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La dégringolade

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«Après la plus détestable traversée, prolongée bien au delà de l'ordinaire par des coups de vent terribles et des calmes désolants, je suis enfin arrivé à Valparaiso, bien portant et plein d'espoir.

«Je me réjouissais et j'avais tort. Le plus aisé seulement était fait.

«Le diable, c'était d'aller de Valparaiso à Talcahuana.

«On me disait bien que, si je voulais patienter pendant un mois, je trouverais quelque navire qui m'y porterait presque pour rien; mais, outre que j'avais assez pour le moment de la mer, un mois me paraissait une éternité.

«Je me mis donc en quête de quelque autre moyen de transport, et grâce aux indications d'un compatriote, je ne tardai pas à trouver un brave homme qui, propriétaire de cinq ou six chevaux, s'engageait à me conduire avec mon bagage rapidement et à peu de frais.

«C'était une façon de parler.

«Voyager à cheval est charmant, dans un admirable pays tel que celui-ci, bien digne de son nom de paradis terrestre, mais c'est un genre de locomotion que je ne conseillerai pas aux gens pressés.

«Cependant, les étapes succédaient aux étapes; un jour vint où mon conducteur, étendant le bras, me dit:

«—Nous arrivons... C'est là.

«Il me montrait, au fond de la merveilleuse baie de Concepcion, à mi-côte d'une colline de terre rougeâtre, une longue rangée de cases à un seul étage, construites en briques séchées au soleil.

«C'est la ville de Talcahuana, si souvent détruite par des tremblements de terre que ses quatre mille habitants, lassés de bâtir sur un sol mouvant, se contentent maintenant de cabanes.

«Ah! mon cher maître, c'est le cœur battant que j'y entrai, un samedi soir, aux dernières lueurs du crépuscule.

«Tout en chevauchant le long des rues étroites et escarpées, je me disais que, peut-être, dans quelqu'une de ces cases devant lesquelles je passais vivait mon père; que, peut-être, avant quarante-huit heures, j'aurais le bonheur de le serrer entre mes bras, et que je recevrais de lui la lettre du général Delorge, cette arme qui doit assurer la vengeance que nous attendons depuis plus de quinze ans...

«Aussi, bien qu'il me fût donné, la nuit qui suivit mon arrivée, de coucher dans un véritable lit, mis à ma disposition par un négociant français, il me fut impossible de fermer l'œil.

«Il me semblait que le jour ne viendrait jamais me permettre de commencer mes recherches.

«Il vint, cependant; mais mes premières investigations ne furent pas heureuses.

«Le climat du Chili est admirable, le pays est si beau, la vie y semble si facile et si douce, les Chiliennes ont tant de séductions, que de tous les navires—et ils sont nombreux—qui relâchent dans la baie de Concepcion, toujours quelque matelot déserte, qui s'installe à Talcahuana, ou qui va s'établir plus avant dans les terres.

«Cette circonstance hérissait mon enquête de difficultés imprévues.

«Force me fut donc de me mettre à exécuter ce que vous m'avez dit que je ferais.

«Je m'en allais de case en case, interrogeant tous les habitants, lesquels sont, par bonheur, les meilleurs et les plus obligeants du monde.

«Je leur demandais s'ils n'avaient pas ouï parler d'un Français, nommé Cornevin ou Boutin, qui avait dû arriver à Talcahuana dans les premiers mois de l'année 1853 à bord d'un baleinier américain.

«J'ajoutais, pour aider leurs souvenirs, que ce Français était un ancien prisonnier politique qui avait eu le bonheur incroyable de s'évader de l'île du Diable. Et enfin, autant qu'il était en moi et d'après les indications de ce brave Nantel, je traçais un portrait de mon père.

«Mais, hélas! tant d'années s'étaient écoulées depuis, tant de baleiniers américains avaient jeté l'ancre devant Talcahuana, que personne ne pouvait donner la plus vague indication..

«Le découragement me gagnait.

«Je commençais à me dire que Raymond et Léon avaient eu raison d'essayer de me retenir, lorsqu'enfin une lueur m'arriva.

«Talcahuana n'est pas une grande ville. Les distractions y sont trop rares pour que chacun ne s'occupe pas de ce que fait le voisin.

«On n'avait donc pas tardé à me connaître, à savoir le but de mon voyage et à s'intéresser au jeune peintre français qui était à la recherche de son père, ancien déporté politique.

«Je le savais. Aussi ne fus-je point surpris, lorsqu'une après-midi que la chaleur m'avait retenu à la maison, on m'annonça un cavalier qui m'apportait des renseignements.

«C'était un vieux contrebandier, que les hasards de sa profession venaient de retenir deux mois de l'autre côté des Cordillères, et qui, depuis la veille seulement, était de retour à Talcahuana.

«Cet homme se rappelait parfaitement un déporté français dont l'évasion, racontée devant lui, l'avait frappé comme un miracle.

«Il ne se rappelait pas le nom de ce Français, mais il était persuadé que j'aurais de ses nouvelles par un ancien contrebandier nommé Pincheira, chez lequel il avait travaillé pendant plusieurs mois.

«Ce Pincheira habitait le port d'Eichato, à une petite distance de Talcahuana.

«A l'instant même je montai à cheval, et moins de trois heures plus tard j'étais en présence de l'ancien contrebandier.

«Dès les premiers mots que je prononçai, il m'interrompit pour me dire qu'il se souvenait et, aux détails qu'il me donna, je reconnus que j'étais enfin sur la trace...

«C'est sous le nom de Boutin que mon père s'était présenté à Pincheira. Il était dénué de tout, affamé et à peine vêtu.

«Pincheira en eut pitié et n'eut point à s'en repentir, car il n'avait jamais vu, me dit-il, un travailleur si obstiné. Apre au travail, mon père n'était pas moins âpre au gain. Il se privait de tout pour mettre de côté les quelques francs qu'il gagnait, disant qu'il avait besoin de devenir très riche, et qu'il le deviendrait ou qu'il mourrait à la peine.

«Un an plus tard, environ, le fils ainé de Pincheira ayant pris la détermination d'aller tenter la fortune en Australie, mon père partit avec lui.

«Depuis, Pincheira n'en a pas entendu parler, mais il ne doute pas que son fils, établi en Australie, à Melbourne, ne soit mieux informé que lui.

«Les derniers mots de Pincheira, lorsque je le quittai furent ceux-ci:

«—Votre père doit être plusieurs fois millionnaire ou mort...

«C'est donc pour Melbourne que je vais partir, muni d'une lettre de recommandation de Pincheira pour son fils.

«Dès demain, je regagne Valparaiso où je trouverai plus aisément qu'ici une occasion pour l'Australie...

«Maintenant, je tiens le bout du fil, je ne le lâcherai pas...

«Au revoir donc, mon cher maître,—je n'ose dire à bientôt. J'écris à ma mère en même temps qu'à vous. Embrassez pour moi Raymond et Léon, et croyez-moi le plus reconnaissant et le plus dévoué de vos obligés...»

Me Roberjot poursuivait:

«Vous le voyez, mon cher Raymond, Jean a bien fait de partir. J'adresse par ce même courrier une copie de sa lettre à Léon.

«Votre mère et Mme Cornevin bien que fort tristes d'être séparées de leurs fils sont en bonne santé.

«Ici, rien de nouveau. Les embarras du gouvernement impérial deviennent de plus en plus visibles. Aurons-nous la guerre avec la Prusse? Aurons-nous un ministère libéral? L'un et l'autre peut-être,—peut-être ni l'un ni l'autre.

«Vous avez dû apprendre par les journaux le mariage de M. de Maumussy avec une jeune princesse italienne très riche. Il a été, à cette occasion, autorisé à prendre le titre de duc. On dit maintenant M. le duc de Maumussy gros comme le bras.

«D'un autre côté, mon très honorable ami Verdale prétend que M. de Combelaine est décidé à prendre femme avec ou sans l'autorisation de Mme Flora Misri. Ainsi, si vous connaissez une héritière, voilà un fameux mari.

«Moi, je n'ai que dix mots à vous dire: Soyez prêt à tout événement, car les temps sont proches.

«Et croyez à ma sincère amitié.

«ROBERJOT

Appuyé contre la porte du Soleil levant, Raymond relut à plusieurs reprises ces deux lettres palpitantes d'espoir.

Quel reproche pour lui!

Jean Cornevin agissait, du moins; tandis que lui, Raymond, qui eût dû être le plus ardent à poursuivre l'œuvre de réparation, que faisait-il? Rien.

Ainsi il s'abîmait dans les plus sombres méditations, lorsqu'il en fut tiré par la bonne grosse voix de M. de Boursonne, qui, lui frappant amicalement sur l'épaule, lui disait:

—Ah çà! qu'avez-vous? devenez-vous aussi sourd que je suis myope? Voilà trois fois que maître Béru nous appelle pour nous mettre à table.

Raymond n'avait rien dit jamais de son passé au vieil ingénieur, il ne pouvait donc se confier à lui.

—Je n'ai rien, monsieur, lui répondit-il.

Et il le suivit dans la salle à manger.

Mais c'est en vain qu'il s'efforçait de secouer ses tristes préoccupations. Il ne trouvait pas un mot à répondre à M. de Boursonne, lequel, par bonheur, était plus causeur et plus gai encore que de coutume.

La marche, après le repas, le remit un peu.

Le temps était admirable. C'était une de ces tièdes journées comme l'automne, tous les ans, en donne à l'Anjou. Jamais cette belle vallée de la Loire n'avait été plus belle. L'air était plein de parfums et de bourdonnements d'insectes. Les pluies de septembre avaient rendu aux prairies leur vert d'émeraude. Le soleil d'août avait nuancé les bois de tons merveilleux. Les feuilles des peupliers qui tremblaient à la brise semblaient d'or. Le long de toutes les haies chargées de baies rouges des fils de la Vierge pendaient...

—Encore un mois de ce beau temps, mon cher Delorge, disait gaiement M. de Boursonne, et le gros de notre besogne sera terminé de Tours aux Rosiers.

Ils opéraient alors sur la rive gauche de la Loire, entre Gennes et les Tuffeaux, et ils suivaient pour gagner leur terrain ce chemin charmant qui côtoie la rivière, et qu'ombragent les grands arbres du coteau.

Et ils allaient, suivis du conducteur qui portait leur collation quotidienne, faisant craquer sous leurs pieds les branches sèches et les feuilles mortes, lorsque, tout à coup, ils distinguèrent dans la direction de Maillefert des aboiements de chiens, appuyés de fanfares...

[Illustration: Je distinguai comme une tache le radeau.]

—On chasse par ici! s'écria M. de Boursonne.

Et s'étant arrêté pour mieux écouter:

—Je ne me trompe pas, ajouta-t-il. Ce doit être la duchesse de Maillefert qui donne du bon temps à ses hôtes.

Après quoi, appelant son conducteur, qui précisément se trouvait être du pays:

—Est-ce qu'il y a du chevreuil dans ces bois que nous avons vus là-haut? demanda-t-il.

Le conducteur s'était rapproché.

—Je ne le pense pas, monsieur, répondit-il. Je n'ai jamais entendu dire qu'il y ait des chevreuils ailleurs que dans le parc de la Ville-Haudry, mais ceux-là sont sacrés.

—Alors que chasse-t-on?

—Monsieur, lorsque Mme la duchesse est ici, elle fait venir des renards dans des tonneaux... Les jours de chasse, on en lâche un, et c'est après lui que courent les chiens et que galopent les chasseurs.

M. de Boursonne hocha la tête.

—Parfait! dit-il. C'est un moyen comme un autre de se rompre le cou, et c'est très aristocratique, à coup sûr...

Cependant, ils étaient arrivés sur le terrain de leurs études.

Ils se mirent au travail sans plus se préoccuper de la chasse, qui, selon les caprices de la course du renard, s'éloignait ou se rapprochait.

Vers trois heures, la pauvre bête dut être forcée, car fanfares et aboiements cessèrent complètement.

La journée touchait à sa fin, et déjà de légers brouillards s'élevaient des bas-fonds de la vallée, lorsque Raymond eut terminé sa besogne. Il alluma un cigare et, en attendant M. de Boursonne qui achevait des sondages, il vint s'asseoir sur le talus du chemin.

Il n'y était pas depuis cinq minutes, quand, au détour de la route, sous la voûte formée par les grands arbres, parut une femme qui s'avançait d'un pas rapide.

Elle était fort simplement vêtue d'un costume de soie brune et coiffée d'un large chapeau de paille. Son visage était entièrement caché par une ombrelle qu'elle tenait en avant, pour se garantir du soleil couchant.

Raymond l'examinait avec une certaine curiosité, admirant la grâce de sa démarche, lorsque tout à coup, à moins de dix pas de lui, elle s'arrêta court.

Elle parut écouter et se consulter...

Puis, soudain, prenant un parti, elle ferma son ombrelle, franchit lestement le talus et gagna un petit bouquet d'arbres où elle se tint immobile.

D'où elle était, elle ne devait pas apercevoir Raymond, surtout ne soupçonnant pas sa présence, mais lui la voyait très bien.

C'était une jeune fille d'une vingtaine d'années, aux traits fins et doux, blonde avec de grands yeux bleus.

Ce qui frappait Raymond, c'était l'impression à la fois inquiète et timide de sa physionomie, et dans toute sa personne quelque chose de sauvage et d'effarouché...

—Évidemment elle se cache, pensait-il, mais de qui? mais pourquoi?...

La réponse ne se fit pas attendre.

Un bruit de roues lui ayant fait tourner la tête, il aperçut, s'avançant au grand trot de deux magnifiques chevaux, une calèche découverte menée à la daumont.

C'était une des voitures qu'il avait rencontrées la veille se rendant à la gare, il la reconnut très bien.

Dedans étaient nonchalamment étendues deux jeunes femmes assez jolies vêtues de costumes extraordinairement voyants.

Derrière la voiture, un groupe de cavaliers galopait et, au milieu de ce groupe, montant un cheval évidemment difficile, se tenait la duchesse de Maillefert, superbe de hardiesse avec son amazone bleue à boutons ciselés et son chapeau d'homme.

—C'est pourtant vrai qu'on ne lui donnerait pas vingt ans, à cette gaillarde-là, dit une voix railleuse derrière Raymond.

Il se détourna.

C'était M. de Boursonne, qui avait fini, lui aussi, et qui, les mains dans les poches et un sourire goguenard aux lèvres, regardait s'éloigner et se perdre dans la poussière voitures et cavaliers.

—Oui!... peut-être!... en effet!... répondit Raymond.

Il ne savait trop ce qu'il disait.

Tout en semblant écouter le vieil ingénieur, il ne perdait pas de l'œil le bouquet d'arbres où la jeune fille s'était réfugiée... Il la vit avancer la tête avec précaution, écouter, puis jugeant le danger qu'elle voulait éviter passé, gagner la route...

Mais alors, elle aperçut Raymond et M. de Boursonne...

Un léger cri lui échappa... Elle parut prête à fuir...

Mais, rassemblant son courage, elle passa devant eux en leur rendant leur salut...

Jamais surprise ne se vit, plus comique que celle du vieil ingénieur.

La jeune fille était déjà loin, qu'il restait planté sur ses pieds, sa casquette d'une main, son binocle de l'autre...

—Ah ça! d'où sortait cette demoiselle? demanda-t-il enfin.

Raymond ne répondit pas.

Encore qu'il eût été bien embarrassé de dire pourquoi, il lui répugnait de raconter la scène dont le hasard l'avait rendu témoin.

—C'est que vraiment elle m'a paru surgir de terre ni plus ni moins qu'une apparition, continua M. de Boursonne, et je ne serais pas fâché de savoir au moins qui elle est.

A deux pas en arrière, se tenait le conducteur que M. de Boursonne avait désigné pour l'accompagner parce qu'il connaissait le pays.

Il entendit la question et pensant qu'elle s'adressait à lui:

—Monsieur, répondit-il respectueusement, cette jeune personne est Mlle Simone de Maillefert...

—Ah!

—Elle sortait de ce petit bosquet, là, à droite, où je l'ai vue se cacher lorsqu'elle a entendu rouler la voiture de Mme la duchesse. C'est, du reste, un vrai miracle que monsieur l'ingénieur n'ait pas encore rencontré Mlle Simone, car elle est toujours par voies et par chemins, tantôt avec sa gouvernante anglaise, à pied le plus souvent, mais quelquefois aussi à cheval. Et ce n'est pas pour dire, mais je ne connais pas beaucoup de nos messieurs des environs capables de faire franchir à leur cheval les fossés qu'elle fait sauter au sien...

D'un geste, M. de Boursonne remercia son employé des renseignements.

Mais lorsqu'il fut seul avec Raymond, sur la route des Rosiers:

—Ma parole d'honneur, reprit-il, cette jeune fille me trotte par la tête. N'est-il pas étrange qu'elle craigne si fort d'être vue de sa mère!...

—Ne vous rappelez-vous donc pas, monsieur, ce que nous a dit maître Béru?

—Si, mais Béru n'est qu'un sot. Il faudrait faire jaser quelque bourgeois du pays. Je donnerais bien quelque chose pour que notre vieux camarade, l'artilleur en retraite, eût l'idée de venir, ce soir, fumer une pipe avec nous.

Quelque bonne fée entendit sans doute le souhait de M. de Boursonne.

A peine Raymond et lui finissaient-ils de dîner, que le maître du Soleil levant leur annonça le commandant d'artillerie.

Et il ne venait pas seul.

—Il se permettait, dit-il en entrant, d'amener un sien neveu, qui était venu passer la journée avec lui: M. Savinien Bizet de Chenehutte.

C'était un fort gaillard d'une trentaine d'années, large d'épaules, haut en couleur, au verbe tranchant, à l'air content de soi, mis avec une recherche du plus mauvais goût.

Propriétaire, il faisait valoir et vivait sur ses terres. Réellement, il s'appelait Bizet tout court. Ce nom de Chenehutte, qui était celui d'une de ses propriétés, lui avait été donné pour le distinguer d'un de ses frères; et comme il l'avait trouvé sonore, il l'avait gardé et le mettait sur ses cartes de visite.

N'importe, il était fort heureux qu'il fût venu.

Aux premières questions de M. de Boursonne relatives à Mlle de Maillefert:

—Ma foi! je ne sais rien de cette jeune fille, répondit l'ancien artilleur, avec l'insouciance d'un homme trop occupé de soi pour s'inquiéter des autres.

M. Savinien Bizet de Chenehutte était mieux renseigné.

—Il est sûr, dit-il, que les goûts et les façons de cette demoiselle doivent surprendre. Lorsqu'elle est arrivée à Maillefert, il y a cinq ans, et qu'on a vu que son aimable mère l'abandonnait, on a eu pitié d'elle. Les dames les plus distinguées lui ont fait quelques avances. Bast! elle les a reçues du haut de sa grandeur et n'a pas même daigné rendre les visites qu'on lui faisait...

—Ce qui est l'indice d'une bien mauvaise éducation, opina gravement M. de Boursonne...

—Ils sont tous comme cela dans cette famille, continua M. Bizet. C'est chez eux un parti pris de mépriser les voisins... Savez-vous où M. Philippe va chercher des compagnons lorsqu'il est ici? A l'École de cavalerie de Saumur...

—Oh!...

—C'est comme cela. Et la duchesse de Maillefert... Vous croyez, n'est-ce pas? qu'elle invite à ses chasses les propriétaires du pays et leurs dames...

—Certes, je le crois...

—Eh bien! vous vous trompez. Demandez à mon oncle, plutôt! Nous sommes de trop petites gens pour elle. C'est de Paris ou d'Angers qu'elle fait venir ses invités. Et du reste, elle fait aussi bien. S'il n'y avait que nous pour faire de la poussière à son château, on n'aurait pas besoin de balayer souvent...

M. de Boursonne jubilait, il avait trouvé son homme.

—Écoutez donc ce que dit M. de Chenehutte, mon cher Delorge, dit-il, c'est on ne peut plus intéressant... Vous dites donc, monsieur, que personne ne voudrait plus accepter les invitations de Mme de Maillefert?...

—Je le dis parce que cela est.

—Et pourquoi?

M. Bizet rapprocha sa chaise, et d'un air à la fois pudique et mystérieux:

—Parce que, répondit-il, la duchesse est une femme absolument compromise...

—Pas possible!...

—Demandez à mon oncle! Il vous dira qu'elle mène une telle vie, que toute sa fortune, qui était énorme, y a passé. Il vous dira qu'on n'en est plus à compter ses aventures et que tous les ans, ici, elle s'affiche sans pudeur avec quelque nouveau fat... Ah! c'est du propre! Quant à ses fêtes, on sait ce qu'elles sont; un homme peut y aller, mais une femme!...

Si M. de Boursonne jouissait sans vergogne des ridicules de M. Bizet, il n'en était pas de même de Raymond.

Singulièrement agacé:

—Je ne vois pas, dit-il d'un ton rude, en quoi tout cela atteint M^[lle] Simone.

M. Savinien Bizet de Chenehutte cligna de l'œil d'un air qui voulait être excessivement malin.

—Oh! elle, fit-il, c'est une autre paire de manches.

—Comment cela? interrogea M. de Boursonne.

—Elle est aussi dissimulée que sa mère l'est peu. Ainsi, à en croire les paysans et les malheureux du pays, c'est la plus pure, la plus chaste, la meilleure, la plus charitable des créatures...

—Eh mais! c'est une assez bonne réputation, ce me semble.

—Oui, mais ce n'est qu'une réputation... Tenez, raisonnons. Mlle Simone est-elle forcée de vivre comme elle le fait? Non. Elle n'est pas plus laide qu'une autre et elle est immensément riche...

—Vous disiez la duchesse ruinée...

M. Bizet hocha la tête.

—Et c'est vrai, répondit-il. Seulement Mlle Simone a sa fortune à elle, que je ne saurais évaluer à moins de deux cent mille livres de rentes... Maillefert, qui vaut au bas mot un million, est à elle. Je lui connais, le long d'Authion, je ne sais plus combien de centaines d'hectares de prairies... Les meilleurs crus de Bourgueil lui appartiennent...

L'ancien commandant d'artillerie riait à se tordre.

—Et vous pouvez croire mon neveu, fit-il, car il est bien renseigné...

M. Bizet rougit.

—Mais... comme tout le monde, balbutia-t-il.

—Oh!... cent fois mieux, mon neveu, car enfin, l'an dernier, quand tu pensais que Mlle Simone serait une charmante dame de Chenehutte, tu es allé aux informations...

De rouge qu'il était, M. Bizet devint cramoisi.

—Soit, dit-il. J'aurais peut-être fait une folie l'an dernier... Mais j'ai réfléchi. J'ai compris que, si Mlle de Maillefert s'isole ainsi, c'est qu'elle a une bonne raison. Or, cherchez la raison d'une jeune fille, et vous trouverez... un amant.

Depuis un moment, Raymond dissimulait mal son irritation.

Il bondit à ce dernier mot comme sous un coup de fouet, et se dressant:

—Vous mentez! dit-il à M. Bizet.

Du coup, les brillantes couleurs de M. de Chenehutte disparurent.

—Voilà un mot que vous allez retirer, monsieur, s'écria-t-il.

Raymond haussa les épaules.

—Très volontiers, fit-il tranquillement, si vous pouvez nous nommer l'amant de Mlle de Maillefert...

Mais, au lieu de répondre:

—Non, cela ne se passera pas ainsi, clama M. Bizet, il faudra me rendre raison...

Et il sortit, tirant sur lui la porte à la briser.

—Allons, bon! s'écria l'ancien commandant d'artillerie, voilà mon étourneau parti! Que le diable emporte les jeunes gens, n'est-il pas vrai, Boursonne!

Et, s'adressant à Raymond:

—Je ne prétends pas, continua-t-il, que mon neveu ait raison; mais convenez, monsieur, que vous n'êtes guère parlementaire.

—Monsieur...

—Il est de ces mots qu'on ne dit pas, sacrebleu! surtout à un garçon qui a bien dîné... car Savinien avait parfaitement dîné, comme toujours, lorsqu'il vient me rendre visite...

Tout en parlant, d'un ton de mauvaise humeur, il avait débourré sa pipe, une superbe pipe d'écume de mer, et il la serrait avec les plus délicates attentions dans un étui de maroquin doublé de velours.

—Sotte affaire, grommelait-il, sotte superlativement, sotte en cinq lettres... Où prendre mon neveu, maintenant! Si seulement il était allé au Café du commerce!...

Ses préparatifs de départ étaient achevés.

—Car il faut arranger cela, Boursonne, dit-il encore et, je compte sur vous pour chapitrer M. Delorge pendant que je vais laver la tête de mon neveu... Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat...

Il sortit sur ces mots.

Et dès que M. de Boursonne l'eut entendu refermer la porte qui donnait sur la grande route, il vint se planter devant Raymond et, croisant les bras:

—Je suppose, dit-il, que vous avez trop dîné aussi, vous, ou que votre cervelle déménage...

—Pourquoi cela, monsieur?...

Le vieil ingénieur leva les bras au ciel, et d'un accent de commisération profonde:

—Il le demande!... fit-il. Comment, malheureux, sur les propos d'un sot, d'un idiot, d'un fat, vous entrez en fureur et vous demandez ce que vous avez fait d'insensé! Je vous déclare, moi, que je le trouvais très amusant, ce sire de Chenehutte, que j'allais passer une soirée très agréable, et que vous m'avez gâté mon plaisir.

Mais Raymond était encore sous l'impression de l'agacement que lui avait causé M. Savinien Bizet.

—Et moi, monsieur, prononça-t-il, je vous déclare qu'il est des propos que je n'entendrai jamais de sang-froid.

—Quels propos?

—Quoi! ce drôle se permet de dire que Mlle Simone de Maillefert a un amant!...

—Qu'est-ce que cela vous fait?

L'objection avait assez de valeur pour embarrasser Raymond. Aussi, au lieu de répondre directement:

—N'est-il pas manifeste, continua-t-il, que c'est là une calomnie ignoble inspirée à ce monsieur par le dépit qu'il éprouve d'être dédaigné par la famille de Maillefert en général et par Mlle Simone en particulier?...

M. de Boursonne levait les épaules par-dessus la tête.

—Et après!... interrompit-il. Est-ce que cela vous regarde? est-ce que cela vous touche? Êtes-vous le parent de Mlle de Maillefert, son ami, son allié?... La connaissez-vous? Lui avez-vous seulement parlé?...

A grand renfort d'allumettes—peut-être aussi pour dissimuler une vive rougeur, Raymond allumait un cigare:

—Il se peut que je sois ridicule, commença-t-il...

—Oh!... prodigieusement ridicule...

—... Mais jamais, devant moi, un fat n'insultera impunément une femme. Et si tous les hommes de cœur étaient de mon avis, la réputation d'une jeune fille ne serait pas à la merci du premier polisson venu. J'ai une sœur, moi, et si un drôle osait parler d'elle comme ce Bizet parlait de Mlle Simone, je m'estimerais heureux qu'il se trouvât là un garçon d'honneur pour prendre sa défense.

En tout autre moment, M. de Boursonne se serait sans doute amusé de l'animation de Raymond.

Mais ce n'était pas l'occasion de jeter de l'huile sur le feu, et d'un ton conciliant:

—Soit, dit-il, vous avez raison en principe, mais pour ce soir n'insistez pas... Notre digne commandant d'artillerie va nous ramener son neveu, donnez-lui la main, et qu'il ne soit plus question de rien....

La porte de la rue s'ouvrait en ce moment. Seulement ce ne fut pas l'ancien artilleur qui entra. Ce fut un jeune homme à mine grave, qui demandait à entretenir M. Raymond Delorge en particulier.

—Oh! vous pouvez parler devant monsieur, dit Raymond en montrant M. de Boursonne.

Le jeune homme alors s'assit, les jambes écartées et les mains sur les genoux, toussa, et d'un ton solennel expliqua qu'il était envoyé par son ami, M. Savinien de Chenehutte, lequel, ayant été gravement insulté par M. Delorge, demandait une réparation par les armes...

—Permettez, permettez!... commença le vieil ingénieur.

Raymond l'interrompit:

—Je suis aux ordres de M. Bizet de Chenehutte, dit-il.

—Alors, monsieur, reprit le jeune homme, veuillez m'indiquer vos témoins, pour que nous réglions les conditions...

Et, ayant remis sa carte à Raymond, il salua gravement et se retira d'un pas de grand-prêtre.

M. de Boursonne paraissait exaspéré.

—Eh bien! vous voilà content, monsieur Delorge, s'écria-t-il... Vous voilà un duel sur les bras!... Seulement, où allez-vous pêcher des témoins?

—Je comptais vous prier de m'en servir, monsieur.

—Moi!... Allons, décidément, la tête n'y est plus. Moi, votre chef, j'autoriserais votre folie par ma présence... jamais. Ce serait doubler le scandale. Car ne vous y trompez pas, vous allez être la fable du pays... Et Mlle Simone aussi, qui plus est. Joli service que vous lui rendez, à cette pauvre fille! La peste soit de mon Don Quichotte! sans compter qu'avant huit jours vous serez dénoncé à qui de droit. Et je serais votre témoin!... Vous rêvez, mon cher...

Peut-être Raymond s'attendait-il un peu à cet accueil:

—Alors, fit-il, je vais prier maître Béru de m'indiquer dans le pays deux anciens militaires; ils ne me refuseront pas, eux...

Le vieil ingénieur ne sembla pas l'entendre.

Il arpentait la salle à manger, gesticulant, tirant de sa pipe des nuages de fumée, jusqu'à ce que tout à coup:

—Eh bien!... non! s'écria-t-il, vous êtes un brave garçon, Delorge, et je serai aussi fort que vous... Il ne sera pas dit, sacré tonnerre! qu'un ancien de l'école ira risquer sa peau sans un camarade pour l'assister... Je serai dénoncé aussi, c'est clair, mais ils diront ce qu'ils voudront à Paris, je m'en bats l'œil... Donc, c'est dit, je prends un de nos conducteurs et je vais trouver vos gens...

[Illustration: Il s'embarquait pour Valparaiso.]

—Ah! monsieur, commença Raymond, ravi...

—C'est bon, c'est bon, vous me remercierez demain. Pour l'instant, parlons raison. Quelle arme préférez-vous?

—Ce n'est pas à moi de choisir...

—Qui sait!... en s'y prenant bien. Enfin, qu'aimez-vous mieux, le pistolet ou l'épée?...

—Oh! peu m'importe!

—Diable! vous tirez donc aussi mal l'un que l'autre?

A la profonde surprise de M. de Boursonne, toute l'animation de Raymond tomba tout à coup. Il pâlit légèrement et d'une voix altérée:

—Monsieur, répondit-il, au pistolet aussi bien qu'à l'épée, je suis d'une force tellement supérieure que, si je n'étais résolu à ménager ce jeune homme, me battre avec lui serait presque déloyal...

Les yeux du vieil ingénieur s'agrandissaient d'ébahissement derrière ses lunettes...

—Plaisantez-vous? fit-il.

—Jamais, monsieur, je n'ai parlé plus sérieusement. Pendant des années, j'ai vécu dans l'espoir de me battre en duel avec un homme que je hais mortellement et qui passe pour le plus habile tireur de Paris... Pendant des années, j'ai fait chaque jour quatre ou cinq heures de salle d'armes et de tir. Mon ennemi a refusé le combat, mais ma supériorité m'est restée.

M. de Boursonne ne fit pas une question, ce qui était bien beau de sa part. Il sortit, et quand il reparut, une heure plus tard:

—Tout est convenu, dit-il à Raymond, c'est à l'épée que vous vous battez, demain matin, à huit heures...

VIII

C'est à peine si, d'une voix éteinte, Raymond balbutia quelques remerciements, s'excusant du tracas qu'il causait à M. de Boursonne.

—Je suis bien aise, ajouta-t-il, que mon adversaire ait choisi l'épée, parce qu'à cette arme je reste maître de l'issue du combat...

Et ce fut tout.

Pendant l'heure qu'il était resté seul, son attitude avait subi un tel changement, il s'était si visiblement affaissé que le vieil ingénieur n'en revenait pas.

Tout en regagnant sa chambre à coucher:

—Qu'est-ce que cela signifie? pensait-il. Ce que me dit mon gaillard de sa supériorité ne serait-il que pure forfanterie, ou malgré tout aurait-il peur!...

Peur! Raymond Delorge!

Ah! s'il était une âme au-dessus des terreurs de la souffrance et de la mort, c'était certes la sienne. Peur, lui!... Son existence était-elle donc assez heureuse pour qu'il eût la faiblesse d'y tenir!...

Non. Mais lorsqu'il s'était trouvé seul, l'agacement nerveux, provoqué par M. Bizet de Chenehutte s'étant apaisé, il avait réfléchi, il s'était jugé et, du fond de sa conscience, une voix rude comme le remords s'était élevée pour lui reprocher sa conduite.

Avait-il le droit, lui, de se battre, de risquer sa vie!...

Quoi! son père, le général Delorge avait été lâchement assassiné; les assassins vivaient honorés et riches, et au lieu de songer uniquement à la vengeance, il s'en allait, don Quichotte ridicule, provoquer le premier fat venu, pour la plus grande gloire d'une dame inconnue.

Avec de telles pensées, il lui fut impossible de fermer l'œil de la nuit; et son visage, au matin, trahissait si bien une pénible insomnie, que M. de Boursonne ne put s'empêcher de lui dire:

—Vous avez l'air d'un déterré, mon cher. Qu'avez-vous? Êtes-vous souffrant?

Le ton de ces questions révélait de si singuliers soupçons que Raymond tressaillit. Brusquement rappelé au sentiment de la situation et de ses exigences:

—Rassurez-vous, monsieur, fit-il, je ne me suis jamais mieux porté.

Il fut interrompu par maître Béru.

L'hôtelier du Soleil levant, qui avait flairé la vérité, et qui s'était assuré de l'excellence de son flair en collant son oreille à la serrure, ce digne aubergiste venait annoncer à messieurs les ingénieurs que, sachant qu'ils auraient à sortir de bonne heure, il leur avait préparé et servi une tranche de pâté et une bouteille de vin des coteaux de Saumur.

L'attention charma le vieil ingénieur.

Il avait beau, hum! se raidir, hum! hum! affecter une superbe insouciance, sacrebleu! et chercher à plaisanter, mille tonnerres! il se sentait très ému. Et à l'inquiétude qu'il éprouvait, il reconnaissait qu'il s'était attaché à Raymond beaucoup plus qu'il ne le supposait.

Aussi, le voyant se disposer à attaquer le pâté de maître Béru:

—Gardez-vous de manger, lui dit-il vivement, un homme qui se bat en duel doit rester l'estomac vide pour qu'on puisse le soigner en cas d'accident...

—Je n'aurai pas besoin d'être soigné, croyez-moi...

—Je l'espère pardieu bien! Seulement, défiez-vous, on a vu des mazettes embrocher des maîtres... Allons, bon! qu'est-ce que je vous dis là, moi!...

—Rien que je ne sache, fit Raymond en riant de bon cœur, cette fois.

M. de Boursonne ne répliqua pas.

Plus il observait Raymond, lui qui se piquait d'observation, moins il s'expliquait son attitude et les brusques variations de son humeur.

—Il faut, pensait-il, qu'il y ait dans l'existence de ce garçon quelque mystère que je ne connais pas...

Il n'en vidait pas moins lestement un verre de vin des coteaux, quand une voix le fit retourner, qui disait:

—Il est l'heure, monsieur l'ingénieur, et me voici.

C'était le conducteur choisi par M. de Boursonne pour être le second témoin de Raymond qui arrivait, exact comme un chronomètre et tout de noir habillé.

—Partons donc, dit le vieil ingénieur.

Le rendez-vous avait été fixé de l'autre côté de la Loire, au-dessus de Gennes, à l'entrée d'un petit bois où se trouvait une clairière qu'on eût juré préparée pour une rencontre.

Et, tout en cheminant, après avoir passé le pont de fil de fer:

—Je parierais que nous nous dérangeons inutilement, grommelait M. de Boursonne, et qu'une fois sur le terrain, le sieur Bizet va nous faire des excuses.

C'était la bonne envie qu'il en avait qui le faisait s'exprimer ainsi. Son erreur était grande.

Les Angevins, en général, n'ont pas grand' peur d'un bout de fer pointu. A Saumur particulièrement et aux environs, presque tous les jeunes gens font des armes et se souviennent assez volontiers des jolis coups d'épée que fournissaient leurs pères lors de la conspiration Berton.

M. Bizet de Chenehutte était un sot, mais n'était pas un lâche.

La veille, d'ailleurs, au Café du commerce, il avait tant parlé, si haut et si terriblement, que reculer lui eût été bien difficile.

Il était très connu dans le pays, et, à ce qu'il croyait, très posé. Ne possédait-il pas deux chevaux, dont un certain alezan sur lequel il avait couru les haies, aux courses de Saumur, vêtu d'une casaque rose? Ne nourrissait-il pas cinq chiens, dont trois bassets, qu'il appelait sa meute? N'avait-il pas eu des succès?...

Bientôt M. de Boursonne et Raymond l'aperçurent, arrivant au rendez-vous par un autre chemin qu'eux.

Il avait pour témoins son oncle, qui semblait d'une humeur massacrante, et le vieux commandant d'artillerie, au mépris des règles consacrées, s'approcha de M. de Boursonne et lui dit:

—Voyons, sacrebleu! mon vieux camarade, une dernière fois, allons-nous laisser ces étourneaux s'embrocher pour une vétille?....

—Il est clair que c'est absurde, répondit le vieil ingénieur... Que M. Bizet de Chenehutte nomme donc l'amant de Mlle de Maillefert, et M. Delorge retirera le mot que vous savez...

—Allons-y donc, puisque vous le voulez, grommela le vieil artilleur...

Et, tirant d'une gaine de serge deux épées qu'il avait apportés, il en remit une à chacun des adversaires, et, s'étant reculé, prononça le mot sacramentel:

—Allez!

Pendant que les témoins discutaient les conditions dernières, et tandis qu'il se dépouillait de son paletot et de son gilet, Raymond avait cru voir dans le taillis qui entourait la clairière des yeux qui brillaient et des têtes curieuses qui se dressaient au-dessus des buissons.

—Singulière hallucination! s'était-il dit.

Ce n'était pas une hallucination.

La nouvelle du duel s'était répandue dans les Rosiers, où les occasions d'émotions fortes sont rares; bon nombre de bourgeois s'étaient bien promis de ne pas manquer un aussi dramatique spectacle.

Ils avaient su par un des témoins l'endroit choisi pour la rencontre, et dès l'aube, ils étaient venus sournoisement se poster à l'affût.

Une dame même était venue, ce qui fut connu et fit une brèche à sa réputation, car sa démarche fut charitablement attribuée à l'intérêt que lui inspirait M. Bizet de Chenehutte.

Mais, si Raymond ignorait ce détail, M. Bizet de Chenehutte le connaissait, lui, et l'idée de combattre sous les regards de ses compatriotes ne fut pas pour peu dans l'impétuosité extraordinaire de son attaque...

Il ne doutait d'ailleurs pas de la victoire.

Ayant reçu du maître d'armes de l'École de cavalerie de Saumur un certain nombre de leçons, il se croyait d'une jolie force...

Hélas! il ne lui fallut pas vingt secondes pour reconnaître combien follement il s'était abusé.

Vainement il multipliait les attaques, tournant, bondissant, se baissant, se dressant, s'allongeant, il n'arrivait qu'à se mettre hors d'haleine.

Froid, impassible, aussi à l'aise que s'il eût été dans une salle d'armes faisant assaut avec des fleurets mouchetés, Raymond parait comme en se jouant, jusqu'au moment où, liant l'épée de son adversaire, il la lui arracha violemment des mains et la fit voler à vingt pas.

—Assez! s'écria l'ancien commandant d'artillerie en se précipitant entre les deux adversaires, l'honneur est satisfait; assez...

C'était, au fond, l'avis de M. Bizet de Chenehutte.

Mais il sentait dix paires d'yeux braqués sur lui, et, à la fureur de son impuissance, s'ajoutait la rage de ce qui lui semblait une affreuse humiliation.

—Non, ce n'est pas assez! s'écria-t-il en courant ramasser son épée, ce qui m'arrive n'est qu'un accident.

Ainsi ne pensait pas le vieil artilleur.

Aussi, s'étant approché de M. de Boursonne:

—Il est clair, lui dit-il, que mon nigaud de neveu est aux mains de votre jeune homme comme une souris aux griffes d'un chat... De grâce, mon vieux camarade, ne laissons pas recommencer le combat.

Sans répondre ni oui ni non, M. de Boursonne alla à Raymond, qui demeurait immobile, et bas et très vite:

—Pas de générosité déplacée, lui dit-il. Je vois que vous êtes de première force, mais à force de ménager ce sot, vous finirez peut-être par vous faire embrocher. Allongez-lui, s'il vous plaît, un coup d'épée bénin, et terminons...

Raymond hésita.

Il en voulait beaucoup à M. Bizet de l'avoir traîné sur le terrain, et résolu à l'en punir, il avait formé le projet de ne le point blesser, mais de le désarmer jusqu'à ce qu'il s'avouât vaincu.

Cependant, comme il sentit qu'il n'avait rien à refuser au vieil ingénieur après la preuve d'attachement qu'il lui donnait:

—Vous allez être obéi, monsieur, dit-il enfin.

M. de Boursonne lui serra la main, puis se retournant:

—Encore une reprise, dit-il, et quel qu'en soit le résultat nous arrêterons le combat.

—Soit! grommela l'ancien commandant d'artillerie, et que le diable emporte mon neveu!

Il remit donc les adversaires en face, engagea de nouveau leurs fers, et comme la première fois recula en disant:

—Allez!...

C'est avec la rage aveugle d'une bête fauve que M. Bizet se lança sur Raymond. Il était devenu plus blanc que sa chemise, ses yeux s'injectaient de sang, il serrait les dents à les briser.

C'est que, si niais qu'il fût, il avait deviné les intentions premières de son adversaire. Et la pensée d'être si ouvertement ménagé devant tant de témoins l'affolait.

En ce moment, dans son accès de fièvre vaniteuse, il eût mieux aimé mourir que de sortir de ce duel sans une égratignure. Il attaquait moins qu'il ne cherchait à se faire blesser.

Aussi Raymond, en dépit de sa prodigieuse supériorité, avait-il besoin de tout son sang-froid et de toute son adresse pour l'empêcher de s'enferrer lui-même. A deux reprises il fut forcé de rompre, et malgré tout, ces attaques furibondes l'animaient, quand par bonheur, voyant un jour, il se fendit et planta dans le gras du bras de M. Bizet de Chenehutte le plus aimable des coups d'épée.

—Touché!... s'écria l'intéressant jeune homme en lâchant son arme et en se laissant tomber à la renverse entre les bras de ses témoins qui, à la vue du sang, s'étaient précipités vers lui...

Trois ou quatre exclamations étouffées retentirent dans le taillis... Cinq ou six têtes effarées apparurent au-dessus des buissons...

Mais l'anxiété ne dura pas.

Le vieil officier qui se connaissait en blessures, ayant relevé la manche de la chemise de son neveu, hocha la tête et dit:

—Il n'en mourra pas pour cette fois.

M. Bizet rouvrit les yeux.

—Non, ce n'est rien, fit-il d'une voix affaiblie, l'impression que m'a causée le froid du fer est déjà passée.

Le fait est qu'il était ravi de cette solution, qui le sauvait d'un ridicule dont la perspective l'avait fait frémir. La supériorité de son adversaire était si manifeste, que sa blessure devenait un titre de gloire.

Aussi, lorsqu'on l'eut remis sur pied, son premier mouvement fut de saisir la main de Raymond, en s'écriant d'un ton tragique:

—Maintenant, monsieur Delorge, je confesse mes torts, je vous prie d'agréer mes excuses, et je voudrais que l'univers entier pût m'entendre... Désormais c'est entre nous à la vie et à la mort.

Raymond l'eût battu de bon cœur. Jamais vainqueur ne fut si penaud de sa victoire.

—Du coup, murmura à son oreille la voix narquoise de M. de Boursonne, vous voilà le meilleur ami de ce cher M. Bizet.

—C'est-à-dire couvert de ridicule, pensa Raymond, qui, depuis que les curieux cachés dans le taillis s'étaient démasqués, savait, à n'en pouvoir douter, que le combat avait eu un assez bon nombre de spectateurs.

Et M. de Boursonne disait vrai.

Calmé, M. Bizet avait parfaitement compris la générosité de son adversaire, et fait extraordinaire et tout à sa louange, malgré la férocité de son amour-propre, il ne lui en voulait pas.

Et lorsqu'on eut étanché le sang de sa blessure, qu'on l'eut bandé avec un mouchoir et qu'il se fut mis le bras en écharpe dans sa cravate, il déclara qu'il voulait absolument que Raymond et lui et leurs témoins revinssent ensemble par la même route.

Pauvre Raymond!...

Entre M. de Boursonne qui se vengeait de son émotion du matin en l'accablant de félicitations ironiques, et M. Bizet de Chenehutte qui l'écrasait de protestations d'amitié, il marchait, baissant la tête, du pas d'un homme qu'on traîne chez le dentiste.

Ils arrivaient au pont suspendu, lorsqu'une amazone, montée sur un cheval noir lancé au grand trot, les croisa.

—Mlle Simone de Maillefert, fit M. Bizet en dessinant le plus respectueux des saluts.

Et prenant encore la main de Raymond:

—Déjà, mon cher ami, lui dit-il, je me suis excusé de la mauvaise plaisanterie que le dépit m'avait inspirée... Croyez que Mlle Simone m'est sacrée, maintenant que je sais vos sentiments pour elle!

Ainsi se réalisait la prédiction de M. de Boursonne, lequel, bien autrement expérimenté que Raymond, lui avait dit, la veille:

—Parbleu! si vous croyez rendre service à Mlle Simone en dégainant pour elle, vous vous trompez grossièrement.

C'est que telles sont nos mœurs qu'une femme, fût-ce la plus pure et la plus chaste, se trouve compromise dès qu'on s'occupe d'elle.

Sur cet article, les petits pays sont particulièrement impitoyables.

Tout le monde savait aux Rosiers que Mlle de Maillefert avait été la cause de cette rencontre où M. Bizet de Chenehutte venait de recevoir une égratignure.

Et c'est en vain que Raymond se fût épuisé à répéter:

—Sur mon honneur, je ne connais, ni d'Ève ni d'Adam, cette jeune fille, et de ma vie je ne lui ai parlé. Je ne suis ici qu'en passant et je partirai probablement sans avoir eu l'occasion de lui adresser la parole. Elle ne sait seulement pas si j'existe. J'ai pris sa défense comme j'aurais pris celle de n'importe quelle femme grossièrement attaquée par un malotru.

—A d'autres! lui eût-on répondu. Ce n'est que dans les romans de chevalerie que les dames trouvent des défenseurs si désintéressés que cela. Quand on risque sa vie pour une femme, c'est qu'on a de bonnes raisons...

Tout cela était en germe dans la phrase de M. Bizet.

Et son accent, et le clignement de ses yeux, signifiaient de plus:

—Si nous rencontrons si à propos, sur notre chemin, Mlle Simone, c'est qu'elle avait eu connaissance du duel et qu'elle était inquiète...

Toutes ces considérations, heureusement, se présentèrent à la fois à l'esprit de Raymond, et il se tut, comprenant que protester ce serait encore aggraver sa faute.

Mais c'est inutilement que tout le long du chemin il essaya de se rapprocher de M. de Boursonne et de l'ancien commandant d'artillerie, ou de rendre la conversation générale. M. Bizet s'attachait à lui obstinément comme la glu à l'aile de l'oiseau pris au piège.

Et pour comble, ambitieux des bonnes grâces de Raymond, et pensant lui être excessivement agréable, il ne cessait de l'entretenir de Mlle de Maillefert, déplorant ses propos inconsidérés de la veille, et les mettant sur le compte du vin blanc de son oncle.

—A vous, cher monsieur Delorge, disait-il, je puis l'avouer, j'aurais été au comble de la joie si elle eût consenti à m'accorder sa main. Non que je la trouve jolie, mais parce qu'elle est bonne personne. Elle n'a pas d'esprit, c'est vrai, et toutes ces dames des environs s'accordent à dire que sa conversation est à faire bâiller, mais elle est pleine de bon sens. Puis, quelle femme d'intérieur! Croiriez-vous que c'est elle, une fille de vingt ans à peine, qui administre son immense fortune!...

—Monsieur, gémissait Raymond, monsieur, de grâce!...

Bast!... l'intéressant jeune homme était lancé.

—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, poursuivait-il. Sans vanité, je m'entends à conduire une vaste exploitation, j'ai fait mes preuves... Eh bien! Mlle Simone s'y entend peut-être mieux que moi. Elle est en quelque sorte l'intendant de sa mère et de son frère, qui sont des paniers percés. C'est elle qui divise ses fermes, qui dirige ses métayers, qui décide de la coupe des bois et des foins, qui surveille les vendanges, qui perçoit ses revenus et paye ses ouvriers. De là ses courses perpétuelles tout le jour et parfois très avant dans la soirée, été comme hiver, par tous les temps...

—Je vous en conjure, monsieur de Chenehutte, interrompait Raymond, parlons d'autre chose, parlons de tout ce que vous voudrez, excepté...

—Excepté de ce qui vous intéresse, n'est-ce pas? continua l'enragé avec son plus malin sourire. Connu. On souffre un peu, quand on est modeste, d'entendre énumérer les trésors qu'on possède, ou qu'on possédera. Mais je tiens à réparer ma sottise d'hier soir. Il n'y a pas en Anjou deux femmes comme Mlle Simone. Vous me direz qu'elle est haute comme la nue, et que, si elle affecte d'être familière avec les paysans, elle est avec nous autres bourgeois d'une insupportable fierté... Mais un mari adroit l'aurait vite corrigée. Et alors, que de qualités! Quelle économie, malgré ses deux cent mille livres de rentes! quelle simplicité de goûts!... Jamais de luxe, jamais de flafla, toujours des toilettes si modestes que c'est à peine si la femme de notre huissier s'en contenterait.

[Illustration: Il avait failli être écrasé par un escadron de l'École.]

Il soupira... Et la main sur le cœur, et d'un accent pathétique:

—Ah! quelle maison nous eussions faite, ajouta-t-il, si elle eût été ma femme! En dix ans, nous eussions triplé nos capitaux. Oui, triplé. Car vous pensez bien que je me serais arrangé de façon à la brouiller avec sa mère et avec son frère, et c'est ce que je vous engage à faire. La duchesse mangerait le diable et ses cornes, et il ne doit plus lui rester grand'chose à croquer. Quant au jeune duc Philippe, il y a longtemps qu'il a avalé son dernier arpent de terre, et il doit partout et à tous; il doit à Paris, à Angers, à Saumur, aux Rosiers; il doit aux notaires, aux usuriers, à ses fournisseurs...

Qui eût dit à M. Bizet que Raymond se tenait à quatre pour ne pas lui sauter à la gorge et l'étrangler l'eût à coup sûr bien surpris. C'était ainsi pourtant.

Et même il était grand temps qu'on arrivât aux Rosiers.

M. Bizet voulait absolument emmener déjeuner avec lui, chez son oncle, Raymond et ses deux témoins, prétendant qu'il n'est de bonnes et durables réconciliations que celles que vient sceller une bouteille de derrière les fagots...

Mais Raymond était à bout de patience.

—Au plaisir, monsieur Bizet!... interrompit-il brusquement.

Et, saluant l'ancien commandant d'artillerie et l'autre témoin de son adversaire, il s'éloigna à grands pas dans la direction du Soleil levant.

Le diable, c'est qu'il ne pouvait pas se débarrasser aussi cavalièrement de M. de Boursonne.

Tout danger passé, le vieil ingénieur pensait bien avoir gagné le droit de lâcher la bride à son mauvais caractère et à son humeur goguenarde. Et, tout en arpentant la route aux côtés de Raymond:

—Bonne journée, grommelait-il, et bien commencée... Eh! eh! il n'est pas midi encore, et nous avons déjà fait de fameuse besogne...

—Pouvais-je reculer, monsieur? Me fallait-il faire des excuses à cet intolérable personnage!...

—Non, jamais d'excuses, je suis de votre avis... Mais c'est égal, avoir été dix ans un pilier de salle d'armes, avoir acquis une adresse hors ligne, pour venir piquer le bras de M. Savinien Bizet de Chenehutte, c'est ce qui s'appelle avoir glorieusement employé sa jeunesse!

Le plus cruel ennemi de Raymond, connaissant son passé, n'eût pas trouvé à lui jeter à la face une plus sanglante ironie.

Il pâlit, et, d'une voix rauque:

—Ah! ne parlez pas ainsi, monsieur, s'écria-t-il, vous me feriez regretter de n'avoir pas cloué à un arbre, comme un papillon, cet animal malfaisant....

—Ce n'est, fichtre, pas moi qui vous en aurais empêché, grommela le vieil ingénieur. Et, branlant la tête:

—Mlle de Maillefert n'en serait ni plus ni moins compromise... On n'en dirait pas moins, de Saumur à Angers, qu'elle a été, qu'elle est ou sera votre maîtresse...

—Eh! que m'importe cette demoiselle! s'écria Raymond exaspéré.

Il ne disait pas la vérité.

Quelque chose lui affirmait que cette jeune fille, qu'il ne connaissait que de nom, allait avoir sur son existence, sur son avenir une influence décisive.

Comment, de quelle façon?... c'est ce qu'il ne pouvait prévoir.

Et cependant, il ne doutait presque pas, tant était impérieuse cette voix du pressentiment.

—Singulier original, que ce Delorge! se disait, de son côté, M. de Boursonne. Ou plutôt non, je ne me suis pas trompé hier soir, il y a certainement dans le passé de ce brave garçon quelque mystère dont la connaissance me donnerait la clef de ses étranges contradictions.

De là à se demander quel pouvait bien être ce mystère et à souhaiter le pénétrer, il n'y avait qu'un pas qu'eut vite franchi l'esprit curieux du vieil ingénieur.

—Parbleu! je le confesserai, pensait-il, en observant Raymond, comme s'il eût espéré saisir sur son visage le secret de ses pensées...

Ainsi, ils allaient silencieux, suivant la levée de la Loire, qui est la grande rue des Rosiers, quand une exclamation joyeuse les arracha à leurs réflexions.

Ils arrivaient au Soleil levant et, campé sur le seuil de son auberge, en veste blanche et le couteau à la ceinture du tablier, maître Béru saluait le retour de «ses» ingénieurs.

—Je savais bien, disait-il, qu'il n'arriverait rien de fâcheux à ces messieurs; je le disais ce matin à ma femme, qui était si inquiète qu'elle voulait absolument aller faire brûler un cierge...

Le front de M. Boursonne s'était subitement rembruni.

—Décidément, fit-il, nous sommes la fable du pays!...

—Oh! ce n'est pas moi qui ai rien dit, se hâta d'interrompre le digne aubergiste. Ce qui se passe chez moi ne regarde personne. C'est M. Bizet qui, en sortant d'ici, est allé crier l'affaire sur les toits. A onze heures, il était encore au Café du commerce, pérorant au milieu d'une vingtaine de personnes...

—C'est fort gracieux, en vérité!... grommela le vieil ingénieur.

Il était entré, ainsi que Raymond, dans la petite salle où les attendait leur déjeuner.

Maître Béru les avait suivis et, croyant sans doute leur être agréable, il habillait de la belle façon ce pauvre M. Savinien Bizet de Chenehutte.

Ce n'était, affirmait-il, qu'un vaniteux, avare et cependant dévoré du désir de briller. Chez lui, au fond de sa campagne, il vivait de pain frotté d'oignon et de pommes de terre, pour rattraper l'argent qu'il dépensait lorsqu'il venait aux Rosiers ou qu'il allait à Saumur faire les beaux bras.

—Et certes, disait maître Béru, je ne suis pas surpris qu'il garde une dent contre Mlle de Maillefert. Elle est cause, bien involontairement, comme de juste, qu'on s'est tant moqué de lui dans le pays qu'il n'osait plus montrer le bout de son nez. C'est quand il la fit demander en mariage. Jamais on n'a su quel mauvais plaisant lui avait fourré cette idée dans la tête. Ces messieurs voient-ils d'ici Mlle Simone de Maillefert devenant Mme Bizet?...

Il regardait autour de lui, craignant qu'on ne l'écoutât, car il tenait à rester bien avec tout le monde.

Et baissant la voix:

—Du reste, continuait-il, tout le bourg était pour M. Delorge, et quand on va savoir que M. Bizet a été blessé, il n'y aura qu'une voix pour crier que c'est joliment bien fait. Et il n'y a pas que dans le bourg qu'on sera content. Il y avait, hier, au Café du commerce, deux ou trois domestiques du château qui, certainement, n'auront pas su tenir leur langue. Je viens de voir tout à l'heure le vieux jardinier qui a la confiance de Mlle Simone, et il allait de maison en maison de l'air d'un homme qui cherche des nouvelles.

Contre son habitude, M. de Boursonne laissa tomber la conversation. Mais dès que maître Béru fut sorti:

—Eh bien!... fit-il, voici une aventure qui se présente bien... Raymond dissimula mal un mouvement d'impatience.

—En vérité, monsieur, répondit-il, je ne puis concevoir qu'un homme de votre intelligence et de votre valeur prête la moindre attention aux insipides et ridicules bavardages de cet aubergiste!

Loin de se formaliser de ce reproche, le vieil ingénieur souriait.

—Va, mon garçon, pensait-il, fâche-toi, je te pousserai tant et si bien que ce sera le diable si ton secret ne t'échappe pas.

Puis tout haut:

—Que trouvez-vous de ridicule, mon cher, au récit de ce bon Béru? Mlle Simone apprend qu'un jeune ingénieur a tiré l'épée pour ses beaux yeux, elle envoie chercher des nouvelles de son chevalier. N'est-ce pas tout naturel?... Bon, ce n'est pas la peine de devenir cramoisi comme cela.

Raymond rougissait, en effet, mais c'était de colère:

—En vérité, monsieur, prononça-t-il, c'est me faire payer cher le service que vous m'avez rendu!...

M. de Boursonne n'insista pas. Il était allé aussi loin que possible; il le comprenait, et de toute la journée il ne se permit pas la moindre allusion à Mlle de Maillefert.

Mais le soir, quand ils rentrèrent, après leur travail accoutumé, maître Béru leur remit à chacun une lettre qu'un domestique, en grande livrée, disait-il, avait apportée dans l'après-midi.

M. de Boursonne eut promptement ouvert la sienne, et l'ayant parcourue:

—Cette fois, mon cher Delorge, s'écria-t-il, vous ne direz pas que l'aventure ne marche pas... Lisez votre lettre, qui doit être, sauf le nom, en tout semblable à la mienne. Lisez, je vous prie.

Raymond obéit, et, à demi-voix et d'un air d'ébahissement profond, il lut:

«Madame la duchesse de Maillefert prie M. Raymond Delorge de lui faire l'honneur de passer au château de Maillefert la soirée de samedi prochain, 24 octobre.»

Le vieil ingénieur semblait ne pas se tenir de joie.

—Eh bien! que dites-vous de cela? interrogea-t-il.

—Je dis que c'est prodigieux.

—Pourquoi donc!... C'est votre duel, mon cher, qui nous vaut cette faveur que M. Bizet payerait de son meilleur cheval... Voilà une invitation conquise à la pointe de l'épée...

—Oh!...

—Il n'y a pas de oh! La duchesse avait à sa disposition le moyen de vous témoigner sa gratitude, elle s'est empressée de le saisir...

—Cependant...

—Et vous allez être présenté à Mlle Simone.

Raymond, les sourcils froncés, réfléchissait.

—Il n'est pas dit que j'accepte cette invitation, fit-il.

D'un air de stupeur comique, M. de Boursonne leva les bras au ciel.

—Vous refuseriez!... s'écria-t-il.

—J'hésite.

—Et pourquoi, s'il vous plaît?...

—Parce que, répondit Raymond, parce que...

Il s'arrêta. Il cherchait un prétexte plausible, car pour rien au monde il n'eût dit la vérité à M. de Boursonne.

—Parce que... répondit-il enfin, j'aurais l'air, ce me semble, d'aller en quelque sorte quêter des remerciements pour une action toute simple.

—Allons, allons, ce n'est pas mal trouvé!... dit le bonhomme, qui n'était point dupe.

Et agitant triomphalement son invitation:

—Quant à moi, ajouta-t-il, je déclare que j'accepte. Oui, si sauvage que je sois, si rustre, si paysan du Danube, je veux voir une de ces fêtes qui scandalisent ce cher Bizet de Chenehutte... Et la preuve, c'est que mon habit noir étant resté à Tours avec le gros de mon bagage, je vais écrire qu'on me l'envoie...

IX

Il y a deux châteaux de Maillefert.

Le vieux, que l'Annuaire historique et monumental de l'Anjou mentionne sous le nom de château de Chalendray, se dressait au sommet du coteau et commandait le cours de la Loire en amont et en aval.

Démantelé par les ordres de Richelieu, il ne tarda pas à tomber en ruines.

Il n'en reste plus aujourd'hui que des vestiges que se disputent les ronces et le lierre, et deux tours, encore imposantes, qu'on aperçoit de la station des Rosiers.

Le château neuf est bâti plus bas, à mi-côte.

C'est une massive construction à l'italienne, avec deux ailes en retour et trois perrons, qui n'a rien de remarquable, bien qu'en dise le guide Joanne, que ses vastes proportions.

Les grilles de la cour d'honneur, cependant, épargnées par la Révolution, sont assez curieuses, et les boiseries de la chapelle ont une haute valeur artistique.

Par exemple, les jardins de Maillefert n'ont pas de rivaux, malgré l'état d'abandon où on les laisse depuis quelques années.

Dessinés dans le goût des jardins de Marly, ils se composent d'une succession d'immenses terrasses à balustres élégants, reliées entre elles par de larges escaliers de marbre, dont la dernière marche baigne dans la Loire.

Des charmilles admirables, des bosquets d'arbres verts et des talus gazonnés dissimulent les murs de soutènement, et, tout au fond, se dressent les hautes futaies du parc.

Une avenue de près d'un kilomètre de long, ombragée d'un quadruple rang d'ormes séculaires, conduit de la grande route au château moderne de Maillefert.

Et c'est cette avenue que, le samedi, 24 octobre, sur les dix heures du soir, suivaient Raymond Delorge et M. de Boursonne.

Car, après bien des perplexités, Raymond s'était décidé à accepter cette occasion inattendue et unique de se rapprocher de Mlle Simone de Maillefert.

Il essayait, il est vrai, de se payer de ces subterfuges dont les faibles colorent les capitulations de leur conscience ou les défaillances de leur volonté.

—C'est curiosité pure, se disait-il. Est-ce que je puis aimer une jeune fille que je ne connais pas!... Avant trois mois d'ailleurs, j'aurais quitté les Rosiers pour n'y jamais revenir, et jamais plus je n'entendrai parler d'elle.

N'importe! Mécontent de lui-même, il était triste et préoccupé, et ne répondait que par monosyllabes aux continuelles observations de M. de Boursonne.

C'est que, d'un autre côté, jamais le vieil ingénieur n'avait été si guilleret.

Il frétillait dans son habit noir, arrivé la veille de Tours et encore tout froissé du voyage, un de ces bons vieux habits à larges basques et à manches étroites, où, après un quart de siècle de service, les bonnes mères de familles taillent l'habillement complet d'un gamin de dix ans.

—Que nous chantait donc cet imbécile de Béru? grommelait-il, que la duchesse de Maillefert en était réduite à vendre ses terres! Quand on est ruiné, on ne donne pas de fêtes comme celles-ci. Avec ce que coûte seulement l'illumination de cette avenue, du parc et du jardin, nous vivrions, vous et moi, pendant un bon mois.

Il calculait juste.

Des milliers de verres de couleur, habilement disposés dans les arbres, versaient de tous côtés leurs clartés tremblantes, et, se reflétant dans la Loire, donnaient au château de Maillefert un aspect féerique.

—Positivement, continuait le vieil ingénieur, c'est à rougir de venir sur ses jambes. Comme on voit bien que nous ne sommes, vous et moi, que de pauvres employés du gouvernement!... Vous qui êtes si lié avec M. Bizet de Chenehutte, vous auriez dû lui emprunter ce cabriolet dans lequel je l'ai aperçu l'autre jour.

Il est certain qu'ils étaient peut-être les seuls invités à venir à pied. Les gens qu'ils apercevaient se glissant à travers les arbres étaient de simples curieux, venus de Gennes et des Rosiers, pour voir et pour se moquer ensuite.

A chaque moment, ils étaient dépassés par des voitures lancées au grand trot, où ils apercevaient, à la lueur des lanternes, des femmes en costume de bal.

Et, quand ils arrivèrent à la cour d'honneur, ils la trouvèrent, si vaste qu'elle soit, trop étroite pour tous les équipages.

De trois côtés et sur trois rangs stationnaient, roue à roue, tous les véhicules connus, depuis le splendide huit-ressorts qui avait amené de Saumur ou d'Angers quelque belle millionnaire, jusqu'à l'humble boc, attelé d'un bidet d'allure paisible, du gentilhomme fermier de Trêves ou de Saint-Mathurin.

Au milieu de la cour un léger hangar avait été dressé, et on y voyait une centaine de domestiques en livrées multicolores se chauffant autour d'un grand feu, et vidant des bouteilles dont on voyait une armée sur des tables immenses.

—Heureuse invention! remarqua M. de Boursonne, et qui, au retour, conduira plus d'une voiture dans le fossé... Voilà qui me console d'être venu à pied.

Il se hâtait, tout en disant cela, car il était clair que depuis assez longtemps déjà la fête avait commencé.

Toutes les fenêtres de la façade flamboyaient. On entendait le brouhaha de la foule et, par-dessus, les ritournelles de l'orchestre.

Dans le vestibule, immense et dallé de marbre, des valets à la livrée de Maillefert recevaient les invités et les conduisaient au premier étage, où quantité de pièces avaient été disposées en vestiaire.

Seulement, M. de Boursonne et Raymond arrivaient si tard, que presque toutes les chambres étaient encombrés de vêtements, de cache-nez, de pardessus, de manteaux.

Si bien que le domestique qui les conduisait, voyant cela, leur ouvrit une sorte de petit salon éclairé par une seule lampe où il les laissa seuls.

En un tour de main Raymond fut prêt.

Mais le vieil ingénieur n'était pas si leste.

Il en avait pour un moment avant d'avoir essuyé ses lunettes, dépouillé son pardessus, cherché son mouchoir de poche et mis ses gants.

—C'est égal, disait-il, c'est fort bien vu, cela, quand on donne une fête à la campagne, de mettre à la disposition de ses invités une manière de cabinet de toilette...

Tout à coup il s'interrompit...

Dans la pièce voisine, dont la porte, cachée par une portière, était ouverte, évidemment une discussion éclatait:

—Chut! fit M. de Boursonne à Raymond.

Et, sans vergogne, il se rapprocha de la portière.

—Il est inouï, disait une voix de femme, très aigre et très impérieuse, il est incroyable, Simone, que vous n'ayez même pas commencé votre toilette... Êtes-vous folle!... A quoi donc avez-vous employé votre soirée?

—Vous le savez bien, ma mère, répondit doucement une voix admirable de pureté, je surveillais les derniers apprêts de votre fête...

—Eh bien! justement, c'est ce dont je me plains... C'est le rôle de mon maître d'hôtel et non pas le vôtre...

—C'est vrai, ma mère; seulement ma surveillance vous aura certainement économisé quinze cents ou deux mille francs.

—Assez!... je vous ai déjà dit que cette rage d'économie m'est odieuse.

—Cependant, ma mère, c'est grâce à elle que j'ai pu vous rendre service, ainsi qu'à mon frère...

—Jolis services!... Plutôt que de laisser prendre hypothèque sur vos prés de l'Authion, vous avez laissé vendre les propriétés de Philippe.

—Je vous ai dit pourquoi, ma mère... Mes revenus vous appartiennent, à mon frère et à vous, jamais je ne vous les disputerai... Mais ni lui, ni vous, ne toucherez au capital...

—Simone!

—C'est ainsi. N'espérez de moi, sur ce sujet, ni concession ni faiblesse. Ce que j'ai, je saurai le défendre et, si je mourais, mon héritage serait à l'abri de vos prodigalités. Vous aurez beau faire, Philippe et vous, ma mère, vous aurez toujours de quoi vivre. Les Maillefert ne finiront pas à l'hôpital...

Seul et libre de suivre ses inspirations, M. de Boursonne se fût glissé sous le canapé du petit salon, plutôt que de perdre la fin de cette discussion, qui éclairait d'un jour si extraordinaire les relations de la duchesse de Maillefert et de sa fille.

Le fâcheux est qu'il n'était pas seul.

Cloué sur placé tout d'abord, et pétrifié de surprise, Raymond Delorge ne fut pas long à se remettre.

Il eut horreur de la situation où le mettait la maladresse d'un valet.

Et, se rapprochant de M. de Boursonne:

—Sortons, monsieur, lui dit-il à l'oreille, sortons vite.

D'un geste, le vieil ingénieur l'écarta:

—Chut donc!... fit-il.

La discussion s'envenimait entre la mère et la fille, et attaques et répliques se succédaient avec une vivacité extraordinaire.

—Ah! vous vous oubliez, Simone! s'écriait la duchesse de Maillefert. Vous osez nous manquer de respect, à moi, qui suis votre mère, et à votre frère, qui est le chef de la famille!...

—Madame, de grâce, implorait la voix au timbre de cristal de la jeune fille, songez que vous avez cinq cents personnes dans vos salons; songez que très certainement on commente votre absence.

[Illustration: Raymond fumait un cigare sur la porte du Soleil levant quand le facteur lui remit une lettre.]

—On s'étonne bien plus de la vôtre!

—Oh! moi, il est connu que je n'aime pas le monde.

—On remarque votre affectation à le fuir, en tout cas, et comme à votre âge ce n'est pas naturel, on se demande pourquoi...

—Ne le savez-vous pas, vous, ma mère?...

—Je sais que vous êtes la fable du pays, voilà tout!... Je sais que ma fille, une Maillefert, est le sujet de disputes de cabaret, une manière d'héroïne populaire pour qui les imbéciles s'en vont sur le pré. Et je suis résolue à ne plus tolérer ces excentricités. Non, je ne vous laisserai pas davantage jouer les filles persécutées, et par votre conduite censurer la mienne. Voici assez longtemps que vous vous posez en chef de famille et me rompez la tête de vos sottes remontrances...

Raymond n'en voulut pas entendre davantage.

Saisissant le bras de M. de Boursonne, dont les pieds, positivement, semblaient rivés au parquet:

—Venez, monsieur, lui dit-il d'un accent indigné, bien qu'à voix basse, ce que nous faisons ici est abominable. Venez, ou je me retire et je vous laisse seul!...

Le vieil ingénieur n'osa pas résister. Mais une fois dans le corridor:

—Parbleu! fit-il, je me sens tout fier de l'opinion qu'a de nous cette excellente duchesse. Vous l'avez entendue? Dispute de cabaret! bataille d'imbéciles!... Risquez donc votre peau pour les gens!...

Qu'importait à Raymond l'opinion de la duchesse!...

—Je plains Mlle Simone, monsieur, prononça-t-il.

—Oui, le fait est qu'avec une pareille maman, sa vie ne doit pas toujours être tissée de soie et d'or...

—Et quelle résignation! Pas une plainte!

—Hum!... je trouve au contraire qu'elle se plaint haut et ferme... Mais elle a mille millions de fois raison, la pauvre enfant!

Sur quoi, s'arrêtant court sur le palier de l'escalier, et d'un ton sérieux et ému qui ne lui était pas habituel:

—C'est que c'est une brave et vaillante fille, ajouta-t-il, j'en mettrais la main au feu, moi qui tiens à ma main et qui crains les brûlures. Elle est fière de son nom, mais elle a, morbleu! le droit de l'être, elle qui se sacrifie à l'honneur de cet illustre et vieux nom de Maillefert, elle qui oublie ses vingt ans, ses beaux yeux, sa grosse dot, tous ses rêves de jeune fille, pour se faire l'intendant d'une mère prodigue et d'un frère panier percé!...

Jamais, au gré de Raymond, M. de Boursonne n'avait si bien parlé.

—Drôle de boutique! poursuivait-il, où c'est la fille qui tient la clef de la caisse et qui monte la garde devant la monnaie. Nous vivons, sacrebleu! dans un joli temps!... J'avais bien vu déjà un père et son fils se ruiner gaiement de compagnie, mais une maman et son garçon croquant gaillardement leurs millions ensemble, c'est neuf, c'est gracieux, c'est coquet. Il n'y a plus après cela qu'à tirer son chapeau. Et, ma foi, vive le progrès!...

Il descendit quatre ou cinq marches, puis, s'arrêtant de nouveau en se frappant le front:

—C'est égal, dit-il encore, je voudrais bien savoir de qui nous vient notre invitation, si c'est de la mère, du frère ou de la sœur...

Raymond aussi se le demandait, et avec une bien autre anxiété que le vieil ingénieur.

Pourtant, il ne lui répondit pas.

Ils arrivaient au grand vestibule, où se pressaient, au milieu des valets, une douzaine d'invités retardataires.

Un huissier, grave comme un pair d'Angleterre, les précéda jusqu'à la porte du grand salon, et après leur avoir demandé leurs noms, annonça:

—M. Raymond Delorge! M. le baron de Boursonne!

Le vieil ingénieur tressauta comme si on lui eût coulé dans le dos un grand verre d'eau glacée.

—D'où diable cet escogriffe sait-il que je suis baron? grommela-t-il.

—C'est vous qui venez de le lui dire, monsieur, répondit Raymond, que le rire gagnait.

—Êtes-vous sûr?

—J'ai entendu.

Le bonhomme hocha la tête.

—Vanité des vanités! murmura-t-il. Voilà pourtant la contagion de l'exemple. Mais donnez-moi le bras, mon cher Delorge, que nous ne nous perdions pas.

La précaution était bonne, car la foule était grande et d'autant plus animée qu'un quadrille venait de finir et que tous les danseurs refluaient dans les couloirs de dégagement.

En annonçant cinq cents personnes, Mlle Simone était restée bien au-dessous de la vérité: il y en avait bien le triple, circulant à travers trois salons et la grande galerie, qui occupaient tout le rez-de-chaussée d'une des ailes du château.

Rien de plus magnifique que ces salons, avec leurs plafonds enluminés, leurs boiseries dorées, leurs larges fenêtres et leurs immenses cheminées, décorées des armes des Maillefert, salons si vastes que dans chacun d'eux eût tenu l'appartement entier où un parvenu entasse glorieusement un millier d'invités.

Et cependant, cette splendeur même devait attrister un observateur, qui y retrouvait l'indice d'une opulence évanouie.

Il n'était que trop aisé de voir que ces appartements de réception ne servaient que de loin en loin. Plus de meubles, plus de tentures. Les rideaux aussi bien que les banquettes sortaient évidemment des magasins d'un tapissier d'Angers, qui les avait loués pour une nuit et qui attendait peut-être que le bal fût fini pour les décrocher et courir les tendre ailleurs...

—Ne jurerait-on pas, disait à Raymond M. de Boursonne, que la bande noire a passé ici! La bande noire!... Parbleu! c'est cette chère duchesse. Ne pouvant emporter le château, elle en a, du moins, emporté les meubles, les antiques bahuts, les vieilles consoles, les tapisseries curieuses, les horloges précieusement travaillées, tous ces trésors artistiques dont les grandes familles se font honneur et qui se transmettent de génération en génération.

Cependant, le vieil ingénieur et Raymond étaient sans doute les seuls à faire ces affligeantes observations.

Le bal arrivait au moment de son plus vif éclat.

Aux gais refrains de deux orchestres, dansaient, avec l'entrain de simples paysannes, les plus jolies, les plus riches et les plus nobles héritières de l'Anjou.

Le visage, même, se déridait, des douairières qui faisaient tapisserie en robe de satin ou de velours, audacieusement décolletées et la tête chargée de plumes ou de diamants.

A toutes les portes et dans l'embrasure des fenêtres, les hommes graves, cravatés de blanc, se serraient en groupes compacts.

Plus loin, dans deux petits salons ouvrant sur la galerie, on entendait l'or rouler sur les tapis verts et s'échanger les paroles sacramentelles: «Je passe!...—A vous la main!...—Je marque le point!...»

Sans relâche, les valets se succédaient, portant des plateaux chargés de glaces, de bonbons exquis et de coupes de champagne.

—Avec tout cela, disait Raymond à M. de Boursonne, nous sommes ici comme deux intrus. Nous n'avons seulement pas salué la duchesse. Comment ne redescend-elle pas? où donc est-elle?...

C'était en ce moment la préoccupation de bon nombre d'invités; il n'y avait pour s'en assurer qu'à prêter l'oreille.

—Décidément cette chère duchesse nous abandonne!...

Ainsi, près de Raymond et de M. de Boursonne, disait un gros monsieur à une très vieille dame extrêmement parée.

—C'est assez son habitude, ce me semble, répondit la douairière.

—Alors pourquoi donner des fêtes?...

—Eh! cher marquis, lorsqu'on a de l'argent de trop, il faut bien le dépenser.

Ils éclatèrent de rire tous deux, de ce bon rire de la médisance, puis le gros monsieur—le marquis—reprit:

—En tout cas, elle n'avait jamais donné une fête aussi magnifique.

—Aussi... nombreuse, du moins.

—C'est ce que je voulais dire. Aussi doit-elle avoir un but...

—Elle en a un.

—Et vous le connaissez?

—Assurément.

Le vieil ingénieur et Raymond oubliaient le bal pour écouter.

—En y réfléchissant, continuait le gros marquis, il me semble que je devine les projets de Mme de Maillefert.

—Dites.

—Elle songe à marier sa fille.

La vieille dame eut un petit ricanement, qui découvrit les perles de son râtelier.

—Pourquoi cela, comtesse? demanda l'autre, piqué.

—Parce que vous savez bien que le mariage de cette petite Simone mettrait la duchesse sur la paille. Parce que c'est Cendrillon qui paye les violons quand la duchesse danse. Parce que le mari garderait pour lui la fortune de sa femme, comme de juste, au lieu de la donner à croquer à Mme de Maillefert et à son fils... Allez donc un peu demander la main de Simone pour votre fils, et vous verrez ce qu'on vous répondra... A moins que...

—Eh bien!...

—A moins que vous ne consentiez à donner reçu de la dot sans la recevoir...

Le gros homme se grattait l'oreille, ce qui était sa façon de faire appel à ses idées.

—Peut-être avez-vous raison, comtesse, dit-il; mais, alors, que se propose donc la duchesse? Cherche-t-elle une femme pour Philippe?...

—Y songez-vous!... Quelle famille voudrait de ce garçon! Peut-être, à Angers, trouverait-il quelque marchand vaniteux qui donnerait un million ou deux de son nom et de son titre; mais il ne trouvera jamais une fille de noblesse...

—Alors, je donne ma langue aux chiens... Voyons, chère comtesse, apprenez-moi ce que vous savez. Faut-il vous jurer un secret éternel?

—Ce n'est pas la peine.

—Bah!...

—Ce que je vais vous dire, tout le monde le saura avant huit jours.

—Comtesse, je suis sur le gril.

—Eh bien! marquis, Mme la comtesse d'Hostal de Chalandray, duchesse de Maillefert, est ici en tournée électorale.

Le gros homme fit un tel saut en arrière, qu'il posa lourdement son talon sur le pied de M. de Boursonne, lequel avait fini par se rapprocher de lui un peu plus que ne le permettaient les convenances.

—Sacrrr!... commença le vieil ingénieur.

—Oh!... monsieur, mille pardons, agréez toutes mes excuses, fit gracieusement le marquis.

Et revenant bien vite à la vieille dame:

—C'est invraisemblable, ce que vous me dites là, comtesse, fit-il.

—Oui, mais c'est vrai. Ignorez-vous donc que la duchesse est ralliée, tout ce qu'il y a de plus ralliée, qu'elle ne sort plus des Tuileries, qu'elle va à Compiègne, qu'elle se montre partout avec la femme de ce Maumussy qui s'est affublé du titre de duc, qu'elle sera peut-être, un de ces jours, dame d'honneur de l'impératrice...

—Une duchesse de Maillefert!...

—Voilà! Quand on se noie, on se raccroche à toutes les branches, et la duchesse et son fils en sont à leur dernier bouillon. Que deviendront-ils, quand ils auront croqué la légitime de cette petite Simone? Cela les inquiète et ils se sont adressés à l'empire pour obtenir, elle des rentes, lui quelque sinécure bien lucrative. Seulement, comme on ne paye bien que les gens qui rendent des services, la duchesse a promis de rallier la noblesse de l'Anjou et de nous amener tous aux pieds de Leurs Majestés...

—C'est monstrueux!...

—Attendez!... Pour faciliter à cette chère duchesse sa mission politique, on a mis à sa disposition un certain nombre de places qu'elle va proposant à l'un et à l'autre. Déjà elle m'a offert une recette particulière pour mon gendre, qui n'est pas riche, comme vous savez, et qui est chargé de famille...

—Tenez, comtesse, il me semble que je rêve!...

—C'est-à-dire que vous doutez, et que vous voudriez des preuves? Eh bien! regardez autour de vous, et vous verrez tous les gros fonctionnaires du département. Vous verrez notre préfet, le sous-préfet de Saumur, le général, le commandant de l'école, l'enregistrement, la douane et les ponts et chaussées. C'est un bal de fusion.

Singulier fut le regard qu'échangèrent Raymond et M. de Boursonne.

Mais déjà le gros monsieur continuait:

—Cela étant, je vais aller saluer la duchesse et lui donner à entendre que personne de nous ne mettra plus les pieds chez elle... Mais où donc est-elle? Étrange maison, dont personne ne fait les honneurs!... Avez-vous aperçu Mlle Simone?

—Pas encore.

—Et Philippe?...

—Oh! lui, vous le trouverez dans le salon de jeu... Je viens de l'y voir aux prises avec votre fils...

—Comment! monsieur mon fils se permet... Ah! je vais y mettre bon ordre!...

Mais, au moment où il quittait la comtesse, un mouvement se fit dans la galerie.

Raymond et M. de Boursonne se haussèrent sur la pointe du pied.

Et, dans l'encadrement de la porte, ils aperçurent la duchesse et Mlle Simone de Maillefert.

X

La mère et la fille semblaient les deux sœurs, tant les années avaient glissé légères sur le front poli de la duchesse, tant les amertumes de la vie avaient eu peu de prise sur cette nature essentiellement mobile, insoucieuse et égoïste, tant aussi elle savait user avec discernement de tous les artifices de la coquetterie.

Renonçant pour une fois,—peut-être à cause de sa mission,—à ses excentricités habituelles, Mme de Maillefert portait une de ces toilettes d'une simplicité savante qui seront éternellement l'admiration et le désespoir des élégantes de petite ville, toilettes dont chaque détail est habilement combiné pour arriver à la plus parfaite harmonie.

Sa robe, vert de mer, dont la tunique était relevée par des branches d'églantier rose, avait la légèreté d'une nuée, et se décolletait précisément assez pour bien laisser admirer, sans les étaler, ses épaules d'une blancheur nacrée, polies et fermes comme le marbre le plus beau.

Mlle Simone, au contraire, paraissait plus vieille que son âge.

L'inquiétude et les soucis avaient, bien avant le temps, jeté leur ombre sur son beau visage et éteint le sourire de ses vingt ans.

Elle était vêtue, ce soir-là, d'une simple robe blanche, et dans ses admirables cheveux blonds relevés à la hâte pendait une grappe de fuchsia.

—Voyez-les donc, murmurait M. de Boursonne à l'oreille de Raymond, voyez-les et dites-moi si, à la première vue, un étranger oserait décider laquelle est l'aînée!...

—Ah! Mlle Simone est bien belle, monsieur.

—Naturellement. Mais c'est égal, les femmes sont plus fortes que nous, mon cher. Jamais on ne croirait, à voir ces deux-ci, qu'elles viennent d'avoir une affreuse discussion.

Sur ce point, le vieil ingénieur se trompait, mais c'était la faute de la myopie.

Un observateur de sa force, doué d'une vue passable, eût parfaitement reconnu que l'éclat du teint de Mme de Maillefert n'était pas naturel, et qu'un reste de colère contractait ses sourcils.

Il eût bien vu aussi la pâleur de Mlle Simone, et qu'une larme mal essuyée tremblait encore dans ses longs cils.

Raymond le discerna bien, lui, et, troublé profondément:

—Pauvre jeune fille!... soupira-t-il.

Elle n'était plus alors qu'à trois pas de lui, appuyée au bras de sa mère, et toutes deux s'avançaient dans la grande galerie.

Mais, circonstance étrange, leurs hôtes ne s'empressaient pas autour d'elles.

Les figures se faisaient graves sur leur passage, les saluts paraissaient contraints et les sourires glacés.

L'histoire racontée par la vieille comtesse à son ami le marquis avait fait le tour des salons, et beaucoup de nobles invités se juraient, en ce moment même, de ne jamais plus remettre les pieds à Maillefert.

Raymond en entendit même un qui disait:

—C'est un piège abominable, et sans ma fille, qui m'a conjuré de la laisser danser encore quelques quadrilles, je serais parti...

La duchesse avait trop de tact pour ne pas deviner ce qui se passait et se rendre compte du déplorable effet de sa combinaison.

C'était un échec qui allait rendre impossible dans le pays sa situation déjà fort difficile.

Mais elle avait aussi une trop longue habitude du monde pour ne savoir pas dissimuler ses impressions et commander à son visage.

Plus elle rencontrait de réserve plus elle se faisait gracieuse et souriante trouvant un mot aimable pour chacun, sachant forcer les plus hostiles à murmurer à tout le moins quelques formules de politesse banale.

—C'est fort curieux, ce qui se passe, disait à Raymond M. de Boursonne, c'est on ne peut plus intéressant... Suivons la duchesse, mon cher, faisons-lui cortège.

Ayant traversé la galerie, Mme de Maillefert et Mlle Simone venaient d'entrer dans un des salons de jeu.

Elles s'arrêtèrent près d'une table où deux jeunes gens jouaient, entourés chacun d'un groupe de parieurs.

Il y avait sur le tapis un assez joli monceau d'or.

—Ne jouez-vous pas bien gros jeu, messieurs? dit gaiement la duchesse.

Un des jeunes gens redressa vivement la tête.

Il était blond, avec un lorgnon à l'œil, et portait un immense col rabattu, un gilet très ouvert à un seul bouton et un habit à manches ridiculement larges.

—Ah! certainement non, ma mère, répondit-il avec un petit ricanement qui devait être un tic. Voyez donc, pour une douzaine que nous sommes, l'enjeu n'est pas de trois cents louis. Nous jouons, d'ailleurs, un jeu de famille, un jeu de bons bourgeois, un simple écarté de santé...

Et, s'adressant à son adversaire:

—Je prendrai des cartes! dit-il.

—Combien? demanda l'autre joueur.

—Oh! le paquet!... Je ne suis décidément pas en veine, ce soir.

C'est avec un dépit visible qu'il jeta ses cartes, et au même moment Mlle Simone lui appuya la main sur l'épaule en lui disant de sa douce voix:

—Cette mauvaise chance est une juste punition, Philippe. N'as-tu pas honte de jouer lorsque peut-être une jeune fille n'a pas de danseur!...

Le ricanement du jeune homme redoubla.

—Ah! l'excellente plaisanterie! dit-il. Me voyez-vous, messieurs, dansant un quadrille!... Eh! chère sœur, je serais effroyablement ridicule!...

Puis relevant son jeu:

—Le roi!... fit-il.

—Philippe!... insista la jeune fille d'un ton suppliant, mon frère!...

Mais déjà il était replongé dans sa partie. Il ne répondit pas.

—Cordieu!... grommela M. de Boursonne, que voilà un jeune seigneur qui me déplaît, avec sa raie au milieu de la tête, son lorgnon, son gilet à cœur, son rire idiot et son air content de soi!

C'était l'effet qu'il faisait à Raymond, et cependant Raymond ne souffla mot, préoccupé qu'il était de suivre de l'œil Mme de Maillefert et Mlle Simone, qui étaient allées s'asseoir dans la grande galerie.

—Voilà le moment, reprit le vieil ingénieur, d'aller présenter nos respects à ces dames...

—Est-ce bien nécessaire? demanda Raymond.

[Illustration: Raymond l'examinait avec curiosité.]

—Dame! la politesse la plus élémentaire l'exige.

—C'est que...

—Quoi? Ne craignez-vous pas une allusion à votre duel? Rassurez-vous, ces dames n'en ont même pas ouï parler. Nos conjectures étaient fausses. N'avez-vous pas entendu la vieille comtesse? C'est notre qualité d'ingénieurs qui nous a valu notre invitation. D'ailleurs est-ce qu'on nous connaît?...

Mais, à sa grande surprise, au moment où il esquissait son plus beau salut, un vieux monsieur, placé derrière Mme de Maillefert, se pencha vers elle en disant:

—M. le baron de Boursonne, madame, le savant ingénieur chargé des études de l'endiguement de la Loire...

La duchesse commençait une phrase flatteuse, mais le bonhomme n'eut pas la patience d'attendre la fin.

Prenant la main de Raymond:

—Permettez-moi, madame, interrompit-il, de vous présenter mon plus dévoué collaborateur, M. Raymond Delorge.

Plus rouge qu'une pivoine, Raymond s'inclina, mais non si bas qu'il ne vît le front de Mlle Simone se couvrir d'une rougeur plus vive que la sienne, non si vite qu'il ne surprît un éclair dans ses beaux yeux, et un geste aussitôt réprimé, disant bien que sa première inspiration avait été de tendre la main...

Le cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine.

—Elle sait, pensa-t-il, et elle m'est reconnaissante.

M. de Boursonne n'avait rien vu.

Déjà, il était en grande conversation avec le personnage qui l'avait nommé, et qui, bien évidemment, était un mentor qu'on avait donné à Mme de Maillefert pour faciliter sa mission.

Même ce personnage ne tarda pas à émettre, au sujet des élections prochaines, de si singulières théories, que le vieil ingénieur les interrompit brusquement.

—Je vous entends, monsieur, dit-il, vous me demandez de faire de la Loire un agent électoral qui inonderait les propriétés des gens qui votent mal, et respecterait les terres des paysans qui votent bien... C'est une idée, cela, mais diablement difficile à réaliser... Demandez plutôt à M. Delorge.

Mais Raymond n'était plus près de M. de Boursonne pour lui répondre.

Il avait vu Mlle Simone abandonner la place qu'elle occupait aux côtés de sa mère, et, entraîné par une force irrésistible, il l'avait suivie sournoisement à travers la foule, et il était allé se poster à un endroit d'où il ne perdait pas de vue un tressaillement de son visage.

La jeune fille s'était assise près de deux dames excessivement maigres, et avait entamé avec elles une interminable conversation.

Ce qui confondait Raymond et renversait toutes ses idées, c'était l'isolement où restaient Mme de Maillefert et sa fille, dans leur salon, au milieu de leurs hôtes.

Pendant que les hommes graves se tenaient à l'écart, ruminant cette nouvelle de la mission électorale de la duchesse, tandis que les vieilles femmes pinçaient les lèvres et chuchotaient derrière leur éventail, les jeunes ne songeaient qu'à employer le plus gaiement possible cette nuit de fête qui venait rompre la monotonie de leur existence.

—C'est inouï, pensa Raymond, on dirait un bal de souscription, où chacun est libre pour son argent.

Pourtant il compta jusqu'à cinq jeunes messieurs qui vinrent s'incliner devant Mlle Simone, lui demandant évidemment «l'honneur d'un quadrille ou d'une polka».

Mais Mlle Simone les refusait tous, et à ses gestes Raymond comprit qu'elle donnait pour prétexte de ses refus une vive douleur au pied.

Il est vrai que ni ces invitations ni la conversation des deux dames maigres ne paraissaient occuper beaucoup la jeune fille.

Son esprit était ailleurs.

Ses beaux yeux ne se détachaient pas d'une certaine direction, et tour à tour l'anxiété la plus poignante, la colère ou la douleur se peignaient sur sa mobile physionomie.

—Qu'est-ce donc qui l'intéresse ainsi? pensait Raymond.

Il ne pouvait le voir de l'endroit où il était, encore qu'il se haussât sur la pointe des pieds et tendît le cou de façon à se le démancher.

Cela étant, il manœuvra de façon à découvrir un meilleur poste d'observation, et il ne tarda pas à le trouver.

C'était le salon de jeu, qui absorbait ainsi toutes les facultés de Mlle Simone.

—Ah! je comprends, se dit Raymond.

Et, sans trop d'affectation, il se glissa dans ce salon.

Le jeune duc de Maillefert, Philippe, était toujours à la table de jeu, et aux contractions de sa figure fripée, il était aisé de deviner que la mauvaise chance continuait à s'acharner après lui.

C'est avec des mouvements nerveux qu'il maniait les cartes. Il les eût déchirées certainement s'il ne se fût pas contenu, froissées et foulées aux pieds.

A tout instant de sourdes exclamations de rage lui échappaient.

—C'est dégoûtant, parole d'honneur!... Perdre le point avec un pareil jeu!... c'est fait pour moi!... Pas un atout en quinze cartes!... En vérité, mon cher, vous avez trop de chance!...

Son adversaire, aussi calme et aussi froid qu'il semblait fiévreux et agité, était un homme dont toute la personne trahissait une intelligence bornée, beaucoup de confiance en soi et un entêtement féroce.

Son tour de donner venu, il battit les cartes méthodiquement, fit couper, et... tourna le roi.

—Le monarque! dit-il. Cela me fait cinq points; j'ai gagné.

Et, allongeant tranquillement la main, il attira à lui l'or et les billets placés devant Philippe.

—Continuons-nous? demanda-t-il, tout en vérifiant son gain.

Le jeune duc s'était levé brusquement.

—En voilà assez! dit-il. Je perdrais ce soir jusqu'à ma dernière chemise. Savez-vous, messieurs, que voici quinze mille francs que je perds! C'est un assez joli denier.

—Bast! qu'est-ce que quinze mille francs pour vous? objecta un parieur.

Raillait-il? Parlait-il sérieusement?

Philippe le regarda fixement pour s'en assurer, et, comme il demeurait impénétrable:

—Eh bien! soit! encore un coup! dit-il vivement à son adversaire, sur parole, en cinq points, quitte ou double.

L'autre ne broncha pas.

—Est-ce que vous refusez, insista le jeune duc, qui devint livide? est-ce que la parole d'un Maillefert ne vous paraît pas valoir de l'argent comptant?...

Il parlait si haut qu'il n'était pas possible que Mlle Simone, de sa place, ne l'entendît pas.

Raymond la regarda.

Elle était plus blanche que sa robe, ses mains tremblaient...

—J'attends votre décision, monsieur, insista Philippe d'un ton presque menaçant.

L'autre gardait son flegme imperturbable.

—La décision ne dépend pas de moi, répondit-il.

—Que voulez-vous dire, monsieur?

—Ceci: Je fais partie d'un cercle, c'est bien connu à Angers, dont tous les membres se sont engagés par serment à ne jamais jouer qu'argent sur table. L'article VII de nos statuts porte que celui de nous qui manquera à sa parole sera passible d'une amende s'élevant au double de la somme jouée... Ce serait donc une trentaine de mille francs qu'il m'en coûterait pour avoir l'honneur de continuer votre partie...

Le jeune duc de Maillefert semblait atterré...

—Mais c'est une offense, cela, monsieur, balbutiait-il, c'est une injure atroce...

—Oh! pas le moins du monde...

Un grand silence s'était fait dans le salon de jeu, silence que rendaient plus lugubre le bourdonnement de la foule dans la galerie et les joyeuses fanfares de l'orchestre. A toutes les tables environnantes on avait cessé de jouer.

On s'attendait visiblement à quelque violente altercation, lorsque Mlle Simone parut...

Pauvre généreuse fille! Dominant sa douleur, elle se contraignait à sourire.

Vivement elle prit le bras de Philippe, et, s'adressant aux personnes qui l'entouraient:

—Permettez-moi de vous enlever mon frère un instant, messieurs, dit-elle.

Et ils sortirent ensemble.

—Vous avez sagement agi, dit alors un des parieurs à l'adversaire.

—Oui, très sagement, ajouta un autre. Ce cher duc est charmant, quand il parle de perdre sa dernière chemise. Il y a longtemps qu'elle est perdue. C'est celle de sa sœur qu'il joue maintenant.

Tout en écoutant, Raymond observait le frère et la sœur.

Ils causèrent un instant à voix basse, puis la jeune fille s'éloigna, laissant Philippe près des deux dames maigres.

Lorsqu'elle reparut l'instant d'après, elle tenait un petit paquet qu'elle lui glissa dans la main.

Le jeune duc eut un frémissement de joie.

—Merci!... murmura-t-il sans doute à l'oreille de sa sœur.

Et, revenant s'asseoir en face de son flegmatique adversaire:

—Maintenant, dit-il, en posant une liasse de billets de banque sur le tapis, maintenant, monsieur, vous pouvez jouer sans trahir vos serments. Faisons-nous, une dernière fois, en cinq points, quitte ou double?...

L'homme impassible se troubla.

—Mais... c'est de dix mille francs qu'il s'agit, fit-il.

—Juste!... répondit Philippe. Total, si vous gagnez, vingt mille francs. Après cela, je ne voudrais pas vous contraindre. Il vous répugne peut-être d'exposer votre bénéfice...

Les rieurs étaient passés du côté de M. de Maillefert. Ce que voyant, l'autre:

—A qui fera! dit-il.

Bien qu'on joue beaucoup en Anjou, la partie était assez intéressée pour émouvoir la galerie. Un cercle se forma autour de la table, si épais, que de sa place, qu'elle avait reprise, Mlle Simone ne pouvait plus rien voir.

Ce fut à Philippe de donner le premier.

Il eut le roi et la vole, et marqua trois points.

—Vous commencez bien! grommela l'adversaire.

Et, donnant à son tour, il donna à Philippe le roi et le point.

—Vous avez gagné! prononça-t-il, en retirant de ses poches l'or et les billets qu'il avait gagnés...

Le jeune duc triomphait:

—Voulez-vous continuer? disait-il. Moi, qui n'ai pas fait de serment, je jouerai avec vous sur parole tant qu'il vous plaira.

C'est avec la plus poignante anxiété que Raymond avait suivi cette partie, dont les conséquences, il ne le sentait que trop, pouvaient être terribles.

Tout ce qu'il imaginait que pouvait, que devait souffrir Mlle Simone, il le souffrit lui-même.

Il se représentait l'atroce douleur de cette jeune fille si fière en voyant l'outrage fait à ce nom de Maillefert qu'elle défendait, Dieu sait à quel prix.

Philippe avait été cruellement insulté.

Sa parole jetée sur le tapis vert n'y avait pas été acceptée.

Et tout ce qu'avait pu dire son adversaire des règlements du cercle dont il faisait partie n'était évidemment qu'une pure fiction inventée pour se garer de ces joueurs suspects qui empochent bravement quand ils gagnent et qui, s'ils perdent, ne payent pas..

Voilà où en était le dernier duc de Maillefert.

—Et certainement, pensait Raymond, il n'avait pas fallu moins que cette abominable offense, pour décider Mlle Simone à donner à son frère de quoi continuer à jouer.

Tant que la partie demeura en suspens, tant qu'il vit les deux joueurs se disputer avec acharnement ces saintes économies de la jeune fille, la respiration lui manqua.

Mais lorsqu'il entendit Philippe de Maillefert, qui avait déjà trois points, annoncer le roi, quand il le vit abattre triomphalement son jeu et montrer qu'il avait trois atouts majeurs, c'est-à-dire le point sûr... oh! alors la joie lui monta au cerveau, enivrante autant que le vin, et, bondissant jusqu'à Mlle Simone:

—Il a gagné!... dit-il.

Violemment, comme si elle eût été endormie, et qu'un coup de pistolet eût été tiré à son oreille, Mlle Simone tressauta.

—Monsieur! fit-elle.

Mais quand ayant levé la tête ses yeux rencontrèrent les yeux de Raymond, un nuage de pourpre s'étendit sur son visage, jusqu'à la racine des cheveux, et, d'une voix faible, mais où vibrait toute son âme:

—Merci, monsieur, murmura-t-elle, merci!...

Les deux dames maigres, assises près de Mlle de Maillefert, ouvraient des yeux immenses.

Elles se demandaient quel était ce jeune homme d'un extérieur si remarquable, qu'elles ne connaissaient cependant pas, elles qui connaissaient tout le pays, qui parlait à Mlle Simone avec une si éloquente émotion, et à qui elle répondait d'une voix balbutiante.

—Et... continue-t-il de jouer? demanda la jeune fille.

Raymond se pencha vers le salon de jeu.

—Non, répondit-il. Je le vois, il est debout près de la fenêtre, il plaisante avec des jeunes gens que je ne connais pas...

Seulement, c'est d'une voix à peine intelligible qu'il prononça ces derniers mots.

Il venait de surprendre, arrêté sur lui, l'œil étincelant de méchanceté des deux dames maigres, et sous ce regard comme sous une douche glacée lui tombant sur le front, il recouvra son sang-froid.

Il vit Mlle de Maillefert compromise, et sérieusement, cette fois, par lui.

Et, furieux de sa sottise, tourmenté de regrets, ne sachant comment s'excuser et se retirer, ne sachant ni que dire ni que faire, il restait devant la jeune fille, à demi-incliné, rouge, balbutiant...

Jusqu'à ce qu'enfin une idée lui venant:

—Daignez-vous, mademoiselle, demanda-t-il, me faire l'honneur de danser avec moi le prochain quadrille?...

Elle se leva à demi, et déjà Raymond lui présentait le bras, quand soudain se rasseyant:

—Excusez-moi, monsieur, répondit-elle, j'ai déjà refusé plusieurs fois de danser, je me sens un peu souffrante...

Raymond pâlit.

—Je vous en prie!... insista-t-il.

Si visible fut l'hésitation de la jeune fille, qu'une des dames maigres crut pouvoir intervenir, en avançant sa tête chargée de plumes:

—Vous êtes en vérité trop scrupuleuse, mon enfant, dit-elle. Vous souffriez, tout à l'heure, vous avez refusé ces messieurs... quoi de plus naturel?... Maintenant, vous vous sentez mieux, monsieur vous invite et vous acceptez... quoi de plus simple? Eh! dansez donc, croyez-moi, profitez de votre jeunesse!...

Ce qu'il y avait de perfide dans cette phrase, Mlle Simone ne le comprit pas, pas plus qu'elle ne surprit le sourire venimeux qui la soulignait.

Elle se leva donc, appuya sa main tremblante sur le bras de Raymond, et, traversant la galerie, ils gagnèrent un des salons où on dansait...

Ah! l'impitoyable M. de Boursonne eût bien ri de la contenance de son «jeune ami».

Raymond allait d'un pas de somnambule, de l'air d'un homme qui n'est pas parfaitement sûr d'être bien éveillé.

Il se demandait s'il n'était pas un fat ridicule, si l'instinctive sympathie qu'il avait cru lire dans le doux regard de cette jeune fille si fière existait réellement.

Comment, ne s'étant jamais parlé, s'étaient-ils parfaitement compris? Quelles mystérieuses affinités rapprochaient ainsi leurs âmes? L'avait-elle donc deviné? Avait-elle deviné ce cœur qui ne battait déjà plus que pour elle?

Que n'eût-il pas donné pour avoir un instant la puissance de Dieu, pour anéantir, par le seul acte de sa volonté, tous ces importuns dont il fendait la foule odieuse, pour se trouver seul près de Mlle Simone, tomber à ses pieds, lui dire de quelle admiration absolue et respectueuse il l'admirait!

Mais il n'avait pas la puissance de Dieu.

L'orchestre jouait les premières mesures d'un quadrille, et il n'eut que le temps de chercher une place et de s'inquiéter d'un vis-à-vis. Et ce n'était pas tout encore.

Il sentait peser sur lui il ne savait combien de regards enflammés de curiosité, et il comprenait la nécessité de dominer son trouble, de maîtriser ses pensées et d'adresser la parole à Mlle Simone.

Hélas! son esprit ne lui fournissait rien, pas un mot, pas une de ces phrases banales qui s'échangent entre deux figures, et qui sont comme la fausse monnaie de l'esprit et de la galanterie, pas un de ces compliments ineptes qu'il entendait couler comme de source de la bouche en cœur des danseurs ses voisins...

Peut-être Mlle de Maillefert souffrait-elle autant que lui, peut-être se rendait-elle compte de son embarras. Toujours est-il qu'à la fin de la seconde figure, elle lui demanda quelques renseignements sur les travaux de M. de Boursonne.

C'est avec l'empressement d'un homme en train de se noyer que Raymond saisit cette branche.

Et, tout en décrivant avec une extrême volubilité leurs plans et leurs études:

—Je me perds, pensait-il... Elle doit me juger stupide... Est-ce là ce que je devrais lui dire!... O sensibilité idiote, maudite timidité!...

Elle finit, cependant, cette interminable contredanse.

Elle finit par un galop général, les deux orchestres jouant le même quadrille, et les danseurs des deux salons se lançant et se mêlant dans la grande galerie...

C'est près de sa mère que Mlle Simone voulut être reconduite.

La duchesse de Maillefert était à la même place, fort entourée pour le moment et rouge de dépit; car M. de Boursonne, à force de questions perfides et d'attaques sournoises, l'avait presque amenée à confesser le but de son voyage.

Apercevant sa fille au bras de Raymond:

—Venez-vous donc de danser? lui demanda-t-elle d'un ton aigre.

—Oui, ma mère.

—Avec monsieur?

—Oui.

—Il me semblait vous avoir entendu dire à M. de Luxé que vous étiez souffrante et que vous ne danseriez pas de la soirée.

La jeune fille s'assit sans répondre, et Raymond allait peut-être commettre la maladresse insigne de s'excuser, quand il sentit qu'on lui frappait sur l'épaule.

Il se retourna vivement et se trouva en face de M. de Boursonne.

—Je suis rompu, lui dit le bonhomme; les bals, décidément, ne sont pas mon fait. Allons chercher nos pardessus et filons...

Raymond le suivit et sans trop de peine ils retrouvèrent la porte du petit salon où ils s'étaient débarrassés de leurs effets.

Seulement cette porte était fermée et on avait retiré la clef.

—Eh bien! voilà qui est gracieux! gronda M. de Boursonne.

Il essayait d'ouvrir, cependant, lorsqu'un vieux domestique sans livrée accourut:

—Que désirent ces messieurs? demanda-t-il.

—Parbleu! nos paletots, qui sont là-dedans.

Le domestique les examinait avec une attention étrange.

—C'est par erreur, répondit-il enfin, qu'on a conduit ces messieurs dans ce salon. Il dépend de l'appartement de miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise de Mlle Simone, de sorte que...

En toute autre occasion, M. de Boursonne n'eût point manqué de s'informer de cette miss Lydia, dont il avait déjà ouï parler par maître Béru.

Mais en ce moment, il s'impatientait fort.

—De sorte que, interrompit-il, nos vêtements sont sous la clef de la gouvernante...

—Oh! non certes, on les a retirés, et si ces messieurs veulent prendre la peine de venir avec moi...

[Illustration:—Vous mentez, dit-il à M. Bizet.]

Ils prirent cette peine.

Leurs vêtements avaient été soigneusement recueillis. Ils les endossèrent, et l'instant d'après ils descendaient le perron du château de Maillefert.

Il était trois heures du matin.

Les gens graves se retiraient. On voyait les lanternes de leurs voitures glisser à travers les arbres le long de la route qui conduit à la levée de la Loire et sur le pont de fil de fer.

Les fanatiques seuls restaient, ceux qui dansent jusqu'à ce que la dernière bougie ait fait éclater la dernière bobèche, jusqu'à ce que le dernier musicien de l'orchestre s'endorme exténué sur son instrument.

Ceux-là en prenaient à cœur-joie.

Ils dansaient un cotillon, et on voyait leurs ombres tourbillonnantes passer et repasser devant les fenêtres.

Dans la cour, en attendant leurs maîtres, les valets dormaient autour de leurs feux, à l'exception de trois ou quatre, qui, parfaitement ivres, échangeaient des injures en attendant d'échanger des coups.

Les lampions de l'avenue étaient éteints... A peine de-ci et de-là, dans les branches, en apercevait-on un qui agonisait, jetant bien plus de fumée que de lumière.

—Et voilà comment finissent toutes les fêtes! observait philosophiquement M. de Boursonne. Et on appelle cela s'amuser...

Mais au moment de franchir la grille de la cour d'honneur, il s'approcha d'un des réverbères, et, tirant de sa poche un vieux portefeuille, il l'examina attentivement.

—Parbleu!... fit-il.

—Qu'est-ce, monsieur? interrogea Raymond.

Mais, au lieu de répondre:

—Aviez-vous laissé quelques paperasses dans la poche de votre pardessus, mon cher Delorge? demanda le bonhomme.

Raymond chercha.

—Oui, répondit-il.

—Quelles?

—Deux ou trois vieilles lettres à mon adresse, et quelques cartes de visite.

—Alors, plus de doute, fit le vieil ingénieur.

Et s'arrêtant court:

—Que me répondriez-vous, reprit-il, si je vous disais que Mlle Simone sait que sa discussion avec sa mère à été entendue?

—Oh! monsieur...

—Et entendue par nous, qui plus est, par vous Raymond Delorge, et par moi le père Boursonne...

—Si cela était, monsieur, j'en serais au désespoir...

—Eh bien! désespérez-vous, mon cher, car rien n'est plus certain, déclara le vieil ingénieur.

Et, se remettant en marche, car il avait chaud et la nuit était fraîche:

—Rien n'est plus certain, poursuivit-il, et je le prouve: 1º nos pardessus ont été soigneusement retirés du petit salon; 2º mon portefeuille a été ouvert, je m'en suis assuré; 3º un domestique montait la garde non loin de la porte fermée, avec ordre de bien prendre notre signalement...

Tout cela était tellement probable qu'il n'y avait guère moyen d'en douter.

—Soit, interrompit Raymond, mais pourquoi serait-ce Mlle Simone qui saurait notre indiscrétion, bien involontaire de ma part, et non pas Mme de Maillefert, ou plutôt, pourquoi ne la connaîtraient-elles pas toutes deux?

M. de Boursonne hocha la tête.

—Ici, répondit-il, je n'ai plus que des présomptions. Seulement, il est de ces indices moraux qui valent des faits. Si Mme de Maillefert eût su que nous possédions son secret, elle eût été avec nous plus gracieuse, car elle eût eu peur de nous. Or, c'est à peine si elle a été polie, cette chère duchesse...

—Oui, c'est juste, murmurait Raymond, c'est très juste!...

—Maintenant, reste à savoir comment a été avec vous Mlle Simone... Je sais déjà qu'elle a dansé avec vous, après avoir refusé de danser avec d'autres...

—Ah! monsieur!...

—Parfait, je suis fixé, dit en riant le vieil ingénieur.

Et, redevenu grave tout à coup:

—Cette noble duchesse, prononça-t-il d'une voix irritée, mériterait qu'on rasât ses cheveux couleur de soleil, qu'on la vêtît d'un sarrau de ratine grise et qu'on l'obligeât à soigner des galeux jusqu'à la fin de ses jours. Son aimable fils mériterait qu'on l'embarquât sur quelque long-courrier, avec recommandation au capitaine de lui faire connaître les douceurs du chat à neuf queues...

Puis plus bas:

—Et si j'étais à votre place, ami Delorge, poursuivit-il, si j'avais votre âge, si ma bonne étoile guidait sur mon chemin une jeune fille telle que Mlle Simone...

—Eh bien?...

—Eh bien!... elle serait ma femme, envers et contre tous, quand il me faudrait soulever des montagnes ou combler des abîmes; elle serait ma femme ou ma vie serait perdue, brisée, finie...

Il s'interrompit, honteux peut-être un peu de son enthousiasme, et brusquement, sans vouloir entendre la réponse qui montait aux lèvres de Raymond:

—Mais nous voici arrivés, dit-il, et j'entends cet imbécile de Béru qui vient nous ouvrir... Bonne nuit, dormez bien... Mais vous savez: Elle serait ma femme!...

QUATRIÈME PARTIE

LES MAILLEFERT

I

Il était tard lorsque Raymond Delorge se réveilla.

C'était un dimanche, et il avait défendu à maître Béru, le bon hôtelier du Soleil levant, d'entrer dans sa chambre, même pour lui annoncer le déjeuner.

Le temps était splendide. Un de ces radieux soleils de la Saint-Martin, si beaux dans la vallée de la Loire, dissipait les dernières brumes et dorait à l'horizon lointain la cime jaunie des grands arbres...

Raymond ouvrit sa fenêtre, et l'air pur, à grands flots, s'engouffra dans sa chambre...

La grande rue des Rosiers était bruyante et animée. La grand'messe venait de finir, et incessamment passaient des groupes de paysannes coquettes, rouges et joufflues sous leur blanc bonnet de mousseline.

Cependant, au lieu de se hâter de s'habiller, comme d'ordinaire, Raymond s'affaissa dans un grand vieux fauteuil que l'aubergiste du Soleil levant avait fait venir de Saumur à son intention.

Les dernières paroles de M. de Boursonne: «Elle serait ma femme», retentissaient encore à son oreille, remplissaient sa pensée et vibraient dans son âme.

—Oui, se répétait-il, comme pour s'encourager, oui, il faut qu'elle soit ma femme.

C'est qu'il n'en était plus à batailler avec lui-même, à essayer de s'abuser. Il aimait Mlle Simone de Maillefert.

Il l'aimait de cet amour unique et absolu qui envahit l'être entier, qui s'empare despotiquement de toutes les facultés, qui remplit l'existence, et qui, selon qu'il est heureux ou malheureux, fait de celui qu'il possède le plus fortuné ou le plus misérable des mortels.

Mais elle, Mlle Simone, l'aimait-elle? l'aimerait-elle jamais?...

Se rappelant son attitude lorsqu'il lui avait été présenté, ses rougeurs soudaines, ses regards surpris, et comment, tout à coup, sans jamais s'être parlé, ils s'étaient entendus:

—Non, je ne lui suis pas indifférent, se disait-il, tressaillant d'espérance.

Mais presque aussitôt les observations de M. de Boursonne lui revenaient à la mémoire: il songeait que Mlle de Maillefert avait dû savoir qu'il avait pris sa défense, qu'il s'était battu pour elle avec M. Bizet de Chenehutte, et alors:

—Pauvre fou que je suis, murmurait-il, qui prends pour un intérêt sérieux ce qui n'est que l'expression banale, à force d'être naturelle, de la reconnaissance.

Pourtant, comme il se sentait prêt à tout pour conquérir Mlle de Maillefert, comme il se sentait de taille, selon l'expression de M. de Boursonne, à aplanir des montagnes et à combler des abîmes, il s'efforçait d'évaluer froidement ses chances de succès.

Hélas!... elles lui paraissaient autant dire nulles.

Même en admettant, et il n'osait l'admettre, que Mlle Simone l'aimât, en était-il plus avancé?

Il en savait précisément assez de l'existence des Maillefert pour être persuadé que la duchesse et son fils s'opposeraient de tout leur pouvoir et de toute leur énergie au mariage de Mlle Simone, non précisément avec lui mais avec n'importe qui.

Un mariage n'aurait-il pas ce résultat de les priver des revenus de la malheureuse enfant, qui étaient désormais leur unique ressource?

D'un autre côté, ignorait-il à quelle tâche écrasante Mlle Simone avait voué sa vie? Et il l'estimait assez héroïque pour briser son cœur plutôt que de renoncer à cette œuvre de veiller sur la maison de Maillefert et de préserver de tout opprobre ce grand nom, sans cesse compromis par les folles prodigalités de la duchesse et par les insanités de M. Philippe...

Et qui était-il, lui, Raymond Delorge, pour oser aspirer à la main de cette jeune fille si belle, si noble et si riche?...

Un obscur bourgeois, un pauvre petit ingénieur des ponts et chaussées, sans autre avoir que les maigres émoluments de sa place.

Et ce n'était pas tout.

N'avait-il pas, de même que Mlle Simone, une tâche à remplir, et bien autrement impérieuse et sacrée? Sa vie n'était-elle pas vouée à une œuvre de justice et de vengeance, et d'avance sacrifiée?...

Que dirait sa mère, si elle venait à apprendre son amour, ses espérances, ses projets?

Il lui semblait la voir se dresser en pied, austère comme le devoir, rude comme la vérité, terrible comme le remords.

—Honte sur vous, lui disait-elle, qui pouvez oublier votre père assassiné!... Honte sur vous, dont le lâche cœur peut espérer le bonheur alors que les assassins triomphent, alors que Maumussy et Combelaine sont encore impunis!...

Et, comme pour exaspérer la douleur de Raymond, sa conscience ne lui montrait autour de lui que des exemples d'une indomptable ténacité.

Sa mère, d'abord, Mme Cornevin, qui, après avoir eu cette énergie d'élever cinq enfants, avait eu cette constance de se faire une éducation à la hauteur de ses espérances. Et Léon Cornevin, dont on avait brisé la carrière, mais non l'indomptable volonté. Et Jean encore, qui, en ce moment même, ayant tout abandonné, patrie, amis, famille, s'obstinait à la recherche de son père, à la poursuite de cette lettre décisive que le général Delorge mourant avait dû confier à l'unique témoin du crime, au loyal et malheureux Laurent Cornevin.

Il n'était pas jusqu'à Me Roberjot, jusqu'au timide bonhomme Ducoudray dont la conduite ne fût pour Raymond un cruel reproche.

—Eh bien! oui, c'est vrai, se disait-il avec une sorte de rage, oui, ce que je fais est indigne; mais je l'aime, ma raison se trouble, ma volonté m'échappe, je ne m'appartiens plus, je ne suis plus moi... je l'aime!...

Mais l'excès même de son exaltation devait le ramener vite à une plus saine appréciation de la réalité. Comprenant que, s'il restait plus longtemps dans sa chambre, M. de Boursonne l'y viendrait relancer, il se hâta de s'habiller et de descendre.

Dans la grande salle du Soleil levant, le vieil ingénieur—pour employer encore une de ses expressions—tenait ses assises hebdomadaires.

C'était sa coutume, depuis qu'il avait établi son quartier général aux Rosiers.

Tous les dimanches, à l'issue de la grand'messe, il envoyait maître Béru lui racoler tout ce qu'il rencontrait sur la place de l'Église de paysans des environs.

Et il passait son après-midi à les questionner, avec un art et une patience admirables, essayant de tirer d'eux les indications qu'il supposait devoir servir l'immense travail dont il avait la direction.

Il était en train d'écouter un des adjoints de Saint-Mathurin, lequel avait eu ses meilleures terres ensablées, c'est-à-dire stérilisées pour des années, à l'inondation de 1866, lorsqu'il aperçut Raymond qui traversait le vestibule pour se rendre à la salle à manger.

Aussitôt, il abandonna son adjoint et les sept ou huit paysans qui l'entouraient, et s'élançant après son jeune ami:

—Vous voilà donc, maître paresseux! s'écria-t-il... Savez-vous qu'il y a plus d'une heure que j'ai déjeuné?...

Mais si mauvaise que fût sa vue, il distingua l'altération des traits de Raymond, et surpris et changeant de ton:

—Saperjeu!... reprit-il; que vous arrive-t-il, mon cher?...

—Rien, monsieur; je suis un peu fatigué.

—Vous!... pour une pauvre nuit passée au bal, pour un innocent quadrille et pour quatre ou cinq verres d'un punch inoffensif!...

Raymond ne répondit pas, mais M. de Boursonne ne pouvait se méprendre à la façon dont il hocha la tête. Aussi, se frappant le front:

—J'y suis! s'écria-t-il. Mlle de Maillefert...

L'entrée de maîtresse Béru, qui apportait à Raymond des œufs à la coque dénichés de sa main le matin même, coupa la parole au bonhomme; mais dès qu'elle se fut retirée:

—Par ma foi, poursuivit-il, je ne comprends pas que le souvenir de la plus charmante jeune fille que je connaisse puisse donner à un amoureux cette mine funèbre.

—Hélas!... soupira Raymond.

—Vous avez découvert des obstacles?...

—Insurmontables, oui, monsieur.

Le vieil ingénieur haussa les épaules.

—Voilà bien, grommela-t-il, les jeunes gens de notre époque, héros aimables à qui il faut des sentiers fleuris, sablés de poudre d'or, et qui s'assoient découragés à la première taupinière qu'ils rencontrent.

—Monsieur...

—Taisez-vous! Peut-être m'avoueriez-vous que vous n'aimez que les entreprises faciles, et je vous prendrais en grippe. On ne gravit avec honneur et plaisir, mon cher, que les montagnes réputées inaccessibles. On est fier d'avoir atteint le sommet du mont Blanc, on ne se vante pas d'avoir escaladé les buttes Montmartre. L'impossible, voilà le but qui me tenterait, si j'avais votre âge. Tel que vous me voyez, je crois aux miracles, j'en ai vu... et la sorcière qui les faisait est aux ordres de tout le monde, elle s'appelle: la Volonté.

Il s'exprimait en homme fort de ses convictions et qui a expérimenté ses théories. Pourtant le visage de Raymond restait morne.

—Que peut la plus indomptable volonté, murmura-t-il, quand on a tout contre soi! Si vous saviez, monsieur....

Il était dans une de ces dispositions d'esprit où les plus chers secrets montent de l'âme bouleversée jusqu'aux lèvres, et si le vieil ingénieur l'eût voulu, il ne tenait qu'à lui de surprendre ce mystère qu'il avait deviné dans le passé de son jeune compagnon. Mais il ne songeait alors qu'à étudier le côté pratique—il disait le côté politique—des projets de Raymond...

—Le diable, mon cher, interrompit-il, c'est que, pendant que vous dansiez avec la fille, j'ai cédé à la tentation, stupide, je le reconnais, de tourmenter la mère, et que je l'ai tant agacée et persiflée qu'elle doit m'en vouloir à la mort. Conclusion: ni vous ni moi ne serons plus invités au château de Maillefert, et vous voilà séparé de Mlle Simone.

Il tira sept ou huit énormes bouffées de sa pipe, et du sein de l'épais nuage de fumée dont il s'était enveloppé:

—L'important, continua-t-il, est de faire notre paix. Comment? Voilà le problème. Pour l'instant, il faut que je rejoigne mes campagnards qui doivent s'impatienter, mais nous reprendrons cet entretien. De votre côté, cherchez...

Point n'était besoin de ce conseil pour que Raymond se mit l'esprit à la torture.

Resté seul, il finit de déjeuner en quelques bouchées, alluma un cigare et sortit.

C'était, se disait-il, pour profiter du beau soleil, qu'il sortait, pour être libre, seul et plus maître de ses pensées.

Seulement, le hasard—il a toujours de ces caprices, le hasard—le conduisit de l'autre côté de la Loire, et lui fit prendre un petit sentier qui le mena justement sur une hauteur d'où il dominait les jardins de Maillefert et une partie du parc.

De là, il apercevait distinctement, se promenant le long des terrasses ou s'appuyant aux balustrades de marbre, les hôtes du château, les amis que la duchesse avait amenés de Paris.

Ils étaient une douzaine, hommes et femmes, et d'après leurs gestes, on pouvait aisément imaginer qu'ils n'engendraient pas la mélancolie.

Pour la première fois, Raymond sentit au cœur l'aiguillon de l'envie.

Il envia ces jeunes messieurs qu'il apercevait, causant et riant. Mme de Maillefert ne les haïssait pas, eux. Tandis que, lui, la porte du château lui était peut-être à tout jamais fermée. Il avait droit à une visite de politesse, ou, pour mieux dire, il la devait, mais lorsqu'il se présenterait, quelque laquais insolent lui répondrait que madame la duchesse n'était pas visible, il remettrait sa carte cornée, et tout serait dit.

Ce qui le consolait un peu, c'était l'absence de Mlle Simone. Il ne la voyait pas dans le jardin. Où pouvait-elle être?

Il se demandait comment le savoir, songeant vaguement à courir se poster sur le passage de la jeune fille, lorsque, sans qu'il eût besoin de questionner, il fut renseigné par deux paysans qui se croisèrent à dix pas de lui, sur le chemin.

Ils avaient leurs habits du dimanche, et l'un d'eux, celui qui tournait le dos au château de Maillefert, semblait un peu gris.

Apercevant l'autre:

—Ohé! cria l'homme qui avait bu, te voilà, Bruneau!

—Oui.

—Où donc vas-tu, comme ça?

—Au château.

—Un dimanche! Tu ne trouveras pas la demoiselle.

—Au contraire, c'est toujours le dimanche qu'elle donne rendez-vous au monde, à ses fermiers et à ses métayers afin de ne les point déranger de leurs travaux.

—Et qu'y vas-tu faire, au château?

—Porter de l'argent.

L'homme gris ouvrit de grands yeux.

—Je croyais, fit-il, que tu ne payais ton fermage qu'à Noël.

—C'est vrai aussi.

—Alors?

—La demoiselle nous a fait prier, moi et deux ou trois autres, de lui avancer la moitié du fermage...

—Tiens! tiens!... Et tu consens à cela, toi?

—Je fais mieux. Au lieu de la moitié que demandait la demoiselle, je lui porte le tout.

[Illustration:—Touché! s'écria l'intéressant jeune homme.]

—Oh! oh!

—C'est comme ça. Et si au lieu d'une année d'avance elle avait besoin de deux, eh bien! on lui trouverait l'argent tout de même.

—Et que dit de ça maîtresse Bruneau?

—Maîtresse Bruneau dit que, s'il fallait aller chez le notaire emprunter pour prêter à la demoiselle, on irait. Maîtresse Bruneau se souvient qu'une nuit qu'elle était malade à ne pouvoir remuer ni bras ni jambes, et que notre petite étouffait d'une angine, et que moi je perdais la tête, la demoiselle est montée à cheval par une pluie battante et est allée à Saumur chercher de la glace que le médecin avait ordonnée.

L'ivrogne, d'un air ironique, tira son chapeau.

—Tu es une bonne pâte d'homme, toi, dit-il.

—Je m'en vante.

Et ils se séparèrent, chacun poursuivant sa route en sens contraire.

—Qu'arrive-t-il, pensait alors Raymond, pour que Mlle de Maillefert en soit réduite à demander des avances à ses fermiers? Quelle folie de la duchesse a-t-elle à réparer? quelle nouvelle frasque de M. Philippe?...

Et il se représentait la malheureuse aux prises avec ces incurables prodigues, harcelée, tiraillée, tour à tour suppliée et menacée, condamnée à une lutte de tous les instants.

Certes, il lui avait fallu une énergie de fer pour résister si longtemps. Mais un jour ne viendrait-il pas où, brisée de cet atroce combat, excédée, désespérée, vaincue, elle dirait à ce frère insensé et à cette mère absurde:

—Vous le voulez, soit! prenez tout, dépensez, dilapidez, jetez au vent, et périsse après l'honneur de Maillefert...

C'est avec des tressaillements d'une joie égoïste que Raymond songeait à cette ruine possible de Mlle Simone. Ruinée, il la voyait plus près de lui, et il pouvait avouer son amour sans être soupçonné d'une honteuse spéculation.

Telles étaient ses réflexions, tout en regagnant les Rosiers, quand, arrivé au milieu du pont suspendu, il s'entendit appeler. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Savinien Bizet de Chenehutte, lequel glorieusement portait le bras en écharpe.

—Vous voici donc, mon cher Delorge, disait l'aimable jeune homme. Eh bien! vous étiez au bal de Maillefert. Mes compliments sincères! On ne parle que de vos succès. Vous avez paru et vous avez triomphé. Miracle! La statue s'est animée, ses beaux yeux se sont abaissés tendrement sur vous, elle a parlé, elle a dansé, elle a souri... Oh! je suis bien informé! La duchesse, à ce qu'il paraît, faisait un nez d'une aune.

—Je ne sais ce que vous voulez dire, dit froidement Raymond.

Et du coin de l'œil il mesurait la hauteur du pont et la profondeur de l'eau. Il lui fallait se tenir à quatre, pour ne pas saisir le sieur Bizet et le lancer par-dessus le parapet.

—Allons donc, poursuivait l'intéressant jeune homme, est-ce avec un ami qu'on doit faire le discret? Car nous sommes amis. Deux hommes qui se sont coupé la gorge sont liés pour la vie. Voyons, à quand le mariage? Car il y a promesse de mariage. Ce qui de la part de toute autre jeune fille serait insignifiant, est de la part de Mlle Simone une déclaration... Elle ne peut plus se dédire... Ah! mon gaillard...

—Salut!... interrompit brutalement Raymond.

Et plantant là M. Bizet stupéfait et mécontent, il s'éloigna à grands pas, comprenant que la colère allait l'emporter.

Pourtant elles ne manquaient pas de vérité, les observations de M. Bizet de Chenehutte.

Dans les petits pays, où tout le monde se connaît, où chacun épie le voisin avec la subtile et patiente curiosité du désœuvrement, il fait bon mesurer ses démarches, peser ses paroles et surveiller jusqu'à ses regards.

Plus que toute autre, à la fête de Maillefert, Mlle Simone avait été l'objet de l'attention tracassière des invités.

On avait remarqué et noté qu'après avoir résisté aux instances de plusieurs danseurs, elle avait accepté presque sans se faire prier l'invitation de Raymond. On avait étudié le jeu de sa physionomie, guetté l'expression de ses yeux. Enfin, le mécontentement de la duchesse n'avait échappé à personne. Et de tous ces indices, soigneusement recueillis, les gens tiraient les conclusions les plus diverses selon qu'ils étaient des amis ou des ennemis des Maillefert.

Encore bien que Raymond ne reconnût guère l'esprit du pays, il avait comme une vague intuition de ce qui se passait, et il s'en irritait. Il se disait que tous ces commérages seraient pour la duchesse une raison de lui fermer plus sévèrement sa porte.

C'était aussi l'avis de M. de Boursonne.

—Très certainement, ajoutait-il, Mme de Maillefert n'ignorera pas ces cancans, votre ami Bizet est pour cela un trop dur semeur de nouvelles.

Les poings de Raymond se crispaient.

—Ah! ce Bizet, grondait-il, si je le tenais encore au bout de mon épée... je le clouerais contre un arbre.

Le vieil ingénieur fronçait ses sourcils.

—Et vous auriez tort, prononça-t-il. Votre excellent ami Bizet n'est qu'un sot, et comme en ce bas monde les sots sont en majorité, il ne faut pas songer à les exterminer. Occupons-nous plutôt de trouver un expédient pour faire notre paix avec le château.

Mais ils n'en trouvèrent aucun, de toute la soirée qu'ils passèrent à fumer, les pieds sur les chenets. Et la nuit, la conseillère divine, ne leur envoya aucune inspiration.

Raymond était donc fort triste, le lendemain, quand il se mit en route avec M. de Boursonne pour gagner le terrain de leurs opérations.

Ils exécutaient alors des sondages, un peu au-dessous des Tuffeaux, à un endroit où la Loire se rapproche du coteau jusqu'à ne plus laisser entre son cours et les carrières qu'une étroite prairie qu'inonde la moindre crue, et un chemin défoncé par le passage continuel de charrettes chargées.

Leur matinée passa vite à commander et à suivre les manœuvres de leur personnel, assez nombreux, de piqueurs et de bateliers.

Et, vers les trois heures de l'après-midi, assis sur le revers du profond fossé qui sépare la prairie du chemin, ils se reposaient un moment après leur collation quotidienne, quand un de leurs conducteurs s'écria:

—Ah!... voilà Mme de Maillefert et sa société!

Un même mouvement rapide mit sur pied Raymond et M. de Boursonne.

Ils regardèrent.

A cent mètres d'eux, à un endroit où le chemin tourne d'énormes blocs de pierres moussues, sept ou huit personnes à cheval, jeunes femmes et jeunes hommes, s'avançaient au petit pas.

En avant, plus hardie que les autres, Raymond reconnut la duchesse de Maillefert, la taille serrée dans une amazone de drap bleu, ayant sur la tête un chapeau d'homme d'où s'échappaient, dans un savant désordre, les flots de ses cheveux roux.

Arrivée à cinq pas de Raymond et du vieil ingénieur, la duchesse arrêta son cheval, s'inclina légèrement, et de son air le plus gracieux:

—Je vous salue, messieurs, dit-elle.

Puis, s'adressant à M. de Boursonne:

—Je vous surprends dans l'exercice de vos fonctions, monsieur le baron, ajouta-t-elle.

En toute occasion, ce titre de baron faisait cabrer le vieil ingénieur... mais pour cette fois, s'immolant aux intérêts de son «jeune ami», il pavoisa son visage de son meilleur sourire, et gaîment:

—Nous besognons de notre mieux, madame la duchesse, répondit-il.

—Et notre belle vallée vous devra une éternelle reconnaissance, baron, si vous parvenez à la mettre à l'abri des ravages de la Loire.

—Nous faisons tout pour qu'il en soit ainsi, mon jeune et cher camarade Delorge et moi.

La réponse était calculée pour fournir à Raymond l'occasion de se mêler à la conversation. Il ne songea pas à en profiter. Il ne remarquait, il ne voyait qu'une chose, c'est que Mlle Simone n'était pas parmi les personnes qui accompagnaient la duchesse, et qui, à son exemple, s'étaient arrêtées.

Par exemple, le jeune duc de Maillefert s'y trouvait, lui, vêtu d'une jaquette gris clair, portant une chemise de couleur à grand col rabattu, coiffé d'un de ces petits chapeaux de feutre à ruban bleu, que l'empereur venait de mettre à la mode. Même, autour de son chapeau, s'enroulait et palpitait à la brise un voile de gaze verte.

Il s'approcha à son tour, et ricanant, selon sa coutume:

—Ainsi, demanda-t-il à Raymond, c'est pour empêcher les inondations, ce que vous faites là?

—C'est du moins un travail préparatoire...

—Très curieux! s'écria M. Philippe, excessivement curieux!

Et enlevant son cheval, il lui fit franchir le fossé et se trouva dans la prairie aux côtés de Raymond.

A cheval, le jeune duc était encore plus disgracieux qu'à pied. Sa poitrine paraissait plus creuse, son dos plus bombé. Mais, ainsi que l'avait dit maître Béru, c'était un écuyer consommé, bien qu'il dût surtout à ses chutes sa renommée de sportsman. Il semblait s'être fait une spécialité de tomber, et se vantait d'avoir mesuré de son échine toutes les pistes de France et de l'étranger.

Il manœuvrait donc son cheval dans la prairie, et, le lorgnon à l'œil, il examinait les instruments qui s'y trouvaient, les niveaux, les jalons, les chaînes, les piquets, les sondes, demandant des explications à Raymond, s'étonnant de tout, comme l'eût pu faire un sauvage, et répétant toujours:

—Très curieux, parole d'honneur! prodigieusement curieux!

Pendant ce temps, Mme de Maillefert, entourée de ses hôtes, tenait M. de Boursonne.

—Vos travaux coûteront sans doute très cher, baron? disait-elle.

—Beaucoup de millions, madame.

Elle se tourna vers une jeune femme, très brune et très belle, qui l'accompagnait, et d'un accent attendri:

—Comment, prononça-t-elle, comment un pays ne chérirait-il pas un gouvernement qui dépense tant d'argent pour assurer sa prospérité!...

Le retour de M. Philippe, qui franchissait de nouveau le fossé, lui épargna la fin de la phrase.

—Parole d'honneur, ma mère, disait le jeune duc, il faudra revenir à pied voir ces messieurs se servir de leurs instruments. Parole d'honneur, on n'a pas idée de ça.

—Nous reviendrons certainement, approuva la duchesse, mais j'espère bien qu'avant nous aurons le plaisir de voir ces messieurs à Maillefert...

C'est à M. de Boursonne qu'elle parlait, mais c'est à Raymond qu'elle adressait le plus provocant de ses sourires.

—Tous les soirs, nous faisons un petit bac de famille, ajouta M. Philippe...

La duchesse rassemblait son cheval.

—Ainsi, c'est convenu, messieurs, dit-elle; nous vous attendons ce soir...

Et craignant peut-être un refus, elle rendit la main à son cheval qui partit au galop, entraînant tous les autres.

—Surtout, vous savez, criait le jeune duc, pas d'habit noir...

Ils étaient loin déjà, que Raymond et M. de Boursonne restaient encore en face l'un de l'autre, étourdis de surprise et se demandant la signification de ce revirement si brusque.

Était-il possible de l'attribuer au hasard, à un de ces caprices comme il en passe dix par jour à travers les cerveaux fêlés, tels que celui de la duchesse de Maillefert?

Évidemment, non.

Les moindres détails de cette scène rapide annonçaient la préméditation, de même que les conduites pareilles de la mère et du fils trahissaient un plan concerté.

Il sautait aux yeux que Mme de Maillefert et le jeune duc souhaitaient vivement un rapprochement, des relations, une certaine intimité.

Mais pourquoi? dans quel but?

—Ils s'ennuient probablement beaucoup... hasarda Raymond.

Le vieil ingénieur esquissa un geste ironique.

—C'est-à-dire que, selon vous, reprit-il, ces nobles châtelains compteraient sur nous pour les distraire, pour charmer par les agréments de notre conversation leurs interminables soirées?...

Mais il s'interrompit, et saisissant le bras de Raymond:

—Regardez-moi dans le blanc des yeux, reprit-il. Comme cela, bien. Maintenant, savez-vous l'idée qui me vient? C'est que Mme de Maillefert songe à vous faire épouser sa fille.

Tout le sang de Raymond afflua à son visage.

—Votre raillerie est cruelle, monsieur, fit-il.

—Je ne raille, sacrebleu, pas!

—Alors, vous oubliez que la duchesse et son fils, vivant des revenus de Mlle Simone, ne peuvent pas souhaiter qu'elle se marie.

—Oui, je sais bien, ce serait leur ruine... en apparence, du moins. Mais les apparences sont trompeuses parfois. C'est à examiner, à creuser... Il faudra voir, et nous verrons; car nous acceptons l'invitation, n'est-ce pas?

Raymond secoua la tête.

—Je ne sais trop... répondit-il.

M. de Boursonne éclata de rire, et frappant sur l'épaule de son jeune camarade:

—Hypocrite, va! dit-il.

Eh bien! non, Raymond disait vrai, il hésitait. Pareil à ces chasseurs impressionnables qui vont se mettre à l'affût, et qui, au moment où le gibier arrive sur eux, sont pris d'un éblouissement et ne tirent pas, Raymond était de ces tempéraments nerveux à l'excès qui passent leur vie à invoquer l'occasion, et qui se troublent et ne savent plus se décider à la saisir si elle se présente.

Pourtant, au dernier moment, après le dîner, sur les huit heures, quand M. de Boursonne lui demanda:

—Partons-nous?

—Partons, répondit-il en se levant.

C'est dans un salon du premier étage que se tenaient Mme de Maillefert et ses hôtes. C'est là qu'un valet de pied conduisit M. de Boursonne et Raymond dès qu'ils se présentèrent.

A leur entrée, la duchesse se souleva à demi avec une exclamation de plaisir et en battant des mains...

—Vous voilà donc, déserteurs!...

M. Philippe, lui, s'était élancé au-devant d'eux et leur serrait les mains avec effusion, comme à deux amis qu'on revoit après une longue absence.

—C'est, sacrebleu, étrange! pensait M. de Boursonne. Qu'est-ce que cette mauvaise comédie?...

Raymond, lui, ne pensait à rien.

Il venait d'apercevoir Mlle Simone, assise près de cette jeune dame, si brune et si remarquablement belle, qu'il avait déjà vue, le tantôt, à cheval aux côtés de la duchesse de Maillefert.

Mais il sentit, en même temps, son cœur se serrer, en voyant de quel air de stupeur immense le considérait Mlle Simone.

Ah! certes, elle ne savait pas feindre, la pauvre enfant, et ses yeux si beaux et son charmant visage étaient comme un livre ouvert où se lisaient ses impressions et ses pensées.

—Ainsi, elle ignorait l'invitation de sa mère, se disait tristement Raymond. Ainsi, elle ne savait pas que je viendrais ce soir...

Cependant, à l'exemple de M. de Boursonne, après avoir présenté ses respects à la duchesse, il saluait les femmes qui se trouvaient dans le salon, et trois jeunes messieurs, des amis de M. Philippe, lesquels causaient et riaient près de la cheminée, sur laquelle était posée une cave à liqueurs ouverte.

Au piano, un jeune homme était assis et jouait,—un de ces pianistes qu'on prend toujours pour des perruquiers, tant ils sont bien peignés et fleurent bon la pommade, et qui tout l'été promènent de château en château leur doigté supérieur et leurs airs inspirés, à la recherche de la grande dame qui doit s'éprendre de leur génie et les enlever...

Mais la musique n'était pas le faible du jeune duc de Maillefert. Aussi, profitant bien vite de l'entrée de Raymond et de M. de Boursonne:

—Très jolie, cette petite mélodie, dit-il au jeune pianiste; oui, ravissante, parole d'honneur! Cependant, si vous voulez bien, nous en resterons là pour ce soir, hein! n'est-ce pas?...

Sans mot dire, avec la résignation douloureuse et fière du génie méconnu, l'artiste ferma le piano et s'accouda contre la tablette.

—Mesdames et messieurs, continuait M. Philippe, puisqu'il nous arrive des «pontes», nous allons, si le cœur vous en dit, tailler un petit bac, un bac de famille, à la papa, pour n'en pas perdre l'habitude...

—Oh! pas de bac, interrompit une des amies de la duchesse, c'est un jeu d'hommes, cela; il faut compter et je m'embrouille toujours... La roulette, plutôt, comme l'autre soir...

—Oui, la roulette, approuva une jeune femme.

—C'est-à-dire que vous espérez encore me dépouiller, ricana M. Philippe, mais n'importe!...

Et sonnant:

—La roulette! demanda-t-il au valet qui parut.

Jamais idée ne sembla plus lumineuse à Raymond.

Il lui semblait sentir tous les regards arrêtés sur lui avec une expression de moquerie. Et il n'osait pas, lui, regarder Mlle Simone, tremblant que son visage ne trahît ce qui se passait en lui.

Le jeu allait être une planche de salut.

Déjà les domestiques avaient apporté la roulette, c'est-à-dire ce cylindre creux qui ressemble à un cadran, et où on fait mouvoir la bille qui décide des coups, puis un grand tapis où étaient dessinés des casiers et des chiffres.

Les préparatifs terminés:

—En place, en place! s'écria M. Philippe; nous gaspillons un temps précieux, comme disait ce pauvre baron Trigault.

Tout le monde avait pris place autour de la table, à l'exception du seul M. de Boursonne.

—Eh bien! baron, lui dit gracieusement la duchesse, est-ce que vous ne jouez pas?

—Jamais, madame.

—Très curieux, parole d'honneur! fit M. Philippe. Et pourquoi cela, s'il vous plaît?...

—Parce que j'ai peur de perdre.

L'aveu parut cynique.

—Croyez-vous donc que nous jouons pour gagner? demanda la duchesse.

—Dame!... oui, répondit le bonhomme, avec ce flegme qui faisait la force de sa plaisanterie.

M. Philippe, qui avait déclaré qu'il tiendrait la banque jusqu'à son dernier louis, alignait devant sa place des piles de pièces de vingt et de dix francs.

—Ces discours ne sont pas sérieux, dit-il.

Et imitant avec une perfection qui trahissait une longue étude, la voix monotone et glapissante des croupiers d'outre-Rhin:

—Faites vos jeux, mesdames et messieurs, reprit-il; faites vos jeux!...

Le hasard, aidé, à ce qu'il parut à M. de Boursonne, par Mme de Maillefert, avait placé Raymond entre Mlle Simone et cette dame brune qui avait de si beaux yeux.

Le vieil ingénieur crut aussi remarquer, lorsque la jeune fille prit place à la roulette, quelques regards surpris et aussi des sourires significatifs.

Puis, comme ni Mlle Simone ni Raymond n'avaient la moindre idée du jeu, la dame brune, obligeamment, se penchait vers eux pour les aider de ses conseils...

—Les jeux sont faits? glapit M. Philippe; rien ne va plus?...

Et il poussa le ressort qui mettait la bille en mouvement.

—Vous n'avez donc jamais joué à la roulette, monsieur? demanda la dame brune à Raymond.

—Jamais, madame.

La bille s'arrêta.

—Sept, rouge, impair, manque!...

[Illustration: Dans la pièce voisine une discussion éclatait.]

Mlle Simone, la dame brune et Raymond avaient perdu.

—Vous êtes une détestable conseillère, duchesse, dit M. Philippe à la dame brune.

Ainsi, cette dame si jolie, près de qui se trouvait Raymond, était une duchesse. Mais que lui importait! Toute sa préoccupation était d'adresser la parole à Mlle Simone. Il le voulait de toute la force de sa volonté, et pourtant ne le pouvait pas. Que lui dire? Une banalité? Il se fût coupé la langue plutôt. Mais alors quoi? Son supplice du bal recommençait.

Et pour comble, il croyait reconnaître que Mlle Simone souhaitait lui parler, qu'elle avait quelque chose à lui dire. A plusieurs reprises, se retournant l'un vers l'autre, leurs yeux se rencontrèrent, et une même rougeur empourpra leurs joues.

—Vingt-huit, noire, pair, gagne!... glapissait M. Philippe.

Raymond perdait toujours. Il s'en souciait bien, vraiment!

Autour de la table, tout le monde causait et riait. La bouche en cœur, et d'un air content de soi, les amis du jeune duc disaient des choses stupides. Raymond les trouvait admirables, il eût donné un an de sa vie pour en pouvoir dire autant.

—Mon voisinage ne vous porte décidément pas bonheur, monsieur, murmura la jolie dame brune.

Il s'inclina gauchement, ne trouvant rien à répondre, rien de rien...

—Je suis donc un être absolument stupide, pensait-il avec une rage concentrée, un idiot, un goîtreux!...

—Allons, messieurs, allons, mesdames, disait le jeune duc, qui était en veine, échauffons-nous un peu, s'il vous plaît...

La rouge sortit, la jolie dame brune perdit quinze louis.

—Décidément, madame la duchesse, lui dit un jeune homme, vous allez vous décaver, et il va falloir écrire à M. de Maumussy qu'il vous envoie de l'argent...

A ce nom, éclatant là, tout à coup, comme un obus, Raymond eut un éblouissement... Était-ce possible!

Cette femme, près de lui, était-elle vraiment la duchesse de Maumussy!...

—Oh! fit une jeune dame, le duc de Maumussy n'est pas comme certains maris de ma connaissance, il n'attend pas que sa femme lui demande de l'argent, lui!...

Ainsi, plus de doute.

—Tous les jeux sont faits! continuait M. Philippe. Rien ne va plus...

Mais Raymond ne voyait ni n'entendait plus rien, le vertige s'emparait de son cerveau, et c'est mû par un pur instinct machinal qu'il lançait ses mises au hasard...

—La chance vous poursuit, monsieur, lui dit la jolie dame brune, la duchesse de Maumussy. Voulez-vous nous associer?...

—Nous associer!... s'écria le malheureux avec un mouvement d'horreur...

Et se maîtrisant tant bien que mal:

—Assurément, ajouta-t-il d'une voix défaillante, avec plaisir, avec bonheur...

Il n'avait plus qu'une idée, fuir, fuir... Ah! s'il eût su comment se retirer sans scandale!...

Heureusement, M. de Boursonne, qui le surveillait, avait, comme tout le monde, sans doute, aperçu son trouble affreux.

Et lorsqu'à dix heures on servit du thé et des rafraîchissements:

—Allons, mon cher Delorge, dit le vieil ingénieur, il faut nous retirer...

La duchesse de Maillefert voulut le retenir, mais il prétexta un travail urgent, promit de revenir et enfin sortit, entraînant Raymond.

Puis, une fois dehors:

—Malheureux, que se passe-t-il? demanda l'excellent homme. Votre bras tremble sur le mien...

—Ah! monsieur, ne m'interrogez pas, je vous en prie...

Jusqu'au Soleil levant, ils n'échangèrent plus une parole.

Maître Béru les attendait, et apercevant Raymond:

—Monsieur, juste comme vous sortiez, le facteur a apporté pour vous deux lettres de Paris... Les voici.

C'est à peine si d'une voix défaillante il eut la force de balbutier:—Merci!...

Après quoi ayant pris ses lettres des mains de l'aubergiste, sans même songer à saluer M. de Boursonne, il gagna l'escalier.

Maître Béru lui-même fut frappé de ces circonstances.

—Qu'a donc M. Delorge? demanda-t-il au vieil ingénieur, qui allumait sa pipe au feu mourant de la cuisine.

—Rien, absolument, répondit le digne homme.

Mais en lui-même et tout en montant à sa chambre:

—En voici bien d'une autre! grommelait-il. Que diable s'est-il passé entre mon étourneau et Mlle de Maillefert?...

Car il ne voyait que Mlle Simone pour avoir jeté Raymond dans un tel désordre.

—Et cependant, songeait-il, son autre voisine, cette duchesse de Maumussy est bien jolie, et elle le regardait avec des yeux bien doux... Et lui, à un moment lui a répondu d'une façon étrange!...

Sa pipe était finie, et il en secouait les cendres en frappant le fourneau contre son ongle.

—Peut-être n'y a-t-il rien, ruminait-il encore. Ce sacré Delorge est nerveux comme une petite maîtresse. Peut-être dort-il déjà...

II

Non, Raymond ne dormait pas...

A peine arrivé à sa chambre, il s'était affaissé sur un fauteuil, et il s'efforçait de recueillir ses idées.

—Que je suis faible, murmurait-il, que je suis lâche!...

Pauvre garçon!... Il n'était ni faible ni lâche, il était victime d'une situation qu'il n'avait pas faite, d'un passé qu'il traînait comme un prisonnier sa chaîne.

Mme Delorge, cette femme d'une énergie antique, n'avait pas senti qu'il est impossible d'enfermer un homme dans une idée unique, si vaste que soit cette idée.

Elle n'avait pas compris que, si sa vie était finie, la vie de son fils commençait; que si tout était mort en elle, tout en lui était à naître.

Elle ne s'était pas dit qu'en lui imposant une tâche surhumaine elle l'exposait à maudire cette tâche le jour où une grande passion mettrait aux prises dans son âme bouleversée l'intérêt de son amour et ce qu'il estimait être un devoir sacré.

—Oh! non, se disait-il, je n'oublie pas que mon père a été lâchement assassiné! Non, je ne saurais oublier que les assassins sont restés impunis!... C'est avec joie que je donnerais ma vie pour que justice fût rendue!... Mais dépend-il de moi d'aimer ou de n'aimer pas Mlle Simone, et me faut-il renoncer à la voir parce que Mme de Maumussy est au château de Maillefert?... En quoi Mme de Maumussy est-elle coupable, elle que l'on dit mariée contre son gré à ce misérable aventurier!

Il tournait, en même temps, et retournait entre ses mains les lettres qu'il venait de recevoir.

Il avait reconnu l'écriture des adresses.

L'une était de sa mère, l'autre de Me Roberjot.

Et il hésitait à les ouvrir, redoutant d'y trouver la condamnation sans appel des espérances auxquelles il essayait de se raccrocher.

—Pourtant, il le faut!... fit-il.

Et d'un mouvement fiévreux, décachetant la lettre de Mme Delorge, il lut:

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