La dégringolade
VII
M. de Boursonne et Raymond étaient trempés jusqu'aux os et crottés jusqu'à l'échine lorsqu'ils arrivèrent au Soleil levant; à ce point que maître Béru n'en pouvait revenir, ne comprenant pas, jurait-il, que par un temps pareil on n'eût pas retenu ces messieurs au château, ou tout au moins fait atteler pour les reconduire.
—Bien qu'après tout ce soit le temps de la saison, ajoutait-il philosophiquement; de sorte que, si les nouveaux invités de Mme de Maillefert comptent se promener ou chasser, ils en seront pour leurs frais de voyage.
Le digne aubergiste mettait là le doigt sur le sujet des inquiétudes de Raymond et de M. de Boursonne.
Qu'étaient venus faire à Maillefert, en plein mois de décembre, le duc de Maumussy, le comte de Combelaine et M. Verdale?
Ce ne pouvait être pour le platonique plaisir de voyager de compagnie qu'ils avaient abandonné Paris, leurs affaires, leurs intérêts.
Loin d'être si intimes que cela, M. de Maumussy et le comte de Combelaine se détestaient cordialement et ne restaient liés que par leur complicité passée. M. Verdale, de son côté, avait eu trop souvent à leur refuser de l'argent à l'un et à l'autre, pour rechercher bien avidement leur société.
Donc, il fallait de toute nécessité qu'il y eût quelque intrigue sous roche, et que leur présence se liât à quelque combinaison nouvelle imaginée par Mme de Maillefert pour s'emparer de la fortune de sa fille.
Ce qui préoccupait encore M. de Boursonne, c'était la mollesse de M. de Maumussy à repousser les terribles accusations que Raymond lui avait jetées à la face. Et de fait, cette débonnaireté soudaine d'un homme dont l'audace et la violence étaient proverbiales devait étonner.
[Illustration:—Vous l'avez dit à Mme de Larchère.]
—Évidemment, disait le vieil ingénieur, il a eu l'idée, l'espérance peut-être d'une réconciliation... Donc, il a de vous craindre des raisons que vous ignorez...
—N'est-ce pas plutôt, objecta Raymond, qu'il sent l'empire moins solide qu'autrefois?
Ils pouvaient avoir raison l'un et l'autre.
Dès le mois de décembre 1869, la dorure de bien des idoles impériales était restée aux mains brutalement hardies de Henri Rochefort. Le duc de Maumussy et le comte de Combelaine avaient eu leur page dans la Lanterne, une page terrible qui ne précisait rien, mais dont chaque phrase était une accusation et chaque mot une menace.
M. de Combelaine avait voulu envoyer des témoins à Rochefort, et on avait eu toutes les peines du monde à l'en empêcher. M. de Maumussy, au contraire, avait affecté de rire beaucoup du «horion», sentant la nécessité de se tenir coi, et combien il serait imprudent de faire parler de soi.
D'un autre côté, les points noirs signalés à l'horizon par l'empereur, en un discours célèbre, étaient devenus de terribles nuages où grondait la foudre.
Une fois encore, le gouvernement se trouvait acculé à la nécessité périodique «de faire quelque chose». Mais quoi?
Les uns auraient voulu un nouveau coup d'État, espérant reprendre en un seul coup, rrrrrran! toutes les libertés concédées en dix-sept ans de luttes.
Les autres, au contraire, voulaient qu'on «couronnât l'édifice», espérant que cet édifice du Second Empire, fondé sur les pavés sanglants du 2 Décembre, serait assez solide pour supporter le couronnement: la liberté.
Ainsi, après leur repas du soir, réfléchissaient M. de Boursonne et son jeune camarade, assis devant un feu bien clair, lorsque le facteur parut dans la salle à manger, apportant une lettre à l'adresse de M. Delorge.
Elle était de Jean Cornevin, datée d'Australie, de Melbourne, et transmise comme les précédentes par l'obligeant Me Roberjot.
—Allons, murmura Raymond, il est dit qu'aujourd'hui aucune émotion ne me sera épargnée...
Mais déjà le vieil ingénieur s'était emparé de la lettre.
—Vous permettez, n'est-ce pas?... dit-il.
Et sans attendre la réponse de Raymond, d'une main fébrile il déchira l'enveloppe, et se mit à lire tout haut, non sans ponctuer chaque paragraphe de mouvements de tête et de grimaces de satisfaction:
«Bien chers amis,
«Enfin, après des milliers de lieues franchies à la poursuite d'un résultat problématique, après des mois d'anxiétés et d'alternatives dévorantes, je tiens quelque chose de positif.
«Lisez et jugez.
«J'en étais, la dernière fois que je vous ai écrit, à attendre, dans un hôtel de Melbourne, le retour de M. Pécheira, le banquier, alors en tournée aux mines, pour ses achats d'or.
«Deux fois par jour, régulièrement, je me présentais chez lui pour savoir s'il était enfin arrivé, mais la réponse était toujours la même:
«—Nous n'avons même pas de ses nouvelles, me disait son employé; il doit être de l'autre côté de Ballarat ou vers Bendigo, où on vient de découvrir de nouveaux gisements.
«Je commençais à songer sérieusement à me mettre en quête de mon homme, lorsque hier matin, tandis que j'étais encore couché, la porte de ma chambre s'ouvre brusquement et je vois entrer le commis de M. Pécheira.
«—Le patron est arrivé cette nuit, me dit ce brave garçon, et maintenant il vous attend, vite, bien vite!...
«En un tour de main je fus prêt.
«Et un quart d'heure après, ayant traversé Melbourne au pas de course, j'arrivais chez M. Pécheira et je montais quatre à quatre son escalier.
«Je trouvai un bel homme d'une quarantaine d'années, à l'œil intelligent, brusque de façons, comme tous les gens de ce pays, mais visiblement bon.
«Dès que j'entrai, il me tendit la main comme à une vieille connaissance.
«—Je suis très heureux de vous voir, me dit-il, très heureux.
«Et tout de suite:
«—Vous êtes un des fils de Cornevin? me demanda-t-il.
«—Oui, répondis-je.
«—Lequel? Jean ou Léon?
«A cette question, je faillis tomber à la renverse. Quoi! cet homme connaissait mon prénom et celui de mon frère!
«—Je suis Jean, monsieur, répondis-je.
«Il souriait, ce diable d'homme.
«—Alors, reprit-il, c'est vous qui êtes le peintre?
«—Comment! vous savez cela! monsieur?...
«—Certainement, me répondit-il, de même que je sais que votre frère aîné, Léon, ancien élève de l'École polytechnique, est ingénieur, de même que je sais que votre brave et digne mère a son établissement de modes et de confections rue de la Chaussée-d'Antin, de même que je sais que vos trois sœurs, qui sont de charmantes jeunes filles, s'appellent Clarisse, Eulalie et Louise.
«Et bien vite, pour me prouver combien exactement il était informé de tout ce qui nous concernait, il se mit à me parler de la noble et courageuse veuve du général Delorge, de Raymond, de l'excellent M. Ducoudray, de Me Roberjot...
«Moi, mes amis, pendant ce temps, je me tâtais pour m'assurer que j'étais bien et dûment éveillé.
«—Vous vous demandez, reprit M. Pécheira, comment je vous connais tous si bien. Eh! mon Dieu! comment ne connaîtrait-on pas la famille de l'homme avec lequel on a vécu des années comme un frère, partageant tout, dangers, privations, espérances, succès, lorsque cet homme, comme votre père, ne vit que pour sa famille?
«J'étais confondu.
«—Monsieur, dis-je, lorsque notre père nous a été enlevé, ma mère était dans une profonde détresse; nous étions cinq enfants, dont l'aîné n'avait pas dix ans.
«—Je sais cela, me dit-il, et cette idée a failli rendre votre père fou pendant les deux années qu'il est resté sans nouvelles de vous, sans un mot de réponse aux lettres qu'il ne cessait d'adresser à votre mère...
«—Hélas! jamais nous n'en avons reçu une seule...
«—C'est bien ce que pensait Laurent; aussi, dès qu'il le put, prit-il le seul moyen qu'il y eût de savoir ce que vous étiez devenus. Il le sut. Il sut qu'une main providentielle s'était étendue vers vous, et que la veuve du général Delorge vous avait tous sauvés... Aussi, fallait-il l'entendre parler de Mme Delorge: «Tout ce que j'ai de sang dans les veines, m'a-t-il dit souvent, lui appartient.» Et depuis, jamais il ne vous a perdus de vue. Jour par jour, pour ainsi dire, il était informé de ce que vous faisiez. Nous étions séparés, à cette époque, mais il ne se passait guère de fois sans qu'il vînt me rendre visite. «Ma femme gagne de l'argent, me disait-il en se frottant les mains, son commerce prospère, le bon Dieu bénit son travail.» Une autre fois il me disait: «Je suis très content, mon fils Léon vient d'être reçu à l'École polytechnique.» Ou encore: «Décidément, mon fils Jean a du talent, il vient d'exposer un tableau qui obtient un très grand succès.» Vous étiez son unique préoccupation et, tout à l'heure, je vous montrerai vos portraits à tous, qu'il m'a donnés, et aussi le portrait de Mme Delorge et celui de son fils, et celui de M. Ducoudray. Et, enfin, dans mon salon, je vous ferai voir de votre peinture, monsieur Jean; car ce paysage qui avait tant de succès à l'exposition, c'est votre père qui l'a acheté...»
Si grande qu'eût été la stupeur de Jean Cornevin, elle était de beaucoup dépassée par celle de Raymond.
Lui aussi, il se demandait s'il était bien éveillé. Mais c'est en vain qu'à plusieurs reprises il avait essayé une observation.
Sérieusement empoigné, M. de Boursonne ne se laissait pas interrompre, et il lisait, il lisait, avec la hâte d'un homme qui court à un dénoûment qu'il lui semble avoir entrevu:
«Ce qui passait mon intelligence, disait la lettre de Jean Cornevin, c'était surtout ceci:
«Mon père ayant fini par avoir de nos nouvelles, comment n'avions-nous pas eu des siennes! Comment, nous aimant de cette grande affection que dépeignait si bien M. Pécheira, n'avait-il pas cherché à nous revoir?...
«Toutes ces questions, M. Pécheira dut les lire dans mes yeux.
«—Nous avons à causer, me dit-il, et longuement... Malheureusement je suis pris pour plusieurs heures encore. Retournez donc à votre hôtel, et donnez-y des ordres pour qu'on apporte ici vos bagages.
«Je voulais m'excuser:
«—Oh! pas de cérémonies inutiles, me dit-il. A Melbourne, le fils de Laurent Cornevin ne peut pas demeurer ailleurs que chez moi. Ma maison est la vôtre, entendez-vous? Donc faites ce que je vous dis, et hâtez-vous; à onze heures j'aurai expédié toutes mes affaires et nous nous mettrons à table.
«Il était neuf heures, à ce moment.
«A dix heures, j'avais réglé mes comptes à mon hôtel, mon déménagement était terminé, et j'étais installé chez M. Pécheira, dans la plus confortable des chambres.
«A l'heure dite, nous nous mettions à table, et après un déjeuner lestement expédié, les valets congédiés et les portes closes:
«—Maintenant, me dit mon hôte, je vais vous raconter ce que je sais:
«Mon père a dû vous expliquer comment le vôtre, après son étonnante évasion, nous est arrivé à Talcahuana, sous le nom de Boutin.
«Son dénûment était extrême; c'est à peine s'il était vêtu, il mourait de faim, et c'est comme on demande une aumône qu'il demandait du travail.
«En ayant trouvé chez nous, il y resta, et je puis vous affirmer que, de ma vie, je n'ai rencontré un pareil travailleur, si obstiné, si infatigable.
«Retourner en France était alors son unique pensée et la préoccupation de tous ses instants. C'est pour pouvoir retourner en France qu'il travaillait avec cet acharnement, âpre au gain comme à la besogne, se privant de tout, même des choses les plus essentielles, plutôt que de diminuer, ne fût-ce que de quelques centimes, son petit pécule.
«Mais on gagne peu, à Talcahuana; on y est à bien des milliers de lieues de la France, et les occasions y sont rares.
«Jamais, disait ce pauvre Laurent, je n'amasserai assez pour payer mon passage.
«Le désespoir le gagnait, et il songeait, il me l'a avoué depuis, à mettre fin à une existence qui lui devenait insupportable, lorsqu'il m'entendit parler de partir pour l'Australie, où, disaient les journaux de Valparaiso, rien qu'en grattant le sol, on trouvait des pépites d'or plus grosses que le poing.
«Cette idée de partir pour l'Australie, il y avait longtemps que je la ruminais, mais le père Pécheira m'avait toujours empêché de la mettre à exécution.
«Il se défiait considérablement des récits merveilleux qui circulaient, disant que la fortune est partout, et que c'est folie que de courir la chercher si loin.
«Mais quand une fois je me suis mis quelque chose dans la tête, le diable ne l'en ferait pas sortir, le père Pécheira le savait bien.
«Comprenant que, s'il s'obstinait à me refuser son consentement, je finirais par m'en passer:
«—Pars donc, me dit-il, puisque tu ne peux plus vivre près de moi.
«Cinq minutes après, Laurent Cornevin venait me trouver, et me conjurait de le prendre avec moi, à n'importe quelles conditions, et pour n'importe quelle besogne. Je ne me fis pas prier longtemps.
«—Soit! dis-je à Laurent, je vous emmène...
«C'est comme cela que le lundi suivant, après être allés entendre la messe à Notre-Dame des Mines, nous quittâmes Talcahuana. Nous partions dans d'assez tristes conditions.
«Le père Pécheira, au dernier moment, regrettant l'autorisation qu'il m'avait accordée, m'avait plus que médiocrement garni le gousset.
«Il espérait, il me l'a écrit depuis, que je dépenserais tout à Valparaiso, et que je lui reviendrais avant un mois tout penaud et prêt à reprendre mon métier de contrebandier.
«Le fait est qu'à nous deux, Laurent et moi, nous ne possédions pas tout à fait trois cents piastres.
«Aussi, une fois à Valparaiso, eûmes-nous un mal de tous les diables à trouver un navire qui consentît à nous prendre, et plus d'une fois nous crûmes que nous serions obligés de renoncer à notre expédition.
«Mais quand on veut fortement une chose, on finit toujours par réussir.
«Un capitaine anglais, dont la fièvre jaune avait décimé l'équipage, nous admit à son bord, Laurent comme matelot, moi en qualité de cuisinier.
«Il s'en fallait que ce digne marin se rendît directement en Australie, et loyalement parlant il nous en prévint, mais enfin il s'y rendait.
«C'était tout ce que nous demandions.
«Et nous nous estimions ses obligés, malgré les services réels que nous lui avions rendus, lorsque, après six mois de navigation, il nous débarqua sur les quais inachevés de Melbourne.
«Nous foulions donc cette terre d'Australie qui nous paraissait la Terre promise.
«Je voulais m'enrichir. Plus fortement encore que moi, votre père le voulait.
«—Eh bien! me disait-il, dès le premier soir, est-ce que nous allons perdre notre temps à Melbourne? Est-ce que nous ne partons pas pour les mines?
«Nous partîmes le lendemain avant l'aube.
«Je vous y conduirai un de ces jours, et d'avance, je me fais une fête de votre surprise, quand tout à coup, au sortir des forêts, vous apercevrez Ballarat, une ville née d'hier, comme au coup de sifflet d'un machiniste, et qui déjà compte trente mille habitants, et qui a, comme Melbourne, ou bien comme vos vieilles capitales de l'Europe, si mieux vous l'aimez, ses boulevards éclairés au gaz, ses magasins éblouissants, ses squares, sa Bourse, ses théâtres et ses gares de chemins de fer.
«Et tout cela, dans un paysage inouï, bouleversé, torturé, convulsé par la main de l'homme, dans un paysage où les plaines ont été retournées, grattées, émiettées, lavées, dont les collines factices ont été tamisées grain de sable à grain de sable; tout cela au centre d'un mouvement vertigineux de machines gigantesques de roues, de pompes, de marteaux, au milieu d'un dédale de travaux fantastiques et de fouilles infernales.
«Mais, lorsque nous arrivâmes aux mines, Laurent Cornevin et moi, elles n'avaient pas cet aspect.
«Ce n'est pas par le chemin de fer qu'on s'y rendait, mais par une longue route poudreuse de cent cinquante kilomètres, jalonnée d'horribles auberges, où retentissaient incessamment les chants des ivrognes et les vociférations des joueurs.
«Alors, la vallée de Ballarat n'était qu'un camp immense, où se trouvaient réunis tous les mineurs, qui se sont disséminés vers les innombrables centres de mines que les années ont fait découvrir.
«Les pépites d'or se trouvaient à la surface du sol, mêlées à un gravier compact qu'on lavait dans de grandes écuelles, le long des ruisseaux tributaires du Loddon.
«Des groupes d'hommes d'aspect farouche, couverts de boue et ruisselants de sueur, erraient dans la campagne, une pioche d'une main, un revolver de l'autre, à la recherche de trésors nouveaux.
«Ni Laurent Cornevin, ni moi, n'étions certes des délicats. Nous étions rompus à toutes les fatigues et aux plus dures privations. Nous avions, l'un et l'autre, été forcés de vivre parmi ce qu'il y a de pis dans l'espèce humaine.
«Eh bien! telle était l'existence des mines, que nous en fûmes épouvantés.
«Mais la veille même, un pauvre mineur avait trouvé un lingot d'or pesant deux mille six cents onces et valant deux cent soixante mille francs.
«—Il faut rester, nous dîmes-nous, et tâcher d'être aussi heureux que ce gaillard-là.
«Il est vrai que, précisément à la même heure, cent mille mineurs au moins se disaient la même chose, et que cette terrible concurrence compliquait singulièrement la tâche...
«Nos débuts ne furent pas heureux.
«Tout autour de nous, on s'enrichissait, et nous, nous ne découvrions jamais que du gravier au fond de notre sébile.
«Ce fut Laurent qui nous désensorcela.
«Un soir, après la plus pénible et la plus infructueuse des journées, dans des sables déjà dix fois retournés et lavés, il trouva une pépite de cinq mille francs.
«Il était ivre d'espérance.
«—Seulement quatre trouvailles pareilles, répétait-il, et je pars...
«C'est que ses idées n'avaient pas changé, et que retourner en France était toujours son vœu le plus cher.
«Ce qu'il appelait s'enrichir, c'était amasser de quoi payer son voyage, et avoir, en arrivant à Paris, une douzaine de milles francs en poche.
«—Avec cela, me disait-il, j'aurai de quoi faire ce que je veux.
«Il me parlait, du reste, moins souvent de sa famille qu'autrefois.
«Désespéré de ne pas recevoir de réponse aux lettres qu'il ne cessait d'écrire, il pensait que c'en était fait des siens.
«—Ma pauvre femme, disait-il, si courageuse et si bonne, doit être morte à la peine, et mes pauvres petits doivent vagabonder dans Paris, en attendant que la police les mette en prison.
«Et il ajoutait d'un air terrible:
«—Mais cela se payera avec le reste... Il ne me faut maintenant que de l'argent. Travaillons...
«Et nous nous remettions à l'œuvre.
«Nos recherches réussissaient désormais, et trois mois plus tard, nous avions près de vingt mille francs dans la bourse commune, quand un grand malheur nous arriva.
«Notre trésor, qu'il fallait toujours garder sur soi, nous embarrassant, il fut convenu que Laurent irait le mettre en sûreté à Melbourne.
«Il partit. Mais il fut attaqué en route, blessé, dépouillé et laissé sur le chemin nu et à demi mort.
«Nous étions ruinés. Tout était à recommencer.
«Une autre fois, c'est moi qui, m'étant laissé entraîner à une partie de cartes, perdis en une soirée le fruit de notre travail de six semaines.
«Malgré tout, au bout d'un an, nous possédions quarante-trois mille francs.
«Nous partageâmes, et, sur-le-champ, Laurent se mit en quête d'un navire en partance.
«Il s'en trouvait un dans le port de Melbourne, le Moravian.
«Laurent y prit passage.
«Et comme j'étais allé le conduire à bord, après m'avoir embrassé une dernière fois:
«—Lis les journaux de France, me dit-il; avant longtemps il y sera question de Laurent Cornevin.»
Ainsi, peu à peu, grâce à des renseignements recueillis à des milliers de lieues, à la Guyane, au Chili, en Australie, se trouvait reconstituée l'existence de Laurent Cornevin pendant les quatre années qui avaient suivi sa disparition.
—C'est providentiel! murmurait Raymond.
M. de Boursonne ne répondit pas.
Ayant repris haleine, il poursuivait la lecture du récit de M. Pécheira, si vivement traduit par Jean.
«Quels étaient les projets de Laurent Cornevin?
«Il ne me les avait pas confiés, mais il m'en avait assez dit, en diverses occasions, pour qu'il me fût aisé de les deviner.
«Je savais qu'il avait été témoin d'un grand crime, et que les auteurs de ce crime, des gens puissants, redoutant son témoignage, l'avaient fait enlever et déporter à la Guyane. Vingt fois je lui ai entendu dire qu'il se vengerait.
«Et connaissant sa puissante énergie, je me disais qu'il avait dû méditer froidement quelque châtiment, terrible comme le crime, et qu'il fallait s'attendre à quelqu'une de ces vengeances éclatantes, qui, de temps à autre, épouvantent les scélérats, trop souvent impunis.
[Illustration: Elle revenait d'une promenade à cheval.]
«C'est donc avec un extrême empressement que je me procurai les journaux français, qui, selon mes calculs, correspondaient avec l'arrivée de Laurent Cornevin à Paris. Je n'y trouvai rien.
«J'en fus surpris d'abord, puis inquiet.
«Je savais que le Moravian avait fait une traversée des plus rapides et des plus heureuses, que pas un de ses passagers n'était mort en route, et que par conséquent Laurent devait être en France.
«Lui était-il donc arrivé malheur?
«Sachant que les gens auxquels il allait s'attaquer étaient riches, puissants, mêlés aux intrigues du gouvernement, je me disais:
«—Mon Laurent aura commis quelque grosse imprudence, il se sera fait reprendre, et peut-être à cette heure est-il de nouveau en route pour l'île du Diable, avec de telles recommandations que certainement il ne s'en échappera pas.
«Je ne puis dire que je l'oubliais, on n'oublie jamais les compagnons de misère, mais, les mois succédant aux mois, je pensais moins souvent à lui.
«Et il y avait près d'un an qu'il était parti, quand tout à coup, un matin, je le vis entrer chez moi. Quel étonnement!
«—Comment! m'écriai-je, toi, Laurent, ici?
«—Moi-même! me répondit-il.
«—Tu n'es donc pas allé en France?
«—J'y suis resté quatre mois.
«—Et ta femme et tes enfants?...
«—Le bon Dieu a eu pitié d'eux.
«—Ah!...
«—Ils sont heureux et bien portants, et ils prospèrent...
«—Tu les ramènes ici avec toi, sans doute...
«—Moi!... je ne leur ai même pas parlé, je ne les ai même pas embrassés...
«Sachant de quel grand amour Laurent Cornevin aimait sa famille, sa femme, dont le seul souvenir le faisait pâlir, ses enfants, dont il ne parlait que les larmes aux yeux, je crus qu'il plaisantait.
«—Ce que tu dis est impossible! m'écriai-je.
«—C'est cependant ainsi, me répondit-il. Tous les miens me croient mort. Ma femme porte toujours des vêtements de veuve.
«Je vis bien qu'il ne plaisantait pas, et alors, je fus saisi de cette crainte affreuse que la douleur n'eût troublé sa raison.
«—Si tu as vraiment fait cela, repris-je, tu es certainement fou.
«—Je ne suis pas fou, répondit Laurent, et cependant j'ai bien fait cela. Oui, j'ai résisté à la tentation presque irrésistible de me montrer aux miens, de leur crier: Je vis, me voici!... J'ai eu le courage de me priver de cette félicité inouïe de presser contre mon cœur ma femme et mes enfants.
«J'étais pétrifié de stupeur.
«—Mais pourquoi? dis-je, pourquoi?...
«—Il le fallait, ami Pécheira, et quand je t'aurai exposé mes raisons, tu me comprendras. Car, à toi, je dirai tout, sûr que ton amitié gardera mon secret.
«C'était la première fois que Laurent Cornevin s'ouvrait ainsi à moi: l'événement me semblait le plus extraordinaire dont j'eusse ouï parler: aussi mon attention était-elle extrême, et puis-je, aujourd'hui, après des années, répéter textuellement les paroles de Laurent.
«—Une nuit, me dit-il, j'ai été témoin d'un lâche assassinat, et l'homme assassiné, avant de rendre le dernier soupir, a eu le temps d'écrire au crayon et de me confier un billet qui doit être la preuve du crime.
«Cette preuve, j'ai essayé de l'utiliser; ma conscience me le commandait.
«Et c'est pour cela que les assassins, après avoir essayé de me faire fusiller, m'ont fait enlever et interner à l'île du Diable, sous un nom qui n'était pas le mien.
«Ils étaient puissants, je n'étais qu'un pauvre palefrenier. Nul ne devait s'inquiéter de ma disparition ou de ma mort.
«Ce nouveau crime condamnait à la misère, peut-être à l'infamie, peut-être à la mort, une pauvre femme et cinq enfants.
«Mais qu'importait aux misérables, pourvu que la preuve du meurtre fût anéantie!
«Lorsque je partis d'ici, j'étais persuadé que ma femme et mes enfants avaient péri. Et je n'avais plus qu'une idée, qu'un désir, qu'un but: me venger, n'importe comment et n'importe à quel prix.
«Je possédais toujours le billet du mourant qui dénonce le crime, mais je suis si bas et les assassins sont si haut, que je ne comptais guère sur cette preuve.
«Je me disais que d'essayer d'en faire usage, c'était peut-être risquer une arrestation nouvelle et une plus dure déportation.
«Je songeais que j'aurais beau crier que je suis Laurent Cornevin, la police prouverait que je suis Boutin, évadé de l'île du Diable.
«Et pour dire la vérité, je comptais bien plus, pour assouvir ma vengeance, sur mon revolver, que sur le billet du général Delorge.
«Mais enfin, toutes ces réflexions eurent du moins cet avantage, de me rendre excessivement défiant et prudent.
«J'avais des moyens de me dissimuler, je les employai.
«On n'est pas resté comme moi plus d'un an au milieu de condamnés politiques, sans avoir reçu beaucoup de leurs confidences, sans être initié aux ressorts de leurs associations secrètes, sans connaître leurs points de réunion, les chefs et les signes mystérieux de reconnaissance.
«Arrivé à Paris à dix heures du soir, j'avais, à onze heures, retrouvé un ancien compagnon de la Guyane, lequel m'offrait l'hospitalité dans sa maison, et mettait à mon service ses amis et ses moyens d'action.
«Dès l'aube du lendemain, le cœur serré d'une inexprimable angoisse, je me mettais en quête de ma femme et de mes enfants.
«Tâche douloureuse, ami Pécheira, ingrate et difficile, que de rechercher de pauvres gens au milieu de ce Paris.
«Si, du moins, il m'eût été permis d'agir ouvertement! Mais non. J'en étais réduit à me cacher, à dissimuler mes investigations.
«Mes ennemis étaient plus puissants que jamais, et je sentais que, si mon existence venait à être révélée, c'en serait fait de moi.
«Heureusement, j'étais méconnaissable.
«Le temps, les privations, la misère et les chagrins avaient fait leur œuvre. Jeune homme, j'avais quitté Paris, j'y revenais vieillard. Et n'en eût-il pas été ainsi, qu'il eût suffi pour me déguiser complètement des vêtements nouveaux que j'avais adoptés, et de ma barbe que j'avais laissée pousser entière pendant la traversée.
«C'est à la maison que j'habitais lors de mon arrestation que je me rendis tout d'abord.
«Le concierge en avait été changé.
«Celui que je trouvai, non seulement ne connaissait pas ma femme, mais n'avait même jamais entendu prononcer le nom de Cornevin.
«De tous les locataires qui, de mon temps, habitaient la maison, pas un seul n'était resté.
«C'était fini.
«Dès le premier pas, le fil qui eût pu me guider se rompait entre mes mains. Et je restais au milieu de Paris, sans un indice, sans rien...
«J'aurais pu certainement m'adresser aux parents de ma femme, mais je ne les ai jamais aimés; je les croyais capables de trahir un proscrit pour quelques sous, et je savais qu'une de mes belles-sœurs était la maîtresse d'un des assassins du général Delorge.
«Recourir à la police eût été me dénoncer moi-même, me jeter bénévolement dans la gueule du loup.
«J'étais donc désespéré.
«Et pendant une semaine, j'errai à l'aventure à travers les rues, recherchant de préférence les quartiers pauvres, soutenu par cette espérance insensée que peut-être, tout à coup, j'allais me trouver en face de ma femme.
«Parfois, dans la foule, j'apercevais une femme qui me semblait avoir sa tournure; je croyais la reconnaître, je me disais: C'est elle!... je m'élançais comme un fou. Je me trompais toujours.
«D'autres fois le désespoir me prenait, et je pensais: A quoi bon chercher sur terre ceux qui dorment dessous.
«Jamais je n'avais tant souffert!
«Jamais, avec tant de rage, je n'ai renouvelé le serment de me venger des misérables qui m'infligeaient de si cruelles tortures.
«C'est qu'ils étaient heureux, eux; c'est qu'ils étaient riches, honorés, redoutés, triomphants. Ils habitaient des palais, ils avaient des laquais, des voitures, des chevaux...
«Le plus terrible, c'est que je ne voyais pas de vengeance à ma portée.
«Certes, il m'était facile de guetter un des misérables, de l'approcher, et de lui loger une balle dans la tête.
«Mais qu'était ce châtiment comparé au crime! Qu'était-ce que cette mort soudaine et sans angoisses, comparée à mes années d'agonie!...
«J'avais bien toujours la lettre du général Delorge, mais au moment d'en faire usage, je ne savais à qui m'adresser. J'étais plein de défiances. Je tremblais, si je la confiais à quelqu'un, que ce quelqu'un ne l'anéantît... Voilà pourtant où j'en étais, lorsque un dimanche, sur les midi, étant entré dans un café pour déjeuner, je m'assis à une table sur laquelle on avait laissé un énorme volume. On tardait à me servir, je le feuilletai. C'était un Annuaire de Paris. Machinalement, j'y cherchai mon nom, et j'eus comme un éblouissement, en lisant: «Mme JULIE CORNEVIN,—modes et confections,—rue de la Chaussée-d'Antin.» Julie!... C'était le prénom de ma femme!...
«D'un autre côté, comment admettre que la malheureuse que j'avais laissée sans ressources eût pu s'établir dans le plus riche quartier de Paris?
«N'importe! Je sortis comme un fou et, sautant dans un fiacre, je me fis conduire à l'adresse indiquée.
«La course était longue, heureusement; j'eus le temps de me remettre en route, et c'est fort prudemment que j'interrogeai la concierge.
«Ses réponses ne me laissèrent aucun doute.
«C'était bien ma femme, ma chère, ma bien-aimée femme qui était la propriétaire de ce riche établissement de la rue de la Chaussée-d'Antin.
«En trois bonds je franchis l'escalier. Je sonnai à la porte.
«Une petite bonne vint m'ouvrir, qui me dit:
«—C'est bien ici que demeure Mme Cornevin, mais madame est sortie avec ses demoiselles.
«Puis, comme j'insistais pour parler sur-le-champ à Mme Cornevin, protestant que c'était pour une affaire urgente et de la plus haute gravité:
«—Eh bien! me dit la bonne, allez la demander rue Blanche, chez son amie, Mme Delorge, c'est là qu'elle passe la journée et qu'elle dîne tous les dimanches.
«Et, un peu effrayée sans doute de mon air égaré et de la véhémence de mes questions, elle me ferma la porte au nez.
«Mais je n'étais plus le même homme.
«Toutes mes prévisions, tous mes calculs se trouvaient renversés par ces quelques mots de la bonne qui m'avait ouvert: Mme Cornevin est chez son amie Mme Delorge.
«Ma femme, la femme du pauvre palefrenier Cornevin, amie de la veuve du général Delorge!... Était-ce possible? Était-ce vraisemblable?...
«Julie, je ne l'ignorais pas, m'était supérieure par l'intelligence, c'était elle qui était la tête de notre ménage, mais elle était, de même que moi, sans éducation, sans instruction; comment donc une dame distinguée pouvait-elle l'admettre dans son intimité à ce point de passer avec elle des journées entières?...
«Puis où ma femme avait-elle pris assez d'argent pour s'établir dans un quartier où les moindres appartements coûtaient trois ou quatre mille francs par an?
«Ces réflexions, et bien d'autres encore, me décidèrent à me renseigner avant de me montrer.
«Ami Pécheira, j'avais été un ingrat de douter de la justice et de la bonté de Dieu. Pour sauver ma femme et mes enfants, il fallait un miracle, n'est-ce pas? Eh bien! le miracle avait eu lieu.
«Le jour où je manquais à ma famille, elle trouvait pour me remplacer la plus noble, la meilleure, la plus généreuse des femmes, la veuve du général Delorge assassiné sous mes yeux.
«Mme Delorge avait recueilli ma femme, l'avait consolée, encouragée, lui avait donné de quoi vivre d'abord, et lui avait fourni ensuite les moyens de s'établir.
«Elle avait pris à sa charge mon fils aîné Léon, et le faisait élever avec son fils et exactement comme son fils.
«Et elle avait découvert pour se charger de l'éducation de mon second fils, Jean, un brave et digne bourgeois, M. Ducoudray.
«De telle sorte que, si la destinée avait épuisé sur moi ses rigueurs, elle avait en quelque sorte comblé les miens, et que de mes misères résultaient pour ma famille des avantages que jamais je n'aurais pu lui donner.
«Ce n'est pas en un jour, ami Pécheira, que je me procurai ces détails.
«M'étant fait une loi de ne pas donner signe de vie, je ne pouvais procéder qu'avec la plus extrême circonspection, domptant les ardeurs de ma curiosité, mettant la plus prudente réserve à interroger les gens, les domestiques, les portiers, les fournisseurs...
«Assurément je souffrais de cette situation étrange, et pourtant elle était parfois la source d'intimes et profondes jouissances.
«Tout le monde me croyait mort, j'étais comme un homme à qui il eût été donné de sortir du tombeau pour venir observer les siens et se rendre compte de leurs sentiments.
«Je saisissais avidement toutes les occasions de me trouver sur le passage de ma femme et de mes enfants, et j'éprouvais à les contempler les plus étonnantes sensations.
«Ah! elles étaient douces, les larmes que j'ai versées, lorsque je vis qu'après quatre ans ma femme, ma Julie bien-aimée, portait encore des vêtements de veuve. Je me disais:
«—Quelle stupeur immense serait la sienne si quelqu'un lui apprenait que cet homme qui vient de la coudoyer, c'est moi, son mari, Laurent Cornevin.
«Mais qu'ils étaient changés tous!
«Guidée, conseillée, instruite par Mme Delorge, ma femme avait su se hausser au niveau de sa position nouvelle et était devenue une vraie dame.
«Lorsque je la voyais marcher, calme et digne, si imposante avec ses toilettes d'une richesse sévère, c'est à peine si je pouvais me persuader que c'était bien là ma pauvre ménagère, celle que tant de fois jadis j'avais vue revenir du lavoir, les manches retroussées jusqu'au coude, portant bravement son linge mouillé sur l'épaule.
«Mes filles, avec leur petite mine éveillée et modeste tout à la fois, et leurs robes gentilles et leurs frais chapeaux, avaient l'air de véritables demoiselles.
«Cependant, mes deux fils, Léon et Jean, m'étonnaient plus encore.
«Je ne pouvais me lasser de les suivre de loin, et de les admirer, quand ils revenaient du collège, leurs livres sous le bras, gais, bien portants, bien vêtus, conduits par un vieux domestique, ni plus ni moins que les fils d'un gros bourgeois.
«J'étais allé aux informations, et j'avais appris que Jean était un démon, et qu'il faisait endiabler tous ses professeurs.
«Léon, au contraire, était un travailleur obstiné, toujours le premier de sa classe, toujours remportant tous les prix dans les concours.
«Même tout ce changement me bouleversait extraordinairement.
«J'étais resté le même, moi.
«J'avais beau avoir une quinzaine de mille francs dans ma ceinture, je n'en étais pas moins le même palefrenier qu'autrefois, honnête homme, certes, et fier de son honnêteté, mais sans éducation ni instruction, brutal en ses façons et grossier en ses propos.
«Et je me demandais si, la première joie de me revoir passée, ma pauvre femme ne souffrirait pas de me retrouver tel, si mes enfants ne seraient pas honteux de l'infériorité de leur père, et si moi-même, enfin, je ne serais pas humilié et irrité de leur supériorité à tous.
«Ces réflexions, injustes peut-être, mais humaines, ne contribuèrent pas peu à modérer l'ardent désir que j'avais de reprendre ma place au milieu de ma famille.
«Puis, d'autres considérations encore me retenaient:
«Grâce à un de ces amis politiques que m'avait donnés mon séjour à l'île du Diable, et qui servait, pour la trahir, la police impériale, j'avais été informé des circonstances qui avaient suivi la mort du général Delorge et ma disparition.
«Je savais que Mme Delorge, altérée de vengeance ou plutôt de justice, avait remué ciel et terre pour atteindre les assassins de son mari.
«Je savais qu'on avait fait tout au monde pour retrouver mes traces.
«Et tous ses efforts avaient échoué, encore bien qu'elle eût pour appui et pour conseil un avocat renommé, un député de l'opposition, Me Roberjot.
«Une enquête avait bien été commencée, mais elle avait abouti à une ordonnance de non-lieu, qui renvoyait les meurtriers, lavés de l'accusation et blancs comme neige.
«Mais j'avais appris aussi, et de source certaine, que Mme Delorge ne renonçait pas à l'espoir de venger son mari.
«Voyant ses ennemis hors de sa portée, et pour le moment assurés de l'impunité, elle attendait, toujours sur le qui-vive et armée pour la lutte, l'occasion ou les événements politiques qui devaient les lui livrer.
«Et tout cela était si parfaitement connu de la police impériale que la maison de Mme Delorge était surveillée, qu'on épiait ses démarches et sa correspondance et qu'on tenait une liste de toutes les personnes qu'elle recevait.
«En de telles circonstances, quelle conduite tenir?
«Évidemment, ce n'était pas en ce moment, où nos ennemis étaient à l'apogée de leur puissance, que je devais songer à me servir contre eux de l'arme que je possédais.
«Devais-je donc, sans parler de la lettre, me montrer simplement? Et après?
«Vivrais-je ouvertement aux crochets de ma femme? Cette idée me faisait horreur. L'homme doit être le maître dans la maison, et pour qu'il ait le droit d'y être le maître, il doit gagner la vie de la famille.
«Me placerais-je donc? Quels ne seraient pas alors le chagrin et l'humiliation de ma femme!...
«A la fin, ces sombres réflexions m'inspirèrent une résolution héroïque.
«Je me dis que puisque Mme Delorge avait su attendre, j'attendrais aussi l'heure propice. Je devais bien cela à celle qui nous avait tous sauvés.
«Je me jurai que j'attendrais, et que j'emploierais les années d'attente à gagner une grosse fortune, et à me faire une éducation.
«En effet, je maîtrisai les élans de mon cœur qui me poussaient vers ma femme et vers mes enfants. Je m'assurai les moyens d'avoir jour par jour de leurs nouvelles, et je quittai Paris comme j'y étais venu, furtivement.
«Et maintenant, ami Pécheira, me voici, te demandant conseil et assistance.
«Il faut qu'avant six ans je sois riche et digne de ma femme.»
VIII
M. de Boursonne s'arrêta.
Un voile se déchirait, en quelque sorte, découvrant le passé de Laurent Cornevin et laissant entrevoir l'avenir.
—Maintenant je comprends, murmurait Raymond confondu.
Et, en effet, ce qu'il y avait d'inexplicable dans la conduite de Laurent s'expliquait.
Le parti qu'il avait pris n'était peut-être ni le meilleur ni le plus sage, ni celui qui devait le conduire plus sûrement à la revanche qu'il rêvait, mais on concevait qu'il l'eût adopté.
On s'expliquait ses précautions, ses défiances, ses craintes, la conscience de son impuissance momentanée, son ardent désir de servir Mme Delorge, et, par-dessus tout, la fierté de l'époux, du père, qui, apercevant tout à coup sa famille bien au-dessus de lui, se résignait à rester caché jusqu'à ce qu'il se fût élevé jusqu'à elle...
[Illustration: Dans un coin, un homme assis lisait un journal. C'était le duc de Maumussy.]
Cependant, après une pause de quelques minutes:
—Voyons la suite, fit le vieil ingénieur.
Et il reprit la volumineuse relation de Jean Cornevin.
«D'après vos émotions, mes chers amis, continuait le digne garçon, vous pouvez vous faire une idée des sensations dont j'étais remué en écoutant le récit de M. Pécheira.
«Pauvre père!... Déjà, depuis longtemps, je savais son inflexible honnêteté, et que dans son humble situation il avait un grand cœur et les plus nobles sentiments.
«Mais voici que tout à coup il m'apparaissait sous un jour nouveau et avec des proportions héroïques.
«Je ne pus m'empêcher de l'exprimer à M. Pécheira.
«—Oh! attendez, interrompit-il avec un bon et amical sourire, attendez...
«Et d'un flegme imperturbable il poursuivit:
«—Je fus d'abord saisi de la déclaration de votre père.
«Qu'il comptât s'enricher très vite, cela ne m'étonnait nullement. Jeune ou vieux, intelligent ou stupide, un homme peut toujours s'enrichir. Il ne faut pour cela souvent qu'un heureux hasard.
«Mais qu'il eût la prétention de se faire une éducation, de se métamorphoser, de devenir, selon son expression, un parfait gentleman, cela me paraissait fort.
«Ce n'est pas par un simple effort de volonté qu'on change de peau à quarante ans. Et, pour dire la vérité, votre père avait fort à faire, étant, certes, le plus probe des hommes, le meilleur, le plus dévoué, mais commun en diable, passablement brutal et sans la plus élémentaire instruction.
«J'étais assez son ami pour ne lui point cacher mon opinion.
«—Cela sera, pourtant, me dit-il froidement, il le faut, je le veux.
«Il n'y avait pas à discuter. Je ne songeai plus qu'à le seconder.
«Le plus pressé était de lui trouver un instrument de fortune, les moyens de faire valoir avantageusement les dix mille francs qui lui restaient encore.
«Il ne fallait plus songer à reprendre l'existence qui nous avait donné nos quarante premiers mille francs.
«Tout va vite, dans les pays nouveaux.
«Déjà l'Australie entrait dans une nouvelle phase de son histoire.
«Ce qui était extravagance pure, encore, et fureur, lors du départ de Laurent, rentrait peu à peu dans l'ordre, et prenait un cours régulier.
«Le temps était fini de la fièvre chaude de l'or, des émotions délirantes et des coups de pioche merveilleux.
«Passés et repassés au tamis, grattés, fouillés, lavés, les sables de la surface avaient donné toutes leurs richesses.
«C'était aux entrailles même de la terre, à des centaines de pieds de profondeur qu'il fallait aller arracher l'or.
«La civilisation s'était emparée des mines.
«Des compagnies s'étaient formées, des associations établies, qui, disposant de capitaux importants, de machines, d'outils, avaient stérilisé les efforts individuels.
«Chercher de l'or était devenu un métier comme un autre, plus pénible et moins lucratif qu'un autre, même; car tandis qu'à Melbourne un charpentier ou un forgeron gagnait couramment ses vingt ou vingt-cinq francs par jour, un mineur n'était plus payé que onze francs trente centimes pour un travail de huit heures.
«C'était à la Bourse que s'était réfugié le jeu avec ses émotions, ses fièvres, ses faveurs soudaines et ses retours inattendus.
«C'est à la Bourse que du jour au lendemain on pouvait s'enrichir ou se ruiner, à acheter et à vendre des actions des deux cents compagnies qui exploitaient les mines et qui, selon que la compagnie avait creusé des puits inutiles ou rencontré un bon filon, haussaient ou baissaient de mille à deux mille dollars en cinq minutes.
«C'est même à ces spéculations que j'avais en moins d'un mois quintuplé le capital qui m'était échu lors de mon partage avec Laurent.
«Ensuite de quoi, effrayé de ma chance, et craignant de reperdre en un jour ce que j'avais gagné en trente, je m'étais mis à acheter de l'or pour l'exportation.
«Voilà ce que j'expliquai à Laurent, et grande fut sa déception.
—Serait-ce donc en vain que je suis revenu! me dit-il.
«Mais à côté de ses mines, l'Australie possède une autre source de richesses, aussi féconde et intarissable, celle-là: ses prairies immenses, sans bornes, sans fin...
«Déjà les plus intelligents parmi les émigrants avaient abandonné la recherche de l'or pour l'élevage des bestiaux, pressentant peut-être qu'en moins de dix années l'exportation des laines et des cuirs de l'Australie dépasserait deux cents millions de francs par an.
«—Voilà ton lot, dis-je à Laurent Cornevin. Il me crut.
«Joignant aux dix mille francs qu'il possédait vingt mille francs que je lui prêtai, il obtint du gouvernement la concession d'un «run», c'est-à-dire d'une immense étendue de prairies, sur les bords du Murray, il acheta des moutons et se mit à l'œuvre.
«Œuvre difficile, assurément, et qui exige de celui qui l'entreprend une santé de fer, une invincible énergie, une patience sans bornes, et de rares qualités de prévoyance et d'observation.
«Laurent avait tout cela, et de plus une solide expérience des animaux, qu'il devait à son premier métier.
«Son «run» prospéra. Des spéculations qu'il fit, pour fournir de viande sur pied les grands centres de mines, réussirent à souhait.
«Bref, dès la fin de la première année, il m'avait rendu mes vingt mille francs, et, quatre ans plus tard, il possédait, à ma connaissance, un demi-million.
«Il était donc évident qu'il réaliserait la première partie de son programme, qui était: faire fortune.
«Pour réaliser la seconde, pour acquérir l'instruction qui lui manquait, et devenir un gentleman, voilà ce qu'il avait imaginé.
«Parmi tous les déclassés, attirés en Australie par la découverte de l'or, il s'était mis à chercher un homme appartenant à une grande famille, et instruit.
«Et l'ayant trouvé, il en avait fait son inséparable compagnon.
«C'était un Français d'une quarantaine d'années, que l'inconduite de sa femme avait chassé de son pays, et qui mourait littéralement de misère et de faim quand Laurent le rencontra, et lui offrit, outre la table et le logement, cinquante dollars par mois.
«Jamais ils ne se quittaient, et plus d'une fois j'ai ri devoir Laurent escorté de cet inévitable précepteur, qui toujours et en toute occasion professait, disant: On ne fait pas ceci, on ne dit pas cela... on fait ceci, on dit cela... Prenez garde! vous venez encore de jurer.
«C'était singulier, en effet, presque ridicule.
«Mais insensiblement Laurent se pénétrait des façons, des habitudes, du savoir de l'autre. Son ignorance se dissipait, sa cervelle se meublait, ses mœurs s'adoucissaient. Il apprenait à se tenir, à raisonner, à s'exprimer.
«Séparé de Laurent qui vivait sur son «run», à plus de cent lieues dans l'intérieur, pendant que mes affaires me retenaient à Melbourne, j'étais bien plus frappé de sa transformation que si nous eussions demeuré porte à porte.
«A chacune de ses visites, je constatais un progrès positif.
«Deux ou trois jours après qu'on avait signalé la malle d'Europe, régulièrement, je le voyais arriver suivi de Mentor, ainsi que nous avions surnommé le précepteur.
«Il courait à la poste et ne tardait pas à me revenir chargé des journaux de France, et des lettres et des paquets qui lui étaient adressés.
«Je ne sais qui il avait chargé, à Paris, d'avoir l'œil et l'oreille pour lui, mais je dois constater qu'il était admirablement renseigné.
«Pas une des actions ne lui échappait, de Mme Delorge, de Me Roberjot, de sa femme ni de ses enfants.
«Et non seulement il recevait des nouvelles, mais on lui envoyait jusqu'à des photographies de ceux qu'il aimait.
«Le temps passait cependant, et à mon estime pour Laurent succédait, à mon insu, une admiration réelle, encore bien que nous ne soyons guère disposés à admirer, nous à qui la vieille Europe envoie chaque année ce qu'elle a de meilleur et ce qu'elle a de pire.
«Je me demandais jusqu'où il n'arriverait pas, lorsqu'un matin il entra brusquement chez moi, plus pâle que la mort et la face convulsée.
«Épouvanté:
«—Que t'arrive-t-il? m'écriai-je.
«Un horrible malheur!
«Je crus à une de ces catastrophes qui frappent parfois les propriétaires de «run», à une peste, à une inondation, que sais-je!...
«—Tu es ruiné! dis-je...
«—Si ce n'était que cela!... fit-il d'une voix rauque.
«Étalant une lettre sur la table, d'un mouvement si furieux que la table en craqua.
«—J'ai des nouvelles de France, me dit-il, mon fils Jean vient d'être arrêté.
«—Arrêté, ton fils!...
«—Oui. Ils l'ont jeté en prison, puis conduit à Brest, puis embarqué pour la Guyane, pour Cayenne...
«—Ils?... Qui?
«—Qui? Les misérables qui, après avoir lâchement assassiné le général Delorge, pensent s'être débarrassés de moi, le témoin de leur crime!...
«Si jamais je voyais à un ennemi à moi des regards pareils à ceux de Laurent, je ne me croirais plus en sûreté de ma vie.
«—Mais, par le saint nom de Dieu! clama-t-il, me voici debout, et les misérables vont apprendre ce qu'il en coûte de s'attaquer à mes fils!...
«J'essayais de le calmer, de le raisonner.
«—Que vas-tu faire? lui demandai-je.
«—Partir.
«—Je ne vois pas de navire en partance.
«Laurent sourit de pitié.
«—Il y a dans le port, me dit-il, un grand vapeur anglais, le Duncan...
«—Oui, mais il ne reprendra pas la mer avant quinze jours.
—Tu te trompes, ami Pécheira; il achève en ce moment de prendre son charbon, et à six heures il sera sous pression; à minuit, il sera en mer...
«Je le regardais stupéfié.
«—Tu as affrété ce steamer? dis-je.
«—Oui, et si le capitaine eût refusé de le louer, je l'achetais. Et si celui-là n'eût pas été à vendre, je m'en serais procuré un autre; il n'en manque pas en rade.
«—Il va t'en coûter une somme énorme.
«Dédaigneusement, il haussait les épaules.
«—Qu'importe! répondit-il. Je sais ce qu'on souffre à l'île du Diable, je ne veux pas que Jean meure... Ne suis-je pas riche?
«Il était très riche, en effet, trois ou quatre fois plus que moi, je le savais.
«Au commencement de cette dernière année, il avait reçu en payement un tiers au moins des actions du puits de la Misère, qui ne rapportait rien alors, qu'on avait presque abandonné, et qui tout à coup s'est mis à donner un produit net de deux cent mille francs par jour.
«—Et ton «run», lui dis-je, tu l'abandonnes donc! Tu sacrifies donc ton immense matériel, les troupeaux, plus d'un million...
«Je l'impatientais.
«—Eh! qu'est-ce tout cela me fait? s'écria-t-il.
«Puis, me montrant le précepteur qui l'avait accompagné comme toujours:
«—Monsieur que voici connaît mon exploitation, il la surveillera, et, pour l'indemniser, je lui abandonne la moitié du revenu, qui dépassera, cette année, cinquante mille dollars. Vite du papier, des plumes, nous allons rédiger un contrat...
«Sa colère m'épouvantait.
«—A tout le moins, lui dis-je, confie-moi tes projets.
«—Je n'en ai pas, me répondit-il. Je réfléchirai en route. Je prendrai conseil des circonstances.
«Rien ne put le retenir.
«Le moment de nous séparer venu, il me remit un pli cacheté.
«—Il faut tout prévoir, me dit-il. Si tu étais un an sans recevoir de mes nouvelles, ouvre ce pli, tu y trouveras mon testament et mes dernières instructions.
«Un canot l'attendait le long du quai. Il y descendit. Je lui criai: Bonne chance! et quelques instants plus tard, son steamer se mettait en mouvement.
«C'était un samedi soir, neuf heures sonnaient...»
Raymond se frappait le front.
—Voilà donc, disait-il, l'explication de l'intervention mystérieuse qui a arraché Jean aux souffrances de l'île du Diable!...
—C'est précisément la réflexion que fait le digne garçon, dit M. de Boursonne.
Et mécontent d'être interrompu:
—Laissez-moi donc continuer, ajouta-t-il.
«Et moi, écrivait Jean, moi naïf, qui attribuais à mon seul mérite l'accueil si bienveillant de ce digne négociant de Cayenne, qui m'ouvrait sa maison et sa bourse.
«C'est à mon père que j'avais dû ces protecteurs empressés, ces amateurs qui achetaient si cher mes moindres croquis. Sous la main de ces braves gens qui serraient et secouaient si amicalement la mienne, était la main de mon père.
«Mais comment ne s'était-il pas révélé à moi?
«Comment avait-il eu cet étonnant courage, me voyant si malheureux et si abandonné, désespéré en dépit des vaillantises des lettres que je vous écrivais, comment avait-il eu cette terrible puissance sur soi de ne me pas ouvrir les bras, de ne pas me crier: Je suis ton père, je t'aime et je viens à ton aide!
«—Expliquez-moi cela, disais-je à M. Pécheira.
«Baste!... Rien n'était capable d'émouvoir le flegme de ce diable d'Espagnol cousu dans l'enveloppe glacée d'un Américain.
«—Vos questions me troublent beaucoup, me dit-il gravement, laissez-moi suivre l'ordre chronologique des faits...
«Voilà donc Laurent parti et votre serviteur très inquiet.
«Je le voyais dans une de ces crises de rage froide, où l'homme, dépossédé de son libre arbitre, ne raisonne plus.
«Puis, ce maudit testament qu'il m'avait confié me tourmentait.
«Je tremblais qu'en dépit de ses dénégations, il ne roulât dans sa tête quelque projet de vengeance insensée.
«Il ne fallait rien moins qu'une lettre pour me tranquilliser.
«Elle m'arriva cinq mois après le départ de Laurent.
«Il m'écrivait que ses ennemis, bien que déjà déchus, étaient encore tellement puissants, que les attaquer ouvertement serait, à coup sûr, renouveler le combat du pot de terre et du pot de fer. Ne voulant pas être brisé, il se résignait à attendre. Il différait sa vengeance pour la rendre plus certaine et plus terrible, ne demandant rien à Dieu que de lui conserver ses ennemis vivants.
«Il allait donc, pour le moment, se borner à vous secourir, mon cher monsieur Jean, disait-il, et assez secrètement pour ne vous point laisser soupçonner, si vaguement que ce pût être, son existence.
«Il ajoutait que déjà depuis longtemps il aurait quitté la France lorsque je recevrais ces nouvelles, et que je ne tarderais pas à le revoir...
«Quelques semaines plus tard, en effet, dans une seconde lettre, datée de Cayenne, il me disait seulement:
«—Fin courant, je serai à Melbourne...
«Et il arriva, ma foi! exact comme une lettre de change, et j'eus un bon moment de joyeuse émotion en lui donnant une rude poignée de main.
«Nous n'étions pas ensemble depuis un quart d'heure que déjà il avait lu la curiosité qui me tourmentait. Alors il me dit:
«—Ne m'interroge pas, ami Pécheira, je n'oserais peut-être pas ne point te répondre et je mentirais, ce qui serait honteux pour toi et pour moi. Fie-toi à moi pour te dire tout ce que je puis dire.
«Je dois, en toute humilité, confesser que ce ne fut pas grand'chose.
«Pourtant, il me donna quelques détails de son voyage.
«A son arrivée à Paris, il avait été extrêmement frappé et effrayé d'un fait que lui racontèrent ses amis politiques.
«Un homme, possesseur comme lui de secrets compromettants, poursuivi comme lui par une inimitié puissante, avait été, lui assura-t-on, empoigné un beau soir et séquestré dans une maison de santé.
«—Et certainement, me disait Laurent, il finira par perdre la raison, et tant que j'ai été en France, j'ai craint une aventure pareille. Je suis persuadé que mes ennemis me croient mort, mais je me trompe peut-être... Peut-être ne m'ont-ils jamais perdu de vue, et n'attendent-ils qu'une occasion de prendre leur revanche de mon évasion.
«Si invraisemblable que cela parût, c'était possible, après tout...
«Laurent m'apprit encore ce qu'il avait fait pour vous, monsieur Jean, et comment, après vous avoir tiré de l'île du Diable, il avait pu vous placer à Cayenne dans une famille qui devait vous traiter comme un fils.
«C'était tout ce qu'il avait pu faire secrètement. Mais il était rassuré, ayant constaté que votre santé n'avait pas souffert du climat.
«—Et maintenant, me déclarait-il, la première partie de ma tâche est achevée. Je me suis fait une éducation et j'ai conquis une grande fortune. J'ai mes armes, je puis commencer la lutte. Malheur aux assassins du général Delorge! Dieu, qui m'a si visiblement protégé, m'assistera encore. Ce n'est pas une vengeance vulgaire que je veux. Il faut que justice soit faite. Les misérables verseront des larmes de sang sur leur crime avant de mourir. Je vais donc réaliser ma fortune et aller m'établir en France. L'heure est propice. Le gouvernement impérial n'est plus ce qu'il paraît être. A n'examiner que la surface, rien ne s'est modifié. Au fond tout est changé. L'édifice est toujours debout, imposant, superbe, mais il a été sourdement ébranlé, ruiné. Vienne une secousse, et il s'écroule, et il dégringole, et je veux y aider de mon coup d'épaule. Non que je haïsse le régime. Celui-là ou un autre, que m'importe! Mais ce régime protège mes ennemis, et je le jette bas, sûr qu'ils seront écrasés sous les décombres!...
«...A dater de ce jour, Laurent Cornevin n'eut plus qu'un souci:
«Réaliser sa fortune.
«Toujours délicate partout, cette opération est particulièrement difficile dans les pays nouveaux, où il n'y a que très peu de capitaux inactifs.
«Elle se compliquait encore, pour Laurent, de cette circonstance, qu'il s'était lancé dans un certain nombre d'entreprises aléatoires, toutes excellentes en elles-mêmes, toutes prospères, mais dont les résultats devaient se faire attendre un an ou dix-huit mois.
«Et lui, ne voulait pas attendre.
«Et il exigeait des valeurs liquides, presque de l'argent comptant.
«—Il faut pour mes projets, me disait-il, que tout ce que je possède puisse tenir dans mon portefeuille et soit toujours et entièrement à ma disposition.
«Dans de telles conditions, il devait s'attendre à des sacrifices importants. Il les fit sans sourciller.
«Il avait sur son «run» environ huit mille bêtes à cornes, lui revenant en moyenne à cinquante francs, c'est-à-dire à quatre cent mille francs.
«Il eût pu, en prenant son temps, s'en défaire aisément à raison de cent soixante-quinze francs l'une, et en obtenant ainsi un million quatre cent mille francs.
«Il les céda en bloc moyennant neuf cent mille francs.
«Ses moutons, qui valaient quinze francs la pièce comme un sou, ne furent vendus que huit francs et ne lui rapportèrent que trois cent cinquante mille francs.
[Illustration: Des groupes d'hommes d'aspect farouche...]
«Enfin, pour ses droits à son «run», pour les bâtiments, les barrières, pour la monture, se composant de mille vaches et de cent chevaux, il ne trouva que cent soixante-quinze mille francs, et encore avec beaucoup de peine.
«Total: quatorze cent vingt-cinq mille francs pour ce qui valait au bas mot deux millions.
«J'enrageais positivement de voir s'en aller ainsi une fortune si laborieusement gagnée, et qui, avec le temps, entre les mains d'un homme de la trempe de Laurent, fût devenue une des plus importantes de l'Australie.
«Mais il se moquait de ce qu'il appelait mes jérémiades.
«—Est-ce que ce n'est pas vingt fois plus encore que je n'avais jamais rêvé! disait-il.
«Et là-dessus, il consentait de nouvelles concessions.
«Il vendait à perte tout ce qu'il possédait d'actions et de valeurs industrielles.
«Il donnait pour un morceau de pain, huit cent mille francs, son tiers dans la propriété du puits de la «Misère», dont le rendement avait terriblement diminué, c'est vrai, depuis quelques mois, mais où on pouvait, où on devait même trouver un nouveau filon aussi abondant que le premier.
«—Et malgré tout, me répétait Laurent, que de temps perdu!...
«Il y avait, en effet, près de dix mois qu'il était de retour, quand, un soir, après la Bourse, venant me demander à dîner:
«—C'est fini, me dit-il avec un grand soupir de soulagement: tout est vendu, je ne possède plus rien en Australie.
«Et brandissant un portefeuille volumineux, mais qu'à la rigueur on pouvait porter sur soi:
«—Là, poursuivit-il, est toute ma fortune, en bonnes traites qui valent de l'or en barres sur les principaux banquiers de Vienne, de Londres et de Paris.
«—Et tu pars?
«—Lundi prochain, dans quatre jours.
«Cette séparation que je sentais devoir être éternelle, cette fois, m'attristait étrangement, et sa joie, car il était joyeux, ajoutait à l'amertume de mon chagrin.
«Je le voyais courir au-devant de toutes sortes de dangers inconnus, et je tremblais qu'il n'en sortît pas vainqueur.
«Il devina ce qui se passait en moi, car il me prit la main, et vibrant de cette résolution qui inspire le courage aux plus craintifs:
«—Rassure-toi, mon vieil ami, me dit-il. Voici bientôt un an que tout ce que j'ai d'intelligence, je l'applique à prévoir, pour les éviter, les périls que je puis courir. J'ai évalué toutes les probabilités fâcheuses, et je sais comment parer à toutes...
«—Tes ennemis sont puissants...
«—Je le sais, mais qu'ai-je à craindre d'eux? Tu me répéteras ce que je t'ai dit, que peut-être ils ont pénétré le secret de mon existence, et me font suivre et surveiller. C'est improbable, car en ce cas leur haine se fût trahie par quelque attentat, mais enfin c'est possible. Eh bien! je vais leur faire perdre ma piste. Ce n'est pas avec la malle que je pars. Je prends passage sur un clipper qui se rend à Liverpool, mais qui doit relâcher plusieurs fois en route. A la première relâche, je me déclare mourant et je me fais déposer à terre. Et mon bâtiment parti, j'en cherche un autre. Après cela, qu'on me retrouve si on peut. J'ai tout disposé pour me créer une personnalité nouvelle, sûre et impénétrable. C'est sous le nom de Boutin, que les misérables m'avaient imposé, que je quitte ostensiblement l'Australie. Jamais ce Boutin-là n'abordera en France ni en Angleterre...
«Il frappait gaîment sur son portefeuille.
«—Là sont mes armes, disait-il. Rien n'est impossible à qui peut jeter l'or à pleines mains!
«Et, certes, il le pouvait.
«Je ne lui ai jamais demandé le chiffre exact de sa fortune, il n'a jamais eu l'occasion de me le dire, mais je sais pertinemment qu'il emportait de quatre à cinq millions.
«Les exemples de fortunes pareilles et si rapidement acquises sont rares, même sur cette terre de l'or, mais cependant on pourrait en citer une vingtaine, à Melbourne seulement.
«Les Barclay, les Tidal, les Colt, les Latour et les Davidren se sont trouvés six et sept fois millionnaires en bien moins d'années que Laurent Cornevin.
«Lui, du moins, ne se laissa pas enivrer par la prospérité.
«Jamais il n'oublia qu'il me devait d'avoir pu quitter Talcahuana. Il se souvint toujours que je lui avais prêté les vingt mille francs qui ont été la source de ses richesses.
«Brave et excellent Laurent! Combien de fois, voyant mes affaires moins prospères que les siennes, n'est-il pas venu me dire:
«—Voyons, sacrebleu! associons-nous!
«C'est à une petite propriété que j'ai sur les bords du Murray, que nous passâmes ensemble les quatre dernières journées de son séjour en Australie.
«Il nous était doux, au moment de nous séparer, de repasser les événements de notre vie, et de nous jurer que, de façon ou d'autre, nous nous reverrions...
«Puis l'heure du départ arriva.
«Il me promit que j'aurais de ses nouvelles, il m'indiqua le moyen de lui donner des miennes... Et une dernière fois, sur le pont du clipper, le cœur gros, et des larmes plein les yeux, nous nous embrassâmes..
«C'était le 10 janvier 1869.»
—Et voilà bientôt un an de cela, murmura Raymond, et depuis des mois déjà, Laurent Cornevin devrait avoir entamé la lutte.
Mais M. de Boursonne lui coupa la parole.
—Ah! laissez-moi achever, dit-il.
Et précipitant son débit, il se remit à lire:
«Vous seuls, chers amis, poursuivait Jean, vous seuls pouvez imaginer à quel point m'avait bouleversé le récit de M. Pécheira.
«—Ainsi, me disais-je, au moment où je m'embarquais avec l'espoir de retrouver ses traces à Talcahuana mon père quittait l'Australie... Peut-être nous sommes-nous croisés en route. Peut-être, sans le connaître, l'ai-je aperçu sur la dunette d'un des vaisseaux qui passaient à pleines voiles près du mien!...
«Et qu'est-il devenu? Où est-il à cette heure?...
«Interrogé par moi, et Dieu sait avec quelle anxiété:
«—Tout ce que je puis vous dire, me répondit M. Pécheira, c'est que Laurent Cornevin est arrivé heureusement en Europe.
«—Vous avez eu de ses nouvelles?
«—Oui, une fois. Cinq mois après son départ, c'est-à-dire à la fin de mai, j'ai reçu de lui une lettre datée de Bruxelles. Son voyage avait été très rapide, me disait-il, sa santé était excellente, sa piste devait être perdue, et il avait bon espoir...
«—Il ne vous disait que cela?...
«—Cela seulement. Je vous montrerai sa lettre.
«—Et depuis?...
«—Depuis, rien, plus un mot... Seulement, à votre place, c'est à Paris et non loin de la chaussée d'Antin que je chercherais Laurent.
«Vous l'entendez, mes chers amis. Ici finit ma tâche, et commence la vôtre.
«A vous de poursuivre et d'achever mon œuvre. A vous d'imaginer quelque système d'investigation qui nous conduise jusqu'à mon cher père.
«Seulement, ô mes amis, soyez circonspects.
«Si nous connaissons le but de mon père, nous ignorons par quels cheminements il espère l'atteindre.
«Efforcez-vous de le rejoindre, mais souvenez-vous que la moindre démarche inconsidérée peut donner l'éveil à ses ennemis, révéler son existence, ruiner toutes ses combinaisons, stériliser ses espérances et peut-être enfin le mettre en péril. Voici qui aidera vos recherches:
«1º D'après les instructions de mon père, M. Pécheira lui adresse ses lettres à Londres, bureau restant, à sir F. T.
«2º M. Pécheira possède une très bonne photographie de notre père; je vais la confier aujourd'hui même à un photographe, et dès qu'il m'en aura tiré quelques épreuves, je vous les adresserai par une voie sûre.
«Maintenant devons-nous communiquer à ma mère et à Mme Delorge le résultat de mes recherches?
«Je ne le crois pas.
«A quoi bon troubler leur vie paisible et leur infliger le supplice de nos anxiétés?
«Puis, il faut tout prévoir. Si nous nous abusions? Si nos ennemis, pendant que nous nous berçons d'illusions décevantes, avaient réussi à supprimer, et cette fois sans retour, mon malheureux père?
«Ne serait-ce pas affreux d'avoir ravivé des blessures presque cicatrisées!...
«Il ne me reste plus qu'une minute, si je veux que cette lettre profite de la malle qui part aujourd'hui, et je l'emploie, mes chers amis, à vous serrer les mains et à vous embrasser de toute la force de ma fraternelle amitié.
«Espoir et courage,
«JEAN CORNEVIN.
«P.-S. Ma prochaine lettre vous fixera sur mes intentions.»
—Et c'est tout, fit M. de. Boursonne, comme s'il eût espéré quelque chose encore, et que son attente eût été trompée. C'est tout!...
Puis, après un moment de silence, et soudainement éclairé par une inspiration:
—Ah!... s'écria-t-il, je m'explique peut-être l'attitude de M. de Maumussy, son humilité, ses offres de conciliation.
—Oh!...
—Et pourquoi non? Qui vous dit que M. de Maumussy et M. de Combelaine n'avaient pas pénétré le secret de l'existence de Laurent Cornevin? Tant qu'ils ont pu le faire surveiller, ils ont été tranquilles. Maintenant qu'il a réussi à leur faire perdre sa piste, qu'ils ne savent plus ce qu'il est devenu, ils ont peur. L'Empire chancelle, le pouvoir leur échappe, et c'est à ce moment précisément qu'ils devinent quelque mystérieux danger.... On aurait peur à moins.
Mais à la lettre de Jean était joint un billet de Me Roberjot.
—Voyons ce qu'il pense, dit Raymond.
Et il lut à son tour:
«Après avoir pris connaissance de la lettre de Jean, mon cher Raymond, vous devez être, comme nous, plein d'espoir.
«Oui, assurément, certainement, Cornevin est à Paris, près de nous...
«Mais essayer d'arriver jusqu'à lui serait une insigne folie et une mauvaise action.
«Nous n'avons pas le droit de violenter sa volonté. Si cet homme, qui aime sa famille plus que tout au monde, se prive d'embrasser sa femme et ses enfants, c'est qu'il a pour cela de puissantes raisons.
«Dans mon opinion, qui est celle de tous les gens sensés, la débâcle n'est pas loin.
«Sachons attendre...»
IX
Attendre!...
C'est à cet intolérable supplice que depuis des années Raymond était condamné.
Que toutes les passions tour à tour déchirassent son âme, qu'il haït jusqu'à la fureur ou qu'il aimât jusqu'au délire, qu'il fût écrasé sous le plus sombre désespoir ou enivré des plus merveilleuses espérances, toujours la même obligation fatale lui avait lié les mains.
—Mais cette perpétuelle expectative me tue! s'écriait-il. Heureux ou malheureux, les autres hommes luttent, combattent, attaquent, se défendent, triomphent ou sont vaincus, tandis que moi!... Rien! rien! rien!...
C'est d'un air de commisération sincère que le vieil ingénieur considérait son jeune ami.
—Que voudriez-vous faire? demanda-t-il.
—Eh!... Le sais-je!...
—Chercher Laurent Cornevin, n'est-ce pas?
—Peut-être.
—C'est-à-dire vous exposer à compromettre cet homme si grand et si bon, cet héroïque confident des volontés de votre père! C'est-à-dire risquer de lui faire perdre en une minute le fruit de dix années de travail et de patience...
—Pourquoi donc Jean nous adjure-t-il de poursuivre son œuvre?
—Parce que Jean est absent depuis bien des mois, qu'il est en Australie, à six mille lieues de Paris, qu'il ne sait pas combien le dénouement est proche.
Raymond s'était levé et se promenait par la chambre, en proie à la plus violente agitation.
—Le dénouement, disait-il, le dénouement.... Voici des années qu'on me le promet, qu'on me jure que l'heure va sonner, et que niaisement je reste à l'affût d'une vengeance qui ne vient jamais.
Le visage de M. de Boursonne s'assombrissait.
—Ainsi donc, fit-il, c'est uniquement la soif de vengeance, le désir de punir les meurtriers de votre père, qui vous presse de retrouver Laurent Cornevin?
—Oui.
—C'est que je m'imaginais, moi, que Mlle de Maillefert était pour quelque chose dans votre emportement!... C'est que je me figure encore que votre hâte d'en finir avec le passé n'est que l'espoir de voir dénouée par Laurent Cornevin une situation qui vous paraît insoluble.
Raymond était devenu fort rouge.
—Ah! vous m'accablez, monsieur!... balbutia-t-il.
Assurément il n'avait pas eu les pensées que semblait soupçonner M. de Boursonne, mais l'intérêt de son amour l'égarait.
Ne se voyait-il pas séparé, pour toujours peut-être, de Mlle Simone? Ne reconnaissait-il pas se dressant entre elle et lui les misérables qui avaient assassiné le général Delorge!...
Mais il devait suffire d'un mot pour le rappeler à lui-même.
—Je vous livre ma volonté, monsieur, dit-il. Que dois-je faire? Parlez; j'obéirai.
Le vieil ingénieur souriait à demi.
—Peut-être allez-vous encore vous fâcher, répondit-il, car je ne puis que vous répéter ce qui vous a été dit tant de fois: votre devoir est de prendre patience...
—Hélas! le péril de Mlle Simone est pressant!...
—Je le crois, mais vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir. En demandant, au su et au vu de tout le pays, la main de Mlle Simone, vous avez fait justice des viles calomnies dont on avait essayé de la flétrir.
—Oui, mais Mme de Maillefert va chercher, si elle ne l'a déjà trouvée, quelque nouvelle combinaison.
—C'est probable.
—Eh bien!...
—Eh bien! raison de plus pour attendre, pour la voir venir. Notre grande faiblesse, voyez-vous, est de ne rien connaître des cartes de nos adversaires... Ah! que n'avez-vous su mettre la belle duchesse de Maumussy dans votre jeu!...
Cette idée, lorsqu'elle lui était venue, Raymond l'avait repoussée avec horreur.
—Était-ce possible?... fit-il.
—Possible!... Rien n'était plus facile, avec un peu d'adresse et d'indépendance de cœur. Elle vous a mis le marché à la main, mon cher. S'il y a un complot, elle en est. Agir comme je dis n'eût peut-être pas été, hum!... très chevaleresque, ni même absolument loyal, mais c'eût peut-être été bien habile, et sa conduite, à elle, est plus qu'équivoque... Enfin, l'occasion est passée, il n'y a plus à y revenir.
Et se levant brusquement et changeant de ton:
—Mais en voici assez, continua M. de Boursonne. Ce n'est pas uniquement, j'imagine, pour faire le siège en règle de Mlle Simone de Maillefert que le gouvernement nous paye. Il va falloir demain rattraper la journée que nous venons de perdre...
Et coupant court aux objections de Raymond:
—Bonsoir, bonsoir, dit-il brusquement; dormez bien!...
C'était aisé à conseiller.
Seulement le vieil ingénieur avait, depuis longtemps, soufflé la bougie, que Raymond repassait encore dans son esprit les événements de cette journée, la plus décisive de sa vie.
De cette journée, anniversaire de la mort de son père, commencée par son entrevue avec la duchesse de Maillefert, terminée par la lettre de Jean Cornevin.
Et ce qui le désolait, c'était de ne pouvoir détacher sa pensée de Mlle Simone; de ne pouvoir, quelque effort de volonté qu'il fît, la reporter à Laurent, à cet obscur héros qui venait de lui être révélé.
Sur ce point, dès qu'il entra, le lendemain, dans la petite salle du Soleil levant, il fut édifié.
Maître Béru devait tout savoir; il n'y avait pas à se méprendre à son air finaud, non plus qu'aux attentions exagérées dont il entourait Raymond, et qui étaient l'expression de ses dolentes sympathies.
En homme pour qui le pays n'a pas de mystère, il racontait que, depuis l'arrivée de madame la duchesse et de son fils, Mlle Simone battait le rappel des écus de tous les côtés, qu'elle demandait des avances à ses fermiers, qu'elle vendait des coupes avant le temps, qu'elle avait emprunté de l'argent chez des notaires d'Angers, enfin qu'elle se dépouillait si bien qu'il finirait par ne plus lui rester que les yeux pour pleurer.
Et jetant à Raymond un regard d'intelligence:
—Maintenant, concluait l'hôtelier du Soleil levant, on conçoit que Mme de Maillefert ne veuille pas que sa fille se marie, et que même, pour éloigner les prétendants, elle débite des infamies à faire dresser les cheveux sur la tête. Un mari défendrait la pauvre demoiselle...
M. de Boursonne se frottait les mains:
—Que vous avais-je dit? soufflait-il à l'oreille de Raymond.
Mais voici que maître Béru contait bien autre chose vraiment, et qu'ignoraient Raymond et le vieil ingénieur.
Il pensait que les grands sacrifices qu'avait faits Mlle Simone n'étaient qu'un commencement, et qu'après avoir emprunté, elle allait sans doute vendre.
—Diable! interrompit M. de Boursonne, vous croyez cela, vous?
Le digne hôte regarda autour de lui pour s'assurer que nul n'était aux écoutes, et d'un air mystérieux:
—On sait ce qu'on sait! prononça-t-il.
—Sans doute. Après?...
—Eh bien, une supposition: quand vous voyez des corbeaux tourner au-dessus d'une oseraie, qu'est-ce que vous dites?... Vous dites: Il y a là quelque chose à déchiqueter pour ces bêtes voraces. Pour lors, il tourne des gens autour des terres de Mlle Simone.
Au point où en étaient Raymond et M. de Boursonne, la moindre lueur pouvait leur éclairer la situation.
—Quelles gens? firent-ils vivement.
—D'abord, un de ces messieurs qui sont arrivés l'autre soir au château, un gros, bien nourri, rouge, luisant, avec une chaîne d'or épaisse comme le pouce lui battant la bedaine, respirant comme s'il soufflait des pois et regardant les gens du haut en bas, comme s'il était assis sur une nue...
—M. Verdale! murmura Raymond.
—Enfin, interrogea M. de Boursonne, qu'a-t-il fait?
—Lui personnellement, rien. Mais minute: hier, sur les midi, voilà mon particulier qui arrive aux Rosiers en voiture. S'il se fût promené seul, dans le bourg, on n'y eût pas pris garde; on ne le connaît pas. Mais il avait rendez-vous au Café du commerce avec des gens qu'on connaît, un gaillard de la bande noire, vous savez, un marchand de biens de Saumur, une espèce d'homme d'affaires de Saint-Mathurin, et enfin un ancien garde de Mlle Simone. Pour lors, ils sont allés tous ensemble chez un notaire, pas celui de Mlle Simone, bien entendu, et de là chez le percepteur. Un ancien huissier d'ici les a rejoints et ils sont partis...
M. de Boursonne souriait d'un sourire passablement faux.
—Parbleu!... fit-il, si vous ne savez que cela!...
—Oh! attendez. Quand je dis qu'ils sont partis, je veux dire qu'ils sont allés là où Mlle Simone a des biens, et là, tant que la journée a duré, malgré la pluie et le vent, ils ont trépigné dans les terres labourées, comme des gens en train de conclure un marché, et même on a entendu le gros rouge qui disait: «Ça vaut de l'argent, mais pas tant qu'on croit...»
[Illustration: Il fut attaqué en route.]
Là se bornaient les renseignements du digne hôtelier du Soleil levant, mais ils avaient bien leur valeur.
Aussi, dès qu'il se fut retiré:
—Eh bien! s'écria M. de Boursonne, est-ce assez clair!... Nous voilà désormais édifiés sur le but véritable du voyage de M. Verdale et de ses dignes compagnons. Mme de Maillefert a imaginé quelque nouveau moyen de s'emparer de la fortune de Mlle Simone, et ils viennent lui prêter main forte. Et ils se croient si sûrs du succès que déjà ils se partagent les dépouilles de la pauvre fille.
—Elle a juré que jamais sous aucun prétexte elle ne vendrait ses terres, objecta Raymond...
—Sans doute. Aussi est-ce à la réduire à revenir sur son serment que doivent travailler nos honorables associés?...
Évidemment, là était le danger, et Raymond et M. de Boursonne oubliaient leur travail pour chercher comment le conjurer, lorsque sur les trois heures, tout à coup, ils virent apparaître, juché sur un tilbury à roues immenses, M. Bizet de Chenehutte en personne.
Sautant précipitamment à terre il courut à Raymond, dont il se mit à serrer furieusement les mains, lui jurant que depuis le matin il le cherchait par mer et par terre, pour lui offrir ses compliments de condoléance.
Car il savait tout, déclarait-il, absolument tout, et la démarche de Raymond et le refus qui l'avait accueillie. Mme de Larchère avait parlé, et il avait appris, comme tout le pays, la conduite abominable de la duchesse de Maillefert essayant de déshonorer sa fille.
—Mais c'est elle qui est déshonorée, ajoutait-il. La contrée tout entière est soulevée contre elle, on la couvrirait de huées si elle osait se montrer. A Saumur et à Angers toutes les portes lui seront fermées, elle n'a plus qu'à faire ses paquets...
Même le jour mémorable de son duel, Bizet n'était pas plus affairé.
—Cependant il faut que je vous quitte, messieurs, reprit-il. J'ai vingt visites encore à faire aujourd'hui. Je sème la nouvelle, je la répands, je la propage... Si je suis libre assez tôt j'irai vous demander à dîner... Au revoir.
Et avant que Raymond eût le temps d'articuler un mot, M. Bizet de Chenehutte était en voiture et fouettait son cheval.
—Bon jeune homme! murmurait M. de Boursonne. Dieu est puissant. Les imbéciles même ont leur utilité ici-bas. En voici un qui nous rend un service que ne nous rendrait pas un homme d'esprit. Je lui offrirai de grand cœur un verre de Bourgueil, ce soir...
Mais il n'eut pas cette dépense à faire. M. Bizet dut être retenu à Saint-Mathurin. Et ce fut le vieux jardinier de Maillefert qui, sur les neuf heures, se présenta au Soleil levant, demandant M. Delorge.
Il apportait une lettre de Mlle Simone.
Tout ce que Raymond avait d'argent sur lui, il le mit dans la main du bonhomme; puis d'un seul coup d'œil, il lut:
«Tout, après votre départ, s'est mieux passé que je ne l'espérais. Il n'a plus été question de rien. Ma mère est avec moi ce qu'elle était avant l'horrible scène. Quelques ordres que je viens de lui entendre donner me font presque croire qu'elle quittera Maillefert demain...»
Mlle Simone ne se trompait pas.
Le lendemain matin, au moment où M. de Boursonne et Raymond se mettaient à table, un grand bruit les attira à la fenêtre, juste à temps pour voir passer comme l'éclair deux voitures et un fourgon...
Au même instant, maître Béru entrait dans la salle.
—En voici bien d'une autre, disait-il. Mme de Maillefert et M. Philippe s'en vont avec toute leur société. Ils partent, ils sont partis... Ma foi! bon voyage!
M. de Boursonne triomphait.
—Eh bien! disait-il, avais-je raison?...
Et de fait, dans ce départ, si précipité qu'il ressemblait à une déroute, il était difficile de voir autre chose que le résultat de la démarche de Raymond, connue, commentée et enfin comprise.
Pourtant Raymond se défendait de se réjouir. Défiant comme tous les malheureux qu'a toujours trahis la destinée, il se demandait en quoi cet événement imprévu allait, soit en bien soit en mal, modifier la situation.
Fallait-il tirer de ce départ cette conséquence que les dispositions de Mme de Maillefert étaient changées, et qu'elle renonçait à la fortune de sa fille?
C'eût été folie!
Il était clair que ses convoitises restaient aussi âpres, ses besoins aussi pressants, et que, par conséquent, l'intrigue ourdie contre Mlle Simone demeurait toujours aussi menaçante.
Si encore la fuite de la duchesse eût rendu à Raymond l'accès du château!...
Mais il n'en était pas ainsi. Retourner à Maillefert lui était interdit sous peine de provoquer un nouveau revirement d'opinion, et de réhabiliter la mère aux dépens de la fille. Par les convenances désormais, plus sévèrement que par la volonté de la duchesse, il se trouvait séparé de Mlle Simone.
—Non, je ne la reverrai pas, se dit-il.
C'est une justice à lui rendre: il ne chercha pas positivement à la revoir. Seulement il est de ces hasards propices qui jamais ne manquent de servir les amoureux.
Mlle Simone sortait beaucoup, Raymond était toute la journée dehors: dès le lendemain ils se trouvaient en présence, au détour de la route de Gennes, de l'autre côté du pont.
D'un même mouvement ils s'arrêtèrent, interdits, hésitants... Chacun au dedans de soi entendait la voix de la raison lui crier de passer outre.
Mais il est des entraînements trop forts... Ils s'abordèrent en dépit de miss Lydia Dodge, la respectable gouvernante anglaise, et leurs mains frémissantes s'effleurèrent.
Ce jour-là, Raymond sut ce qui, de l'avis de Mlle Simone, avait déterminé le brusque départ de Mme de Maillefert.
Comme elle se présentait chez une dame de la haute noblesse et qui était un peu de ses parentes, cette dame s'était montrée sur le haut de l'escalier et avait crié à ses gens:
—Je n'y suis pas pour la mère de ma pauvre petite Simone.
L'outrage était sanglant, venant d'une femme qui donnait le ton dans le pays.
—Et ce qu'il y a de pis, ajoutait tristement la malheureuse jeune fille, c'est que ma mère s'en prend à vous, monsieur Raymond, à nous, veux-je dire, de ce cruel affront. Jamais elle ne nous le pardonnera.
Mlle Simone n'avait, d'ailleurs, rien surpris qui pût lui donner l'idée même la plus vague de ce qu'allait tenter la duchesse de Maillefert.
Et lorsque Raymond lui parla de l'expédition de M. Verdale et de M. de Combelaine, et des soupçons qu'il en avait conçus:
—Ce n'est pas, répondit-elle, la première fois que ma mère et mon frère amènent ici des gens à qui ils proposent d'acheter mes propriétés... Mais qu'importe! puisque je suis résolue à ne pas vendre...
Raymond et Mlle Simone ne restèrent pas ensemble dix minutes, et personne ne passa sur le chemin pendant qu'ils causaient...
Eh bien! tels sont les petits pays, et la télégraphie labiale y est si perfectionnée, que deux heures plus tard, lorsque Raymond rentra au Soleil levant:
—Vous avez vu Mlle Simone? lui dit M. de Boursonne.
—Oui, répondit-il en rougissant.
—Eh bien! c'est une folie! déclara le vieil ingénieur.
Et après un moment de réflexion:
—Mais baste! ajouta-t-il, je n'y vois pas grand inconvénient, nous ne sommes plus pour longtemps aux Rosiers.
C'était vrai. En dépit des événements de chaque jour, le travail de M. de Boursonne avançait.
Tous les matins, depuis une quinzaine, il annonçait qu'il allait transporter plus loin son quartier général. Puis, tous les soirs, retenu par l'idée du chagrin de Raymond, il remettait le déménagement...
Seulement il n'y avait plus à le remettre sans de graves inconvénients. Le terrain des études s'éloignait de plus en plus, et il fallait maintenant une heure et demie de marche pour s'y rendre.
—Donc, mon cher Delorge, disait le vieil ingénieur, je ne vous accorde plus que quatre jours de répit... Profitez de votre reste...
C'est encouragé par cette certitude d'un éloignement prochain, que Raymond osa se retrouver sur le passage de Mlle Simone.
Telle était alors leur situation que cette séparation n'ajoutait guère à leurs tristesses. Raymond, d'ailleurs, ne devait pas s'éloigner beaucoup. Il pensait s'établir aux Ponts-de-Cé, et comptait bien chaque dimanche accourir aux Rosiers...
Ainsi, il espérait un avenir tolérable, lorsque, la veille du départ des Rosiers, M. de Boursonne aperçut dans son courrier un large pli au timbre du ministère...
—Quoi de nouveau?... fit-il, en rompant l'enveloppe.
Mais au premier coup d'œil jeté sur la lettre, il pâlit légèrement.
—Par le saint nom de Dieu...
Saisi d'une appréhension sinistre, Raymond s'était approché.
—Qu'est-ce encore? demanda-t-il.
D'un geste rageur, le vieil ingénieur avait roulé la lettre entre ses mains.
—Il y a, répondit-il, que vous ne faites plus partie de mon service. Vous êtes nommé ingénieur ordinaire dans le département des Bouches-du-Rhône. On vous donne huit jours pour vous rendre à votre poste. Vous recevrez votre commission demain!...
Immobile de stupeur, Raymond semblait pétrifié. Il avait accoutumé son esprit aux pires éventualités, hormis à celle-là.
—Ce n'est pas possible! bégayait-il. Jamais semblable mesure n'a été prise. A-t-on à se plaindre de moi? En quoi ai-je démérité?...
Imperceptiblement M. de Boursonne haussait les épaules.
—Je suis votre chef de service, mon cher Delorge, dit-il, et je vous ai toujours montré les notes que j'adressais à l'administration; par conséquent...
Au premier étourdissement de Raymond, la colère succédait.
—Par conséquent, reprit-il, je suis victime d'une mesure exceptionnelle...
—Mme de Maumussy vous avait prévenu.
—C'est vrai. J'ai des ennemis, ils sont puissants, et à se faire l'exécuteur de leurs hautes œuvres, on gagne de l'avancement, des places, de l'argent, des croix... Mais nous ne sommes plus en 1852, nous sommes en 1869, la presse a reconquis le droit de parler, je puis écrire aux journaux, dénoncer l'abominable combinaison dont je suis victime...
D'un geste, M. de Boursonne l'arrêta.
—J'en suis fâché, dit-il, mais cette satisfaction même vous est enlevée. On vous déplace brutalement, c'est vrai; contre tous les usages, c'est indiscutable; seulement... relisez la lettre, voyez le poste qui vous est assigné, et vous reconnaîtrez qu'on vous donne de l'avancement...
C'était parfaitement exact. Les précautions étaient prises.
—A ce point, continua le vieil ingénieur, que je me demande si l'administration, que vous accusez, n'est pas parfaitement innocente. Croyez-vous donc qu'on est allé dire brutalement à notre directeur: «Voilà un garçon qui nous gêne beaucoup en Maine-et-Loire, rendez-nous le service de l'envoyer au diable, dans les Bouches-du-Rhône, par exemple!» Non! Vos adversaires ne sont, parbleu! pas si naïfs. Ils auront dit, bien plus vraisemblablement: «Voici un charmant jeune homme, auquel nous nous intéressons vivement, et nous vous serions infiniment obligés de lui donner un emploi dans le Midi, où il a des intérêts.» De telle sorte que, si l'administration a fait un passe-droit, c'est, suppose-t-elle, à votre bénéfice, et non pas à votre détriment.
D'un formidable coup de poing, Raymond ébranla la table.
—C'est-à-dire, s'écria-t-il, que moi, le fils du général Delorge, je semblerais avoir sollicité les faveurs de l'empire!... C'est-à-dire que je serais à jamais déshonoré!... Mais cela ne sera pas. Les misérables qui s'acharnent à ma perte n'ont pas tout prévu. Je puis donner ma démission... Je la donnerai. Oui, c'est résolu, et désormais irrévocable; je ne fais plus partie de l'administration des ponts et chaussées.
Plus attristé certainement que surpris, M. de Boursonne considérait Raymond qui déjà s'était assis devant le bureau et se préparait à écrire.
—Réfléchissez, mon cher Delorge, lui dit-il doucement.
—A quoi bon!...
—Votre démission envoyée, que ferez-vous? de quoi vivrez-vous?...
—Je l'ignore.
—Prenez garde! Un homme de cœur doit avoir une situation à offrir à la femme qu'il aime...
—Oh!... je trouverai toujours à me caser!...
Déjà il avait commencé à rédiger sa démission, le vieil ingénieur l'arrêta.
—Et votre mère!... prononça-t-il.
Raymond pâlit, mais sans poser la plume:
—Pauvre femme, murmura-t-il, si elle savait!... Mais je ne m'appartiens plus, les événements m'emportent, il faut que ma destinée s'accomplisse!...
Il fallait être M. de Boursonne pour insister encore.
—Alors, vous resterez aux Rosiers? ajouta-t-il.
—Oui.
—Que pensera-t-on, dans le pays, quand on vous verra abandonner votre situation pour demeurer près de Mlle de Maillefert? Croyez-vous que sa réputation n'en souffrira pas? A votre place, avant de rien décider, je prendrais son avis...
Mais Raymond en avait assez des angoisses où il se débattait, des indécisions perpétuelles, des énervantes alternatives de crainte et d'espoir.
—A quoi bon consulter Mlle Simone! répondit-il. Peut-elle me conseiller de briser ma carrière? Peut-elle, en me conseillant de rester, me sacrifier toutes ses pudeurs de jeune fille?... Elle me demanderait de céder, cette fois encore, de l'abandonner, de partir... et je ne le veux pas.
Et, d'une main ferme, il signa la démission qu'il venait de libeller, une de ces démissions sur lesquelles il n'y a pas à revenir.
—Qui eût cru, pourtant, mon cher Delorge, disait le vieil ingénieur, que j'achèverais sans vous ces études qui seront l'œuvre capitale et l'honneur de ma vie?...
La soirée qu'ils passèrent ensemble, et qui devait être la dernière, ne fut cependant pas trop triste, chacun d'eux mettant son amour-propre à faire parade d'un stoïcisme bien loin de son cœur.
Mais le lendemain matin, à la gare, le moment de la séparation venu, il n'était plus question de stoïcisme.
C'est les larmes aux yeux, que le vieil ingénieur embrassait son «jeune ami».
—Ah çà! lui disait-il, j'espère bien que vous viendrez me rendre visite. Allons, adieu, et bon courage! Et pas de folies, morbleu! Et si je puis vous être bon à quelque chose, un mot, et j'accours...
Le train était déjà hors de vue, que Raymond demeurait encore sur le quai, immobile, regardant d'un œil morne les derniers tourbillons de fumée rouler en spirales, s'éparpiller et se dissoudre.
Mais deux coups légèrement frappés sur son épaule ne tardèrent pas à l'arracher à ses sombres méditations.
C'était maître Béru qui se permettait cette familiarité, maître Béru qui avait tenu à mettre M. de Boursonne en wagon, et qui maintenant disait à Raymond:
—Rentrons-nous?
—Rentrons...
Ce n'est pas sans intention que l'hôtelier du Soleil levant avait tenu à escorter Raymond. Aussi, après avoir célébré les mérites de M. de Boursonne, après avoir prié Dieu de lui conserver au moins un de ses hôtes:
—Mais est-il vrai, interrogea-t-il, que monsieur ne soit plus ingénieur?
Tressaillant, Raymond s'arrêta.
—Pourquoi me demandez-vous cela? fit-il.
—C'est que... répondit maître Béru embarrassé, c'est que, hier, j'ai entendu les piqueurs dire comme cela que monsieur a donné sa démission... On en parle dans le bourg... et je me disais, à part moi, que ce doit être une plaisanterie.
Fallait-il nier la vérité? nier un fait qui serait reconnu exact vingt-quatre heures plus tard? A quoi bon?...
—Ce n'est pas une plaisanterie, répondit Raymond.
—Ah! fit maître Béru, ah! ah!...
Puis clignant de l'œil d'un air finaud:
—Je comprends, dit-il.
Maître Béru donnait là à Raymond la notion exacte de ce qu'on allait penser de son séjour dans le pays. De même que l'hôtelier du Soleil levant, un millier de braves gens allaient se dire: «Je comprends.»
Et c'est un terrible public, que celui d'une petite ville quand il croit comprendre, quand il croit avoir trouvé pâture pour sa curiosité.
—C'est maintenant qu'il me faut consulter Mlle Simone, pensa Raymond...
C'était sur la route de Trèves qu'il l'avait rencontrée la dernière fois, tout en haut de la côte, à un endroit où le chemin longe le parc de Maillefert, non loin des ruines de l'ancien château...
C'est là qu'il alla se poster...
Depuis deux jours le temps s'était remis au beau. Le ciel était clair et il gelait. Le blanc soleil de décembre faisait scintiller la glace dans les ornières et suspendait comme des girandoles aux branches chargées de givre.
Le visage cinglé par la bise âpre et toute chargée de poussière, Raymond n'avait pas tardé à franchir le fossé de la grande route et s'était abrité derrière un gros chêne.
De cette place, son regard embrassait un des plus beaux paysages de la Loire, un paysage dont une large portion appartenait à Mlle de Maillefert.
C'était à elle, ces immenses prairies, tout au fond de l'horizon, à elle ces plantureuses métairies vers la Ménitrée, à elle encore ces grands bois et toutes ces vignes suspendues aux coteaux.
Et il songeait tristement que c'était cette fortune immense et si ardemment convoitée qui faisait le malheur de Mlle de Maillefert et élevait entre elle et lui une infranchissable barrière.
Ah! que n'était-elle pauvre, comme ces paysannes au visage bleui par le froid, qui passaient, revenant du marché de Trèves, portant leur panier appuyé à la hanche et faisant claquer leurs galoches sur la terre durcie!
—Alors, pensait Raymond, on ne la disputerait pas à mon amour.
Le temps passait, néanmoins, et il commençait à s'inquiéter, quand, tout en bas de la côte, il aperçut deux femmes qui s'avançaient rapidement.
Elles étaient fort loin encore... n'importe!
Il reconnut, il devina plutôt Mlle Simone, enveloppée d'un manteau de drap brun à collet, et miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise, toute empaquetée de châles et de pelisses, les mains plongées jusqu'au coude dans un manchon.
—Enfin!... murmura-t-il.
Mais presque aussitôt une crainte terrible le saisit, qui jusqu'à ce moment ne s'était pas présentée à son esprit.
Si Mlle de Maillefert allait s'étonner de son audace, repousser dédaigneusement cette protection dont il prétendait l'entourer et lui commander de quitter les Rosiers!...
—Comment prévenir ce malheur? se disait-il...
Et cependant Mlle Simone et miss Lydia avançaient, elles approchaient. Quelques pas encore, et elles allaient dépasser Raymond...
Il se décida à sauter sur la route.
—Ah! mon Dieu!... s'écria la gouvernante épouvantée, car elle ne reconnaissait pas cet homme, qui se dressait ainsi soudainement comme une apparition.
Mlle de Maillefert le reconnut bien, elle!
Vivement elle marcha sur lui, et, sans lui laisser le temps d'articuler une syllabe, d'une voix altérée:
—Vous avez laissé le baron de Boursonne partir seul? dit-elle. Vous avez donné votre démission?...
—Oui.
Jamais Mlle Simone et Raymond ne s'étaient rencontrés sans que miss Lydia Dodge protestât, comme c'était son office de gouvernante, contre ce qui lui semblait la plus choquante des inconvenances.
[Illustration: Un canot l'attendait, il y descendit.]
Cette fois, Mlle de Maillefert l'arrêta au premier mot.
—Oh!... grâce, Lydia!
Et s'adressant à Raymond:
—Je croyais, dit-elle, que votre position était votre seule fortune...
Elle rougit extrêmement, et regardant Raymond d'un air singulier, comme si tout à coup quelque soupçon étrange eût tressailli en elle:
—Mais alors, fit-elle, qu'allez-vous devenir?...
A son tour, Raymond était devenu pourpre.
Il frémissait à cette pensée que Mlle de Maillefert pût le croire capable lui aussi d'un honteux calcul.
—Si modestes que soient mes ressources, répondit-il, elles peuvent me suffire pour le présent, et avant qu'elles ne soient épuisées, la destinée se lassera peut-être. L'avenir n'a rien qui doive m'inquiéter. Le jour où il le faudra, je retrouverai sans peine l'équivalent de ce que je perds.
Déjà le soupçon de la jeune fille s'était évanoui, cela se voyait à l'éclat de ses beaux yeux.
—Mais moi, dit-elle, je ne saurais accepter un tel sacrifice...
Cette phrase, c'était la récompense de la décision de Raymond.
—Ah!... que parlez-vous de sacrifice!... s'écria-t-il. Il n'y a d'ailleurs plus à revenir sur ce qui est fait...
—Et c'est pour moi!... pour moi!...
—Il n'y avait pas à hésiter. Nos ennemis voulaient m'éloigner, rester était donc mon devoir...
Cependant, miss Lydia Dodge grelottait sous ses fourrures, et son nez se détachait de plus en plus rouge sur sa large face blême.
—Au moins, marchons, dit-elle.
—Soit, fit Mlle Simone.
Et tout en marchant:
—Ainsi, dit-elle à Raymond, vous comptez rester aux Rosiers!...
Il secoua la tête.
—Je n'ai pas de projet arrêté, répondit-il avec un tremblement dans la voix. Je suis venu vous consulter. Disposez de moi. Votre volonté sera la mienne. Si vous l'ordonnez, je m'éloignerai sans murmure. Mon séjour aux Rosiers peut être mal interprété...
—Il le sera, n'en doutez pas, soupira miss Lydia.
Mlle Simone l'arrêta court.
—Hélas! fit-elle, avec la plus douloureuse expression, n'en est-ce pas fait déjà de ma réputation de jeune fille!... La fleur de l'honneur touchée par la calomnie est flétrie à jamais...
Et brusquement, comme si elle se fût défiée de son émotion:
—Mais une détermination si grave ne saurait être prise sans réflexion, dit-elle... Je réfléchirai... A demain, monsieur Raymond, à la même heure, ici...
Et prenant le bras de miss Lydia Dodge, elle l'entraîna à travers bois dans la direction du château.
—Pourvu, mon Dieu! qu'elle ne me chasse pas! murmurait Raymond.
La veille encore, avant d'avoir reçu l'avis de son changement, il se résignait sans trop de peine à suivre M. de Boursonne à son nouveau quartier général, près des Ponts-de-Cé...
Aujourd'hui, s'éloigner, ne fût-ce que d'une lieue, perdre de vue les girouettes du château de Maillefert, révoltait tout son être, comme la perspective d'un supplice pire que la mort...
C'est dire que le lendemain, bien avant le moment fixé, il arpentait d'un pied fiévreux la route de Trèves, inventant mille plans, les remuant dans sa tête, les adoptant et les rejetant tour à tour...
Deux heures enfin sonnèrent à l'église de Trèves...
Mlle Simone parut, accompagnée, comme la veille, de miss Lydia Dodge.
En trois bonds Raymond fut près d'elle, et haletant d'anxiété, comme s'il eût attendu un arrêt de vie ou de mort:
—Eh bien! demanda-t-il.
Doucement, Mlle de Maillefert remua la tête, et avec un triste sourire:
—Je ne suis pas plus avancée qu'hier, répondit-elle. Je ne me reconnais plus, je ne suis plus moi. Je me trouble, je faiblis, j'hésite, je ne sais pas prendre une résolution...
—Ah! c'est que je ne dois pas m'éloigner, s'écria Raymond.
—Par instants, poursuivait la jeune fille, de sa voix de cristal, j'ai presque peur... je frissonne sans savoir pourquoi. Et cependant, pour le moment au moins, je n'ai rien à redouter. Ma mère a emporté une somme très considérable, et tant qu'elle n'aura besoin de rien, je puis être tranquille... Elle n'est pas méchante, ma mère, Philippe non plus n'est pas méchant... Ce n'est pas leur cœur qui est mauvais, c'est leur pauvre tête qui est folle...
Raymond s'étonnait de tant d'indulgence, ne comprenant pas que c'était pour elle-même autant que pour lui que Mlle Simone plaidait ainsi les circonstances atténuantes.
—Hélas! dit-il, ce n'est ni Mme de Maillefert ni M. Philippe que je crains... C'est de M. de Maumussy que je me défie, de M. de Combelaine et de M. Verdale. Que sont-ils venus faire ici?...
Il hésita une seconde, rougit légèrement et ajouta:
—C'est encore Mme de Maumussy qui m'effraie... Plusieurs fois j'ai lu dans ses yeux et vu monter à ses lèvres comme l'aveu de quelque abominable trahison... Un complot s'ourdit contre vous, et sûrement elle en est la complice...
Le calme de Mlle Simone ne se démentait pas.
—Que voulez-vous qu'on tente contre moi? fit-elle.
Et après une minute de réflexion:
—Cependant, ajouta-t-elle, si réellement vous le croyez utile... restez.
Mais miss Lydia Dodge avait réfléchi, elle aussi, et coupant court aux actions de grâce de Raymond:
—Peut-être, commença-t-elle, est-il un moyen de tout concilier. Un peu de prudence ne gâte jamais rien. M. Delorge pourrait s'éloigner en apparence, et rester en réalité. Il s'établirait dans quelque ferme des environs, sous un nom supposé, et le soir, couvert de vêtements d'emprunt...
Un flot de pourpre inondait le beau visage de Mlle Simone.
—Nous cacher, interrompit-elle, ruser, mentir... jamais! Ce n'est par la fourberie qu'on sort d'une situation fausse. De ce qui est un malheur, ne faisons pas une honte. Si Raymond doit rester, que ce soit ouvertement et en avouant hautement que c'est pour moi qu'il reste. Ma réputation en souffrira, mais moins que de cachotteries indignes. Et c'est à Raymond, seul, que je dois compte de ma réputation, car si je ne suis pas sa femme, je ne me marierai jamais.
Personne jamais ne se vit si interdit que le fut miss Lydia Dodge de la soudaine véhémence de Mlle de Maillefert.
Cette façon d'envisager la situation déroutait absolument ce qu'elle appelait fastueusement ses idées.
C'est qu'avec sa tournure exotique, son grand corps osseux, ses lèvres pincées sur de longues dents jaunes, son teint blême, son nez rouge et ses yeux ronds, cette brave et honnête gouvernante anglaise possédait, pour son malheur, une âme sensible et la plus romanesque des imaginations.
Septième fille d'un pauvre ministre protestant des environs de Londres, aussi disgraciée par la fortune que par la nature, miss Lydia n'en avait pas moins passé sa jeunesse à attendre,—comme les princesses des contes de fées—le héros jeune et beau qui devait réaliser ses rêves.
Il ne s'était pas présenté, ce héros.
Mais la misère était venue.
Le ministre étant mort, sa nombreuse famille avait été réduite à se disperser pour chercher sa vie, et force avait été à miss Lydia d'accepter une place de gouvernante.
Ah! le coup lui avait été rude, et ce n'est pas sans d'horribles déchirements qu'elle avait descendu tout au fond de son âme, comme en un sépulcre inviolable, ses riantes illusions.
Depuis, bien des années s'étaient écoulées fécondes en déceptions. Elle s'était, à la longue, résignée aux tristesses du célibat. Mais en dépit de tout, sous l'enveloppe glacée et raide de la gouvernante anglaise, battait toujours le cœur ardent de la fille du ministre.
Cette vie de poétiques amours qu'elle n'avait pu vivre en réalité, miss Lydia n'avait jamais cessé de la poursuivre en songe.
Le soir venu, lorsqu'elle avait regagné sa chambrette et tiré ses verroux, elle se dédommageait des platitudes et des écœurements de sa besogne d'institutrice, en se précipitant dans une existence nouvelle, la sienne, chimérique et splendide.
Alors, avec une âpre avidité, elle dévorait pêle-mêle tout ce qu'elle avait pu se procurer de romans, se passionnant pour les héros respectueux et tendres, pleurant de vraies larmes avec les héroïnes innocentes et persécutées, s'émouvant d'amours imaginaires et d'émotions frelatées.
De ces lectures nocturnes, elle avait retiré, croyait-elle sincèrement, une connaissance parfaite du monde, la science de la vie, l'expérience des passions, et surtout cette fécondité d'expédients qui ouvre des issues aux situations les plus désespérées...
Dans de telles conditions, et lorsqu'elle se considérait comme une victime des exigences sociales, comment ne se serait-elle pas intéressée à l'amour de Raymond et de Mlle Simone?
Elle leur avait toujours présenté quantité d'observations convenables, parce que c'était son devoir de gouvernante, mais au fond du cœur elle était leur complice dévouée, estimant même qu'ils étaient un peu bien naïfs, et qu'à leur place elle n'eût pas été embarrassée d'imaginer quelque solution comme en trouvaient toujours ses auteurs favoris pour arranger toute chose au gré de tout le monde.
Le pis, c'est que Raymond était absolument de l'avis de Mlle de Maillefert.
—On ne doit se cacher que de ce dont on rougit, déclara-t-il. Dissimuler notre amour serait le déshonorer.
—Et d'ailleurs, ajouta Mlle Simone, tout ceci ne saurait se prolonger... Nous réfléchirons, nous verrons... Dieu m'inspirera... Je trouverai peut-être un moyen de fléchir ma mère, de concilier ses volontés avec mes devoirs...
Le jour baissait, cependant...
Pressés par miss Lydia, Mlle Simone et Raymond se séparèrent, mais non sans s'être promis de se retrouver à la même heure et au même endroit.
Et en effet, les jours suivants, quantité de gens les aperçurent, marchant à pas lents, le long de la route de Trèves.
Dame!... cela parut drôle, selon l'expression de M. Bizet de Chenehutte, et quelques personnes déclarèrent que c'était par trop d'effronterie, que de s'afficher ainsi.
—On se cache, que diable! disaient les austères de l'hypocrisie.
D'autres disaient, et cela surtout dans la société qui avait été celle de la duchesse de Maillefert:
—Ce jeune M. Delorge est aussi par trop bon enfant! C'est moi qui, à sa place, aurais tôt fait d'enlever la jeune personne...
Tous ces propos, et bien d'autres encore, étaient fidèlement rapportés à Raymond par M. Bizet de Chenehutte, lequel, bon gré mal gré, s'était constitué son agent volontaire et son avocat, et courait le pays pour recueillir les on-dit et former, à ce qu'il prétendait, l'opinion publique.
Mlle de Maillefert et Raymond se souciaient bien de cette opinion, vraiment!...
Étourdis de ce répit soudain que leur accordait la destinée, ils se hâtaient d'en profiter, oubliant, pour se concentrer dans le calme de l'heure présente, les orages du passé et les nuages de l'avenir.
Insensiblement, ils en étaient déjà, au bout d'une semaine, à enfreindre les règles qu'ils s'étaient imposées.
Tout d'abord, ils se lassèrent de se promener sur le grand chemin de Trèves, en butte à l'indiscrète curiosité des passants.
Un jour que Mlle Simone avait à faire une course pressée, Raymond lui avait offert son bras, elle l'avait accepté et ils s'en étaient allés, suivis de miss Lydia, jusqu'à Saint-Maur, tantôt par la traverse qui suit les coteaux, tantôt le long du sentier qui côtoie la Loire...
Mais le lendemain, le temps était devenu si mauvais, que rester dehors n'était pas possible.
Et Raymond eut l'idée d'aller demander un abri aux ruines du vieux manoir de Maillefert.
—Autant vaudrait recevoir M. Delorge au château neuf, objectait miss Lydia.
Mieux eût valu même. Seulement... seulement, ce n'était pas l'avis de Raymond ni de Mlle Simone.
Si bien que la pluie persistant, ils s'accoutumèrent à passer leur après-midi dans les ruines. Il s'y trouvait, au rez-de-chaussée, une immense salle voûtée, où on avait accumulé toutes sortes de débris, chapiteaux de colonnes et de pierres sculptées, et c'est là qu'ils se réfugiaient.
Une fois, Mlle Simone ayant eu les pieds mouillés, Raymond se mit en quête et réunit assez de bois sec pour allumer un grand feu clair dans l'immense cheminée.
—Ah! que cette bonne flambée me réjouit! s'était écriée la jeune fille. Que n'en avons-nous toujours une semblable!
Pour Raymond c'était un ordre.
Quand Mlle de Maillefert arriva le lendemain, il y avait un grand brasier dans l'âtre: il en fut de même les jours suivants.
—Le malheur nous oublierait-il donc? se disaient-ils quelquefois.
Raymond ne recevait pas de lettres de Paris. Il n'ouvrait plus un journal.
Il entendait bien dire que les affaires allaient mal, que l'Empire hésitait entre un ministère libéral et un nouveau coup d'État... Mais que lui importait?
Ce qui l'occupait, c'était le projet qu'il avait formé de décider Mlle Simone à acheter le consentement de sa mère en lui abandonnant une portion de sa fortune.
Elle s'était d'abord révoltée lorsqu'il lui en avait parlé.
Mais peu à peu il lui avait exposé un plan grâce auquel il se faisait fort de reconstituer le capital sacrifié en moins de temps que ne mettraient à le dévorer la duchesse et son fils.
Et elle se laissait aller à discuter, tant, aux charmes nouveaux de cette douce existence, se détrempait sa volonté si ferme...
Ainsi, vers la fin de décembre, par une froide journée, ils étaient assis près du foyer, causant à voix basse, pendant que miss Lydia lisait, lorsque tout à coup un grand bruit se fit de pierres qui s'éboulaient, et des pas précipités retentirent dans les ruines.
—Qu'est cela? s'écria Raymond en se dressant d'un bond.
Mais avant qu'il eût le temps de s'élancer dehors, M. Bizet de Chenehutte, pâle, effaré, sans haleine apparut.
—Ah!... c'est ce que je ne saurais souffrir! prononça durement Raymond, pensant que la curiosité amenait M. Bizet.
Alors lui:
—M. Philippe!... dit-il. Prenez garde. Il est arrivé il y a une heure... Je l'ai épié... Il vient, il me suit...
Mlle Simone s'était levée.
—Mon frère!... balbutia-t-elle.
—Moi-même! répondit une voix railleuse. Et M. Philippe se montra, toujours le même, pâle, exténué, ricanant.
C'est le lorgnon à l'œil, qu'il toisait tour à tour les acteurs de cette scène étrange, miss Lydia affaissée sur un fût de colonne, Mlle Simone appuyée contre l'immense cheminée, M. Bizet qu'agitait un frisson nerveux, et enfin Raymond, debout, la tête rejetée en arrière, le défi dans les yeux et la menace aux lèvres.
—Singulier endroit pour donner des rendez-vous, ricana-t-il, quand on possède un des plus beaux châteaux de l'Anjou!...
Puis, s'adressant à Mlle Simone:
—Car nous donnons des rendez-vous, chère sœur, ajouta-t-il. Nous, sans pitié pour les fautes des autres, nous avons aussi nos petites faiblesses.
—Ah! pas un mot de plus! interrompit Raymond d'un accent terrible.
Machinalement, le jeune duc recula.
—Un duel!... fit-il.
D'un geste rapide, Raymond venait de ramasser une lourde branche de chêne.
—Non, pas un duel, dit-il d'une voix sourde. Personne jamais, moi présent, ne manquera au respect dû à Mlle de Maillefert.
M. Philippe comprit. Ivre de douleur et de colère, Raymond était homme, à la moindre offense, à le tuer comme un chien.
—Vous vous méprenez, mon cher Delorge, dit-il. Ma sœur est en âge de savoir ce qu'elle fait, et j'ai trop besoin d'indulgence pour avoir le droit de me montrer sévère... Si je vous ai troublés, c'est que j'arrive de Paris pour parler à Simone, à l'instant même, d'une affaire qui intéresse l'honneur de notre maison, et qu'on m'a dit que je la trouverais ici...
A coup sûr, quelque chose d'extraordinaire se passait... Son attitude, son air, ses paroles conciliantes, tout le prouvait.
—Voulez-vous rentrer au château, Simone, ajouta-t-il, et m'accorder un moment d'entretien?...
La jeune fille, sans mot dire, s'avança...
—Mademoiselle!... supplia Raymond.
Il la suivait. M. Philippe l'arrêta.
—Permettez!... dit-il. Vous n'êtes pas encore de la famille, et nous avons du linge sale à laver...
Et il entraîna Mlle Simone, suivi de miss Lydia qui trébuchait à chaque pas.
—Voilà un événement! répétait M. Bizet, qui avait enfin repris haleine.
Puis vivement:
—Il est clair, mon cher Delorge, continua-t-il, que M. Philippe avait des mouchards à vos trousses. Il est venu ici tout droit, sans parler à personne. Malheureusement, je n'ai pu le devancer assez...
Mais Raymond ne l'écoutait pas.
—Qu'est-il venu faire ici?... Quel dessein sinistre l'amène? Quelle intrigue abominable? Que veulent-ils encore de cette malheureuse?...
Il perdait la tête et M. Bizet eut toutes les peines du monde à le ramener aux Rosiers...
Ce n'était pas un méchant garçon que M. Bizet. Ayant déclaré qu'il était incapable d'abandonner un ami malheureux, il s'était installé près de Raymond, dans sa chambre du Soleil levant, lorsque tout à coup il poussa un cri.
Il venait de voir passer M. Philippe dans une voiture qui gagnait la gare au grand trot.
Arrivé par l'express de midi, il repartait par le train de quatre heures...
—Je vais donc savoir ce qui s'est passé! s'écria Raymond.
Et, sans rien vouloir entendre, il s'élança comme un fou vers Maillefert...
Les portes étaient grandes ouvertes; il entra. Mais il eut beau appeler, personne ne lui répondit. La peur le gagnait: il monta...
Dans le petit salon bleu, éclairé par une seule bougie, Mlle Simone gisait sur un fauteuil, si pâle, si effroyablement changée, qu'il la crut morte.
Elle vivait, mais toute pensée semblait éteinte en elle, c'est d'un œil hagard qu'elle le regardait, et, à ses ardentes questions, elle ne répondait rien, sinon:
—Par pitié! éloignez-vous, laissez-moi! Demain, à demain!...
C'est la mort dans l'âme qu'il se retira. Jamais ses angoisses n'avaient eu cette épouvantable intensité.
Cependant le lendemain à midi il était encore sans nouvelles, et il allait remonter à Maillefert, lorsque maître Béru lui apporta une lettre.
Le cœur serré d'un horrible pressentiment, il rompit le cachet et lut: