambre à coucher, que la duchesse de Maillefert avait ordonné qu'on lui amenât Raymond.
Elle venait précisément de se mettre à sa toilette de l'après-midi, lorsqu'on lui avait montré la carte de visite remise au valet de pied par M. de Boursonne.
Furieuse, elle avait renvoyé sa femme de chambre, ne prenant que le temps de relever ses cheveux—les siens seulement,—de passer un ample peignoir de mousseline, garni de dentelles, magnifique jadis, maintenant fané et fripé.
Rien de moins séduisant, de moins gracieux et de moins noble que cette grande dame ainsi arrachée brusquement à l'œuvre capitale de son existence.
Dépouillée des artifices savants de la coquetterie la plus raffinée, elle apparaissait telle qu'elle était réellement, telle que l'avaient faite les années d'abord, puis l'abus du fard, des cosmétiques et des eaux de beauté, et plus encore les fêtes continuelles, les nuits passées, les âcres soucis d'argent, les poignantes émotions du jeu, enfin toutes les agitations d'une vie à outrance.
C'est assise dans un vaste fauteuil, près du feu, les jambes allongées sur un coussin de velours, qu'elle reçut Raymond.
Dès qu'il entra, après l'avoir toisé de la tête aux pieds:
—Vous êtes seul, monsieur? fit-elle d'une voix aigre.
—M. de Boursonne m'attend en bas.
—C'est dommage! J'aurais eu du plaisir à le complimenter de ses façons...
—Madame!...
—N'est-il pas votre conseiller?
—M. de Boursonne est un ami dévoué...
—C'est cela! Et il vous apprend à pénétrer chez les gens malgré eux et à forcer la consigne des domestiques.
—J'avais à vous parler, madame.
—Aujourd'hui même... sur-le-champ?
—Oui.
Dédaigneusement, la duchesse de Maillefert haussa les épaules, et s'enfonçant dans son fauteuil:
—Eh bien! puisque vous voici, dit-elle, parlez.
Loin de déconcerter Raymond, cet accueil outrageant redoubla son sang-froid.
—Madame, commença-t-il, j'appartiens à une honorable famille. Mon père, que j'ai eu le malheur de perdre fort jeune, était général de brigade. Ma mère est une demoiselle de Lespéran. Je n'ai pas trente ans, je suis ingénieur des ponts et chaussées, mon passé répond de l'avenir... J'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Simone de Maillefert, votre fille...
C'est de l'œil ébahi dont on considère un phénomène, que la duchesse l'examinait tandis qu'il débitait imperturbablement ces quelques phrases qu'il avait arrangées dans sa tête en montant l'escalier.
—Et c'est pour me dire cela, fit-elle, que vous avez forcé ma porte?
—Uniquement, oui, madame.
Il était clair que le flegme de Raymond l'agaçait.
—Savez-vous bien, reprit-elle, ce que c'est qu'une d'Hostal de Chalandri de Maillefert?
—C'est, je le sais, madame la duchesse, une fille d'illustre maison, la descendante d'une longue suite de loyaux et vaillants gentilshommes, qui, de père en fils, se sont légué, tel qu'un dépôt sacré, un nom sans tache, une glorieuse devise et les pures traditions de l'honneur et du devoir.
Mme de Maillefert rougit imperceptiblement, et pressée de venger ce qui lui paraissait un amer persiflage:
—Savez-vous, fit-elle d'un ton ironique, quelle est la fortune de Mlle Simone de Maillefert?
—Je ne m'en suis pas informé, madame...
—Soit, mais vous l'avez bien entendu évaluer, cette fortune!
—En effet.
—Ma fille possède de son chef deux cent mille livres de rente, en propriétés, c'est-à-dire, au bas mot, un capital de sept millions... C'est une dot cela, et bien faite pour tenter, n'est-ce pas, monsieur?
Si flagrante que fût l'insulte, Raymond ne sourcilla pas.
—Et vous, monsieur, reprit la duchesse, qui êtes-vous pour prétendre à l'honneur d'une alliance si haute?...
—Oh! je n'ai aucune fortune, madame, et le peu que j'ai...
—Il ne s'agit pas de cela, c'est de votre famille que je parle. N'êtes-vous pas fils de ce fameux général Delorge qui a été tué en duel?...
Raymond pâlit. Il n'est pas de résolutions d'impassibilité qui tiennent devant certaines attaques.
—On vous a trompée, madame la duchesse, prononça-t-il. Mon père n'a pas été tué en duel, il a été lâchement assassiné...
—Monsieur!...
—...Par M. de Combelaine ou par M. de Maumussy, ou par tous les deux, plutôt...
La duchesse de Maillefert s'était redressée.
—Pas un mot de plus, monsieur, interrompit-elle. Je sais votre histoire depuis hier soir et j'en suis à me demander comment vous avez osé vous présenter chez moi.
«On dit qui on est, monsieur, avant de se faufiler dans l'amitié des gens. Maintenant je vous connais. On m'a dit les détestables accusations dont vous et les vôtres poursuivez des hommes honorables, que je reçois, que j'aime et qui sont l'honneur d'un gouvernement auquel moi et les miens sommes absolument dévoués.
Déjà, par un puissant effort de volonté, Raymond avait maîtrisé son émotion. Impassible autant qu'une statue, il laissa la duchesse achever.
Puis:
—J'attends votre réponse, madame, dit-il froidement.
Peu à peu elle en était venue à s'irriter tout à fait.
—Ma réponse!... répéta-t-elle. Est-ce que véritablement, monsieur, vous espériez que je prendrais votre démarche au sérieux?
—Je n'espérais rien, madame.
Elle tressaillit.
—J'ai vu un grand devoir à remplir, je le remplis sans souci du résultat. Je ne vous parlerai pas des sentiments que m'inspire Mlle de Maillefert... à quoi bon!... J'avais à lui donner un témoignage public de ma respectueuse admiration: c'est fait. Ma démarche d'aujourd'hui, je l'ai annoncée publiquement partout. Non moins hautement je publierai votre réponse.
Il s'inclinait pour prendre congé, Mme de Maillefert l'arrêta d'un geste:
—Que voulez-vous dire? interrogea-t-elle d'une voix altérée.
—Ce que je dis... pas autre chose.
—Simone vous a parlé. Simone vous a commandé de me demander sa main...
—Sur mon honneur, madame, je vous jure que non.
—Elle vous aime, cependant, vous le savez bien!...
Ah! pour cette seule parole, Raymond était prêt à tout pardonner à Mme de Maillefert.
—Dieu veuille que vous disiez vrai, madame! prononça-t-il d'un accent ému.
Pâle, les sourcils froncés, la duchesse de Maillefert semblait agitée des plus terribles perplexités, quand, une inspiration soudaine illuminant son visage:
—Eh bien!... attendez, s'écria-t-elle, c'est Simone elle-même qui va vous donner la réponse que vous sollicitez...
Elle sonna, et une femme de chambre accourant:
—Qu'on prévienne Mlle Simone, ordonna-t-elle, que je désire la voir à l'instant...
Qu'allait-il se passer?
Quel projet bizarre venait de traverser la cervelle détraquée de cette mère indigne?...
Troublé au delà de toute expression, Raymond faisait à sa raison et à son courage un appel désespéré. Jusqu'à ce moment, il était resté maître de soi. Saurait-il, en présence de Mlle Simone, maîtriser ses sensations? Jamais, il ne le sentait que trop, le sang-froid n'avait été plus nécessaire.
V
—Vous aimez Simone, monsieur Delorge? demanda tout à coup Mme de Maillefert...
—Madame...
—Eh bien! cher monsieur, votre sort dépend uniquement de sa volonté. Qu'elle dise un mot, et je vous l'accorde. A vous d'obtenir qu'elle prononce ce mot.
Elle s'interrompit, écoutant...
Il lui avait semblé entendre, de l'autre côté, dans la pièce voisine, un pas rapide et léger.
—La voici! fit-elle du ton dont elle eût dit: Attention!
Elle ne se trompait pas.
A l'instant même, dans le cadre de la porte qui donnait de la chambre à coucher dans le boudoir, Mlle Simone parut.
—Mon Dieu!... s'écria-t-elle...
C'est qu'elle venait d'apercevoir Raymond, dont elle ignorait la présence au château. C'est qu'à la façon dont il s'était retiré la veille, elle avait cru comprendre qu'elle ne le reverrait plus à Maillefert.
—Approchez, Simone, dit Mme de Maillefert.
Machinalement elle obéit.
La défiance se lisait dans ses beaux yeux tremblants qu'elle arrêtait tour à tour sur sa mère et sur Raymond, implorant l'explication d'un fait qui lui semblait inexplicable...
—Ma chère Simone, commença la duchesse d'un ton solennel, un événement grave se produit. M. Raymond Delorge, ici présent, vient de me demander votre main.
Un nuage épais de pourpre envahit jusqu'à la racine des cheveux le visage doux et triste de la pauvre enfant.
—Ma mère!... interrompit-elle évidemment révoltée, et espérant peut-être la rappeler à la raison.
Mais il n'était pas de considération capable d'arrêter la duchesse de Maillefert, une fois qu'elle poursuivait un but.
—Je sais par expérience, continua-t-elle, quel enfer est un ménage sans amour. Je prétends donc, ma fille, vous abandonner absolument le choix de votre mari. Dictez-moi la réponse que je dois faire à M. Raymond Delorge.
Confuse, humiliée, violentée en toutes ses pudeurs, la malheureuse jeune fille baissait la tête.
—Par pitié! ma mère, balbutia-t-elle encore, n'insistez pas... plus tard, lorsque nous serons seules...
La duchesse haussait les épaules.
—C'est cela, dit-elle, et ensuite vous prendrez des attitudes de vierge martyre, et je passerai, moi, pour une marâtre... Nenni! Je désire que notre explication ait un témoin, et je suis ravie que ce témoin soit monsieur...
Des larmes avaient jailli des yeux de Mlle de Maillefert et, comme un collier de perles qui s'égrène, roulaient silencieusement le long de ses joues.
—Est-il vraiment possible, ma mère, murmura-t-elle, que vous veuillez mettre un étranger dans la confidence des tristes déchirements de notre famille!
—Oh! considérez-vous donc M. Delorge comme un étranger!...
Depuis un moment déjà, Raymond délibérait s'il ne ferait pas bien de s'enfuir.
Les paroles de Mlle Simone lui parurent un ordre et fixèrent ses irrésolutions.
—A Dieu ne plaise, mademoiselle, prononça-t-il, que je vous sois jamais la cause d'un déplaisir; je me retire...
Et il se retirait, en effet, lorsque la duchesse, qui s'était levée, passa brusquement entre la porte et lui.
—Restez! commanda-t-elle d'un ton impérieux. Il faut, une fois pour toutes, que Simone s'explique. Ce qui va être décidé ici le sera irrévocablement.
Et s'adressant à sa fille:
—Parlerez-vous? ajouta-t-elle.
Un éclair de colère avait séché les larmes de Mlle Simone.
—Vous le voulez, fit-elle d'une voix étouffée, vous l'exigez... Eh bien! soit. Mais que la honte retombe sur vous de l'affreuse violence que je me fais.
Et détournant la tête pour éviter le regard brûlant de Raymond:
—Je consens, balbutia-t-elle, à devenir la femme de M. Delorge... mais aux conditions que je vous ai dites, ma mère...
Ah! bien peu s'en fallut que Raymond, éperdu, ne tombât aux genoux de Mlle de Maillefert. Une réflexion soudaine l'arrêta. La question de son mariage avec Mlle Simone avait déjà été agitée entre la duchesse et sa fille.
—C'est-à-dire, insista Mme de Maillefert, à la condition de consommer la ruine de notre maison au profit de M. Delorge, n'est-ce pas?
—Ma mère! est-ce bien vous qui dites une telle chose!...
—Je dis ce qui est.
—M'accuser de vouloir la ruine de notre maison, moi qui lui ai tout sacrifié au monde, et qui suis prête à lui tout sacrifier...
—Alors, faites ce que je vous demande... non pour moi, grand Dieu! qui ne suis plus qu'une vieille femme et trouverai toujours le millier de louis qu'il me faut pour payer ma dot dans un couvent, mais pour votre frère...
—Je ne le puis...
—Votre frère est le chef de notre maison, l'héritier du nom, Philippe est le duc de Maillefert; vous lui devez respect et soumission.
—Ma mère, il est inutile d'insister.
Ainsi, c'était cette éternelle discussion d'argent, dont Raymond avait surpris quelques lambeaux le soir du bal, qui recommençait...
[Illustration:—Croyez en moi, ajouta-t-elle.]
Mais dans quelles conditions, cette fois, et combien plus honteuse et plus dégradante!...
—Prenez garde! Simone, reprit Mme de Maillefert, la voix tremblante d'une colère difficilement contenue, prenez garde! Vous m'obligez à répondre par un refus à la demande de M. Delorge...
Et s'adressant à Raymond:
—Vous l'entendez?... continua-t-elle, vous prétendez l'aimer et vous ne trouvez pas un mot à dire!...
Bouleversé des plus étranges émotions, mais toujours maître de soi, Raymond s'inclina:
—J'ai foi en Mlle Simone, répondit-il—répétant les paroles qui lui avaient été dites par la jeune fille—ses décisions me sont sacrées.
La duchesse éclata de rire—d'un rire faux et menaçant.
—En d'autres termes, interrompit-elle, vous adorez ma fille, mais vous aimez encore plus son argent. Voilà votre désintéressement. Je le prévoyais, je savais que vous vous étiez entendus...
Peu à peu, et en dépit de ses fermes résolutions de ne s'émouvoir de rien, il était manifeste que Mlle Simone s'animait: elle relevait la tête, et de fugitives rougeurs enflammaient ses joues.
Voyant Raymond blêmir sous l'insulte de Mme de Maillefert, et cependant prendre sur soi de garder le silence:
—Que vous m'outragiez, moi, ma mère, dit-elle, peu importe, j'y suis accoutumée. Que vous accusiez M. Delorge de cupidité, c'est ce que je ne puis souffrir. La pensée de M. Delorge, je la connais, il me l'a dite. Il croit, de même que moi, que je dois tout ce que je possède au nom de Maillefert.
La duchesse riait toujours de son rire ironique.
—Et voilà pourquoi, interrompit-elle, voilà comment vous refusez de donner la moitié de votre fortune à l'aîné de notre maison, à votre frère...
—Je fais plus.
—Bah!
—Je lui donne, c'est-à-dire, je vous donne la totalité de mes revenus...
—Mais vous gardez le capital. Nous sommes à votre merci... Que vos dispositions changent, et le duc de Maillefert est sans pain.
—Mes dispositions ne changeront pas.
—Qui le sait!... Supposez-vous mariée et mère de famille. Fatalement, vous en arrivez à juger que votre argent appartient bien plus à votre mari et à vos enfants qu'à votre mère et à votre frère...
Irritée, Mlle Simone battait le parquet d'un pied nerveux, oubliant presque la présence de Raymond, qui, les deux mains appuyées au dossier d'une chaise écoutait...
—Il est des moyens de vous tranquilliser, ma mère, reprit la jeune fille, je vous les ai offerts...
—Lesquels!...
—On dressera un acte par lequel je reconnaîtrai devoir à mon frère et à vous le revenu de mes propriétés...
—Le revenu!... Comment voulez-vous que dans ces conditions votre frère trouve un établissement sortable! Quelle famille voudrait de lui!
—Que mon frère se marie, et je m'engage à lui assurer au contrat l'usufruit de trois millions de terres dont ses enfants auront la nue-propriété.
La duchesse avançait dédaigneusement les lèvres.
—Oh! encore des termes de procureur! fit-elle.
—Qui donc m'a réduite à les apprendre, sinon vous, ma mère!...
A chaque parole, grandissait dans le cœur de Raymond son admiration pour Mlle de Simone, son mépris pour Mme de Maillefert.
Et ne pouvoir intervenir, cependant!...
—Quelle tête!... grondait la duchesse, quel caractère de fer!... Il me semble entendre son père. Rien ne l'émeut, rien ne la touche. Elle se laisserait briser avant de ployer...
—C'est vous, ma mère, dont l'opiniâtreté passe toute croyance, dit la jeune fille...
Incapable de se contraindre plus longtemps, la duchesse de Maillefert se dressa en pied, et repoussant son fauteuil qui roula jusqu'à la porte:
—Assez! fit-elle d'un ton bref et tranchant. Une dernière fois, Simone, voulez-vous partager avec votre frère...
—Le capital? Je ne le puis.
—Prenez garde, réfléchissez... C'est la rupture immédiate, définitive, irrévocable, d'un mariage qui vous tient au cœur.
Raymond se sentait chanceler.
—Ah! vous êtes impitoyable, ma mère, interrompit Mlle Simone. Ce que vous me demandez, vous savez bien qu'il m'est défendu de vous l'accorder...
—Défendu!
—Vous savez bien que je suis liée par un serment sacré, juré sur le Christ, entre les mains d'un mourant...
Mme de Maillefert haussait les épaules.
—Toujours les mêmes réponses, dit-elle.
—Oui, toujours! répondit la jeune fille, éternellement...
Et admirable de douleur et d'indignation, si belle que Raymond en fut ébloui comme d'une transfiguration:
—Vous oubliez donc la mort de mon père! reprit-elle. Vous oubliez donc... C'est vrai, il y a cinq ans de cela, et depuis, tant d'événements se sont succédé... Mais je me souviens, moi, je me souviens...
—Simone, fit durement Mme de Maillefert, Simone!...
Mais elle ne se laissa pas interrompre.
—Je n'avais pas seize ans, poursuivit-elle, j'étais encore en pension... C'était l'hiver, la nuit, je dormais... Tout à coup un grand bruit autour de mon lit m'éveilla... J'ouvris les yeux. Une de nos surveillantes se penchait vers moi.—«Vite, me dit-elle, bien vite, habillez-vous, une voiture vous attend à la porte, un horrible accident est arrivé à votre père, il vous demande, il se meurt...»
«Ce n'était que trop vrai. Mon père revenait de Nice à l'improviste, quand, arrivé en gare à Paris, ayant voulu sauter à terre avant l'arrêt du train, il avait été renversé et broyé entre les roues du wagon et le pavé du quai.
«Lorsque j'arrivai à l'hôtel, les domestiques perdaient la tête. Vous, ma mère, vous étiez au bal, on ne savait chez qui. Mon frère était absent depuis vingt-quatre heures. On vous cherchait en vain l'un et l'autre par tout Paris.
«Mon père avait été rapporté sur une civière, et pour lui épargner d'horribles souffrances, au lieu de le monter à sa chambre, on l'avait déposé dans le salon, sur un lit dressé à la hâte.
«Pauvre père! Son corps n'était plus qu'une masse informe de chairs sanglantes. C'était un miracle qu'il vécût encore. Par un prodige d'énergie, il retenait en quelque sorte son âme près de s'envoler...
«—Enfin, la voici!... murmura-t-il quand je parus.
Et tout de suite, d'une voix faible, mais très vite, comme s'il eût craint de ne pouvoir achever:
«—Maîtrise ta douleur, me dit-il, et écoute-moi, le temps presse. La mort me surprend. Je n'ai pris aucune disposition. Ma fortune sera demain à la discrétion de ta mère et de ton frère. Combien durera-t-elle entre leurs mains? Bien peu. Et après? Ruinés, perdus de dettes, compromis, dédaignés, que feront-ils? J'endure les tourments de l'enfer en songeant à cela. Degré à degré, jusqu'où descendront-ils? Jusqu'où traîneront-ils notre nom, ce nom glorieux de Maillefert, qui a son paragraphe à toutes les belles pages de l'histoire de France, et que mes aïeux m'ont légué pur et sans tache...
Mme de Maillefert s'agitait désespérément pour arrêter Mlle Simone.
—Vous oubliez que nous ne sommes pas seules, lui répétait-elle.
—C'est vous qui la première l'avez oublié, madame, répondit la jeune fille...
Et s'adressant surtout à Raymond, et d'un accent qui s'imposait, elle poursuivit:
—Éperdue de douleur, je m'étais agenouillée près du lit de mon père:
«—Tu n'as que quinze ans, Simone, reprit-il, et cependant c'est à toi de me remplacer dans cette maison où souffle un vent de vertige. Par bonheur, tu es immensément riche, c'est le salut. Dès que ta mère et ton frère auront dévoré ma fortune, ils voudront la tienne. Refuse. Abandonne-leur ton revenu jusqu'au dernier louis, c'est ton devoir. Jamais, sous aucun prétexte, ne leur donne le capital. Tu seras obsédée, harcelée, circonvenue, martyrisée, tiens bon, ou je sortirais de ma tombe pour te maudire. C'est ton repos que je te demande, ton bonheur, ta vie... Tu les dois à notre nom. A toi à garder d'eux-mêmes ta mère et ton frère. Il se peut que tu te maries un jour, mais alors que ton mari sache bien qu'il épouse une fille dont la fortune n'est qu'un dépôt sacré...
«Sa voix faiblissait.
«—A un signe qu'il fit, je posai sur sa poitrine un crucifix placé près de lui par le prêtre qu'on était allé chercher.
«—Jure-moi, dit-il, sur ce Christ, d'obéir à mes dernières volontés, et ma mort, qui eût été celle d'un damné, sera douce et sereine...
«Je jurai.
«Vous entriez en ce moment, ma mère, en toilette de bal, la tête chargée de fleurs, et vous avez entendu les dernières paroles de mon père:
«—Tu l'as juré, Simone, tous les revenus, mais rien que les revenus... Le capital, c'est la rançon de l'honneur des Maillefert...
Désespérant d'interrompre sa fille et de lui imposer silence, la duchesse de Maillefert avait pris le parti de se rasseoir.
Et suffoquant de rage, l'œil enflammé, la face pourpre, les veines du cou gonflées à rompre, elle égratignait de ses ongles le velours de son fauteuil.
Mais dès que Mlle Simone s'arrêta:
—Voilà donc, dit-elle d'un ton d'outrageante ironie, la règle de votre conduite.
—Immuable.
—Les propos incohérents d'un mourant.
Si terrible fut le regard de la jeune fille, que la duchesse en frissonna.
—Ce mourant était mon père, madame, prononça-t-elle, et les approches de la mort, loin d'obscurcir sa noble intelligence, ne lui éclaircirent que trop l'avenir.
Écrasé sous une de ces situations que l'imagination se refuse à prévoir, Raymond demandait au ciel une idée, une inspiration.
—Ainsi, reprit Mme de Maillefert, remontrances, ordres, prières, tout est inutile.
—Inutile.
—Vous espérez que votre opiniâtreté triomphera de ma légitime obstination.
—Je n'espère plus rien.
Ce que ce marchandage, en présence de Raymond, avait de bas, de vil, d'ignoble, la duchesse était hors d'état de le sentir. Sa raison était perdue. Sa voix rauque semblait un râle.
—Alors, c'est bien entendu, insista-t-elle, bien convenu?
—Oui.
Mme de Maillefert se retourna vers Raymond:
—Voilà, dit-elle, la vierge timide et soumise que vous souhaitez pour épouse, monsieur Delorge! Que vous en semble? Voyons, répondez!... Mais répondez donc, monsieur!
Haussant son sang-froid à la hauteur de cette crise inouïe, Raymond dominait encore son indignation:
—C'est en vain, prononça-t-il, c'est inutilement que je chercherais des termes pour rendre la respectueuse admiration que m'inspirent l'héroïque courage et le dévouement sublime de Mlle de Maillefert.
C'en était fait. Toutes ses espérances, la duchesse les avait hasardées sur une chance unique, et elle avait perdu.
Enragée comme le joueur imbécile qui lacère et foule aux pieds les cartes qui ont trompé ses convoitises, elle cessa de se contraindre.
—Ah! c'est comme cela, cria-t-elle. Eh bien! monsieur Delorge, rien ne vous retient plus ici, et j'espère qu'à l'avenir vous me dispenserez de vos admirations.
Mais de même que l'instant d'avant, lorsqu'il allait sortir, il avait été retenu par Mme de Maillefert, Raymond, cette fois, fut arrêté par Mlle Simone.
—Restez! commanda-t-elle d'un accent impérieux.
Et marchant sur sa mère:
—Car je n'ai pas fini, madame, poursuivit-elle. Vous avez exigé une explication, nous l'aurons complète. Je n'ai pas tout dit...
Pour toute réponse, la duchesse de Maillefert allongea la main vers un cordon de sonnette.
—Prenez garde à votre tour, dit Mlle Simone avec un calme effrayant. Si vous sonnez, on viendra. Et je vous le jure, je parlerai quand même, haut et ferme, devant tous, devant vos valets, devant mon frère, devant vos hôtes, ces gens dont, sans me consulter, vous peuplez ma maison. Car je suis chez moi, ici; seule j'ai le droit d'y donner des ordres, de recevoir qui bon me semble, de chasser qui me déplaît!...
Pétrifiée de stupeur, la duchesse avait laissé retomber son bras.
Était-ce bien sa fille, la victime éternellement résignée de son brutal despotisme, qui, tout à coup, s'insurgeait, se redressait et lui tenait tête!... A quelles sources vives puisait-elle son indomptable énergie que la nature, aux heures décisives, accorde aux êtres les plus faibles?
Raymond admirait.
—Je parlerai, continuait Mlle Simone avec une véhémence croissante, parce qu'on a aussi des devoirs envers soi, et qu'il faut que l'on sache comment j'ai tenu le serment fait à mon père mourant.
«Vous n'avez que trop justifié, mon frère et vous, ses sinistres appréhensions.
«Trois ans ne s'étaient pas écoulés, que de l'énorme fortune qu'il vous avait laissée, il ne restait plus que des débris.
«Qu'en avez-vous fait? A quels gouffres inconnus avez-vous jeté ces millions? A quels creusets mystérieux les avez-vous fondus?
«Car vous ne les avez pas employés, si follement que ce soit; vous ne l'auriez pas pu.
«Il y a des princes souverains qui ont une cour, des dignitaires, des soldats, et qui ne dépensent pas annuellement ce que vous auriez dépensé.
«Et chez vous, dans votre hôtel, lorsque j'y allais passer vingt-quatre heures, je ne trouvais pas parmi vos cinquante valets un domestique pour me porter une lettre. Vos femmes de chambre me faisaient honte ou peur. Un matin, votre cuisinier est venu me dire qu'il ne pourrait pas m'apprêter à déjeuner si je ne lui donnais quelque argent. Il vous avait avancé toutes ses économies, vous lui deviez dix-huit mille francs, on lui refusait crédit dans le quartier...
—Ah! c'est trop fort! disait la duchesse, c'est trop fort!...
La jeune fille poursuivait.
—Mon père disait bien que Philippe et vous étiez pris de vertige. Millionnaire, il vous manquait toujours un billet de mille francs. Avec deux cent mille livres de rente vous faisiez des dettes, et vous empruntiez à soixante pour cent quand vos créanciers devenaient pressants...
«Pour satisfaire une fantaisie, vous greviez une propriété d'hypothèques usuraires. Pour payer une dette de jeu, vous vendiez le tiers de leur valeur les meilleures terres de l'Anjou.
«En une seule nuit, dans un cercle, Philippe perdait, au baccarat, cent soixante mille francs. Une autre fois, aux courses, le chiffre de ses pertes dépassait dix mille louis...
«Et vous, précisément à cette époque, vous en étiez réduite à faire porter vos diamants au Mont-de-Piété.
«Si encore, de tant de prodigalités, eût rejailli sur vous l'éclat que donne un faste noble et intelligent. Mais non. Vous n'en avez jamais recueilli que du ridicule ou de la honte...
—Simone!... criait Mme de Maillefert, Simone, vous devenez folle...
—C'est par les journaux, continuait la jeune fille, qu'on avait ici de vos nouvelles. Je ne les lisais pas, mais les gens du pays prenaient un détestable plaisir à me féliciter de ce qu'ils appelaient vos brillants succès. Par eux, malgré moi, j'étais informée de tout.
«On parlait de mon frère, du duc de Maillefert, comme d'une sorte de palefrenier millionnaire, vaniteux et inintelligent, joueur et débauché, plastron de tous les mauvais plaisants, dupe d'élection de tous les aventuriers qui le flagornaient et vivaient à ses dépens.
«Vous, ma mère, on vous citait toujours parmi les reines de la mode, qui, à ce que prétendent les couturières, donnent le ton, dont on décrit les toilettes, dont on célèbre la beauté, l'élégance, le goût, le luxe, dont on raconte les aventures et les bons mots, femmes folles ou mauvaises femmes, qui payent leur renommée de leur réputation.
«Si bien que je me demandais quelle mère vous étiez, pour souffrir la conduite de votre fils, et quel fils était Philippe, pour tolérer la conduite de sa mère!...
Épouvanté du choc de ces deux colères, l'une indigne, l'autre, trop légitime, hélas! Raymond était presque tenté d'essayer d'arrêter Mlle Simone...
Ne se perdait-elle pas, par cette violence extraordinaire!...
—Ah! je me vengerai! râlait la duchesse, vous me payerez cher cette humiliation!...
Mais loin de paraître s'effrayer de ces menaces, Mlle de Maillefert redressait plus haut la tête, toujours plus haut, provoquant sa mère d'un regard de défi.
Elle l'avait dit, elle se révoltait, et pareille à l'esclave qui vient de briser sa chaîne, elle semblait incapable de garder aucune mesure.
—Enfin, reprit-elle, après avoir respiré fortement, enfin le jour vint, ma mère, où votre dernier louis glissa entre vos mains. Vous étiez ruinés, mon frère et vous. Lambeau par lambeau, vos propriétés avaient été mises à l'encan, ce qui vous restait était écrasé d'hypothèques, les usuriers vous fermaient leur caisse, les marchands vous refusaient crédit, les huissiers assiégeaient votre hôtel.
«Et étourdis de cette ruine, éperdus, en détresse, vous vous débattiez, Philippe et vous, au milieu d'une meute hurlante de créanciers.
«C'est alors que mon souvenir vous revint, car en trois ans vous n'aviez pas répondu à une seule de mes lettres. Et je vous vis arriver ici, un matin...
«C'était en hiver, à cette époque, à peu près, et je me rappelle votre surprise en me revoyant. Vous ne me reconnaissiez pas. Vous me disiez:—Comme tu es changée, ma pauvre enfant!...
De sa place, accoudé à la cheminée, Raymond ne perdait pas un tressaillement de la physionomie bouleversée de Mme de Maillefert, et il voyait s'allumer et flamber dans ses yeux la haine la plus ardente.
—J'étais, en effet, bien changée, poursuivait plus doucement Mlle Simone. Trois mois après la mort de mon père, pénétrée de ses dernières volontés, j'étais venue m'établir dans ce grand château désert, avec ma gouvernante, miss Lydia Dodge, et maître Tardif, le vieil homme d'affaires de notre famille.
«Je n'étais qu'une enfant, j'ignorais jusqu'à la valeur précise de l'argent. J'avais à apprendre le maniement d'une grande fortune territoriale.
«Vous pensez, peut-être, ma mère, que cet exil ne me coûtait pas. Détrompez-vous. Mes goûts étaient alors ceux des jeunes filles de mon âge et de ma condition. J'aimais le monde, les belles choses, les travaux de l'esprit, les récréations délicates et intelligentes, les voyages... Mais j'avais un grand devoir à remplir. J'avais à devenir capable d'être l'intendant des Maillefert.
«Sans arrière-pensée, sinon sans regrets, je rompis avec le passé, et sous la direction de maître Tardif, je commençai à m'initier aux détails sans nombre d'une exploitation agricole.
«Levée avec le jour, vêtue de vêtements grossiers, de toile l'été, de laine l'hiver, je parcourais mes propriétés, visitant les fermiers, comptant avec les métayers, surveillant les ouvriers que j'employais aux travaux du dehors ou à la réparation des bâtiments. J'apprenais à estimer la valeur des terres, à juger le bétail d'un coup d'œil, à évaluer le rendement d'un champ, à distinguer les qualités des grains, des vins, des foins, à discuter un bail, à débattre un marché... Si bien que, lorsque maître Tardif mourut, au bout de dix-huit mois, j'étais presque un fermier passable...
Arrivée à ce point extrême où la colère ne se peut plus traduire que par d'amers sarcasmes, la duchesse de Maillefert levait ses mains au ciel.
—Que je suis donc heureuse! disait-elle. Ma fille, décidément, est un ange!...
C'était bien l'avis de Raymond, ému jusqu'aux larmes de ce dévouement obscur et si grand cependant, et si rare, de Mlle Simone.
—De ma conscience, reprit plus vite la pauvre jeune fille, de ma conscience seule j'attendais ma récompense. Bien m'en prit. Je n'eus pas à me louer des gens de ce pays. Étonnés d'abord de mon genre de vie, et ne pouvant le comprendre, ils essayèrent de l'expliquer par des motifs absurdes et injurieux. Je devins le sujet des contes les plus ridicules. Si les uns voyaient en moi l'héroïne de quelque roman mystérieux, les autres me déclaraient un phénomène d'avarice.
[Illustration: Et transporté de colère jusqu'à saisir le bras de la jeune femme...]
—Ah! vous aviez fait un heureux choix, monsieur Delorge! ricanait Mme de Maillefert...
Mlle Simone haussa le ton:
—C'est vrai, ma mère, poursuivit-elle, j'étais avare, je me refusais sévèrement toute dépense inutile, j'économisais, je thésaurisais... Je vous attendais.
«Vous vîntes, et il doit vous souvenir de ce jour où nous nous revîmes.
«Vous étiez humble, ce jour-là, vous veniez en solliciteuse, et, tremblant d'être refusée, vous m'accabliez de cajoleries.
«Vous ne me parliez pas de ruine complète, mais seulement de gêne momentanée que vous expliquiez par des opérations de Bourse de Philippe, qui avaient tourné mal. Moi, qui savais la vérité, je vous écoutais, silencieuse et triste. Je vous suppliais de réformer, au moins pour un temps, votre train. Je vous conseillais une liquidation, vous disant que des débris de votre opulence on pouvait tirer une fortune encore, comme on tire une chaloupe des épaves d'un vaisseau.
«Alors, vous m'approuviez de tout cœur, vous me promettiez une réforme totale et vous finissiez par me demander quatre cent mille francs, lesquels, me juriez-vous, suffiraient à tout. C'était une somme énorme, le montant de mes économies de deux ans, et ma raison me disait que ce ne serait qu'un grain de sable dans le gouffre de vos prodigalités. Mais vous étiez ma mère, vous pleuriez en me serrant contre votre poitrine... Je faiblis. Je vous remis ces quatre cent mille francs, un soir, en quatre mandats que j'étais allée chercher à Angers...
—Et vous me les avez fait payer cher depuis! ricana la duchesse.
A la grande surprise de Raymond, Mlle Simone semblait s'attendrir.
Des larmes brillaient dans ses yeux.
—Le lendemain, continua-t-elle d'une voix altérée, ayant été obligée de sortir de grand matin, pour une coupe de bois que j'avais à vendre, je ne voulus pas vous éveiller. Quand je revins, vers midi, me faisant une fête de vous trouver un visage riant, on me dit que vous étiez partie... Je ne pouvais le croire. La veille encore, nous faisions des projets pour votre installation à Maillefert, et vous deviez écrire à Philippe de venir nous rejoindre. C'était vrai, pourtant, vous étiez partie.
«A dix heures, vous vous étiez fait conduire au chemin de fer, me laissant pour tout adieu quatre lignes où vous me disiez qu'une dépêche vous mandait à Paris pour un grand bal de bienfaisance.
«A quinze jours de là, mon frère m'écrivait de lui envoyer vingt mille francs par le retour du courrier, pour acquitter une dette d'honneur... J'envoyai les vingt mille francs.
«Le mois suivant, c'était à vous qu'il fallait une bagatelle, cinq cents louis pour donner un acompte à votre couturière...
«Puis, de semaine en semaine, les lettres se succédèrent, tantôt de vous, tantôt de mon frère, dont les prétextes variaient, mais toutes également pressantes, et répétant invariablement: De l'argent! de l'argent! de l'argent!
Obsédée du regard fixe de Raymond, Mme de Maillefert avait fini par lui tourner le dos, et les jambes croisées, les mains jointes sur le genou, elle battait du pied la mesure d'un air improvisé qu'elle chantonnait entre les dents.
—De ce moment, disait Mlle Simone, c'en fut fait de mon repos. La correspondance ne suffisant plus, vous cherchâtes autre chose, et les lettres de change commencèrent à pleuvoir ici. Vous tiriez sur moi pour deux mille, quatre mille, dix mille francs. Des garçons de recette venaient de Saumur et d'Angers, qui me présentaient vos traites d'un air goguenard en me demandant: «Faites-vous honneur?» Je n'osais pas répondre: Non, dans les commencements. Mais je ne tardai pas à reconnaître ma duperie, et que ma fortune entière s'en irait ainsi, petit à petit. Je vous prévins que je ne ferais plus «honneur à votre signature», comme disaient les garçons. Que vous importait! Vous persistâtes, je tins parole; je ne payai plus, et je fus assiégée par les huissiers et accablée de papier timbré...
«Jusqu'à cette époque, du moins, ma mère, Philippe et vous gardiez encore quelques ménagements. Les aigres récriminations, les reproches amers, les dures paroles ne devaient pas se faire attendre. Vous, si humble, ma mère, et suppliante, la première fois, je vous vis arriver un matin, la colère dans les yeux, la menace à la bouche. Vous ne disiez plus: «Je t'en prie,» mais: «Je veux, il faut!...»
«Je tins ferme en mes refus. En moins de quinze mois, je m'étais laissé arracher les revenus de trois années, j'avais été forcée d'emprunter, j'avais mesuré le danger de nouvelles faiblesses.
«Alors, aux menaces, les ruses succédèrent, plus dangereuses pour moi. Je me vis tout à coup entourée de pièges, circonvenue, étourdie...
«Vous avez su gagner à vos vues des gens de ce pays, dont je ne me défiais pas, et ils ne cessaient de me harceler de leurs conseils. J'étais une enfant, prétendaient-ils, de conserver tant de propriétés rapportant si peu, tandis qu'en en vendant seulement le tiers pour acheter de la rente, je doublais, je triplais même mon revenu. Il me fallut un coup d'autorité pour me débarrasser d'eux.
«Et cependant, fidèle à la promesse que je vous avais faite, tous les mois, régulièrement, je vous faisais remettre dix mille francs...
Mme de Maillefert, évidemment, eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, mais à tout moment ses exclamations sourdes et ses interjections furibondes prouvaient qu'elle ne perdait pas un mot.
—C'est trop d'audace! disait-elle. Jamais on n'a rien ouï de pareil! Ah! monsieur Delorge, vous êtes resté malgré moi!... Cela pourra vous coûter cher!...
Imperturbable, Mlle Simone poursuivait:
—Mais voici que soudain votre tactique changea encore. La mère tendre et caressante des premiers jours reparut, déployant pour moi ses plus irrésistibles séductions. Être séparée de moi vous désolait, me disiez-vous, et vous devenait insupportable. Lasse de votre existence décousue, vous soupiriez après la douce et paisible vie de famille, et vous prétendiez que, si vous m'aviez à Paris, près de vous, tout changerait.
«Le piège était trop grossier pour m'échapper. Et cependant, je puis bien vous l'avouer à cette heure, j'hésitai longtemps à paraître y donner tête baissée.
«Je me disais qu'à Paris, en tenant votre maison et en réglant la dépense, je ferais plus avec deux cent mille francs que vous avec un million. Deux cent mille francs! c'est une somme, cela. Jamais mon père n'a dépensé plus, et son train était celui d'un grand seigneur.
«Quelques mots, échappés à une des amies que vous aviez amenées pour vous seconder, m'éclairèrent à temps. Je vous déclarai donc que rien au monde ne me ferait quitter Maillefert.
«Votre déception dut être terrible, car votre masque tomba, et votre haine, dissimulée jusqu'alors, se montra ouvertement. Pour Philippe et pour vous, je devins l'ennemi, la proie. A dix-huit ans que j'avais, vous me donniez le spectacle odieux des combats qui se livrent autour du coffre-fort des vieillards. Vous ne songiez qu'à tirer de moi pied ou aile, peu ou beaucoup, pourvu que ce fût quelque chose, et par tous les moyens.
«Vous vous étiez mis à me piller effrontément. Vieux meubles, tapisseries rares, tout ce qui avait une valeur quelconque, vous semblait de bonne prise!—«A quoi cela te sert-il?» me disiez-vous; et vous emportiez.
«Jusqu'à ce qu'un jour j'eus cette douleur de voir Philippe s'emparer des portraits de nos ancêtres, sous ce prétexte qu'ils lui revenaient à lui, l'héritier du nom. Je ne devinais que trop que, beaucoup d'entre eux étant signés de noms illustres, il les vendrait...
Mme de Maillefert bondit.
—Vous en avez menti!... s'écria-t-elle.
—Pardonnez-moi, ma mère, fit froidement Mlle Simone, il les a mis en vente, et la preuve, c'est que je les ai fait racheter... et qu'ils sont là-haut, cachés...
Et plus vite:
—Du reste, poursuivit-elle, vous pouviez bien trafiquer des portraits lorsque déjà vous trafiquiez du nom? Est-ce que Philippe ne le vendait pas, ce nom, aux industriels qui l'imprimaient en tête de leurs prospectus? Est-ce que vous ne l'avez pas vendu, le jour où vous avez accepté la mission que vous remplissez ici? Car votre tournée électorale est payée... ne dites pas non, je le sais, et si jamais les Tuileries étaient envahis par la Révolution, on y trouverait votre reçu!...
Livide, comme si tout son sang eût été changé en fiel, la duchesse de Maillefert s'était dressée d'un bloc:
—C'en est trop, interrompit-elle, et ce serait une honte à moi d'en entendre davantage...
Pour la clouer sur son fauteuil, il n'avait pas fallu moins que l'immense intérêt qu'elle pensait avoir à ne pas laisser seuls ensemble Raymond et Mlle Simone.
Peut-être aussi avait-elle espéré, en restant, arrêter la vérité sur les lèvres de sa fille...
Reconnaissant qu'elle s'était trompée, que c'était inutilement qu'elle s'était condamnée aux plus cruelles humiliations, elle enveloppa Raymond du plus haineux regard, et d'une voix sourde:
—Vous vous obstinez à demeurer ici, monsieur, dit-elle, malgré moi... soit. Je ne suis qu'une femme, je vous cède la place. C'est un homme qui vous demandera compte de ce que vous avez entendu...
Elle se retirait, en effet; elle gagnait la porte de la chambre à coucher.
—Je n'ai pourtant parlé que du passé, prononça Mlle Simone.
Mme de Maillefert s'arrêta court.
—Que voulez-vous dire? fit-elle.
—Qu'il me reste à parler du présent, ma mère...
—Du présent?
—Oui, de ce dernier voyage, de vos projets en arrivant à Maillefert, de vos tentatives depuis six semaines...
—Simone!... s'écria la duchesse, prenez garde, vous ne me connaissez pas encore!...
La jeune fille ne sourcilla pas; elle avait atteint son but: sa mère restait.
—Cette fois, reprit-elle, vous arriviez avec un plan nouveau:
«Le soir même de votre arrivée, m'ayant prise à part, vous me disiez en propres termes, car vous n'en étiez plus à dissimuler l'âpreté de vos convoitises: «Abandonne-nous la moitié de ce que tu as, et en échange nous te rendons le repos.»
«Et vous pensiez que j'aurais hésité, ma mère, sans le serment juré à mon père mourant!... Le repos!... Ah! je ne croirais pas le payer cher au prix de toute cette fortune que je possède, pour mon malheur.
«Mais j'ai juré; je vous refusai.
«Il est vrai que vous obtîntes de moi la promesse de vous avancer cent mille francs pour vos débuts à la cour, cet hiver. Il est vrai que je vous promis, avec plus de regrets encore, d'organiser une grande fête qui faciliterait votre mission ici.
C'était monstrueux, déjà, ce que Raymond avait entendu, et cependant un secret pressentiment lui disait que ce n'était rien encore.
Il voyait, à la fureur convulsive de Mme de Maillefert, succéder une inquiétude de plus en plus manifeste.
—Telle était la situation, ma mère, au lendemain de votre arrivée, disait la jeune fille, quand un événement survint qui devait décider, et qui décidera de ma vie...
Elle s'arrêta... Sa voix s'altérait, ses joues s'empourpraient, et ses yeux s'emplissaient de larmes... Elle parut sur le point de ne pouvoir continuer...
—De grâce, mademoiselle, commença Raymond...
Mais d'un geste triste et doux, elle lui imposa silence. Et s'armant d'une énergie nouvelle, et d'une voix plus forte:
—Un jeune homme des environs, reprit-elle, que ma fortune avait ébloui, qui longtemps m'avait obsédée, dans ses poursuites, de lettres et de déclarations ridicules, qui avait même fini par demander ma main, M. Bizet de Chenehutte m'ayant grossièrement outragée, un inconnu prit ma défense. Cette scène avait eu lieu aux Rosiers, le soir, et une heure après, elle était rapportée à votre amie Clélie, ma mère, à Mme de Maumussy, par sa femme de chambre. C'est par elle que je la connus et que je sus que M. Bizet et mon défenseur devaient se battre eu duel le lendemain matin.
L'imagination vive et romanesque de la duchesse de Maumussy s'exaltait à cette idée d'un jeune homme risquant généreusement sa vie pour l'honneur d'une femme qu'il ne connaissait pas. Elle ne cessait de me répéter que rien n'était plus beau qu'un tel dévouement. Bien plus qu'elle, sans en rien laisser paraître, j'étais émue, touchée, reconnaissante. Il était donc un être au monde, une personne qui s'intéressait à la pauvre abandonnée, à la malheureuse Simone...
Rien d'étrange comme la physionomie de Mme de Maillefert.
—Simone!... disait-elle, ma fille!... La malheureuse perd la tête!...
—Ce soir-là, continuait résolument la jeune fille, ma prière fut plus longue et plus fervente que de coutume. Je ne pus dormir de la nuit. Levée avec le jour, j'envoyai Saint-Jean, mon vieux jardinier, aux renseignements. A neuf heures, il était de retour. Caché derrière des buissons, il avait assisté au duel. M. Bizet, grâce à l'évidente générosité de son adversaire, n'avait été blessé que très légèrement. Quant à mon défenseur, c'était, me dit Saint-Jean, un des ingénieurs que je savais être depuis quelques semaines aux Rosiers...
Mme de Maillefert eut un éclat de rire nerveux.
—Et vous pensez, dit-elle, que votre chevalier ignorait votre fortune!... Demandez-lui donc s'il se fût battu pour une fille sans dot?
Mlle Simone ne daigna pas relever l'insulte.
—Ainsi qu'il n'était que trop naturel, poursuivait-elle, je souhaitais vivement connaître cet ami inconnu qui avait pris ma défense, et le remercier. Votre bal allait avoir lieu, je lui fis adresser une invitation.
D'un air révolté, Mme de Maillefert levait les bras au ciel.
—Simone, disait-elle, malheureuse! Pour vous, pour moi, pour le nom que vous portez... arrêtez-vous!...
Tristement, la jeune fille hocha la tête:
—Oui, je le sais, dit-elle, je passe les bornes de toutes les convenances... Mais qui donc m'y force! Qui donc, sinon vous, ma mère, me réduit à cette extrémité douloureuse de défendre mon honneur au prix de toutes les saintes pudeurs d'une jeune fille!... Mais vous l'avez voulu. Je dirai ce qui est. Je dirai que, la première fois que mon regard rencontra celui de M. Delorge, une voix intérieure me dit qu'il comprendrait, celui-là. Et cette voix me trompait si peu, qu'il devina mes angoisses, pendant que Philippe jouait, qu'il partagea ma douleur lorsqu'on refusa à mon frère, au duc de Maillefert, l'enjeu de sa parole... Mais M. Delorge vous avait déplu, et le dernier de vos invités n'était pas parti que vous me reprochiez amèrement de m'être compromise, donnée en spectacle, d'avoir accepté un quadrille après avoir d'abord refusé de danser... Peut-être aviez-vous raison. Je ne sais rien de la vie, j'ai désappris toutes les conventions du monde, je ne sais pas feindre...
La duchesse de Maillefert trépignait d'impatience.
Il était clair qu'elle n'osait plus se retirer, qu'elle attendait, qu'elle redoutait quelque chose.
—Après, disait-elle, après!... on m'attend; cette explication ne peut durer éternellement...
—Le lendemain, ma mère, toutes vos idées étaient changées, ou plutôt la nuit vous avait inspiré une nouvelle combinaison. Autant M. Delorge vous avait déplu la veille, autant vous le trouviez à votre gré. A vos premières railleries succédaient des éloges qui ne tarissaient pas. Vous vouliez qu'il devînt l'hôte assidu de Maillefert. Vous parliez de l'aller chercher s'il n'acceptait pas vos invitations. Et Philippe disait comme vous, et aussi tous vos hôtes, à l'exception—c'est une justice que je lui dois—de Mme de Maumussy. Quand déjà mon cœur m'entraînait, c'était une conspiration pour me pousser. Jusqu'au jour, ma mère, où me prenant à part, et m'arrachant mon secret à force de caresses, vous osâtes me dire:
—Eh bien! soit! épouse-le. Partage ce que tu as avec ton frère, et je te donne mon consentement...
Les situations excessives ont ceci d'étrange que ceux qui s'y débattent restent naturels dans l'exception, et gardent quand même un sang-froid relatif, qui est comme la lucidité du délire.
Jetés violemment hors du cadre des conventions sociales, Raymond, la duchesse de Maillefert et Mlle Simone finissaient par ne plus discerner les conditions anormales où ils se trouvaient placés.
Et la jeune fille poursuivait en phrases haletantes:
—Ainsi, après avoir trafiqué de tout, vous en arriviez à spéculer sur mes plus intimes, sur mes plus chères affections... Pauvre folle que j'étais, je vous avais laissé lire en moi comme en un livre ouvert. Vous aviez surpris à ma stupide confiance le secret des espérances dont je me berçais. Je vous avais avoué qu'en Raymond Delorge il me semblait reconnaître cette âme dévouée dont m'avait parlé mon père mourant. Vous saviez que, songeant à lui, je me disais: «Celui-là, courageusement, acceptera la moitié d'un fardeau trop lourd pour mes forces; celui-là, pour l'amour de moi, aimera les miens; il sera la raison et l'énergie, tandis que je ne peux être que l'abnégation; celui-là nous sauvera tous.»
De grosses larmes roulaient le long des joues de Raymond, et ému d'une émotion inexprimable:
—Ah! vous m'avez jugé comme je dois l'être... murmurait-il.
Mais Mlle Simone ne semblait pas l'entendre. Elle poursuivait, tenant toujours la duchesse de Maillefert immobile sous son regard:
—Indignée, humiliée, révoltée, je rejetai bien loin jusqu'à l'idée de cette transaction honteuse, de cet abominable marché. Je vous jurai qu'à ce prix, jamais je ne serais la femme de Raymond Delorge.
«Vous ne vouliez pas me croire. L'énergie de mes protestations vous faisait sourire. Vous me disiez d'un air ironique:—Ce n'est pas ton dernier mot. Tu réfléchiras. Tu reconnaîtras que mon consentement t'est indispensable. Un jour viendra où tu me le demanderas à genoux, et prends garde que ce jour-là je ne veuille plus te le donner au même prix!...
—C'est indigne! pensait Raymond, indigne!...
—Il est vrai, continuait Mlle Simone, que, pour m'amener à capituler, vous ne négligiez rien. Dans le temps où vous mettiez à votre consentement d'inacceptables conditions, vous preniez à tâche d'exalter les espérances de M. Delorge. Ah! que n'ai-je parlé, alors! Que n'ai-je su prendre sur moi d'arracher comme aujourd'hui tous les voiles! Mais je ne pouvais pas, je n'osais pas... Accuser ma mère, la montrer telle qu'elle est véritablement, me paraissait un crime. Et je ne savais que fuir M. Raymond Delorge, qui ne comprenait rien à ma soudaine froideur.
«Et ma raison, pourtant, me disait que tout n'était pas fini. Je sentais que, si vous ne fermiez pas votre porte à M. de Boursonne et à M. Delorge, c'est que vous n'aviez pas renoncé à l'espoir de triompher de mes résistances, c'est que vous méditiez quelque chose. Et si mes pressentiments ne m'eussent pas prévenue, votre amie, la duchesse de Maumussy, m'eût avertie...
Mme de Maillefert, instinctivement, se rejeta en arrière, et troublée au delà de toute expression:
—Clélie vous a parlé!... interrompit-elle, Clélie vous a dit...
Mais elle s'arrêta court, comme effrayée de ce qu'elle allait dire.
—Quoi?... interrogea la jeune fille.
Et sa mère gardant le silence:
—Je ne sais donc pas tout! prononça-t-elle. Il y a donc quelque chose encore!...
Puis, plus vite, et d'une voix où vibraient toutes ses colères:
—Et cependant, reprit-elle, ce que je sais est odieux jusqu'à révolter l'imagination... Qu'une mère bassement jalouse de sa fille l'abreuve d'outrages et l'accable de mauvais traitements... cela se voit. Qu'un frère, follement prodigue, ruine sa sœur et lui arrache jusqu'à son dernier louis... cela se comprend. Qu'une mère et un frère, dévorés de convoitises et de besoins, se liguent contre une pauvre fille, et pour s'emparer de son argent l'assassinent... cela peut encore s'expliquer...
«Mais qu'un frère et une mère, lâchement, froidement, méthodiquement, avec une patiente préméditation, s'entendent pour flétrir aux yeux de tous la malheureuse dont ils convoitent la fortune, pour déshonorer publiquement leur sœur, leur fille... Non! cela ne s'est jamais vu et ne peut se concevoir!...
La duchesse de Maillefert essayait de répondre, de protester sans doute, mais les paroles expiraient dans sa gorge.
[Illustration: Seul dans la cuisine maître Béru mettait au net les comptes de la journée.]
—Et cependant, continuait Mlle Simone, c'est ce que vous avez fait, ma mère, Philippe et vous... Sûrs que je me laisserais briser le cœur plutôt que d'acheter votre consentement au prix que vous y mettiez, vous n'avez plus songé qu'au moyen de rendre mon mariage avec M. Delorge nécessaire, urgent, indispensable. Vous pensiez qu'entre ma réputation et le serment juré à mon père, je n'hésiterais pas, et que, pour racheter mon honneur perdu par vous, je vous abandonnerais la proie que vous convoitez. Et vous alliez, disant partout, d'un air d'hypocrite douleur, que moi, Simone de Maillefert, votre fille, votre sœur, j'étais la maîtresse de M. Raymond Delorge, et que j'étais enceinte...
Secouée de la nuque aux talons par de véritables convulsions de rage, Mme de Maillefert arrachait à pleines mains les dentelles de son peignoir.
—C'est faux, s'écria-t-elle d'une voix étranglée, c'est une abominable calomnie; jamais Philippe ni moi n'avons dit cela!...
—Vous l'avez dit, interrompit Raymond.
Et marchant sur la duchesse, l'œil enflammé de colère et les poings crispés:
—Vous l'avez dit, insista-t-il, à Mme de Larchère, qui l'a répété...
—Mme de Larchère en a menti!...
D'un geste, Mlle Simone leur imposa silence.
—On ne m'a rien rapporté, à moi, ma mère, prononça-t-elle lentement, je vous ai entendue.
—Et vous n'avez pas protesté!... ricana la duchesse.
La malheureuse jeune fille hocha la tête.
—A quoi bon!... répondit-elle. Fallait-il, ma mère, parce que je suis perdue, vous perdre aussi d'honneur!... M'eût-on écoutée, d'ailleurs! Qui jamais eût voulu croire qu'une mère calomniait ainsi sa fille! Je me suis tue. Et si j'ai parlé aujourd'hui, c'est que vous m'y avez forcée. C'est que je voulais que M. Raymond Delorge nous connût, vous et moi, avant de nous séparer peut-être pour toujours...
Renonçant à discuter, à se défendre, la duchesse de Maillefert enveloppait d'un même regard atroce Raymond et Mlle Simone.
—Ainsi, vous refusez mon consentement, dit-elle, c'est votre dernier mot?... Soit! Ne vous en prenez qu'à vous de ce qui en adviendra...
Et elle sortit, fermant si violemment la porte, qu'une glace suspendue à la boiserie tomba avec fracas, et se brisa en morceaux...
VI
—Ah! c'est maintenant que je suis perdue! balbutia Mlle Simone d'une voix éteinte, irrévocablement perdue!
Et, épuisée par les émotions de cette lutte inouïe, brisée par tant de violences, anéantie, défaillante, elle s'affaissa lourdement sur un fauteuil, cachant entre ses mains son visage baigné de larmes.
—Perdue! répétait Raymond, comme s'il eût prononcé un mot vide de sens, perdue!...
La réalité l'écrasait, terrible, inexorable, et c'est à peine si le malheureux y pouvait croire.
—Quelle femme! murmurait-il, que cette duchesse de Maillefert, quelle femme!...
Le souvenir du dernier regard qu'elle lui avait adressé, en le faisant tressaillir, lui imprima la secousse qui devait lui rendre, avec son énergie, la faculté de penser et de réfléchir. Il comprit que ces quelques minutes qui lui étaient laissées de solitude avec Mlle Simone étaient peut-être le dernier répit de l'implacable destinée, et qu'il fallait en profiter.
S'approchant donc de la jeune fille:
—Mademoiselle! prononça-t-il d'une voix troublée, mademoiselle!...
Elle ne sembla pas l'entendre.
A la voir ainsi effondrée, on eût pu la croire évanouie, morte, sans les sanglots profonds qui, à intervalles inégaux, soulevaient sa poitrine, sans les frissons convulsifs qui, par instants, la secouaient à la briser.
Alors Raymond se penchant vers elle, s'enhardit jusqu'à lui prendre la main:
—Mademoiselle Simone!... dit-il doucement.
Elle le regarda d'un air égaré, comme si elle ne se fût pas expliqué sa présence.
—Vous avez entendu votre mère? poursuivit-il.
L'infortunée tressaillit. Elle revenait au sentiment affreux de la situation.
—J'ai entendu, oui, bégaya-t-elle.
—Mme de Maillefert, reprit Raymond, ne vous pardonnera jamais votre juste, votre légitime indignation... Elle ne me pardonnera jamais de vous avoir entendue, de savoir ce que je sais...
—Jamais!
—Elle voudra se venger...
—Elle se vengera certainement.
—Qui peut savoir à quelles effroyables extrémités la poussera sa haine!...
Tristement la jeune fille hocha la tête.
—Hélas!... murmura-t-elle, qu'ai-je à craindre de pis que ce qui est?...
Après un moment de silence:
—Il n'y a pas à hésiter, reprit Raymond, le temps presse, il faut prendre un parti...
—En est-il donc un à prendre?...
—Peut-être. Si vous aviez confiance en moi...
Elle le regardait d'un air de douloureuse stupeur, ses joues s'empourpraient.
—Mon Dieu! interrompit-elle, après ce qui s'est passé, après ce que j'ai osé dire, moi, devant vous, se peut-il que vous doutiez!... Suis-je donc libre maintenant d'avoir ou de n'avoir pas confiance!...
Raymond croyait entrevoir une lueur d'espérance, et le cœur battant à rompre:
—Alors, s'écria-t-il, au lieu de vous défendre par la seule force d'inertie, attaquez audacieusement. Mme de Maillefert prétend s'emparer de votre capital, refusez-lui jusqu'au revenu...
—Elle met son consentement à un prix inacceptable, n'est-ce pas? Eh bien! vous, déclarez-lui fermement qu'elle n'aura pas un louis de vous tant qu'elle ne vous l'aura pas accordé.
D'un mouvement brusque, Mlle Simone dégagea sa main de celle de Raymond.
—Je ne ferai pas, je ne puis pas faire cela! prononça-t-elle.
—Ce serait le salut.
—Je n'en sais rien; mais je sais que ce serait répondre à des manœuvres infâmes par une combinaison honteuse et indigne de nous.
—Avons-nous donc le choix?...
—Non, mais moi, je ne suis pas libre... Mes revenus ne sont qu'un dépôt sacré; ils appartiennent, en réalité, à mon frère et à ma mère; je n'ai pas le droit de les en priver...
Cette lueur que Raymond avait entrevue s'évanouissait.
—Vous n'auriez pas à les en priver, mademoiselle, insista-t-il. Si Mme de Maillefert pouvait croire une minute seulement à la réalité de vos menaces, elle céderait immédiatement...
—Peut-être... Vous ne connaissez pas ma mère...
—Je sais qu'il lui faut de l'argent à tout prix...
—C'est vrai, mais son orgueil et son obstination dominent encore ses convoitises.
—Elle céderait!... murmura Raymond.
Un sourire amer crispa les lèvres de Mlle Simone.
—Et d'ailleurs, reprit-elle, jamais je ne saurais prendre sur moi de proposer à ma mère un tel marché... Vous me croyez plus brave que je ne le suis réellement... Jamais je n'ai opposé à ma mère qu'une résistance passive... J'en suis à cette heure à me demander comment j'ai eu le courage de dire tout ce que j'ai dit...
—Ainsi, reprit Raymond, vous allez rester ici?...
—Hélas!...
—Au pouvoir d'une femme qui vous hait, que nulle considération humaine ne peut arrêter...
—Où voulez-vous que j'aille?...
Une inspiration soudaine, et qu'il crut envoyée par le ciel même, illumina Raymond.
—Écoutez-moi, s'écria-t-il. Cette fortune maudite, cause de tous nos malheurs, vous allez l'abandonner à un homme d'affaires, qui l'administrera et qui en servira les intérêts à Mme de Maillefert...
—Et moi?...
—Vous!... répéta Raymond, vous!...
Et se laissant glisser aux genoux de Mlle Simone, et lui prenant les mains, ivre d'espoir et éperdu d'amour:
—Vous, poursuivit-il, vous prendrez mon bras, et sur l'heure, à la face de tous, nous allons sortir du château...
—Sortir!...
—Oui! Et malheur à qui tenterait de s'y opposer! Je vous conduirai à Paris, près de ma mère, qui est une sainte femme et une femme héroïque, près de ma sœur qui est la meilleure et la plus chaste des jeunes filles, et entre ces deux affections tendres et dévouées, vous attendrez l'heure où vous serez libre de disposer de votre main sans le consentement de votre mère...
Il oubliait tout, le malheureux!
Il oubliait que la veille encore il ne songeait pas sans effroi à ce que dirait sa mère, quand elle apprendrait son amour et ses projets de mariage...
—Cela non plus n'est pas possible! murmura Mlle Simone.
—Pourquoi, grand Dieu?...
—Parce que ce serait donner en apparence raison à ma mère... Parce que les calomnies dont on me déshonore ici me poursuivraient dans votre maison... Parce que Mme Delorge, qui donnerait peut-être asile à la fiancée de son fils, refuserait sa porte à une femme qui passe pour être sa maîtresse...
Le bruit d'une porte qui s'ouvrait l'interrompit.
Raymond se dressa d'un bond.
Sur le seuil, une femme de chambre de Mme de Maillefert se tenait debout, qui souriant d'un sourire intraduisible, disait:
—Ah!... pardon! si j'avais su...
—Que voulez-vous? demanda durement Raymond.
—C'est M. le baron de Boursonne qui m'envoie demander à monsieur si monsieur a oublié qu'il l'attend...
D'un geste impérieux, Raymond cloua cette fille sur le seuil.
—Répondez à M. de Boursonne, dit-il, que je descends le rejoindre.
—Cependant, monsieur...
—Sortez!...
Elle sortit après forces révérences. Mais son regard impudent et son sourire équivoque étaient entrés dans l'esprit de Raymond comme des traits empoisonnés.
—Dieu sait ce que va dire cette méchante créature! murmura-t-il.
—C'est ma mère, certainement, qui l'a envoyée, répondit Mlle Simone.
Et laissant tomber ses bras d'un air d'indifférence désespérée:
—Mais qu'importe! ajouta-t-elle.
Ce n'était que trop vrai, hélas! et cette lamentable conviction et le sentiment de son impuissance gonflaient le cœur de Raymond de haine et de colère.
—Et c'est moi, reprit-il d'une voix sourde, qui vous suis le sujet de tant et de si cruelles souffrances! C'est de moi qui donnerais mille fois ma vie pour vous qu'on se sert pour vous faire répandre tant de larmes! Ah! pardonnez-moi!... Je ne suis plus qu'un misérable fou, un égoïste odieux! Le jour où je vous ai vue pour la première fois, le jour où j'ai compris que je vous aimais de toutes les forces de mon être et que je n'aimerais jamais que vous, je devais m'éloigner, fuir. Ne savais-je pas quelle fatalité pèse sur moi! L'expérience ne m'a-t-elle pas appris que je porte malheur?...
Les lèvres pâles et tremblantes, les joues marbrées de taches rouges, palpitante, oppressée, Mlle Simone écoutait...
—Oui, je devais fuir, poursuivait Raymond, je le sentais, et même un soir je me suis dit: «Je partirai demain.» Le lendemain est venu, et je ne me suis plus senti le courage de partir. Je vous aimais. Moi, dont la vie n'avait été jusqu'alors qu'un long supplice, je voyais tout à coup, à l'horizon, se lever l'aube du bonheur. Qu'adviendrait-il? Aurais-je jamais cette joie ineffable d'être aimé de vous? Je ne me le demandais pas. Mon amour, tel qu'un trésor merveilleux, me suffisait. Abîmé dans les extases de l'heure présente, j'oubliais tout, le passé et l'avenir... Sans doute, en ce temps, j'ai dû vous paraître étrange, incompréhensible!... J'avais peur de moi. Je frémissais à l'idée de vous devenir l'occasion d'un propos méchant. Je vous adorais, et il me semblait que mon secret m'échappait malgré moi, qu'on le devinait à mon attitude, qu'on le surprenait sur mes lèvres, qu'on le lisait dans mes yeux!...
Peut-être pour secouer la torpeur dont elle se sentait envahie, Mlle de Maillefert s'était levée. Elle se tenait debout, en face de Raymond, s'appuyant au dossier d'un fauteuil.
Et lui continuait, en phrases enflammées.
—Je vous aimais, et votre seule présence paralysait mon cerveau, brisait ma volonté, anéantissait mon énergie... Sous votre regard, les paroles expiraient dans ma gorge... Au frôlement seul de votre robe, tout mon sang affluait à mon visage... Au contact de votre main s'appuyant sur mon bras, je tressaillais et j'étais secoué de frissons... Ah! que de violence alors j'ai dû me faire, pour ne pas tomber éperdu à vos genoux, pour ne pas vous crier, en battant de mon front la poussière: «Je vous aime, je vous aime!...» Mais vous?... Mon incertitude était affreuse, et non sans douceur, pourtant. Je me disais: «Est-il possible qu'elle ne m'ait pas deviné, qu'elle ne me comprenne pas!...» Parfois, je croyais découvrir dans vos yeux un rayon d'espérance. Alors, je vous quittais enivré, étouffant de joie, et je m'en allais comme un fou, répétant mille et mille fois votre nom, dont les syllabes avaient pour moi des harmonies divines. D'autres fois, au contraire, votre sourire me paraissait n'exprimer que la plus glaciale indifférence, sinon le dédain. Alors je me retirais désespéré.
Toute frissonnante, Mlle Simone essayait doucement de l'interrompre.
—De grâce, balbutia-t-elle, par pitié!...
Mais il poursuivait:
—Un soir, cependant, nous étions allés avec votre mère faire une promenade en voiture, et vous étiez venue me reconduire jusqu'à l'entrée du pont des Rosiers... Je mis pied à terre en face de la maisonnette du gardien... Je m'inclinais, vous saluant une dernière fois, quand tout à coup, à la lueur de la lanterne du pont, je vous vis vous pencher à la portière, en me disant: «A demain! à demain...» Vous me tendiez la main, je la pris, et je crus sentir un de ces tressaillements, une de ces pressions qui sont, tout à la fois, une promesse et un serment!... Vous en souvient-il? Je chancelai, je crus que j'allais m'évanouir, et c'est avec une invincible stupeur, et comme en rêve, que je vis s'éloigner votre voiture... Et vous étiez déjà bien loin, que je restais, moi, à la même place, écrasé sous le poids de ce bonheur immense, inattendu sinon inespéré, et me répétant: «Est-ce bien vrai? n'est-ce pas une illusion qui s'envolera demain?...»
Rougissante, confuse, Mlle Simone baissait la tête, et on eût dit qu'en elle-même se livrait un pénible combat...
Jusqu'à ce que, se redressant tout à coup:
—Non, pas de honte! s'écria-t-elle. Où il n'y a pas de mal, il ne saurait y avoir de honte. Avant de le savoir, je vous aimais, Raymond. Et maintenant pourquoi ne le dirais-je pas fièrement, puisque j'en suis fière: Je vous aime!
Raymond pâlit comme pour mourir.
—Dieu juste!... prononça-t-il, tu me devais ce bonheur!... Ce moment seul efface toutes les misères du passé.
Et délirant de joie, il enlaça de son bras la taille souple de Mlle de Maillefert, l'attira contre son cœur et couvrit de baisers de flamme ses beaux cheveux blonds qui se dénouaient et s'éparpillaient...
—Simone!... balbutia-t-il, ô ma bien-aimée, mon unique amie adorée, Simone!
Mais elle, qui se débattait faiblement d'abord, soudain le repoussa et violemment se rejeta en arrière.
—Ah! malheureux que nous sommes!... s'écria-t-elle.
—Quoi!...
—Nous oublions que nos minutes sont comptées... Nous oublions que, telle qu'une barrière infranchissable, la haine de ma mère se dresse entre nous...
Le visage de Raymond rayonnait d'enthousiasme...
—Il n'y a pas d'obstacles infranchissables, dit-il, pour un amour tel que le nôtre...
Mlle Simone eut un geste douloureux.
—Et cependant, fit-elle, la porte de Maillefert vous est désormais fermée, et nous voilà séparés...
C'était précipiter Raymond des hauteurs de ses espérances.
—C'est vrai, fit-il d'une voix sombre, me voici réduit à vous abandonner seule, dans cette maison peuplée de mes ennemis, de misérables tels que Combelaine, Maumussy et Verdale...
Puis une soudaine réflexion l'éclairant:
—Mais que viennent-ils faire ici? ajouta-t-il.
—Rien. M. de Maumussy vient chercher sa femme, ses deux amis l'accompagnent...
Raymond hocha la tête.
—Votre mère est altérée de vengeance, reprit-il. Quoi qu'elle tente, Combelaine et Maumussy seraient des complices sans scrupules...
—Je suis prévenue, interrompit Mlle Simone, je saurai me tenir sur mes gardes...
Elle s'arrêta.
Dans la pièce voisine retentissaient les voix de Mme de Maillefert et de M. Philippe...
—Fuyez!... dit-elle à Raymond.
Il redressa la tête.
—Moi, dit-il, fuir!...
—Oui, et à l'instant... Voulez-vous me donner cette horrible douleur, de vous voir, les armes à la main, mon frère et vous!... Je vous écrirai, nous nous reverrons... Mais si vous m'aimez, au nom de notre amour... fuyez!...
Mlle Simone avait raison mille fois.
Se trouver en ce moment en face de M. Philippe, stimulé par sa mère, c'était pour Raymond s'exposer à une de ces altercations qui ne se terminent que sur le terrain.
Et cependant il ne bougeait pas.
C'était ce mot: Fuyez! auquel s'attache une idée de peur et de lâcheté, qui clouait ses pieds au parquet.
Le danger pressait, pourtant. De l'autre côté de la cloison, la discussion s'envenimait entre la mère et le fils, et par-dessus la voix âpre et sèche de la duchesse de Maillefert, s'entendait le ricanement aigrelet de M. Philippe.
Plus tremblante que la feuille, Mlle Simone joignait les mains.
—Raymond, supplia-t-elle, je vous en conjure, écoutez ma voix plutôt que celle de votre orgueil...
Il était vaincu.
—Vous l'exigez, prononça-t-il, non sans quelque amertume, je fuis... Je pars déchiré par cette conviction affreuse que votre honneur, que votre vie sont en péril, et que je ne puis rien pour vous. Comment saurai-je ce que vous devenez?...
—Tous les jours vous aurez un mot de moi.
—Vous me le promettez?
—Je vous le jure.
Une larme brilla dans les yeux de Raymond.
—Que Dieu nous protège, dit-il, car seul, désormais, il peut nous sauver!
Et, déposant sur le front de Mlle de Maillefert un dernier baiser, il sortit.
Aussi bien, ses forces étaient à bout. Il chancelait, il en était à se tenir aux murs.
[Illustration: Assise dans un vaste fauteuil la duchesse de Maillefert...]
Là, dans cette chambre étroite, en un instant, il s'était trouvé transporté des plus sombres abîmes du désespoir jusqu'aux cimes radieuses de l'espérance.
Et maintenant, la triste et pénible réalité succédant aux enivrements du songe, il s'efforçait de se ressaisir.
Il songeait qu'il allait se retrouver au milieu de ses ennemis les plus exécrés, que son regard allait peut-être croiser les regards des hommes qui avaient assassiné son père.
Enfin, il s'était mis à descendre lentement le grand escalier de marbre, lorsqu'au tournant, tout à coup, il se trouva en face de Mme de Maumussy.
Elle revenait d'une promenade à cheval, son teint avait encore l'animation d'une course rapide, et ses grands yeux noirs brillaient d'un éclat extraordinaire sous les bords légèrement inclinés en avant de son chapeau d'homme.
D'une main, elle relevait la longue jupe de son amazone toute mouchetée de boue, de l'autre elle tenait ses gants et sa cravache.
L'apercevant, Raymond se rangea contre le mur pour la laisser passer.
Mais elle s'arrêta court devant lui, et l'examinant d'un regard profond, et d'un air d'intérêt manifeste:
—Que vous arrive-t-il? lui demanda-t-elle brusquement. Votre figure est bouleversée...
Cette femme était-elle ou non la complice de Mme de Maillefert? Quel avait été, quel était son rôle dans l'intrigue qui se nouait autour de Mlle Simone?...
C'est ce que Raymond ne pouvait discerner.
Ce qu'il savait, par exemple, ce qui lui était prouvé, c'était que Mme de Maumussy était bien informée, qu'elle avait dû recevoir les confidences de Mme de Maillefert, et qu'il n'y avait nul intérêt à lui dissimuler la vérité.
—Il m'arrive, répondit-il, que j'ai demandé à Mme la duchesse de Maillefert la main de Mlle Simone...
Mme de Maumussy tressaillit.
—Vous avez fait cela! dit-elle.
—Oui.
—Et cette chère duchesse vous a refusé?
—Elle a mis des conditions inacceptables.
Un dédaigneux sourire plissait les lèvres pourpres de la jeune femme.
—Mme de Maillefert, reprit-elle, exigeait sans doute la fortune de sa fille.
—Le capital de cette fortune, oui.
—Et vous ne voulez pas le lui abandonner?
—Moi, grand Dieu!
—Alors c'est Simone qui ne veut pas? insista la duchesse de Maumussy.
Et, d'un air de dégoût extraordinaire:
—Cela ne m'étonne pas, continua-t-elle. Ils n'ont qu'une passion, dans cette famille: l'argent. La mère, la fille, le fils, tous tant qu'ils sont, ne pensent qu'à l'argent, ne parlent que d'argent, ne se querellent et ne se réconcilient qu'à propos d'argent... Pouah!... c'est ignoble!...
Raymond ne pouvait supporter cette confusion, sans doute volontaire.
—Vous savez bien, madame la duchesse, prononça-t-il, que Mlle Simone est le désintéressement même.
—Alors que n'abandonne-t-elle sa fortune!
—Elle donne la totalité des revenus, mais pour ce qui est du capital, elle ne peut pas en disposer, elle est liée par un serment...
La jeune duchesse haussa les épaules.
—Dites, reprit-elle, qu'elle veut absolument administrer, gérer, surveiller, calculer, tenir des comptes et des écritures, manier de l'argent, empiler des écus... C'est une passion comme une autre. Un serment!... Une femme qui aime se soucie bien d'un serment, en vérité!... Mais Simone a trop de tête pour qu'il lui reste beaucoup de cœur. C'est une de ces filles qui, selon les hasards de la vie, deviennent des héroïnes ou des martyres, mais des épouses ou des maîtresses, jamais!...
Raymond frémissait, mais il restait en apparence plus froid que glace.
—Vous haïssez Mlle Simone, madame la duchesse, dit-il.
—Moi! Et pourquoi? grand Dieu!
L'idée folle qui lui traversait le cerveau, Raymond ne la pouvait dire.
—Si vous ne la haïssez pas, reprit-il, pourquoi calomnier son cœur? Pourquoi l'accabler? Ne la trouvez-vous pas assez malheureuse!...
—Elle est plus malheureuse que les pierres.
—Eh bien! ne serait-ce pas de votre part une noble et généreuse action que de venir au secours d'une infortunée en butte à d'abominables persécutions! Ah! madame, si vous vouliez!... Vous avez tout pouvoir sur la duchesse de Maillefert, elle vous craint, elle fonde sur vos influences politiques ses projets d'avenir...
Il suppliait... Lui, le fils du général Delorge, il suppliait la femme du duc de Maumussy.
—J'ai peur, poursuivait-il, lorsque je songe à la violence des convoitises de Mme de Maillefert et de son fils.
Mme de Maumussy détournait la tête.
—Peut-être, dit-elle, si vous tenez tant au repos de Mlle Simone, feriez-vous bien de renoncer à elle, franchement, sans arrière-pensée...
—Pourquoi? Vous savez donc quelque chose?...
—Je ne sais rien... Et cependant, croyez-moi, mon conseil est bon.
Raymond attachait sur la jeune duchesse un de ces regards obstinés qui font tressaillir la vérité au fond des âmes.
—Puis-je, fit-il, moi, croire à la sincérité d'un conseil venant de vous?...
—Pourquoi pas!... Ah! parce que je suis la duchesse de Maumussy, et que... Je sais votre histoire, monsieur Delorge...
Et faisant siffler sa cravache d'un air d'impudence superbe:
—Suis-je donc responsable des actes du duc de Maumussy? C'est mon mari, c'est vrai, mais est-ce que je l'ai choisi?... Est-ce que ses haines ou ses affections me touchent?... Je ne suis pas Mlle Simone, moi, je suis Clélie. Le duc de Maumussy!... Que demain se trouve sur ma route un homme que j'aime et qui m'aime, et vous verrez si, toute duchesse que je suis, je ne sais pas prendre son bras, et dire hautement et à la face de tous: Voilà mon amant!...
C'était à être confondu de son imperturbable audace.
Elle parlait très haut, d'une voix claire, insoucieuse d'être ou non entendue des valets qui peuplaient les vestibules.
—Croyez-moi donc, monsieur Delorge, ajouta-t-elle, c'est une amie qui vous parle. Renoncez à Simone. Dans son intérêt, dans le vôtre, oubliez-la...
Et sans vouloir entendre les prières de Raymond, ramenant en avant d'un geste rapide les plis amples de sa jupe, elle franchit en quatre bonds la dernière volée de l'escalier et disparut.
—C'est incompréhensible! pensait le malheureux, abasourdi de cette succession d'événements inattendus, c'est invraisemblable!
La duchesse de Maumussy se moquait-elle de lui?... Ou plutôt ne l'aimait-elle pas et n'était-elle pas jalouse de Mlle Simone?
Mais si plausible que pût paraître cette dernière explication, il ne voulait absolument pas l'admettre, révolté de la ridicule situation qu'elle lui créait vis-à-vis de lui-même.
—Et cependant, se disait-il, je ne le vois que trop, il se trame quelque chose contre Mlle Simone. Mais quoi! Qui peut imaginer les détestables pensées qui s'agitent dans l'âme perverse de Mme de Maillefert...
Et il demeurait immobile à la même place, épuisant son intelligence à explorer le champ infini des probabilités.
Bien des projets lui venaient.
Il se demandait, par exemple, pourquoi il ne combattrait pas ses ennemis avec leurs propres armes.
Qui l'empêchait de promettre et de ne pas tenir? Qui l'empêchait de paraître renoncer à Mlle Simone, de capter la confiance de Mme de Maumussy et de lui arracher son secret?
Oui, mais Mlle Simone, si fière et si digne, consentirait-elle jamais à se prêter à cette comédie dégradante? Et lui-même, capable de concevoir un tel plan, serait-il capable de l'exécuter? Le dégoût ne le prendrait-il pas à la gorge? La honte ne ferait-elle pas tomber son masque avant le temps?
—Ah! mille fois plutôt, soyons dupes!... se dit-il.
Et, pressé désormais de quitter le château, pressé de rejoindre M. de Boursonne, il descendit rapidement, traversa le vestibule, puis la galerie, et arriva au salon où il avait laissé M. de Boursonne, et dont la porte était restée ouverte...
Mais apercevant deux personnes avec le vieil ingénieur, involontairement il s'arrêta sur le seuil...
Dans l'embrasure d'une fenêtre, un homme était assis qui, d'un air distrait et ennuyé, parcourait un journal levant la tête à chaque moment pour regarder le temps qu'il faisait dehors et si la pluie reprenait... C'était le duc de Maumussy.
Il avait vieilli considérablement. Ses cheveux, plus rares, blanchissaient au toupet. Ses yeux avaient perdu leur éclat spirituellement cynique. Les joues flasques pendaient. Les rides profondes de ses tempes et la contraction de ses lèvres flétries trahissaient les soucis amers et les dévorantes inquiétudes de son existence brillante et enviée.
Un flot de haine et de colère monta au cerveau de Raymond, à la vue de cet homme. Celui-là était un des meurtriers du général Delorge.
L'autre, debout au milieu du salon, et causant avec M. de Boursonne, était l'ancien copain de Me Roberjot, M. Verdale.
Mais ce n'était plus le maigre et famélique architecte incompris, qui traînait jadis, dans Paris, ses bottes éculées et son immense portefeuille tout gonflé de plans dédaignés et d'inutiles devis.
Le succès se devinait à sa face rougeaude et luisante, au mouvement de ses larges épaules et à son geste impérieux.
Il crevait de prospérité, comme un sac d'écus trop plein qui craque aux coutures.
M. de Boursonne l'avait entrepris, et de ce ton tranquillement impertinent dont il écrasait les gens qui lui déplaisaient, il continuait une conversation commencée depuis un moment déjà.
—Je vous connaissais beaucoup de réputation, cher monsieur, lui disait-il, comme tout le monde, d'ailleurs, car votre rôle dans la transformation de Paris a été trop considérable pour que vous ne soyez pas très connu. J'ai de plus souvent entendu parler de vous par d'anciens camarades d'école...
L'embarras de M. Verdale était manifeste. Mais il était non moins évident que la qualité de son interlocuteur lui imposait.
—Vous avez surtout beaucoup démoli, poursuivait le vieil ingénieur...
—Ne le fallait-il pas? répondait M. Verdale. N'était-il pas urgent d'ouvrir de larges issues à l'air et au soleil? N'était-ce pas la santé, la gaîté et la richesse, que nous faisions pénétrer avec des flots de lumière dans le dédale étroit des ruelles humides, sombres et malsaines du vieux Paris?
—Je sais. J'ai lu cela dans des rapports.
—Ces rapports étaient l'expression affaiblie de l'indiscutable vérité...
—Et je n'en doute, pardieu, pas! Seulement, dans mon for intérieur, je suis là à me dire que décidément la démolition vaut mieux que la bâtisse. Ainsi, moi, par exemple, qui ai construit je ne sais combien de ponts, de viaducs et de digues, qui ai creusé je ne sais combien de lieues de canaux, qui ai bâti des phares, des églises, des lycées, des casernes... où en suis-je? J'ai gagné bon an mal an de huit à dix mille francs, et dans trois ans j'aurai mille écus de retraite...
—Mais vous êtes officier de la Légion d'honneur, monsieur l'inspecteur...
—Mais vous le serez, cher monsieur. N'êtes-vous pas déjà chevalier?...
—C'est vrai, mais...
—Et de plus, après avoir démoli plus que je n'ai construit, vous avez ce qui est bien autrement positif: une fortune considérable, des millions...
Croyant taquiner simplement M. Verdale, M. de Boursonne le crucifiait.
—Réussir est-il donc un crime? fit amèrement l'ancien copain de Me Roberjot.
Le vieil ingénieur protesta du geste.
—Pas à mes yeux, prononça-t-il, car je ne sais rien de plus respectable qu'une fortune loyalement et laborieusement acquise, une de ces fortunes dont chaque pièce de cent sous représente un travail, un effort ou une privation...
Mais près de lui, dans le corridor, Raymond entendait des allées et des venues, des bruits de pas et de voix...
Avoir cédé aux instances de Mlle Simone et courir les risques de rencontrer M. Philippe, eût été une folie insigne, il le comprit.
Et surmontant l'horreur que lui inspirait M. de Maumussy, il entra dans le salon.
Au craquement de ses bottes sur le parquet, M. de Boursonne se retourna vivement, et abandonnant sans façon M. Verdale:
—Enfin, vous voici, mon cher Delorge, dit-il, je commençais à croire que vous m'aviez oublié et que vous étiez parti sans moi.
—La femme de chambre ne vous a donc pas dit que je vous rejoignais...
—Quelle femme de chambre?
—Celle que vous m'avez envoyée.
Le vieil ingénieur ouvrait de grands yeux.
—Je ne vous ai sacredieu! envoyé personne, dit-il.
Ainsi Mlle Simone avait deviné juste: c'était bien Mme de Maillefert qui avait dépêché cette chambrière impudente.
Mais Raymond n'eut pas le loisir de s'arrêter à cette circonstance. Abandonnant son journal, M. de Maumussy venait de se lever.
Il s'avança, et de ce ton de politesse étudiée qui lui était familier:
—Monsieur Raymond Delorge, si je ne m'abuse?... fit-il.
Involontairement, et de ce mouvement instinctif de l'homme qui voit un serpent se dresser à ses pieds, Raymond recula.
—Le fils du général Delorge, oui, monsieur, répondit-il.
Ce que son accent trahissait de colères et de haines, le duc de Maumussy ne parut pas le remarquer.
—Peut-être ne me reconnaissez-vous pas? insista-t-il doucement.
—Vous êtes l'ami de M. de Combelaine, le duc de Maumussy...
—C'est qu'il y a si longtemps que nous ne nous sommes rencontrés...
—Il y aura dix-sept ans après-demain que je vous ai vu pour la première fois, monsieur le duc, et dans de telles circonstances que je ne devais plus vous oublier. C'était trois jours après l'assassinat de mon père...
Au lieu de se révolter et de se récrier, le duc remua tristement la tête.
—Toujours cette accusation injuste! murmura-t-il.
Raymond ne l'entendit pas.
—Vous aviez eu cette audace inouïe, poursuivit-il, de vous présenter chez ma mère, vous, pour lui offrir une pension. Le prix du sang!
—J'obéissais à ma conscience, monsieur; un grand, un immense malheur vous frappait; je m'efforçais, dans la limite de mes moyens, d'en atténuer les suites. J'aurais été heureux de vous être utile...
—Oui, c'est ce que vous disiez alors. Il était aisé de railler, vous homme, une femme et un enfant sans défense...
Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de M. de Maumussy.
—Oh! permettez, fit-il, vous aviez un défenseur, au moins, et terrible, un vieux serviteur qui tenait ma vie au bout de ses pistolets, et qui voulait absolument me tuer...
—Et qui, sans ma mère, vous eût tué. C'est vrai, monsieur, vous ne verrez plus jamais la mort d'aussi près qu'une fois...
Ce qui frappait M. de Boursonne, c'est qu'à mesure que montait la colère de Raymond, l'attitude de M. de Maumussy devenait plus conciliante.
—Quoi qu'il en soit, reprit-il, mes dispositions d'alors n'ont pas changé...
—Ni les miennes! interrompit Raymond. Ce que vous a dit l'enfant, l'homme le pense toujours.
M. Verdale se démenait désespérément.
—Messieurs!... répétait-il, messieurs!...
Intervention inutile! Raymond poursuivait:
—Non, je n'ai pas changé et, de même qu'autrefois, je crois en l'avenir. Déjà, la distance qui nous séparait a diminué, monsieur le duc. Vous n'êtes plus si haut que jadis, ni moi si bas...
Du geste, M. de Maumussy protestait.
—Dieu m'est témoin, prononça-t-il, que je venais à vous avec des espérances de conciliation...
Raymond eut un mouvement terrible.
—Des espérances de conciliation!... s'écria-t-il. Vous avez donc tout oublié! Vous oubliez donc que c'est aujourd'hui le 1er décembre 1869. Vous avez donc reposé d'un sommeil paisible, cette nuit, d'un sommeil que nul songe vengeur n'a troublé. Nulle voix ne s'est donc élevée du milieu des ténèbres, pour vous rappeler qu'il y a dix-sept ans, par une nuit pareille, tombait dans le jardin de l'Élysée, sous le fer des meurtriers, le général Delorge!...
M. de Boursonne avait pris le bras de Raymond, et le serrant violemment:
—Venez! lui disait-il, venez, sacrebleu!...
Après s'être un instant débattu faiblement, Raymond finit par se laisser entraîner, mais une fois sur la porte:
—Eh bien! moi, dit-il à M. de Maumussy, je tremblerais toujours de voir reparaître Laurent Cornevin...
Les domestiques avaient-ils entendu quelque chose de cette altercation? Toujours est-il que c'est d'un air singulier qu'ils regardèrent Raymond et M. de Boursonne traverser le vestibule, sortir et s'éloigner.
Le vieil ingénieur était furieux, et tout en descendant l'avenue sous une pluie battante:
—Je suis, sacrebleu! de l'avis de M. de Maumussy, disait-il à Raymond, vous êtes devenu fou. A quel propos cette querelle, ces menaces?...
—Eh! le sais-je!... La vue de cet homme m'a mis hors de moi. Je me suis dit que, peut-être moins lâche que Combelaine, il consentirait à se battre...
M. de Boursonne haussait les épaules.
—Avant tout, interrompit-il, racontez-moi ce qui s'est passé pendant que je vous attendais.
Et lorsque Raymond lui eut exposé les faits:
—Diable!... fit-il, savez-vous qu'une réconciliation avec le duc de Maumussy assurait peut-être votre mariage avec Mlle de Maillefert...
Raymond tressaillit.
—Cette idée m'est venue, dit-il. Mais à ce prix, jamais!... Plutôt mille fois renoncer à Mlle Simone.