La dégringolade
«Je dormirai plus tranquille, mes chers enfants, écrivait-il, quand j'aurai pris mes dernières dispositions. On ne sait ce qui peut arriver. Je me fais vieux. Ma vue et mon jugement baissent, si bien que l'autre jour, j'ai acheté une croûte ridicule pour un Breughel de Velours.
«Donc, comme vous êtes ce que j'aime le mieux au monde, je vous lègue, en toute propriété, meubles et immeubles, tout ce que je possède:
«1º Trois mille deux cents francs de rentes, en un titre trois pour cent.
«2º Mon château de Glorière, tel qu'il se poursuit et comporte, avec les quelques arpents qui l'entourent et les collections qu'il renferme.
«Ne me remerciez pas, c'est de ma part un trait de savant égoïsme d'outre-tombe. Je sais que vous ne vous déferez jamais de Glorière. Vous ne sauriez oublier que ses vieux ormes ont ombragé vos premières amours. Ce vous serait un deuil de savoir foulés par des indifférents ces sentiers aimés où vous vous êtes promenés appuyés l'un sur l'autre pour la première fois.
«J'escompte votre sensibilité. Moi aussi je souffrirais de cette idée que Glorière appartiendrait à des étrangers. Si on le mettait en vente, je suis sûr que Pigorin, l'ancien mercier de la rue de l'Hôpital, l'achèterait et s'y installerait. Et les ricanements stupides de ses quatre filles en chasseraient mon ombre.
«Mes collections aussi me sont chères. Elles ont été l'occupation et le charme de ma vie. Cependant je vous ordonne de les vendre.
«Votre existence vagabonde vous interdit de les garder près de vous, et, laissées au château, sous la seule garde de François, elle se détérioreraient.
«Attendez, pourtant!
«J'ai choisi et je désigne par leurs numéros, dans mon testament, une soixantaine de pièces, les plus remarquables parmi mes tableaux et mes bronzes, dont je vous prie de vous charger en souvenir de notre amitié.
«J'ai calculé que le tout tiendra aisément dans une douzaine de grandes caisses que vous mettrez au roulage, quand vous changerez de garnison.
«Ce sera un souci, mais de cette façon vous aurez, en quelque sorte, un intérieur à vous au milieu des meubles banals des appartements que vous êtes forcés d'habiter.
«Quant à ce qui est du reste, vendez-le dans le plus bref délai.
«Et si vous tenez à honorer ma mémoire, vendez-le au plus haut prix possible. Il ne faut pas qu'on puisse dire que ma collection n'était qu'une boutique à vingt-neuf sous.
«Si vous m'en croyez, vous ferez la vente à Tours, où mes collections étaient bien connues, et où habitent une vingtaine d'amateurs, tant du pays que d'Angleterre.
«Ayez soin de faire poser des affiches à Blois, à Orléans et au Mans, et n'épargnez pas les annonces dans les journaux...
«Est-ce bien tout? Oui. Alors, chers enfants, adieu... Parlez quelquefois à votre petit Raymond de votre vieux et bien affectionné ami
«RAYMOND D'ARCES, BARON DE GLORIÈRE.
«P. S.—Je souhaite que, jusqu'à sa mort, mon vieux et fidèle serviteur François reste à Glorière. Une rente viagère de quatre cents francs lui suffira.»
Le commandant Delorge avait les yeux pleins de larmes lorsqu'il acheva cette lettre où éclataient tant d'exquise sensibilité et la plus ingénieuse des délicatesses.
—Voilà, dit-il à sa femme, qui sanglotait près de lui, depuis notre mariage le premier malheur: un tel ami ne se remplace pas...
Pour cela même, il devait leur répugner étrangement de se conformer à ses instructions.
Pourtant, ils ne pouvaient faire autrement, il leur fallut bien le reconnaître.
Et après bien des perplexités et de longues délibérations, le commandant Delorge prit un congé de quinze jours et partit pour Vendôme.
Déjà, le baron y était presque oublié. Il s'y trouvait des gens qui étaient bien aises de n'avoir plus à éviter son petit œil perspicace ou à subir son persiflage familier.
Mais son souvenir se réveilla avec une vivacité singulière, le matin où les désœuvrés aperçurent, s'étalant sur les murs, d'immenses affiches jaunes où on lisait en gros caractères:
VENTE
AUX ENCHÈRES PUBLIQUES
des Meubles anciens, Tableaux, Statues, Gravures, Bronzes, Faïences,
Tapisseries, Armes, Livres, etc.,
AYANT COMPOSÉ LES COLLECTIONS DE
M. LE BARON DE GLORIÈRE
L'idée de cette vente, annoncée comme devant avoir lieu à Tours, à la fin du mois, faisait sourire les bourgeois positifs.
—Ah ça! disaient-ils, les héritiers de ce vieil original s'imaginent donc sérieusement qu'il a entassé des trésors dans sa masure de Glorière!
A quoi d'autres, hochant la tête, répondaient:
—Bast! on tirera toujours un millier d'écus de ces antiquailles... Seulement, il fallait les vendre ici. Les frais d'affiches et de transport absorberont le produit...
Ce n'était pas l'avis du commandant Delorge.
Sans être ce qu'on appelle un connaisseur, il avait été souvent frappé de la beauté de certains objets. Il avait de plus trop confiance en l'intelligence de M. de Glorière pour admettre qu'il se fût si longtemps et si étrangement abusé sur la valeur de ce qu'il possédait.
Du reste, s'il se préoccupait du résultat probable de la vente, c'était beaucoup moins pour lui que pour la mémoire de son vieil ami.
—Plus le chiffre en sera élevé, pensait-il, plus seront confondus les imbéciles qui ne voulaient voir en M. de Glorière qu'un maniaque ridicule.
Son seul tort fut d'exprimer ces sentiments devant des gens incapables de le comprendre, et qui se disaient, dès qu'il avait tourné les talons:
—En vérité, ce brave commandant devrait bien se dispenser de cet étalage de désintéressement! Il nous croit par trop simples!...
Lui, cependant, et avant toutes choses, avait mis de côté les numéros désignés par le testament du baron. A ceux-là, il en joignit une centaine encore, choisis surtout parmi les tableaux, les tapisseries et les armes.
Le reste, tous frais payés, produisit cent vingt-trois mille cinq cents francs.
—Et notez, mon commandant, disait à Pierre Delorge l'expert qu'il avait fait venir de Paris, notez que vous vous êtes réservé la crème, si j'ose m'exprimer ainsi, la fleur des collections. Ce que vous gardez vaut mieux et plus que tout ce que nous avons vendu. Rien que de quatre de vos tableaux, à mon choix, je suis prêt à vous compter, hic et nunc, trente mille francs.
Ce résultat fabuleux et les propos plus fabuleux de l'expert devaient produire à Vendôme une profonde impression.
On vit les gens qui avaient le plus raillé M. de Glorière se gratter l'oreille d'un air penaud:
—Diable! disaient-ils, ce n'est décidément pas une si mauvaise spéculation que de ramasser des vieilleries!
Et c'est de ce jour que M. Pigorin, de la rue de l'Hôpital, prit l'habitude de faire chaque matin sa tournée chez tous les revendeurs de la ville, espérant y rencontrer de ces merveilles méconnues qu'on achète cent sous et qu'on revend dix ou quinze mille francs.
Mlle de la Rochecordeau, elle, s'était mise au lit, ainsi qu'il arrivait à chacune de ses grandes contrariétés.
—Qui jamais, gémissait-elle, se fût douté que ce vieil original de Glorière possédait une fortune!... Il n'y avait à le savoir que ma nièce et son soudard. Aussi, voyez comme ils ont chambré le bonhomme!... Ah! ils doivent bien rire, maintenant...
Le commandant ne riait pas, mais son cœur bondissait de reconnaissance, au souvenir de l'homme excellent, de l'ami incomparable qu'il avait perdu.
Après lui avoir dû le bonheur de sa vie présente, voici qu'il allait encore lui devoir la sécurité de l'avenir.
—Vienne la guerre, se disait-il, une maladie, un accident, la mort... mon agonie ne sera pas torturée par cette idée désolante que je laisse sans pain ma femme et mon enfant!
Aussi est-ce avec une sorte d'attendrissement pieux que Mme Delorge et son mari suspendirent aux murs et dressèrent sur les cheminées et sur les consoles les tableaux et les bronzes de leur vieil ami.
Leur banal appartement meublé de Pontivy en recevait un lustre singulier, et prenait désormais, selon l'expression d'un capitaine connaisseur, un faux air de résidence royale.
Mais en dépit du bruit qui se répandit que M. et Mme Delorge venaient d'hériter d'un oncle millionnaire, le train de leur maison resta le même.
Train bien modeste, assurément, car deux petites servantes suffisaient à tout, aidées seulement pour les gros ouvrages par l'ordonnance du commandant.
C'était un vieil Alsacien, nommé Krauss, qui avait été le camarade de lit de son officier, quand celui-ci était entré au service, ce dont il n'était pas médiocrement fier, qui ne l'avait pas quitté vingt-quatre heures depuis vingt-quatre ans, et qui lui avait voué un de ces attachements aveugles qui font pâlir le fanatisme.
Et encore, depuis la naissance de Raymond, Krauss ne se rendait-il plus guère utile dans la maison. Les servantes, Mme Delorge, le commandant lui-même ne pouvaient plus rien obtenir de lui.
Le digne troupier s'était, de son autorité privée, constitué la bonne du petit garçon, et il le gardait avec des attentions maternelles, une jalousie d'amant et la soumission d'un caniche, lui inspirant des fantaisies et des caprices pour avoir le plaisir de s'y soumettre.
—Et même, il faut mettre ordre à cela, disait le commandant; cet animal de Krauss finirait par faire de notre fils un être insupportable.
Ce fils avait un peu plus d'un an, lorsque son père fut nommé lieutenant-colonel.
En ce temps-là, toutes les administrations, même, ou plutôt surtout celle de la guerre, considéraient la fortune comme un titre à l'avancement.
Elles se tenaient ce raisonnement qui ne manquait pas de justesse:
—Si nous mécontentons par trop un homme qui a de quoi vivre indépendant, il nous plantera là, et nous discréditera par ses clabauderies...
C'est pourquoi le lieutenant-colonel Delorge, qui passait pour avoir vingt mille livres de rentes, ne tarda pas à être fait colonel.
C'est en Afrique, à Oran, que tenait garnison le régiment dont Pierre Delorge était appelé à prendre le commandement, et sa lettre de service lui notifiait de le rejoindre dans le plus bref délai.
Cette circonstance troublait quelque peu sa joie au milieu des félicitations qu'il recevait de toutes parts, et l'agitait de graves perplexités.
[Illustration:—J'attends votre réponse à la demande qui vous a été faite aujourd'hui par le commandant Delorge.]
Devait-il emmener sa femme et son enfant et les exposer aux fatigues d'un long voyage et à tous les périls d'un climat brûlant, au plus fort de l'été?
Mais au premier mot qu'il dit de ses incertitudes à Mme Delorge:
—Je savais ce que je faisais en t'épousant, interrompit-elle, de ce ton qui annonce une inébranlable résolution. Je suis la femme d'un soldat. Partout où on enverra mon mari, j'irai.
Ils partirent donc ensemble, et quinze jours plus tard, tant ils avaient précipité leur voyage, ils arrivaient à Oran, et ils s'installaient dans une des maisons charmantes dont les jardins ombreux s'étagent en terrasses le long des pentes du ravin de Santa-Cruz.
Déjà le nouveau colonel connaissait les raisons qui avaient fait hâter son départ. Il les avait apprises en mettant le pied sur les quais d'Alger.
Notre colonie était en feu.
Partout, en Algérie et dans le Maroc, on prêchait la guerre sainte et on soulevait les populations. Une formidable expédition s'organisait dans le but de rejeter les Français à la mer et de rétablir les gloires et la puissance de l'islamisme.
Le fils de l'empereur du Maroc était le chef de cette croisade.
Il campait sur les bords de l'Isly, occupant avec ses troupes un espace de plus de deux lieues. Chaque jour des contingents nouveaux ajoutaient à ses forces et à son orgueil.
Et il se croyait si sûr de la victoire, que déjà il avait choisi parmi ses chefs ceux qui commanderaient en son nom à Tlemcen, à Oran et à Mascara.
Seulement il comptait sans le héros «à la casquette», le maréchal, ou plutôt, comme on disait alors, «le père Bugeaud».
Reconnaissant le danger de rester plus longtemps sur la défensive, sentant bien que notre inaction exaltait les espérances et le fanatisme des tribus, le maréchal venait de se décider à attaquer.
Ayant rallié la division Bedeau, il se hâtait de réunir tout ce qu'il avait de troupes à sa portée.
Si bien que le colonel Delorge n'était pas à Oran depuis tout à fait quarante-huit heures, lorsqu'il reçut du «père Bugeaud» l'ordre de lui amener sur-le-champ son régiment.
C'est à quatre heures du soir que cet ordre lui arriva, et il dut se hâter de rentrer chez lui pour prendre ses dernières dispositions.
Intérieurement, il se félicitait d'être arrivé à temps pour marcher à l'ennemi, ce qui n'empêche que le cœur lui battait un peu, au moment d'annoncer à sa jeune femme cette grave nouvelle.
—Le régiment part à minuit! lui dit-il de l'air le plus gai qu'il put prendre.
Il s'attendait à une émotion terrible, à des larmes, à une scène déchirante, peut-être... Point.
Elle pâlit, ses beaux yeux se voilèrent, mais c'est d'un ton ferme qu'elle répondit simplement:
—C'est bien.
Et tout aussitôt, sans réflexions vaines, sans inutiles questions, elle se mit à s'occuper de ce que son mari emporterait, veillant autant qu'il était en elle à ce qu'il ne manquât de rien, quoi qu'il pût arriver, lui préparant de la charpie et des bandes, et tout ce qu'il faut pour un pansement provisoire sur le champ de bataille.
Plus ému de ce sang-froid qu'il ne l'eût été par des larmes, il s'efforçait de la rassurer.
—Bast! lui disait-il, est-ce que j'aurai besoin de tout cela! Laisse donc faire Krauss, c'est un vieil Africain, qui connaît son affaire...
Les vingt mille habitants d'Oran étaient sur pied cette nuit-là, et une immense acclamation salua le régiment lorsqu'il sortit de la ville, étendard déployé et trompettes sonnant.
Mme Delorge avait été stoïque...
Dominant l'émotion terrible qui l'écrasait, c'est avec un bon sourire aux lèvres qu'elle embrassa son mari, qui avait déjà le pied à l'étrier.
Sa voix d'un timbre si pur ne trembla pas, lorsqu'elle dit à son fils:
—Embrasse ton père et dis-lui: Au revoir!
—Au revoir, papa! bégaya l'enfant...
Il est vrai que, rentrée chez elle, elle s'évanouit...
—Sois sans crainte, lui avait dit Pierre Delorge, avant la fin du mois nous serons de retour, ayant ôté pour longtemps aux Arabes l'envie de recommencer.
Pour cette fois, il devait avoir raison, car, à huit jours de là, le «père Bugeaud» gagnait, avec dix mille hommes contre trente mille, la bataille d'Isly.
Lancé avec ses quatre escadrons de guerre contre une masse de dix ou douze mille cavaliers marocains, le colonel Delorge n'avait pas peu contribué au succès de la journée.
Un instant, son régiment avait disparu, comme englouti au milieu du plus effroyable tourbillon.
Mais commandés par un tel chef, les soldats français sont tous des héros. Les siens se battirent en désespérés, laissant le temps aux spahis de Jussuf et aux fantassins de Bedeau de se reformer et de venir les dégager.
Lui-même devait en être quitte à assez bon marché.
—A très bon marché même, affirmait Krauss, pour un homme qui étrenne ses épaulettes d'une pareille façon!
Lancé au plus épais de la mêlée, le colonel Delorge avait eu deux chevaux tués sous lui. Ses habits n'étaient plus qu'une loque, tant ils avaient été hachés littéralement de coups de yatagan. Mais il n'avait reçu qu'une blessure au bras droit.
—Va! j'étais bien sûre que tu me reviendrais, lui dit sa femme, lorsque le régiment rentra à Oran... Est-ce que si tu avais été tué là-bas, je ne l'aurais pas senti, moi, ici!...
Cependant sa blessure, que plusieurs jours de fatigue et de chaleurs excessives avaient envenimée, fut longue à guérir...
Et encore lui laissa-t-elle pour toujours une roideur gênante dans le bras, lui rendant difficiles certains mouvements, comme celui de mettre le sabre en main, qui exige un renversement du coude et une torsion du poignet.
En revanche, il fut une fois de plus porté à l'ordre du jour de l'armée, et investi d'un grand commandement, où éclatèrent ses rares aptitudes et ses qualités d'organisateur.
C'est en parlant de lui que le ministre de la guerre disait, en 1847, à la Chambre des députés: «Avec des officiers de cette trempe, je répondrais de la colonisation parfaite de l'Algérie en dix ans!»
Sa réputation de soldat et d'administrateur n'avait donc plus rien à gagner, lorsque arriva la révolution de 1848... S'il s'en préoccupa, ce fut pour bénir la destinée, qui l'éloignait de Paris en une année où la guerre civile y fit couler des flots de sang.
Mais il ne s'en préoccupa guère, distrait par un souci meilleur.
Sa femme venait de lui donner une fille qui reçut le nom de Pauline.
Alors Mme Delorge n'avait plus aucune de ces vagues appréhensions des premiers mois de son mariage... Accoutumée à son bonheur, elle s'y endormait en sécurité profonde, entre son mari et ses enfants.
Pauvre femme!... Le malheur est un créancier impitoyable qui vient toujours... Il venait.
III
On arrivait à la fin de mars 1849, le prince Louis-Napoléon Bonaparte était président de la République française, lorsque les cercles militaires d'Oran commencèrent à se préoccuper de trois «pékins» arrivés depuis peu de France, et descendus à l'Hôtel de la Paix.
L'un était un homme jeune encore, et d'un extérieur «avantageux», portant toute sa barbe, et qui se faisait appeler M. le vicomte de Maumussy.
L'autre était plus âgé. Déjà ses moustaches, fort longues et outrageusement cirées, grisonnaient. Attitude, démarche, coupe de vêtements, tout en lui trahissait, ou plutôt affectait cet on ne sait quoi qui distingue les officiers en bourgeois. Il était inscrit à l'hôtel sous le nom de Victor de Combelaine.
Ces deux messieurs étaient décorés.
Le troisième, plus humble, était aussi plus indéchiffrable.
Il était gros et court, fort rouge, très chauve, et d'une vulgarité que rehaussaient encore les énormes chaînes de montre qui battaient sa bedaine et les bagues qui cerclaient ses doigts noueux.
Les autres l'appelaient, encore qu'il ne parût pas très âgé, le père Coutanceau.
Tous trois venaient en Afrique, disaient-ils partout, à tout propos et très haut, pour obtenir des concessions et faire de l'agriculture en grand.
C'était fort possible, après tout.
Seulement, leurs agissements démentaient leurs assertions.
Ce n'était pas des colons qu'ils recherchaient, ni des fermiers, mais presque exclusivement des militaires.
Souvent, à la nuit tombante, on voyait se glisser chez eux, et non sans précautions pour n'être point vus, des officiers des districts cantonnés au loin, à Mers-el-Kébir, à Arzew, à Sidi-bel-Abbès.
De leur côté, ils étaient toujours par voies et par chemins, tantôt à pied et tantôt en voiture, visitant les postes militaires, et parfois demeurant des deux et trois jours à Mostaganem ou à Mascara.
L'argent ne paraissait pas leur manquer.
Les poches de M. Coutanceau, des poches immenses, où il avait toujours les mains plongées jusqu'au coude, sonnaient comme un clocher de village.
Et ils faisaient grande chère, prenant leurs repas à part et ne ménageant ni le vin de Bordeaux des grands crus, ni le vin de Champagne.
—Positivement, ces gaillards-là nous inquiètent, disait un soir à sa femme le colonel Delorge. On dirait des agents de recrutement. Mais qui viendraient-ils recruter dans la colonie? Pour qui? pour quoi?
—Que ne vous mettez-vous en quête de renseignements! répondait simplement Mme Delorge.
On s'enquit, et on en obtint d'un sous-intendant, qui avait été longtemps employé au ministère des finances, et qui savait son Paris sur le bout du doigt.
M. le vicomte de Maumussy s'appelait de son vrai nom Chingrot, et il eût été bien habile celui qui eût su dire où se trouvait sa vicomté.
C'était un de ces viveurs de troisième ordre qui font cortège aux fils de famille en train de dévorer leur légitime, et qui sans un sou vaillant affichent tous les dehors du luxe, jouent gros jeu et roulent voiture.
L'enlèvement d'une pauvre jeune femme qu'il avait ensuite ruinée, un duel heureux et une nuit de veine au baccarat avaient marqué l'apogée de l'honorable carrière de M. Chingrot de Maumussy.
Depuis, il n'avait fait que déchoir. Il se noyait, selon l'expression consacrée, buvant une gorgée plus amère et coulant plus profondément à chacune de ses tentatives pour remonter à la surface.
Et Dieu sait s'il en avait risqué de ces tentatives, en finances, en industrie, en journalisme et en politique!...
Car il était dévoré d'ambitions, de convoitises et de rancunes, et se croyait apte à tout.
Et, de fait, il ne manquait ni d'intelligence, ni d'esprit, ni de savoir-faire. Causeur facile et agréable, il était rompu à toutes les intrigues et avait cette imperturbable audace de l'homme qui n'a plus rien à perdre.
Accusé d'un bonheur trop constant au jeu, perdu de dettes, traqué par des créanciers qui le menaçaient non plus de Clichy mais de la police correctionnelle, exclu de tous les cercles, exécuté en dernier lieu à la Bourse, où il carottait des différences, M. Chingrot de Maumussy avait fait un plongeon définitif et disparu du boulevard lors des journées de février 1848.
Non moins mouvementée devait avoir été l'existence de son compagnon, M. Victor de Combelaine, dans une sphère inférieure, toutefois.
Et il faut dire: devait, au conditionnel, parce que nul ne savait rien au juste des parents, ni même du pays de cet honorable... gentilhomme.
D'aucuns soutenaient que nulle part jamais n'exista un M. de Combelaine père. Sa mère était, assurait-on, une noble demoiselle hongroise, que la sensibilité de son cœur avait perdue.
Le positif, c'est que le Combelaine avait été militaire.
Des gens l'avaient connu lorsqu'il venait de s'engager dans un régiment de hussards, et les fournisseurs de toutes les villes où il avait tenu garnison gardaient de lui de cuisants souvenirs et des liasses de billets protestés.
En dépit de tout, et si piètre serviteur qu'il pût être, il avait dû à de mystérieuses influences un avancement scandaleusement rapide.
Il était capitaine, et se plaignait de moisir en ce grade, quand, à la suite d'une aventure dont le secret fut bien gardé, il essaya de se suicider.
S'étant manqué, il reprit goût à la vie, mais il donna sa démission, volontairement, prétendaient les uns; parce qu'il ne pouvait faire autrement, assuraient les autres.
Comment vivre, cependant? Il s'improvisa voyageur en parfumerie. Une querelle avec son patron l'ayant rejeté sur le pavé, il entreprit de fonder une salle d'armes. Tireur de premier ordre, il réussissait, il gagnait de l'argent... Une légèreté le contraignit à fermer boutique. Un de ses élèves étant menacé d'un duel sérieux, il avait, moyennant finance, pris le duel à son compte et tué l'adversaire.
Obligé de fuir, il s'était réfugié en Belgique, s'était fait comédien, et avait, pendant dix mois, essuyé les sifflets de Bruxelles.
Remercié par son directeur, il s'était lancé dans la politique, avait conspiré, en avait vécu, et finalement s'était trouvé englobé dans un procès où son attitude lui avait attiré de la part de ses coaccusés l'épithète de mouchard...
C'était d'ailleurs, selon son expression, un «noceur» féroce, dévoré de convoitises malsaines et d'appétits honteux, sans foi, sans loi, sans mœurs, brave peut-être, mais ayant, à coup sûr, moins de bravoure que de confiance en son adresse de spadassin, prêt à tout pour de l'argent, capable, selon son intérêt, de tuer un homme pour une vétille ou de digérer un soufflet sans sourciller.
Comparé à ces deux honorables personnages, leur compagnon, M. Coutanceau, pouvait passer pour un petit saint.
Ce dernier n'était, à vrai dire, qu'un vulgaire faiseur, qui depuis quinze ans naviguait sur les récifs du Code, toujours entre le bagne et la maison centrale.
Pris la main dans le sac, il en avait été quitte pour treize mois de prison, mais il s'était vu du même coup contraint de prendre sa retraite.
Il ne s'en consolait pas, encore bien qu'il eût la prudence de se garder pour la soif une poire de quatre-vingt mille livres de rentes. Avec ses apparences de bonhomie et de rondeur, il était vaniteux follement et ambitieux plus encore. Parce qu'il s'était adroitement tiré de quelques tripotages, il se croyait l'étoffe d'un financier de génie, et était, ma foi! prêt à risquer tout ce qu'il possédait pour le prouver.
Enfin, il était avéré que ces trois associés s'étaient trouvés mêlés à toutes les agitations inspirées par une société bonapartiste qui est restée célèbre sous le nom de Club des culottes de peau.
C'est dire la surprise de Mme Delorge quand, un matin, elle aperçut dans la cour M. le vicomte de Maumussy et M. de Combelaine. Ils demandaient à parler au colonel Delorge quand on les conduisit près de lui...
Que voulaient-ils? Mme Delorge ne se le demanda même pas. Elle s'occupait de tout autre chose, quand son attention fut attiré par de grands éclats de voix.
Elle prêta l'oreille: c'était son mari qui jurait, en proie, à ce qu'il lui parut, à une terrible colère...
Presque aussitôt, des pas rapides retentirent dans l'escalier... Évidemment, les deux visiteurs se retiraient beaucoup plus vite qu'ils n'étaient venus.
Mais le colonel descendait sur leurs talons, et quand il arriva dans la cour:
—Krauss, cria-t-il à son ordonnance, regarde bien ces deux individus, et souviens-toi que si jamais ils viennent me demander, je n'y suis pas...
La colère du colonel Delorge avait dû être des plus violentes, car son visage en gardait encore les traces, une heure après, lorsqu'il se mit à table pour déjeuner.
Et cependant, il était visible qu'il faisait les plus grands efforts pour reprendre son sang-froid et écarter de son esprit quelque pensée importune.
Il parlait plus que de coutume, et avec une certaine véhémence, encore qu'il ne parlât que de choses indifférentes. Il s'emporta contre son fils à propos d'une niaiserie, et sa fille, la petite Pauline, étant venue à pleurer, il s'écria en jurant qu'il était insupportable d'entendre continuellement crier des enfants.
C'est avec un étonnement profond que sa femme le considérait. Jamais elle ne l'avait vu ainsi. Et, cependant, elle n'osait l'interroger en présence des domestiques, qui allaient et venaient pour le service.
Mais lui, dès qu'on eut servi le café:
—Te serait-il bien agréable, demanda-t-il à sa femme, d'être madame la générale?...
Ainsi que toutes les femmes qui aiment, Mme Delorge était très ambitieuse pour son mari, n'apercevant personne qui pût lui être comparé.
Croyant à quelque bonne nouvelle, elle eut un mouvement de joie, et très vivement:
—Oui, certes! répondit-elle. Mais pourquoi cette question?
—C'est qu'on cherche des généraux.
—Qui?
—Les deux estimables personnages que j'ai vus ce matin, parbleu!
Et sans laisser à sa femme le temps de revenir de sa surprise:
—C'est comme cela, poursuivit-il. Les officiers généraux actuels ne suffisent plus. Bedeau, Bugeaud, Lamoricière, Changarnier et les autres, deviennent gênants. Il en faut de nouveaux, très vite, parmi lesquels probablement on choisira le ministre de la guerre. Et comme on les voudrait glorieux et populaires, nous allons, à leur intention, entreprendre une grande expédition en Kabylie, contre les Beni-Sliman et les Oustani...
Mme Delorge pâlit au souvenir de ses transes nouvelles lors de la bataille d'Isly, et d'une voix un peu tremblante:
—Ainsi, tu vas partir, Pierre?... commença-t-elle.
—Si j'en reçois l'ordre... évidemment. Mais rassure-toi, l'ordre ne viendra pas. Je n'ai aucune des qualités requises. Ainsi, je ne crois pas que, d'ici longtemps, tu sois madame la générale Delorge... si tu l'es jamais, toutefois,—ce qui, depuis ce matin, est devenu diablement problématique.
Sur quoi, roulant sa serviette, il la jeta violemment sur une chaise et sortit en sifflant.
—Signe d'orage! grommela Krauss.
Ce n'était absolument rien que cette scène, et dans quatre-vingt-quinze ménages sur cent, elle eût passé inaperçue. Mais de même qu'il suffit d'un grain de sable qui tombe pour ternir le pur cristal d'une source, une seule parole violente devait troubler étrangement la paisible harmonie de cet heureux intérieur.
—Il n'y a pas à en douter, pensait Mme Delorge, il est arrivé quelque chose à Pierre, quelque chose de très grave... et cela, du fait de ces deux chevaliers d'industrie...
Mais c'est en vain qu'elle s'épuisait à imaginer une relation admissible entre le vicomte de Maumussy ou M. de Combelaine et le loyal colonel Delorge...
Cependant, ces honorables associés n'en étaient plus à leur isolement des premiers jours. Ils avaient réussi à se constituer une société. Le vicomte de Maumussy se faisait une réputation d'homme politique. M. de Combelaine, invité à un assaut d'armes, y avait fait merveille. M. Coutanceau jouait et perdait le plus galamment du monde. Deux ou trois officiers supérieurs des environs ne les quittaient pour ainsi dire plus. Ils donnaient des dîners où on buvait sec, en choquant les verres, et qui étaient suivis de soirées où l'on absorbait d'immenses quantités de punch.
Jusqu'à ce qu'enfin, un beau matin, ils partirent tout à coup, comme ils étaient arrivés.
Mme Delorge respira. Elle avait compris que ces trois hommes ne pouvaient être que des émissaires politiques.
—Maintenant, pensa-t-elle, Pierre va redevenir lui-même...
Point. Le colonel, au contraire, devenait plus soucieux de jour en jour. Cette expédition de Kabylie dont il avait parlé se préparait, et il semblait se préoccuper prodigieusement de savoir si son régiment en ferait ou non partie.
[Illustration: Ils échangeaient des serments d'amour en se promenant dans le parc de Glorière.]
C'était, du reste, la grande et unique affaire de tous ses officiers, et il ne se passait pas de jour sans qu'on lui demandât vingt fois:
—Eh bien! mon colonel, en sommes-nous?
Ils n'en furent pas, et ce leur fut une grande mortification. Jamais, en aucune occasion, on n'avait fait autant mousser une expédition. Jamais campagne heureuse ne donna lieu à de plus nombreuses promotions.
—Ah çà! pensèrent-ils, est-ce que notre colonel serait en disgrâce?...
Ils n'en doutèrent plus lorsqu'ils virent lui «passer sur le corps» plusieurs colonels qui n'avaient ni ses services, ni ses blessures, ni surtout sa haute valeur.
Cependant, on comprit sans doute qu'il serait impolitique de sacrifier ouvertement un homme de cette valeur, aimé et estimé dans l'armée comme pas un.
Et, dans les premiers jours de 1851, et au moment où, certes, il ne s'y attendait aucunement, le colonel Delorge reçut sa nomination au grade de général, et l'ordre de venir à Paris se mettre à la disposition du ministre de la guerre...
Mais cet avancement, qui eût dû combler ses vœux, l'irrita. Tout le monde remarqua de quel sourire contraint il accueillait les félicitations qui lui arrivaient de toutes parts.
Et le soir, lorsqu'il fut seul avec sa femme:
—Sais-tu, lui dit-il, ce que je ferais, si j'étais sage? Je donnerais ma démission et nous irions vivre à Glorière... Nous avons huit mille livres de rentes...
Elle ne le laissa pas poursuivre:
—Ah! ce serait un acte de folie, s'écria-t-elle, et que tu ne feras pas, si j'ai quelque influence sur toi!...
Toute puissante était l'influence de Mme Delorge sur son mari.
Et la preuve, c'est qu'elle obtint de lui qu'il renonçât, au moins pour le moment, à sa détermination, déjà presque arrêtée, de quitter le service.
C'était grave, ce qu'elle faisait là, c'était assumer pour l'avenir une terrible responsabilité, elle ne se le dissimulait pas.
Mais forte de sa conscience de mère et d'épouse, croyant avoir un devoir à remplir, elle le remplissait.
Nulle ambition, aucune considération personnelle ne la guidaient. Loin de là. Cette retraite à Glorière, cette perspective de la plus paisible des existences la séduisaient, et c'est de ses séductions mêmes qu'elle se défiait.
Ne semblait-elle pas d'ailleurs obéir à toutes les règles de la prudence humaine, ne paraissait-elle pas avoir raison mille fois quand elle disait:
—Patiente, Pierre, réfléchis! Ne cède pas à un mouvement d'humeur ou de découragement dont tu aurais regret. Ne sera-t-il pas toujours temps de donner ta démission!...
Ah! s'il lui eût dit la vérité!... Mais non, il se tut. Et ils quittèrent Oran, suivis du dévoué Krauss.
C'était à Paris même qu'on réservait un emploi au général Delorge. Il l'apprit lorsqu'il se présenta au ministère de la guerre.
Dès lors, ils n'avaient plus, sa femme et lui, qu'à prendre toutes leurs dispositions pour un assez long séjour.
Après bien des recherches et des courses, ils s'installèrent à Passy, rue Sainte-Claire, dans une jolie villa entourée d'un grand jardin. Le prix en était peut-être excessif, eu égard à leur peu de fortune, mais ils avaient été décidés par les avantages que le jardin offrait à leurs enfants, à Raymond, qui allait avoir dix ans, et à la petite Pauline.
Hélas! ils n'y étaient pas depuis un mois encore, que déjà Mme Delorge se repentait amèrement d'avoir combattu les résolutions de son mari.
Certes, il restait toujours le même pour elle, affectueux et tendre, mais elle sentait qu'il lui échappait en quelque sorte.
Le général ne s'était jamais occupé de politique, et même il professait cette opinion qu'un pays est bien malade quand ses généraux se mêlent aux luttes des partis, quittent l'épée pour la plume, descendent de cheval pour monter à la tribune, et livrent au public le secret de leurs rivalités et de leurs rancunes.
Cependant il lui était bien difficile, avec sa situation, de se désintéresser des affaires publiques, en cette fatale année de 1851, et à un moment où tant d'ambitions insoucieuses de la France se disputaient le pouvoir.
Les incertitudes et les menaces de l'avenir troublaient alors profondément Paris. Chaque jour, quelque bruit étrange circulait, justifié par l'arrivée aux affaires des personnages les plus inquiétants. De tous côtés surgissaient, comme pour une curée, tous les faillis de la vie, les fruits secs de toutes les carrières, les ambitieux, les incapables, les coquins...
M. le vicomte de Maumussy, au retour d'une mission diplomatique en Allemagne, avait été nommé à un poste important.
Un journal avait mis en avant, pour une préfecture, M. Coutanceau.
M. le comte de Combelaine—car il était comte désormais—occupait une situation toute de confiance près du prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République française.
Quel parti prit le général Delorge dans cette mêlée d'égoïstes intérêts; en prit-il même un?
C'est ce que Mme Delorge ne sut jamais.
Le temps n'était plus où elle était la confidente des plus secrètes pensées de son mari. Il ne lui disait rien de ses occupations ni de ses projets. Et si elle l'interrogeait, il n'avait que des réponses vagues, lorsqu'il ne détournait pas la conversation.
Le connaissant comme elle le connaissait, elle observait en lui comme une constante préoccupation de ne la pas inquiéter qui redoublait ses angoisses.
Le positif, c'est qu'il sortait beaucoup, et qu'il recevait un assez grand nombre de visiteurs, parmi lesquels quatre ou cinq députés...
Enfin, dans le courant d'octobre, il consentit, à deux reprises, à recevoir un des hommes qu'il avait autrefois honteusement chassés... M. de Combelaine...
Enfin, on peut dire que Mme Delorge s'attendait vaguement à quelque catastrophe, lorsque arriva le 30 novembre...
Journée fatale, dont les moindres circonstances devaient rester ineffaçablement gravées dans la mémoire de la malheureuse femme...
C'était un dimanche.
Le général s'était levé beaucoup plus gai que d'ordinaire, et, après le déjeuner, malgré le froid et la brume, il était descendu avec son fils, pour tirer quelques balles à un tir qu'il avait fait établir au bout du jardin.
En remontant, Raymond avait dit à sa mère:
—Je n'ai manqué le carton que six fois, mais papa ne l'a pas manqué, lui, quoiqu'il ait été obligé de tirer de la main gauche.
—Il est de fait, avait ajouté le général, que mon maudit bras droit me fait terriblement souffrir aujourd'hui... c'est à peine si je peux le remuer.
Sur quoi, s'étant assis près du feu, il avait proposé à sa femme de la conduire au spectacle le soir, et ils en étaient à choisir un théâtre, lorsque Krauss était entré tenant une lettre qu'on venait d'apporter.
A la seule vue de l'adresse, le général avait froncé les sourcils. Il l'avait lue d'un coup d'œil, puis la froissant violemment, il l'avait jetée dans la cheminée en s'écriant:
—Non! mille fois non!...
Cependant, il avait paru réfléchir. Puis au bout d'un moment:
—Tu n'auras pas, ma pauvre Élisabeth, avait-il dit à Mme Delorge, le plaisir que je te promettais... Me voici forcé de me rendre à un rendez-vous que me demande, ou plutôt que m'impose cette lettre...
Puis, sonnant Krauss, il lui avait dit:
—Prépare pour ce soir ma grande tenue... Je m'habillerai à huit heures et demie...
Mais c'en était fait de la gaieté du général.
Il n'avait pas tardé à regagner son cabinet, et il y était resté enfermé jusqu'au dîner...
A neuf heures, cependant, il était prêt, et il avait envoyé Krauss lui chercher une voiture... Embrassant alors sa femme:
—Je rentrerai de bonne heure, lui avait-il dit; sois sans inquiétude...
Et il était parti...
IV
C'était encore une soirée que Mme Delorge allait passer, comme tant d'autres, hélas! depuis quelques mois, seule entre ses deux enfants, entre sa fille, la petite Pauline, qui ne tardait pas à s'endormir, et Raymond, qui achevait ses devoirs pour la classe du lendemain.
Deux circonstances pourtant la rassuraient.
Au lieu de sortir en bourgeois, comme d'ordinaire, le général s'était mis en tenue, ce qui semblait annoncer qu'il se rendait à quelque réunion officielle.
Et il lui avait promis de rentrer de bonne heure.
N'importe! Ainsi qu'il arrive toujours lorsqu'on sent devant soi de longues heures d'attente, elle cherchait à s'occuper, s'efforçant de tromper son impatience et de perdre la notion du temps.
Raymond ayant achevé sa tâche, elle fit avec lui cinq ou six parties de dames, avant de l'envoyer coucher...
Jusqu'à ce qu'enfin, onze heures sonnant, elle demeura seule dans le salon.
—Onze heures! se dit-elle. Il ne peut pas rentrer encore...
Elle avait pris un livre, mais c'est vainement qu'elle essayait de s'y intéresser ou seulement d'y appliquer son attention. Sa pensée lui échappait. Elle se reportait, et avec quels regrets! à ces temps heureux où son mari, sans autres soucis que ceux de sa profession, lui appartenait si entièrement. Alors il fallait un événement pour l'arracher, après le dîner, aux douceurs de son foyer. Et, s'il se trouvait contraint de sortir, elle savait où il allait et pour quelle cause. Alors il n'avait pas de secrets pour elle, alors elle ne se sentait pas enlacée dans les fils de quelque mystérieuse intrigue...
Minuit sonna...
—Maintenant, murmura-t-elle, je ne dois plus avoir longtemps à attendre... C'est avec une étrange netteté que se représentaient à son esprit tous les événements qui se succédaient depuis cette visite de M. de Maumussy et de M. de Combelaine, et en tout elle croyait reconnaître, leur influence mystérieuse et fatale.
Ces passe-droits dont le général avait été victime ne provenaient-ils pas d'eux? N'était-ce pas à cause d'eux qu'il avait eu l'idée de donner sa démission?... Ah! folle! Ah! imprudente!... pourquoi l'en avait-elle détourné!...
Mais il était une heure; et le général ne paraissait toujours pas.
Mme Delorge se leva, et après quelques tours dans le salon, alla s'accouder à la fenêtre, prêtant l'oreille...
Nul bruit ne troublait le morne silence de ce paisible quartier de Passy. Rien, on n'entendait rien, ni roulement de voiture, ni voix, ni pas... La nuit était sombre et froide; un brouillard dense, qui par moments se résolvait en pluie, enveloppait tout comme d'un linceul.
Bientôt elle se sentit prise de frissons. Elle referma la fenêtre et vint se rasseoir près de la cheminée, dont elle raviva le feu.
Elle songeait que c'était une grande fauté qu'ils avaient commise, son mari et elle, que de prendre une habitation si éloignée du centre de Paris... Passy, l'hiver, passé dix heures du soir, c'est le bout du monde, on ne trouve plus de cochers qui consentent à y aller... Peut-être, en ce moment même, le général cherchait-il un fiacre... Peut-être avait-il été forcé de se mettre en route à pied.
—Donc, pensait-elle, il n'y a pas encore trop de temps de perdu... Pauvre Pierre! ne devrais-je pas savoir qu'il souffre autant que moi!...
Elle disait cela, mais de moins en moins elle réussissait à se défendre de l'indéfinissable tristesse qui l'envahissait.
Quelle vie!... Est-ce que cela durerait encore longtemps!... En était-ce donc fait à tout jamais de son repos et de son bonheur!... Ah! pourquoi aussi avait-elle été si faible et si réservée! Pourquoi n'avait-elle pas arraché à son mari le secret des soucis poignants qu'elle avait lus sur son front!...
Deux heures!...
L'inquiétude la gagnait. Elle ne pouvait détacher les yeux de la pendule. Elle comptait les minutes. Elle se disait:
—Avant que la grande aiguille soit là, il sera près de moi.
Lentement, de son mouvement égal et imperceptible, la grande aiguille avançait, et dépassait le point fixé... Personne!
La malheureuse femme pensait maintenant à cette lettre, qui était venue lui enlever la bonne soirée qu'elle se promettait. D'où venait-elle, cette lettre maudite? En la recevant, le général s'était troublé. Que lui demandait-on donc, qu'il s'était écrié: «Non, mille fois non, jamais!...» Qui donc l'avait écrite?...
La sonnerie de quatre heures lui sembla, dans le silence, comme un glas funèbre.
—Mon Dieu! murmura-t-elle, que lui est-il arrivé?
Pour la première fois, l'idée d'un accident se présentait à son esprit. Quel? elle ne savait, mais terrible, à coup sûr!...
Incapable de demeurer en place, elle quitta le salon et gagna le vestibule, faiblement éclairé par une petite lampe qui agonisait dans son globe de verre dépoli.
Sur une des banquettes, Krauss était étendu. Mais il ne dormait pas. Au froissement léger du peignoir de Mme Delorge le long de la rampe de l'escalier, il se dressa d'un bond, et du ton dont il eût répondu présent:
—Madame!... fit-il.
Pourquoi ne dormait-il pas, lui qui d'ordinaire tombait de sommeil sitôt la nuit venue? Était-il donc inquiet, lui aussi? Avait-il des raisons d'être inquiet?
Voilà ce que se dit la pauvre femme. Et tout aussitôt:
—Krauss, demanda-t-elle, savez-vous où est allé le général?
—Non, madame.
—Vous ne l'avez donc pas accompagné jusqu'au fiacre?
—Si, madame, je portais son manteau.
—Et vous n'avez pas entendu l'adresse qu'il donnait au cocher?
—Non, madame.
Et vivement:
—Mais il ne peut rien être arrivé au général, madame... Il a son épée, et quand il a son épée...
—Merci, Krauss, interrompit Mme Delorge.
Elle remonta. Maintenant, elle ne doutait plus. Maintenant, elle était sûre d'un grand malheur... Elle passa par la chambre de son fils, qui dormait de ce bon sommeil de l'enfance, et le baisant au front:
—Pauvre Raymond! murmura-t-elle, Dieu te garde à ton réveil!...
Le jour venait, cependant, blafard et livide, lorsqu'un coup de cloche retentit à la porte de la villa.
—Lui! s'écria la malheureuse femme, c'est lui!...
Elle croyait reconnaître sa manière de sonner, elle voulait s'élancer à sa rencontre... Mais cette immense joie après de si cruelles souffrances achevant de la briser, ses forces trahirent sa volonté et elle retomba sur son fauteuil...
Cependant elle percevait nettement tous les bruits de la maison.
Elle entendit Krauss ouvrir la porte du vestibule, elle entendit grincer sur ses gonds rouillés la grille de la villa... Elle distingua le murmure de plusieurs voix, puis des pas sous lesquels criait le sable du jardin...
—C'est singulier, pensa-t-elle, Pierre ne rentre-t-il donc pas seul?...
Déjà, ces mêmes pas retentissaient dans le vestibule, et bientôt elle les entendit dans les escaliers et sur le palier même, pesants, embarrassés comme les pas de gens qui portent un fardeau et mêlés à des chuchotements étouffés...
Folle de terreur, cette fois, elle réussit à se lever... Mais au même instant, la porte du salon s'ouvrit, et deux hommes entrèrent qu'elle ne connaissait pas, suivis de Krauss plus blanc que le plâtre du mur contre lequel il s'appuyait...
—Mon mari!... s'écria-t-elle, mon mari!...
Un des deux hommes, pâle et tremblant d'émotion, s'avança:
—Du courage, madame, commença-t-il, du courage!...
Elle comprit, la malheureuse, et d'une voix à peine distincte:
—Mort! balbutia-t-elle; il est mort!...
Elle chancelait sous ce coup horrible, ses yeux se fermaient, et Krauss étendait les bras pour la soutenir...
Mais elle le repoussa, et se redressant, par un prodige d'énergie:
—Conduisez-moi près de lui, s'écria-t-elle, je veux le voir; où est-il?
L'homme qui avait parlé désigna du doigt une porte et répondit:
—Là!...
D'un élan éperdu, Mme Delorge se précipita contre cette porte, et si rude fut le choc que les battants cédèrent...
Alors apparut la chambre à coucher, à peine éclairée par les lueurs tremblantes d'une seule bougie.
Sur le lit, dont l'édredon avait été retiré et jeté dans un coin, gisait le corps déjà roide et glacé du général Delorge.
Ses yeux grands ouverts et sa face convulsée gardaient encore une terrible expression de haine et de mépris...
Une écume sanglante frangeait ses lèvres violacées...
Son habit, souillé de terre, était déboutonné, et une de ses épaulettes manquait.
Sur une chaise, près du lit, étaient déposés le grand manteau du général, son chapeau, dont la pluie avait fripé les plumes, et son épée nue...
A ce spectacle affreux, la malheureuse femme demeura comme clouée sur le seuil, la pupille dilatée, les bras tendus en avant comme pour repousser quelque terrifiante vision. Elle ne pouvait croire, elle ne pouvait se résigner à cette soudaine survenue du néant...
Ce ne fut qu'une seconde...
Elle s'avança en trébuchant et s'abattit sur le lit, serrant entre ses bras d'une étreinte convulsive ce corps inanimé, collant ses lèvres contre ces lèvres glacées et muettes pour toujours... Comme si, dans la démence de sa douleur, elle eût espéré qu'à la chaleur de ses embrassements allait se réchauffer et battre de nouveau ce cœur qui, pendant tant d'années, n'avait battu que pour elle...
—Pauvre femme!... murmura un des inconnus, assez haut pour être entendu de Krauss, pauvre femme!...
Déjà elle s'était redressée, et d'un air égaré, d'un accent indicible d'épouvante et d'horreur:
—Du sang! s'écria-t-elle, du sang! voyez!...
Elle étendait le bras en disant cela, et sa main en effet était rouge de sang, et même quelques caillots avaient éclaboussé la dentelle de ses manches.
—Ah! mon mari a été lâchement assassiné! cria-t-elle encore.
Celui des deux étrangers qui avait déjà parlé, le plus jeune, hochait la tête:
—Non, madame, prononça-t-il, non! ce surcroit de douleur, du moins, vous est épargné. Le général Delorge a succombé en duel...
—Et après un combat loyal, ajouta l'autre.
Elle les regardait sans paraître comprendre, et c'est comme des mots vides de sens qu'elle répétait:
—Un duel!... un combat loyal!...
Mais depuis un moment déjà les deux inconnus se consultaient et se concertaient du coin de l'œil... Le plus jeune s'avança, et s'inclinant profondément:
—Nous étions chargés, madame, dit-il, d'une douloureuse et pénible mission... Nous l'avons remplie... Et, à moins que vous n'ayez des ordres à nous donner, à moins que nous ne puissions vous être utiles en quelque chose, nous vous demandons la permission de nous retirer...
Il attendit respectueusement une réponse... Cette réponse ne venant pas:
—Pour mon compte, madame, ajouta-t-il, je serai toujours à votre disposition; voici ma carte...
Il déposa, en effet, une carte de visite sur la cheminée, fit un signe à son compagnon, et tous deux se retirèrent sur la pointe du pied, sans que personne songeât à les retenir...
Mme Delorge s'était agenouillée près du lit, le front appuyé sur une des mains glacées du mort, et d'une voix haletante:
—Pierre, disait-elle, Pierre, pardonne-moi!... C'est par moi, qui t'aimais tant, que tu meurs... Oui, c'est moi qui te tue, ô mon unique ami!... Cette mort horrible, tu la prévoyais peut-être, le jour où tu voulais te retirer à Glorière... Et c'est moi, insensée, qui n'ai pas voulu, c'est moi, misérable, qui ai abusé de l'indulgence de ton amour, pour t'amener ici, contre ton gré, contre toute raison, au milieu de tes ennemis!...
[Illustration: Elle lui tendit son fils.]
Si déchirante était l'expression de son désespoir, que Krauss, demeuré jusque-là hébété de douleur près de la porte, eut peur et s'approcha...
—Madame, fit-il en lui touchant l'épaule, madame!...
Elle ne tourna seulement pas la tête. Suffoquant sous l'abondance de ses souvenirs, elle continuait:
—A Glorière, c'était le bonheur qui nous attendait... Ici c'était la mort terrible, soudaine... Mais je sais mon devoir, ô mon bien-aimé!... Dans la mort comme dans la vie, je t'appartiens uniquement, je suis à toi!... Est-ce que je pourrais te survivre, alors même que je le voudrais!...
Le bon, l'honnête Krauss sanglotait...
—Mon Dieu! se disait-il, elle devient folle, elle veut se tuer. Qu'allons-nous devenir, les enfants et moi?...
Et il demandait au ciel une inspiration, quand un cri, lamentable, désespéré, retentit...
Frémissant, il se retourna...
Raymond, enfin réveillé par les allées et les venues, accourait à peine vêtu...
Il avait tout compris, le malheureux enfant, et il se jeta au cou de sa mère en s'écriant:
—Mort!... mon pauvre père est mort!...
Peut-être fut-ce le salut de cette femme si cruellement éprouvée! L'étreinte de son fils, les larmes chaudes dont il inondait son visage, la rappelèrent à elle-même, à la raison, à la vie...
Elle songea que si elle était épouse, elle était mère aussi, qu'elle ne s'appartenait pas, qu'elle n'avait pas le droit de mourir, qu'elle se devait à ses enfants...
Elle se releva donc, s'affaissa sur un fauteuil, et attira Raymond contre sa poitrine, en murmurant:
—Oh! mon enfant, nous sommes bien malheureux!... Oh! oui, bien malheureux!...
Ainsi, ils restèrent longtemps serrés l'un contre l'autre, mêlant leurs larmes, jusqu'à ce qu'enfin Mme Delorge se redressa, puisant dans le sentiment de ses devoirs une sombre énergie.
—Maintenant, Krauss, commença-t-elle, je veux tout savoir... Je suis forte. Je puis tout entendre... parlez.
Une immense stupeur se peignit sur le visage du vieux et dévoué soldat.
—Qu'est-ce que madame veut que je lui dise? balbutia-t-il.
—Comment le général est mort, Krauss. Où a eu lieu ce duel, à quel sujet, avec qui?
—Hélas! madame, je ne le sais pas...
—Quoi! ces hommes, qui étaient sans doute les témoins du général, ne vous ont rien appris?
—Rien...
Elle crut qu'il la trompait, qu'il pensait en se taisant ménager sa sensibilité, et d'un ton sec:
—Je vous ordonne de parler, Krauss! commanda-t-elle.
Le pauvre soldat semblait désespéré.
—Sur mon honneur, madame, répondit-il, je ne sais rien... J'étais si troublé, que je n'ai pas adressé une seule question... Au surplus, madame va comprendre. Quand on a sonné, je me suis hâté d'aller ouvrir, car sans savoir pourquoi, j'étais dans une inquiétude mortelle. Devant la grille était une voiture. Deux hommes en sont descendus, qui m'ont demandé s'ils étaient bien à la maison du général Delorge. Naturellement, j'ai répondu: «Oui.» Alors, ils ont voulu savoir à qui ils parlaient. Et quand je leur ai appris que je suis au service du général et son ordonnance: «Alors, se sont-ils écriés, on peut tout vous dire... Un grand malheur est arrivé... le général vient d'être tué en duel!...» Moi, naturellement, ça m'a fait l'effet d'un coup de crosse sur la tête, et j'ai répondu: «Ce n'est pas possible!» Ils ont haussé les épaules et ont repris: «C'est tellement possible que son corps est là dans la voiture, et que vous allez nous aider à le porter sur son lit.» Ensuite, ils m'ont demandé si le général était marié. J'ai répondu que oui. Ils m'ont demandé si madame était couchée. J'ai répondu que madame attendait le général et qu'elle était debout. Alors, ils ont dit que cela peut-être valait mieux ainsi, que nous monterions le corps le plus doucement possible, et qu'après je les conduirais auprès de madame... C'est ce qui a été fait, et madame sait le reste.
Pendant que parlait Krauss, l'indignation empourprait la joue pâle de Mme Delorge...
—C'est bien tout? interrogea-t-elle.
—Absolument tout, madame!
L'infortunée eut un geste d'amère ironie, et d'une voix vibrante:
—Voilà donc le monde! s'écria-t-elle. Un homme se bat, il succombe, et ses amis, ses témoins, ceux peut-être qui l'ont poussé sur le terrain, croient avoir tout fait lorsqu'ils ont reporté le corps du malheureux à sa maison... Ils arrivent au petit jour, ils tirent le cadavre du fiacre et ils le jettent à la veuve, en lui disant: «Voici votre mari... Notre mission est remplie..., le reste ne nous regarde plus!...»
Si l'honnête Krauss était digne de comprendre l'immense douleur de Mme Delorge, il était incapable de s'expliquer son indignation.
Selon son jugement de vieux soldat, un duel malheureux rentrait dans la catégorie des accidents familiers et prévus, tels qu'une chute de cheval ou un boulet de canon. Et qu'on mourût sur le terrain, sur le champ de bataille ou dans son lit, au milieu des siens, il n'y voyait pas de différence appréciable, ni de raison de se plus ou moins désoler.
Quant à la conduite des deux inconnus qui avaient rapporté le corps du général, et qu'il supposait avoir été ses témoins, il l'estimait si naturelle qu'il prit leur défense.
—Excusez-moi, madame, fit-il, ces deux messieurs, avant de se retirer, vous ont demandé s'ils pouvaient vous être utiles.
Elle ne discuta pas. Elle se souvenait de rien.
—C'est possible, fit-elle.
—Même, continua le digne troupier, l'un d'eux a laissé sa carte, et si madame veut le voir...
Il la lui remit, et elle lut à haute voix: Le docteur J. Buiron, rue des Saussayes.
Ainsi, un médecin avait assisté au combat, ou tout au moins avait été mandé immédiatement après. Cette pensée, pour la malheureuse femme, était un soulagement. Elle songeait que s'il y eût eu quelque chose à faire pour sauver son mari, ce quelque chose eût été fait.
—Eh bien! reprit-elle après un moment de réflexion, il faudrait voir le docteur Buiron, et lui demander des détails...
—Je pars, dit simplement Krauss.
—Attendez, ce n'est pas à vous de faire cette démarche, et j'ai besoin de vous ici... Qui envoyer, cependant, qui?
De tout temps, M. et Mme Delorge avaient eu une existence fort retirée,—l'existence des gens heureux et qui ont la sagesse de cacher leur bonheur. Mais depuis leur arrivée à Paris, leur isolement était complet. Tout entière à l'éducation de ses enfants, Mme Delorge n'avait point cherché de relations et ne voyait absolument personne. A peine connaissait-elle les gens que recevait son mari.
—A qui m'adresser? répétait-elle...
Mais, de son côté, Krauss réfléchissait.
—Si j'allais chercher, proposa-t-il, notre voisin, M. Ducoudray? Madame sait combien il aimait mon général...
—Oui, vous avez raison, courez le prier...
Elle n'acheva pas, déjà Krauss était en route.
Ce M. Ducoudray, qu'il allait prévenir, était le plus proche voisin de Mme Delorge. Une haie vive séparait seule son jardin du jardin de la villa. C'était un bonhomme qui avait été dans le commerce, et qui s'était retiré le jour où il s'était vu à la tête d'une douzaine de mille livres de rentes.
En lui se résumaient assez exactement les qualités et les défauts de l'ancien bourgeois de Paris, naïf et roué tout ensemble, sceptique et superstitieux, le plus obligeant du monde et d'un égoïsme féroce. Ignorant superlativement, il avait une opinion sur tout, ne manquait pas d'esprit, ne doutait de rien, s'occupait de politique, frondait le gouvernement et poussait à la révolution, quitte à se réfugier au fond de sa cave le jour où elle éclaterait.
Veuf, n'ayant qu'une fille mariée en province, fort soigneux de sa personne et très passablement conservé, M. Ducoudray n'avait pas renoncé à plaire, et parlait quelquefois de se remarier.
Il était entré en relations avec le général à propos de fleurs et d'arbustes qu'il lui avait donnés et dont il avait tenu à surveiller la transportation,—car il se prétendait jardinier.—Il était venu ensuite s'enquérir de ses sujets. Et depuis, il était revenu presque tous les jours, à l'issue du déjeuner, ou le soir, pour chercher ou apporter des nouvelles ou pour échanger des journaux.
Sa connaissance parfaite de la vie de Paris l'avait mis à même de rendre quelques petits services. Il aimait à se charger des commissions, cela l'occupait. Il était ravi quand son ami le général lui disait, par exemple: «Vous qui savez où on vend du bon bois, pas trop cher, papa Ducoudray, vous devriez bien m'en acheter quelques stères...»
Tel était le bonhomme qui, moins de cinq minutes après la sortie de Krauss, apparut dans le salon, où Mme Delorge était allée l'attendre.
Il était pâle et tout tremblant d'émotion, et s'était tant hâté d'accourir, qu'il avait oublié de mettre une cravate.
—Quelle catastrophe! s'écria-t-il dès le seuil, quel épouvantable malheur!...
Et la malheureuse veuve en eut pour cinq minutes à subir ces doléances, qui tombent sur une grande douleur comme de l'huile bouillante sur une plaie vive.
—Bien évidemment, disait M. Ducoudray, il a fallu à ce duel fatal des causes terriblement graves et tout à fait exceptionnelles... Quoi que prétende Krauss, à qui tout d'abord j'ai fait cette observation, il n'est pas naturel qu'on aille sur le pré au milieu de la nuit...
Mme Delorge tressaillit... Étourdie par le coup terrible qui la frappait, elle n'avait pas fait cette réflexion, si simple et si juste pourtant.
—Que diable! continuait le bonhomme, les affaires d'honneur ne se règlent pas ainsi, entre gens du monde. On choisit des témoins qui se réunissent, qui négocient, qui débattent les conditions de la rencontre... C'est ainsi que les choses se passèrent lors de mon duel, en 1836, et même mes témoins arrangèrent l'affaire...
Cependant le flux de ses paroles tarit, et Mme Delorge put lui expliquer ce qu'elle attendait de lui.
Dès qu'il fut au courant:
—Voilà qui est convenu! s'écria-t-il. Je prends une voiture, j'interroge ce médecin, et je reviens vous rendre compte...
Il se précipita dehors, sur ces mots, et il sortait à peine par une porte du salon, que Krauss apparaissait à l'autre, celle de la chambre à coucher.
Le fidèle serviteur avait profité de l'instant où il voyait sa maîtresse occupée, pour donner à son général ces soins suprêmes que l'on doit aux morts...
—Madame!... s'écria-t-il d'une voix rauque, madame...
Lui, si blême l'instant d'avant, il était plus rouge que le feu, ses yeux flamboyaient, un tremblement convulsif le secouait.
—Mon Dieu! murmura Mme Delorge épouvantée, qu'y a-t-il?...
—Il y a, répondit le vieux soldat, avec un geste terrible de menace, il y a que mon général n'a pas été tué en duel, madame!...
Elle crut positivement qu'il perdait l'esprit et doucement:
—Krauss, fit-elle, songez-vous à ce que vous dites!...
—Si j'y songe! répondit-il... Oui, madame, oui, et trop pour notre malheur... Un duel, c'est un combat, et mon général ne s'est pas battu!...
Cette fois, l'infortunée comprit. Elle se dressa d'une pièce, et toute frémissante:
—Expliquez-vous, Krauss, dit-elle. Je suis la femme, je suis... la veuve d'un soldat, je suis brave. Qui avez-vous vu? Qui vous a parlé?...
—Personne... C'est la blessure de mon général qui m'a tout dit... Ah! tenez, madame, écoutez-moi, et vous serez sûre comme je le suis moi-même. Vous nous avez vus faire des armes, n'est-ce pas, quand mon général ou moi nous donnions des leçons à M. Raymond? Vous avez vu que nous nous placions de côté, et effacés le plus possible, pour présenter moins de surface au fleuret? Eh bien! en duel, sur le terrain, on se place de même. Par conséquent, si on reçoit une blessure, ça ne peut être que du côté qu'on présente à l'adversaire, c'est-à-dire du côté du bras dont on tient son épée...
Mme Delorge haletait.
—Or, reprit Krauss plus lentement, si mon général s'était battu, quel côté eût-il présenté à son adversaire? Le côté droit? Non, évidemment, puisque depuis Isly, il ne pouvait plus se servir du bras droit...
—Mon Dieu!... hier encore, il n'a pu tenir un pistolet que de la main gauche...
—Juste! et quand il faisait des armes, c'était toujours de la main gauche. Eh bien! c'est au-dessous du sein droit, et un peu en arrière, que mon général a reçu le terrible coup d'épée qui l'a traversé de part en part et tué roide...
C'était clair cela, et bien admissible, sinon indiscutable.
—Cependant, reprit le vieux soldat, je n'ai pas que cette preuve de ce que je dis. Hier, j'avais donné à mon général une épée neuve, une épée qu'il portait pour la première fois... j'en ai manié la lame, et je jure, sur l'honneur et sur ma vie, que cette épée n'a même pas été croisée avec une autre...
Foudroyée, Mme Delorge s'affaissa sur son fauteuil, en murmurant:
—Plus de doute... mon mari a été lâchement assassiné!...
V
C'était la seconde fois que cette formidable accusation d'assassinat montait aux lèvres de Mme Delorge.
Mais sur le premier moment, ç'avait été un cri désespéré, dont elle n'avait pas conscience, dont la portée lui échappait, et arraché par l'horreur du sang qui rougissait ses mains...
Tandis que cette fois...
—Krauss, commanda-t-elle, faites prévenir le commissaire de police de ce qui arrive, et qu'il vienne... qu'il vienne vite.
Une de ses servantes, à ce moment, lui apportait sa fille, qui pleurait et qu'on ne pouvait consoler.
Elle la prit entre ses bras, et, la couvrant de baisers convulsifs:
—Va, pauvre enfant, lui dit-elle, comme si elle eût pu la comprendre, ton père sera vengé! Tout ce que j'ai d'intelligence et de forces...
Elle n'acheva pas. Elle remit l'enfant à sa bonne, en disant: «Emportez-la.»
Le commissaire de police entrait.
C'était un homme long et maigre, avec un grand nez mélancolique, de petits yeux mobiles et des lèvres pincées. Démarche, port de tête, geste, voix, tout en lui trahissait l'opinion démesurée qu'il avait de lui-même et de sa mission ici-bas.
Un vieux monsieur, tout ratatiné dans un paletot de fourrures, venait derrière lui d'un air profondément ennuyé. C'était le médecin qu'il avait requis.
Gravement, ce commissaire tira d'un étui et étala sur la table des papiers, une plume et un encrier. Puis s'étant assis:
—Je vous écoute, madame, dit-il à Mme Delorge.
Rapidement et le plus clairement qu'elle put, l'infortunée lui dit les angoisses des vingt-quatre mortelles heures qui s'étaient écoulées depuis que le général avait reçu la lettre fatale; comment son mari lui avait été rapporté mort; l'étonnement de son voisin, M. Ducoudray, qui refusait d'admettre un combat de nuit; enfin, les soupçons de Krauss et les siens, basés, non plus sur des probabilités, mais sur des faits positifs...
—C'est tout? demanda l'impassible commissaire.
Alors il prit la parole, et d'un ton de réquisitoire se mit à lui démontrer l'injustice fréquente des soupçons précipités. Pour sa part, il était loin de partager la crédulité du sieur Ducoudray, homme d'ailleurs peu compétent. Il avait eu en sa carrière connaissance de plus de dix duels de nuit. Si de tels combats sont rares entre bourgeois, ils ne le sont pas entre militaires, gens qui ont la tête près du bonnet, et qui, portant une épée au côté, ont vite fait de la tirer sans se soucier du lieu ni du moment...
Et il n'en finissait, car il soignait ses périodes, prenait du temps et scandait ses mots, quêtant de l'œil l'approbation du docteur.
Mme Delorge sentait son sang bouillir dans ses veines.
—Bref, monsieur, interrompit-elle...
Il lui imposa silence du geste, et sans changer de ton:
—Ce que j'en dis, du reste, poursuivit-il, n'est que pour mémoire... Maintenant, je vais, comme c'est mon devoir, procéder avec M. le docteur, ici présent, aux constatations... et si madame veut bien nous faire conduire à l'endroit où se trouve le défunt...
La courageuse femme déclara qu'elle les y conduirait elle-même. Et sans s'arrêter aux avis du commissaire, qui l'exhortait à ménager sa sensibilité, elle ouvrit la porte de la chambre à coucher.
Tout y était changé, grâce à Krauss.
Sur le lit, retiré de l'alcôve, gisait toujours le corps du général, mais dépouillé de ses habits, souillés de boue et de sang.
Un drap le couvrait, qui dessinait la forme de la tête, qui se creusait à partir des épaules et qui, se relevant aux orteils, retombait en plis roides autour des matelas.
A la tête du lit, sur une table recouverte d'une nappe blanche, était un crucifix entre deux flambeaux allumés, et une coupe remplie d'eau bénite où trempait une branche de buis...
Deux prêtres de la paroisse, qu'on était allé chercher, étaient agenouillés et récitaient les prières des morts...
—Eh bien! procédons, dit le commissaire au médecin...
Déjà le docteur avait rabattu le drap et mis à nu le torse du général, et tout en procédant, selon l'expression du commissaire, il dictait...
«....Sur le côté droit de la poitrine, au-dessous de l'aisselle et même un peu en arrière, à douze centimètres du mamelon, se trouve une blessure semilunaire, longue de quatre centimètres et large de trois, avec des bords très nets, secs et non ecchymosés, ayant pénétré très profondément, et allant de haut en bas.....»
Il constatait ensuite que le corps du défunt ne présentait aucune trace de violence... puis il décrivait diverses cicatrices déjà anciennes, dont une très considérable au bras droit.
Sa conclusion était qu'il ne découvrait rien qui empêchât d'admettre un duel loyal... Que si pourtant la mort était le résultat d'un crime, ce crime avait été commis sans lutte préalable, par une personne placée près du général et dont il ne se défiait pas. C'est tout ce que put supporter l'honnête Krauss.
—Eh! monsieur, s'écria-t-il, la preuve du crime est toute dans cette circonstance que mon général a reçu sa blessure du côté droit... Vous devez bien voir qu'il ne pouvait pas tenir une épée au bras droit...
Le docteur hocha la tête.
—Cette question n'est pas de mon ressort, répondit-il... Je ne puis, moi, constater que ce que je vois... Le défunt a une large cicatrice au bras droit, je la signale... Maintenant, se servait-il difficilement de ce bras, était-il même incapable de s'en servir, c'est ce que je ne puis déterminer d'une façon absolue...
Plus décisif, jusqu'à un certain point, fut l'examen de l'épée du général...
Elle était neuve, ainsi que l'avait dit Krauss, et les arêtes en étaient si vives, que le moindre choc les eût ébréchées. Or, il ne s'y voyait aucune brèche. Donc elle n'avait reçu aucun de ces chocs qui résultent d'un engagement.
—Il est clair, prononça le commissaire, que cette épée n'a pas servi à un combat... Mais je dois ajouter qu'on ne se bat pas toujours avec ses armes... je sais plusieurs exemples...
D'un brusque mouvement, Mme Delorge arrêta court ses citations.
—Soit, fit-elle, j'admets pour un moment que mon mari s'est battu et s'est battu avec l'arme d'un autre; mais alors pourquoi son épée était-elle hors du fourreau?...
Mais le commissaire de police n'était pas d'un naturel à souffrir qu'on discutât ses appréciations.
[Illustration:—Madame, le général a été assassiné!]
—En voici assez, prononça-t-il d'un ton rogue. Je ne pense pas que personne ici ait la prétention de régler ma conduite. Ce qui doit être fait sera fait; la justice ne s'endort jamais, et si un crime a été commis il sera certainement puni...
Tout en parlant, il avait remis au fourreau l'épée du général, et il l'y scellait, faisant fondre sa cire aux cierges qui brûlaient au chevet du mort, à cette fin, déclara-t-il, qu'elle pût au besoin servir de pièce de conviction.
Le docteur, de son côté, avait achevé sa lugubre tâche, et rabattu le drap sur le corps du général.
Ils expédièrent alors rapidement les formules obligées de leur procès-verbal, et, saluant, ils se retirèrent du même pas solennel dont ils étaient venus...
Mille détails lamentables réclamaient alors Mme Delorge: il n'y a que dans les romans que les grandes douleurs ne sont jamais troublées par les soucis vulgaires et les exigences odieuses de la civilisation. La vie réelle présente mille déboires.
Seule, sans parents, sans amis pour lui épargner ce surcroît de douleur, la malheureuse veuve avait à se préoccuper des déclarations à la mairie, des dispositions pour l'enterrement, des lettres de faire-part...
Et pour comble, l'impression que Raymond avait ressentie de la mort de son père avait été si violente, qu'il avait fallu le coucher, en proie à une horrible crise nerveuse.
Du moins, tous ces tracas eurent-ils cet avantage que Mme Delorge n'eut pas le loisir de s'inquiéter de l'inconcevable retard de M. Ducoudray, lequel, parti à dix heures du matin, n'était pas encore de retour à quatre heures du soir.
Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu'il arriva enfin.
Et en quel état!... Blême, défait, tout en sueur, mouillé et crotté jusqu'à l'échine.
—Mon Dieu! murmura Mme Delorge, qu'est-il arrivé?...
Bonnement le digne rentier crut que c'était de lui qu'elle s'inquiétait, et s'inclinant avec un sourire pâle:
—Il est arrivé, fit-il, que je n'ai pas trouvé de voiture, que j'ai attendu inutilement une douzaine d'omnibus, et que j'ai été forcé de revenir à pied, avec une boue, oh! mais une boue!... Mais ce n'est rien, madame, ma mission est remplie, et je vais, si vous le voulez bien, commencer par le commencement...
Il s'était posé sur son fauteuil, en narrateur qui en a pour longtemps. Il s'essuya le front, et après avoir repris haleine:
—Donc, commença-t-il, c'est chez le docteur Buiron que j'ai couru en sortant d'ici. Il était absent, et son domestique m'a dit qu'il ne rentrerait que vers une heure pour sa consultation. Ayant deux heures devant moi, j'en profitai pour déjeuner. Revenu chez le docteur à l'heure indiquée, je le trouvai, cette fois...
«Ce docteur Buiron m'a paru un honnête homme. Dès qu'il a su que j'étais envoyé par la famille Delorge: «Monsieur, m'a-t-il dit, je pressentais qu'on me demanderait compte des événements de cette nuit, et comme je me défie de ma mémoire, je les ai couchés par écrit pendant que je les avais encore très présents...»
«C'était vrai, et il a eu l'obligeance de me communiquer sa relation. Il a fait plus; il me l'a confiée, et je vais, madame, vous la lire.
Ce disant, M. Ducoudray chaussa ses lunettes, tira un papier de sa poche et lut:
«RELATION DE CE QUI M'EST ARRIVÉ DANS LA NUIT DU 30 NOVEMBRE
AU 1er DÉCEMBRE 1851:
«Il pouvait être deux heures du matin, et je dormais, lorsqu'on sonna violemment à ma porte. L'instant d'après, mon domestique introduisit dans ma chambre à coucher un jeune officier de cavalerie qui me parut fort troublé, et qui me dit: «Docteur, un grand malheur vient d'arriver... un de nos généraux vient d'être blessé mortellement... Au nom du ciel, venez vite!...» M'étant habillé en toute hâte, je suivis cet officier.
«C'est à l'Élysée, au palais du prince président, qu'il me conduisit. Mais nous n'entrâmes pas par la grande porte. Il me fit passer par une espèce de poterne, traverser une cour, et enfin il m'introduisit, au rez-de-chaussée, dans une vaste pièce qui me parut un ancien corps de garde. Un quinquet, emprunté à l'écurie voisine, l'éclairait...
«Trois hommes y étaient debout, causant avec une certaine animation, et qui me parurent appartenir aux classes élevées de la société. Ils étaient en habit noir.
«Ils eurent à mon arrivée une exclamation de satisfaction, et me montrèrent, dans un des angles de la pièce, étendu sur un grand manteau, un homme revêtu de l'uniforme de général, et qu'ils me dirent être le général Delorge.
«Du premier coup d'œil, je vis qu'il était mort depuis une couple d'heures. Cependant je défis son habit, et je constatai qu'il avait reçu un coup d'épée au côté droit, lequel avait dû déterminer une mort immédiate.
«Aussitôt, je demandai ce qui était arrivé.
«On me répondit que le général Delorge et un de ses collègues, à la suite d'une violente altercation, étaient descendus dans le jardin et s'y étaient battus à la lueur d'un quinquet que leur tenait un garçon d'écurie.
«Aucune réponse ne fut faite à diverses questions que je posai, mais on me pria d'accompagner celui de ces messieurs qui allait reporter le corps du général à son domicile, et je ne crus pas pouvoir refuser.
«On envoya donc chercher un fiacre où le corps fut porté et où je pris place avec un de mes inconnus...
«Durant le trajet, qui fut long, c'est en vain que j'essayai d'arracher un renseignement à mon compagnon. Et lorsque nous sortîmes de la maison après avoir rempli notre mission: «Prenez le fiacre pour rentrer, me dit-il, moi je reste par ici, où j'ai affaire.» Et il me remit deux billets de cent francs...
«Et moi, aussitôt rentré, j'ai écrit cette relation, que je jure sur l'honneur absolument exacte.»
Plus blanche qu'un linge, et les yeux pleins d'éclairs, Mme Delorge se soulevait des deux mains sur les bras de son fauteuil, et le buste tendu en avant, en proie à d'indicibles angoisses, elle écoutait...
Il n'était pas un mot de cette relation, saisissante en son incorrecte brièveté, qui ne lui parût la confirmation de ses soupçons.
Pourquoi ce mystère, s'il n'y avait pas eu de crime? Pourquoi ce corps caché dans une salle basse, la conférence de ces hommes en habit noir, cette recherche tardive d'un médecin, ces allées et ces venues, par des portes dérobées, ce refus obstiné de répondre à toutes les questions?...
Ainsi pensait la pauvre femme, lorsque M. Ducoudray cessa de lire.
—Malheureusement, murmura-t-elle, il faudrait plus que des présomptions si concluantes qu'elles puissent être, il faudrait de ces preuves décisives qui démontrent le crime et écrasent le coupable... Pourquoi ne se pas enquérir d'un autre côté?...
C'était pour le digne rentier l'instant de triompher.
—Je me suis enquis, dit-il, et pour votre service, madame, et en mémoire de mon ami le général, je suis capable de bien autre chose.
Il huma une large prise de tabac,—car il prisait dans les grandes occasions,—et d'un ton important:
—En deux mots, voici les faits: Certain d'avoir tiré du docteur tout ce qu'il savait, je sortis de chez lui. J'étais satisfait... sans l'être, sentant l'insuffisance de mes renseignements. Alors, réfléchissant: «Pourquoi, me dis-je, ne remonterais-je pas à la source des informations? Pourquoi n'irais-je pas à l'Élysée?...»
Mme Delorge tressaillit.
—Ah! monsieur, commença-t-elle, comment reconnaître jamais...
Il l'interrompit d'un geste bienveillant, et plus vite:
—Quand une idée me vient, continua-t-il, et que je la juge bonne, je n'hésite pas. Je me trouvais rue des Saussayes: en trois minutes j'arrivais au palais de la présidence. J'avais décidé que je m'adresserais à l'officier commandant le poste. C'était un grand bel homme à moustaches noires, qui tout d'abord me toisa d'un air peu amical, et qui me parut ne rien comprendre à mes questions. Il n'y comprenait rien, en effet, n'ayant point passé la nuit à l'Élysée. Il avait pris la garde à midi, et l'officier qu'il relevait ne lui avait parlé de rien. Et comme néanmoins j'insistais, courtoisement, mais péremptoirement, il me pria de lui laisser la paix et de sortir du poste...
«Ce début n'était pas encourageant. Mais je suis têtu.
«M'était-il possible d'entrer dans le palais? J'en voulus faire l'épreuve, et bravement je franchis la grande porte, en criant: «Fournisseur!» Les factionnaires ne dirent mot. Malheureusement le suisse veillait. Il courut après moi, et m'empoignant par le bras, il me mit dehors en me disant que les fournisseurs ne traversent pas la cour d'honneur, et que j'eusse à m'adresser à l'hôtel voisin...
M. Ducoudray eût pu être plus bref, peut-être. Mais il disait ses efforts; l'interrompre eût été de l'ingratitude.
—Battu encore de ce côté, poursuivit-il, je pris un grand parti. Je me plantai sur le trottoir, résolu à accoster tous les officiers qui sortiraient. Ah! madame, les militaires de ma jeunesse étaient plus polis que ceux d'aujourd'hui. Tous ceux à qui je m'adressais me toisaient du haut de leurs épaulettes, et me répondaient brutalement: «Qu'est-ce que vous me chantez là!... Que me parlez-vous de duel!... Est-ce que je sais, moi!...»
Ceci, pour Mme Delorge, était une preuve que le fatal événement n'avait pas été ébruité.
Elle savait son mari trop aimé dans l'armée pour que la nouvelle de sa mort, et dans des circonstances si terribles, n'y produisît pas une grande émotion.
—Toujours éconduit, disait M. Ducoudray, je commençais à me décourager, quand enfin je vis venir un homme d'une quarantaine d'années, en bourgeois, mais qu'à ses grandes moustaches, sa tournure et ses décorations, je jugeai être un militaire. J'allai droit à lui, et brutalement, sans le saluer, ni rien: «Monsieur, lui dis-je, je suis le plus proche parent du général Delorge!...» Au saut qu'il fit en arrière, je vis qu'il n'était pas si mal informé que les autres, celui-là, et du même ton brusque:
«—Monsieur, continuai-je, on nous l'a rapporté mort ce matin au petit jour, tué en duel, soi-disant... Mais on ne nous a dit ni le nom de son adversaire ni les noms de ses témoins... et nous voulons les savoir!
Je parlais très haut, je gesticulais, les passants s'arrêtaient, mon homme se troubla.
«—Plus bas, donc! me dit-il en regardant de tous côtés d'un air d'inquiétude, plus bas! Je suis un peu au courant de cette affaire: mais je ne vois nul inconvénient à vous dire ce que j'en sais... Hier soir, Mme Salvage, l'ancienne amie de la reine Hortense, et qui fait, vous ne l'ignorez pas, les honneurs de la résidence présidentielle, recevait quelques personnes... J'étais au nombre des invités. Vers minuit, je causais avec un ami dans le vestibule, quand j'entendis les éclats de voix d'une altercation violente, dans l'escalier... Deux hommes que je ne reconnus pas, et qui me parurent fous de colère, descendirent, et l'un d'eux disait: «Sortons, monsieur, sortons, le jardin est là, nous avons nos épées, un des hommes de l'écurie nous éclairera...» Ils sortirent, en effet, et ce matin, j'ai appris que ce pauvre Delorge avait été tué...
Roide, et tout d'une pièce, Mme Delorge se dressa.
—Mais l'autre, s'écria-t-elle, l'assassin... quel est son nom?...
—Hélas! répondit M. Ducoudray, c'est ce que n'a pas voulu ou pu me dire cet homme que j'interrogeais... Et cependant je menaçais, et cependant je disais que ce vainqueur d'un duel sans témoins est un assassin... A cela, il a répondu que le duel avait eu un témoin.
—Lequel?
—L'homme des écuries qui a tenu la lanterne... C'est cet homme qu'il faut retrouver... Il sait la vérité, lui...
Écrasée sous le sentiment de son impuissance, Mme Delorge se taisait. Veuve, sans amis, sans appui, abandonnée par le commissaire de police qui traitait ses soupçons de chimères, que pouvait-elle?
—A votre place, madame, reprit M. Ducoudray, je m'adresserais à quelqu'un des amis du général... Il devait en avoir dans de hautes situations... et si je les connaissais...
—Attendez!... fit Mme Delorge.
Et s'étant élancée dehors, elle ne tarda pas à reparaître avec le petit agenda où le général inscrivait l'adresse des personnes de ses relations...
—Écoutez, dit-elle...
Et elle lut: le comte de Commarin, rue de l'Université; le duc de Champdoce, rue de Varennes; le général Changarnier, rue du Faubourg-Saint-Honoré; le général Lamoricière, rue Las-Cases; le général Bedeau, rue de l'Université...
—C'est assez, dit M. Ducoudray. Qu'un seul des généraux que vous venez de nommer consente à prendre en main votre cause, et si un crime a été commis, comme je le crois, le général Delorge sera vengé!...
Elle réfléchit, puis d'une voix ferme:
—Le devoir parle, dit-elle. J'agirai dès demain...
VI
C'était le deux décembre 1851, un mardi.
Après une nuit d'agonie, passée à prier près du cadavre de l'homme qu'elle avait tant et uniquement aimé, Mme Delorge, sur les huit heures du matin, envoya Krauss lui chercher un fiacre et partit...
Souvent son mari lui avait parlé du général Bedeau, comme du plus brave et du plus loyal soldat de l'armée; elle avait eu occasion de le voir, et même de le recevoir à sa table en Afrique...
C'est donc chez le général Bedeau, rue de l'Université, qu'elle se fit conduire tout d'abord...
Et pendant que sa voiture roulait lentement le long de la route de Versailles et du quai de Passy, elle s'inquiétait de la façon dont elle se présenterait au général et de ce qu'elle lui dirait pour l'intéresser plus vivement à sa cause...
Un choc assez violent interrompit ses réflexions... Le fiacre venait de s'arrêter court, à la hauteur du pont d'Iéna.
Surprise de ce brusque arrêt, et aussi d'un grand bruit qu'elle entendait, elle se pencha à la portière, pour en reconnaître la cause...
C'était de l'artillerie qui défilait au grand trot.
Il y avait bien trois ou quatre batteries, qui venaient de l'École militaire, qui traversaient le pont et qui, tournant à droite, remontaient le quai de Billy.
De sa place, Mme Delorge distinguait très bien les canons et les lourds caissons, et les soldats drapés dans leurs longs manteaux bleus. Des officiers, le sabre à la hanche, galopaient tout le long de la colonne, criant leurs commandements d'une voix qui dominait le fracas des roues...
Cependant le torrent s'étant écoulé, le fiacre se remit en route, mais non pour longtemps; car, vers le milieu du quai de la Conférence, il s'arrêta de nouveau, et Mme Delorge entendit son cocher échanger des injures avec quelqu'un qu'elle ne pouvait voir.
Abaissant donc la glace de devant:
—Qu'y a-t-il? demanda-t-elle au cocher.
—Il y a, répondit cet homme, que les voitures ne passent pas. Regardez plutôt à votre gauche.
Elle regarda, et tout le long du Cours-la-Reine jusqu'à la place de la Concorde, et de tous les côtés dans les Champs-Elysées, elle vit, rangés en ligne, des régiments de grosse cavalerie, carabiniers, cuirassiers et dragons.
—Tant et si bien, gronda le cocher, qu'il nous faut retourner sur nos pas pour aller passer la Seine au pont d'Iéna. Comme c'est régalant!...
Et faisant volter son cheval à grands coups de fouet, il le lança au galop en jurant:
—Que le diable emporte les revues!...
Mme Delorge, elle aussi, croyait à une revue, et si elle s'en inquiétait, c'est qu'elle y découvrait une raison de ne pas trouver le général Bedeau chez lui.
Et, en effet, toute la garnison de Paris était en mouvement.
Tout le long des quais de la rive gauche, des troupes étaient échelonnées, et trois régiments de ligne au moins étaient massés sur l'esplanade des Invalides et autour du palais du Corps législatif.
De là pour la voiture de telles difficultés d'avancer, que Mme Delorge la fit arrêter, et descendit, résolue à gagner à pied la rue de l'Université...
Mais à mesure qu'elle avançait, elle s'étonnait de ce grand déploiement de forces. Le quartier ne lui paraissait pas avoir sa physionomie accoutumée. Elle trouvait aux passants une figure et des allures étranges. De distance en distance, des pelotons de sergents de ville veillaient. Enfin, au coin de toutes les rues, des groupes se formaient devant des affiches imprimées sur papier blanc...
Si étrangère quelle fût toujours restée aux intérêts et aux passions politiques de cette époque troublée, Mme Delorge ne pouvait plus ne pas comprendre qu'il se passait ou qu'il allait se passer quelque chose d'extraordinaire.
Mais que lui importait! La douleur vraie est égoïste. Et il était impossible qu'elle discernât une relation quelconque entre cette agitation qu'elle remarquait et la mort de son mari.
Tout entière à la préoccupation de la démarche qu'elle tentait, elle avançait sans détourner la tête, de ce pas roide et hâtif qui décèle un intérêt de vie ou de mort.
—Que vais-je dire? pensait-elle. Par où commencerai-je?...
Cependant, au coin de la rue de Bellechasse et de la rue de l'Université, force lui fut de s'arrêter.
Le carrefour était absolument obstrué par une foule compacte, au milieu de laquelle un homme d'un certain âge parlait avec la plus extrême véhémence.
Instinctivement elle approcha, écoutant. Des gens, la face empourprée de fureur, s'exclamaient:
—C'est un crime inouï!
—C'est monstrueux!
—Arrêter un tel citoyen!...
Ces derniers mots frappèrent la malheureuse femme, et se penchant vers un vieillard debout près d'elle, qui ne semblait pas le moins irrité:
—Qui donc a-t-on arrêté? interrogea-t-elle.
—Bedeau, madame, le général Bedeau! répondit le bonhomme d'un accent terrible.
Elle faillit tomber à la renverse. Puis l'idée absurde lui venant que peut-être ce vieux se moquait:
—Ce n'est pas possible! fit-elle.
—Et cependant, répliqua-t-il, c'est vrai. Bedeau a été saisi ce matin comme un vil malfaiteur, dans son lit, par six agents de police sous les ordres d'un commissaire, et traîné de force, ou plutôt porté jusqu'à un fiacre qui stationnait devant la porte. Il se débattait furieusement, et criait à pleine voix: «A la trahison! Je suis le général Bedeau!... A l'aide, citoyens! On arrête le vice-président de l'Assemblée nationale!...»
—Oui, c'est exact, approuva un voisin, j'y étais... Et j'ai entendu le commissaire de police crier au cocher: «A Mazas!...»
Il n'eut pas le temps d'en dire davantage.
Un peloton de sergents de ville venait de déboucher de la rue du Bac, et arrivait au pas de course, l'épée à la main.
En un clin d'œil, l'attroupement s'éparpilla dans toutes les directions, et c'est à grand'peine que Mme Delorge réussit à se réfugier sous une porte cochère.
Mais la malheureuse femme s'était armée de trop d'énergie pour qu'une première déception, si terrible qu'elle fût, la décourageât.
Le général Bedeau lui manquait, soit! Le général Lamoricière lui restait, et demeurait à deux pas.
Elle se remit donc en route, remonta la rue de Bellechasse jusqu'à la rue Saint-Dominique, et bientôt arriva rue de Las-Cases.
Là tout était calme, silencieux, désert... Personne, sinon un factionnaire, l'arme au bras, à chaque extrémité.
La porte du numéro 11 était entre-bâillée; Mme Delorge la poussa et entra...
Sous la voûte, au pied de l'escalier, une vieille femme, la portière évidemment, causait avec deux locataires de la maison, deux hommes jeunes encore.
Mme Delorge s'avança, et d'une voix troublée:
—Le général Lamoricière? demanda-t-elle.
Les autres, à ce nom, reculèrent, l'examinant d'un air de défiance, et enfin la portière répondit:
[Illustration:—Je pense que nul ici n'a la prétention de me dire ce que j'ai à faire.]
Cette fois, Mme Delorge dut s'appuyer au mur, pour ne pas tomber...
—Quoi! lui aussi? balbutia-t-elle...
—Oui, lui... ce matin, au petit jour. Ils étaient toute une bande pour le prendre, et, comme il appelait à l'aide, ils l'ont menacé de lui mettre un bâillon...
Les yeux de la portière flamboyaient, et s'exaltant au son de ses paroles:
—Quand ils se sont présentés, continua-t-elle, ils ont commandé à mon mari de les conduire à l'appartement du général... Plus souvent!... Il a vu le coup tout de suite, et de toutes ses forces il s'est mis à crier: «Au voleur!» Et savez-vous ce qui est arrivé?...
Elle ouvrit brusquement la porte de sa loge, et montrant dans le lit un pauvre diable qui geignait à fendre l'âme:
—Voilà, poursuivit-elle, l'état où les brigands l'ont mis. Ils étaient plus de dix après lui, qui voulaient le tuer, et ils lui ont traversé la cuisse d'un coup d'épée. Mais, minute! Cela ne se passera pas ainsi, et nous verrons s'il n'y a plus de justice en France...
Voyant l'affreuse émotion de Mme Delorge, les deux locataires pensèrent qu'elle devait être parente de l'illustre homme de guerre, et s'approchant d'elle:
—Mais rassurez-vous, madame, lui dirent-ils, le général ne court aucun danger; personne n'oserait toucher un cheveu de sa tête. Il n'est d'ailleurs pas le seul arrêté: Cavaignac, Changarnier, Charras, M. Thiers doivent être à Mazas, à cette heure...
Sans plus les écouter, Mme Delorge s'élança dehors.
Ce qui arrivait, c'était l'écrasement de toutes ses espérances. A qui s'adresserait-elle, qui l'aiderait à se faire rendre justice, si les meilleurs et les plus dignes étaient ainsi jetés en prison!...
Cependant elle atteignait le palais du Corps législatif. Tout autour de la place, des troupes étaient rangées, l'arme au pied. Sous le portique, elle apercevait comme une mêlée confuse de soldats et de bourgeois.
Près d'elle, une voix dit:
—Quoi! les représentants aussi!...
—Les représentants surtout! répondit une autre voix.
Ainsi, c'étaient les représentants du peuple que les soldats chassaient du palais! Quelques-uns se débattaient, refusaient d'avancer, et on les poussait, la crosse dans les reins.
Deux ou trois essayèrent de haranguer les troupes. Ils furent aussitôt enveloppés et entraînés par la rue de Bourgogne.
Perdue dans cette mêlée, Mme Delorge cherchait à se dégager et à gagner les quais, lorsqu'un homme vint à elle, qu'elle reconnut pour un représentant du peuple qu'elle avait vu plusieurs fois avec son mari.
Il était fort rouge, agité d'un tremblement nerveux, et c'est d'un accent rauque qu'il lui demanda, sans même la saluer:
—C'est bien à madame la générale Delorge que j'ai l'honneur de parler?
—Oui, monsieur...
—Eh bien! madame, vous voyez ce qui se passe... Le président de la République égorge cette République qu'il avait juré de protéger et de défendre... Il dissout l'Assemblée à coups de baïonnettes... Et penser qu'il a trouvé des généraux pour être complices d'un tel forfait... Mais le général Delorge, l'honneur et la loyauté mêmes, n'en est pas, lui, n'est-ce pas, madame? Sait-il ce qui arrive?... De grâce, courez le prévenir, qu'il vienne, qu'il vienne bien vite...
—Le général Delorge est mort, monsieur!...
—Mort! balbutia comme un écho le représentant atterré...
Et transporté de rage:
—Mais nous le vengerons! madame, continua-t-il. Pauvre Delorge!... C'est qu'il n'était pas de ceux qu'on achète, lui!... Mais justice sera faite... Ce coup d'État n'est qu'une tentative insensée qui ne doit pas, qui ne peut pas réussir!...
Mme Delorge rencontrait-elle donc un de ces hommes courageux et inflexibles que le crime révolte et qui se dévouent jusqu'à l'oubli d'eux-mêmes à la juste cause du faible et de l'opprimé?...
Elle l'espéra... Mais lui, sans attendre seulement sa réponse, la quitta, et bientôt elle l'aperçut au milieu d'un groupe d'habits noirs, gesticulant avec une véhémence croissante...
Pourtant elle essaya de le rejoindre. Un remous de la foule la repoussa bien loin. A ses côtés, des jeunes gens criaient:
—La Constitution est violée!... Louis Bonaparte s'est mis hors la loi!...
Et encore:
—Courons, c'est à la mairie du dixième que les représentants vont se réunir...
Éclairée par les événements et aussi par les paroles du représentant, Mme Delorge commençait à entrevoir, croyait-elle, les raisons qui avaient armé les meurtriers de son mari.
A ce complot, préparé de longue main et dans l'ombre, et qui éclatait en ce moment au grand jour, il avait fallu bien des complices. Un mot prononcé la veille eût tout fait échouer. Ce mot, le général avait dû le savoir, soit qu'il l'eût deviné ou surpris, soit qu'un complice le lui eût étourdiment confié.
Donc, Mme Delorge voyait sa destinée liée à celle du coup d'État.
Qu'il échouât!... Ah! les vengeurs lui arriveraient en foule.
Qu'il réussît, au contraire! Jamais sans doute justice ne serait faite...
Mais un soudain souvenir l'arracha brusquement à ses sombres méditations.
L'enterrement du général devait avoir lieu à trois heures, il était près de midi... et elle se trouvait à une lieue de sa maison.
A cette pensée, la fatigue qui l'accablait disparut, et c'est avec une hâte convulsive qu'elle regagna l'endroit où elle avait laissé son fiacre. Mais il n'y était plus. Les troupes qui s'étaient massées sur l'esplanade des Invalides avaient forcé le cocher de s'éloigner, et ce n'est qu'après de longues recherches qu'elle le retrouva sur le quai d'Orsay.
—Rue Sainte-Claire, à Passy, commanda-t-elle en s'élançant dans la voiture, et vite, surtout, bien vite...
C'était facile à commander, impossible à exécuter au milieu de l'incessant mouvement des troupes de toutes armes qui s'alignaient le long des quais, qui gardaient les ponts ou se formaient en carré sur la place de la Concorde.
Le cocher lança bien son cheval, mais à peine engagé dans la grande allée des Champs-Élysées, il fut contraint de l'arrêter.
Le président de la République, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, s'avançait à cheval, entouré d'un nombreux état-major doré sur toutes les coutures.
Instinctivement, Mme Delorge avança la tête à la portière, et au premier rang, à cheval, plus hautain que jamais, elle reconnut le comte de Combelaine...
Alors, une soudaine et foudroyante inspiration l'éclaira... Une colère terrible charria tout son sang à son cerveau... Et roidissant le bras dans la direction de cet homme:
—C'est lui!... s'écria-t-elle, c'est lui!...
Mais ce cri désespéré devait se perdre comme en un désert dans l'émotion d'un tel moment. Personne ne se trouva pour le relever.
Personne... hormis l'homme qu'il accusait.
M. de Combelaine se pencha sur son cheval, ses yeux rencontrèrent ceux de Mme Delorge, et elle crut surprendre sur ses lèvres le sourire ironique et triomphant du coupable sûr de l'impunité.
Et pourquoi non!
Si là-bas, sur la place du palais Bourbon, l'issue du coup d'État semblait encore douteuse, ici, près de l'Élysée, tout présageait une victoire.
Le prince, entouré de son escorte piaffante et dorée, souriait, et bien au-dessus du roulement des tambours et des fanfares des clairons, s'élevaient les acclamations des soldats. Déjà, aux cris de: «Vive le président!» se mêlaient des cris bien autrement significatifs de: «Vive l'empereur!...»
Autour d'elle, dans la foule qui se pressait sur le trottoir, Mme Delorge ne découvrait que des visages consternés ou stupéfaits. Les imprécations étaient rares. A peine quelques sceptiques osaient-ils rappeler à demi-voix les entreprises avortées de Boulogne et de Strasbourg.
—C'est fini! murmura la malheureuse femme, c'est fini!...
Déjà le triomphant cortège était passé. Le cocher reprit sa course, et vingt minutes plus tard il s'arrêtait devant la villa de la rue Sainte-Claire.
Debout près de la grille, Krauss attendait.
Apercevant sa maîtresse:
—Ah! madame, s'écria le digne serviteur, que vous est-il arrivé!... Nous étions tous, ici, dans une inquiétude mortelle. M. Ducoudray voulait partir à votre recherche; nous ne savions que faire...
C'est qu'il était deux heures. C'est que les employés des pompes funèbres étaient arrivés. Déjà la porte était tendue de draperies noires...
—Où est... mon mari? demanda la pauvre femme...
Krauss suffoquait... Pour la dixième fois depuis la veille, il frémit de cette crainte que la raison de sa maîtresse ne résistât pas à tant d'effroyables assauts.
—Hélas! balbutia-t-il, on a apporté la bière, et... moi-même, j'ai enseveli mon général. Si madame voulait me croire...
—C'est bien!... interrompit-elle.
Et toujours de ce même pas d'automate qui épouvantait tant l'honnête Krauss, l'œil fixe et sec, elle gravit l'escalier...
Le cercueil du général était au milieu de la chambre, posé sur deux tréteaux et recouvert d'une draperie noire avec une grande croix blanche. Auprès, étaient les deux prêtres qui avaient veillé le corps, et M. Ducoudray.
—Que tout le monde se retire, commanda Mme Delorge d'un accent qui ne souffrait pas de réplique, et qu'on m'amène mon fils...
On obéit, et elle demeura seule, debout, devant ce cercueil où en même temps que la dépouille mortelle de son mari on avait scellé sa vie à elle, son bonheur et toutes ses espérances...
Elle se maudissait de ne s'être pas trouvée là pour ensevelir de ses mains l'homme qu'elle avait tant aimé, et elle frissonnait d'un désir immense, impérieux, irrésistible, de le voir une fois encore, la dernière.
Certainement elle allait donner l'ordre de déclouer la bière, quand elle se sentit tirer par sa robe.
C'était son fils, c'était Raymond, qui venait d'entrer, et qui blême, le visage décomposé, la poitrine gonflée de sanglots, lui disait:
—Mère, c'est moi. Tu m'as appelé, que me veux-tu? Je t'en prie, parle-moi!...
Elle lui prit la main, et l'attirant près du cercueil:
—Si je t'ai fait venir, ô mon fils, prononça-t-elle, c'est qu'il ne faut pas que jamais le souvenir de ce moment affreux s'efface de ta mémoire... Tu n'étais qu'un enfant hier, le coup terrible qui nous frappe doit faire de toi un homme... Tu as désormais à remplir un devoir sacré...
Le malheureux la regardait d'un air de stupeur profonde.
—On t'a dit, poursuivit-elle, je t'ai dit moi-même que ton père a été tué en duel... C'est faux, tout me le prouve. Ton père, le vaillant et loyal soldat, a été assassiné! et je connais le meurtrier... Oui, je suis prête à jurer, sur mon salut éternel, que je le connais...
Elle respira avec effort, et reprit, en laissant tomber lourdement chacune de ses paroles:
—Les circonstances sont telles, mon fils, que tout sera mis en œuvre, sans doute, pour étouffer la vérité. Il se peut que la justice humaine nous trahisse. Il se peut que le coupable paraisse tout à coup hors de notre portée. N'importe! ton père, Raymond, doit être vengé. C'est à cette œuvre que je vais consacrer ma vie. Peut-être y succomberai-je. Alors tu seras là... Jure-moi, mon fils, que ton père sera vengé, que tu consacreras à cette cause sainte tout ce que tu auras de force, d'intelligence et d'énergie... Jure que tu renonces à t'appartenir tant que le lâche assassin n'aura pas été puni!...
D'un geste solennel, Raymond étendit la main au-dessus du cercueil, et dit:
—Je le jure!...
Mme Delorge n'eut pas le temps d'ajouter une syllabe.
Des pas lourds ébranlaient l'escalier, des hommes vêtus de la sinistre livrée des pompes funèbres parurent à la porte de la chambre, disant entre eux:
—Voilà le cercueil à descendre... Mâtin! il n'a pas l'air léger!
Ils s'approchaient, insoucieux de leur besogne lugubre, tout en échangeant ces réflexions, et déjà ils enlevaient la draperie noire...
Oh! alors, véritablement, Mme Delorge sentit son cœur se briser et sa raison vaciller... Folle de douleur, elle se jeta contre le cercueil, en s'écriant:
—Non! vous ne l'emporterez pas, je vous le défends...
Mais c'était la convulsion suprême de sa douleur, ses bras presque aussitôt se détendirent, ses yeux se fermèrent, sa tête se renversa en arrière et elle roula inanimée sur le tapis...
VII
Il faisait nuit depuis longtemps, lorsqu'avec le libre exercice de sa raison, Mme Delorge recouvra la faculté de souffrir.
Elle était couchée dans la chambre, dans le lit de son fils.
Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Près du feu, dans un fauteuil, une femme de chambre sommeillait à demi...
Ce qui s'était passé depuis le moment où elle avait perdu connaissance, la pauvre femme le comprenait.
On l'avait fait revenir à elle, on l'avait couchée et elle s'était endormie de ce sommeil de plomb qui suit les grandes crises, faveur suprême de la nature.
Mais un grand apaisement s'était fait en son âme, si grand qu'elle s'en étonnait presque. Sans cesser d'être aussi profonde et aussi intense, sa douleur était devenue calme. Elle pouvait réfléchir, envisager froidement sa situation présente, et mesurer la grandeur des devoirs que lui réservait l'avenir.
Ainsi elle s'efforçait de voir clair en elle-même, quand, à un mouvement qu'elle fit, la femme de chambre se leva et s'approcha.
—Madame est éveillée?... demandait cette fille; madame se sent-elle mieux?...
—Oui, bien mieux... Quelle heure est-il?
—Dix heures bientôt.
—Où sont mes enfants?
—Mlle Pauline est couchée. M. Raymond est avec M. Ducoudray dans le bureau de...
Elle hésita, et c'est en balbutiant qu'elle acheva:
—...Dans le bureau de défunt monsieur.
Elle avait tort d'hésiter. La douleur de Mme Delorge n'était pas de celles qui, mesquines et idiotes, dépendent d'un mot, que telle expression calme et que telle autre avive.
—Puisqu'il en est ainsi, dit-elle, donnez-moi ce qu'il me faut pour m'habiller.
—Quoi! madame veut se lever, malade comme elle l'est?...
—Je ne suis pas malade... Faites ce que je vous dis. Il faut que je remercie M. Ducoudray, et lui-même doit souhaiter me parler.
Elle ne se trompait pas, et c'était avec la plus vive impatience qu'en ce moment même le digne bourgeois attendait son réveil.
Il avait appris enfin les événements de la matinée, les mesures du coup d'État, et se demandait, non sans anxiété, quel avait pu être le résultat des recherches de Mme Delorge.
Cela le préoccupait si fort, qu'au lieu de courir à Paris, pour s'informer, pour voir, comme ç'avait été sa première inspiration, il était revenu, aussitôt l'enterrement, à la villa de la rue Sainte-Claire.
Cependant, la soirée s'avançait et il songeait à se retirer, lorsque Mme Delorge parut...
Il se dressa, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres à la vue de la malheureuse femme.
Ses cheveux n'avaient pas blanchi en une nuit, comme il arrive fréquemment dans les romans, mais en vingt heures, elle avait vieilli de vingt années.
Élisabeth Delorge, la belle, l'adorée, l'heureuse épouse, n'était plus.
Celle qu'il voyait, pâle et glacée sous ses vêtements de deuil, le regard éteint et le visage immobile, c'était Mme veuve Delorge.
Cependant il ne tarda pas à se remettre de son étonnement, et clairement et brièvement, elle lui dit les événements de la matinée.
Il en était indigné, exaspéré, furieux...
Car il était libéral, ainsi qu'il s'en faisait gloire, passionnément libéral. Il avait toujours fait une opposition farouche au tyran Louis-Philippe, et avait même contribué, sans s'en douter, à le renverser, ce dont, matin et soir, dans le silence de son logis, il demandait pardon au bon Dieu.
Quant au reste, sans être aussi affirmatif que Mme Delorge, il partageait ses soupçons.
Que le général eût eu connaissance du complot, cela ne lui semblait pas douteux. On avait dû lui faire des ouvertures à brûle-pourpoint; sa loyauté s'en était indignée, il avait peut-être menacé de parler, et le négociateur n'avait pas hésité à le tuer, pour assurer le secret de la conspiration.
Mais ce meurtrier était-il vraiment M. de Combelaine?... C'est ce dont M. Ducoudray n'était pas absolument persuadé, disant qu'un sourire sur les lèvres d'un homme ne prouve pas qu'il a commis un crime...
—Il l'a commis, j'en suis sûre! interrompit violemment Mme Delorge. Cet homme a été notre mauvais génie. Tous nos malheurs datent du jour où il est arrivé à Oran avec M. de Maumussy et M. Coutanceau. Déjà ils préparaient le coup d'État qui éclate aujourd'hui. Maintenant, je sais ce qu'ils avaient pu dire à mon mari, le jour où il les chassa de chez lui... Depuis, je n'ai pas revu M. de Maumussy, mais M. de Combelaine est venu ici deux fois... Allez, il est de ces pressentiments qui ne trompent pas: l'assassin, c'est lui!...
Malheureusement, les circonstances étaient étrangement contraires.
—Car, bien évidemment, disait M. Ducoudray, la mort de mon pauvre ami va passer inaperçue... Et quand le calme sera rétabli, quelle que soit d'ailleurs l'issue de la lutte, on l'aura oublié. C'est triste à dire, mais c'est ainsi. Obtiendrons-nous seulement une enquête? Et si nous l'obtenons, comment faire éclater la vérité? Où trouver des preuves, des témoins?...
Il fut interrompu par l'entrée brusque de Krauss, lequel arrivait, un papier à la main, criant:
—Ah! monsieur, si vous saviez!...
Mais il demeura béant en apercevant Mme Delorge, qu'il croyait encore couchée, et durant dix secondes il parut se demander s'il devait se taire ou parler.
Enfin, s'arrêtant à ce dernier parti:
—Je crains bien, reprit-il, que Marie, la cuisinière, n'ait fait une grosse sottise. Ce tantôt, pendant... l'enterrement, un homme s'est présenté, un homme qui voulait absolument parler à madame, pour une affaire très importante, à ce qu'il assurait, et qui concernait mon pauvre défunt maître... Madame dormait à ce moment, la cuisinière était seule à la maison, elle répondit qu'il n'y avait personne... L'homme parut désolé, et dit qu'il repasserait... Puis, se ravisant, il demanda du papier et un crayon et écrivit ceci...
Le papier que lui présentait Krauss, Mme Delorge le prit, le lut d'un coup d'œil, et le passa à M. Ducoudray, en disant:
—Vous demandiez des témoins, monsieur, que pensez-vous de celui-ci?...
Sur ce papier il y avait écrit, d'une mauvaise écriture:
«Laurent Cornevin, employé aux écuries de l'Élysée, à son domicile à Montmartre, rue Mercadet.»
Le digne M. Ducoudray avait bondi sur son fauteuil.
—C'est lui, s'écria-t-il, c'est certainement ce garçon d'écurie qui éclairait, m'a-t-on dit, le général et son adversaire. Cet homme sait la vérité, lui!... Quel malheur que je n'aie pas été là quand il est venu!... Pourquoi ne m'a-t-on pas remis cette adresse aussitôt mon retour?...
Le brave Krauss était désolé.
—Hélas! fit-il, elle n'y attachait aucune importance, la pauvre fille, et c'est bien par hasard qu'elle m'en a parlé. Elle comptait le remettre demain à madame.
Déjà le bonhomme Ducoudray avait pris une grande résolution.
—C'est un malheur aisément réparable, s'écria-t-il. Demain, avant huit heures, je serai rue Mercadet, et je verrai ce Cornevin. Il y aura peut-être quelque chose demain, mais je suis bourgeois de Paris, et une révolution ne me fait pas peur!...
A ce grand empressement du digne M. Ducoudray, il était certains mobiles dont il se gardait de souffler mot, mais qui diminuaient quelque peu son mérite.
Il avait fort réfléchi, depuis la veille.
Considérant la situation de Mme Delorge et la sienne, il s'était demandé pourquoi un bel et bon mariage ne réunirait pas, dans un avenir plus ou moins rapproché, selon les circonstances, leur double veuvage?
[Illustration: Sur le côté une blessure qui avait amené la mort.]
Pour sa part, il ne discernait aucun obstacle sérieux à ce projet flatteur.
Elle n'avait pas quarante ans, il est vrai, et il atteignait, lui, la soixantaine; mais si elle était belle encore, il était, lui, toujours vert, et une différence de vingt années entre la femme et le mari n'est pas rare dans les meilleurs ménages.
Le désespoir où il voyait Mme Delorge ne le décourageait aucunement.
Est-ce qu'il n'avait pas été désespéré, lui aussi, lors de la mort de sa pauvre défunte! Il s'était consolé. Elle se consolerait de même.
Est-il une douleur ici-bas qui résiste au lent travail du temps, à l'action dissolvante des semaines succédant aux jours, des années succédant aux mois?... Non.
Donc, se voyant beaucoup de chances, il s'était tracé un plan de conduite.
Se découvrir en ce moment, laisser seulement entrevoir ses desseins et ses aspirations, eût été, il le comprenait, une insigne maladresse.
Risquer un mot, hasarder une allusion, c'eût été à tout jamais se fermer les portes de la villa.
S'imposer, au contraire, par les services rendus, s'insinuer, s'implanter petit à petit lui semblait un chef-d'œuvre de machiavélisme.
Et il avait résolu de jouer le rôle d'un vieil ami sans conséquence, jusqu'au jour où, sûr d'être indispensable, il démasquerait brusquement ses batteries.
Or, pouvait-il souhaiter une occasion plus admirable que celle qui s'offrait à lui pour ses débuts?
Qu'aurait à refuser Mme Delorge à l'homme qui l'aiderait à se faire rendre justice? Rien.
D'un autre côté, et toute question de sentiment à part, M. Ducoudray n'était pas sans une certaine satisfaction de se trouver mêlé à cette affaire. Le mystère l'attirait.
Qu'il courût, à s'occuper de cette affaire, un danger quelconque, il était à cent lieues de le soupçonner.
Pour lui, comme pour cent mille autres, le soir du 2 décembre 1851, la tentative du prince Louis-Napoléon ne pouvait aboutir qu'à un échec honteux...
N'importe! toutes ces idées qui grouillaient dans sa cervelle l'agitaient si fort, qu'il lui fut impossible de fermer l'œil de la nuit.
Dès sept heures, le matin du 3 décembre, le mercredi, il était debout, rasé. Et, à sept heures et demie, il franchissait le seuil de sa maison, lesté d'une tasse de café à la crème.
La matinée était sombre et pluvieuse.
Les boutiques, le long des rues de Passy, s'ouvraient lentement. La circulation était rare. Les ouvriers qui passaient par groupes, se rendant à leur chantier, avaient des physionomies singulières et parlaient bas.
Pourtant, ce n'est qu'en arrivant à la place de la Concorde que M. Ducoudray reconnut clairement la gravité des événements.
La première division de l'armée de Paris, sous les ordres du général Carrelet, reprenait ses positions de la veille dans les Champs-Élysées, sur la place et aux abords de l'Élysée et des Tuileries.
—Diable! grommela M. Ducoudray, voilà beaucoup de soldats!...
L'impression désagréable qu'il en ressentit devint décidément fâcheuse lorsqu'il se fut approché d'un groupe qui s'était formé au coin de la rue Castiglione, devant une affiche qu'on venait de placarder.
Un jeune homme, l'œil enflammé et la parole vibrante d'indignation, racontait ce qui était advenu la veille de la tentative de résistance des représentants réunis à la mairie du Xe arrondissement.
—Ils étaient au moins trois cents, disait-il... S'étant constitués, ils venaient de décréter la déchéance du président et de nommer le général Oudinot commandant en chef des troupes, quand un officier, un sous-lieutenant de chasseurs à pied, se présente et les somme de se disperser... Ils refusent, ils déclarent qu'ils ne céderont qu'à la force... Aussitôt la salle des délibérations est envahie par des agents et des soldats, qui empoignent les représentants du peuple et les traînent à la caserne du quai d'Orsay, où ils sont prisonniers...
Il fut interrompu par un sergent de ville, qui, d'une voix rude, cria:
—Dispersez-vous!... Les rassemblements sont défendus!...
Cela indigna M. Ducoudray.
—Pourquoi donc colle-t-on des affiches, objecta-t-il, s'il est interdit de s'arrêter pour les lire...
—Vous, le vieux, prononça l'agent, je vous engage à filer, sinon!...
Sinon quoi? Il accompagnait sa menace d'un si terrible coup d'œil, que M. Ducoudray crut voir s'entr'ouvrir la porte des cachots...
Il fila...
Et, tout en hâtant le pas, il réfléchissait qu'il serait peut-être prudent de remettre à un autre jour sa visite à Montmartre...
Oui, mais que penserait Mme Delorge en le voyant revenir si vite, et que lui dirait-il?... Ce n'est pas qu'un mensonge fût bien difficile à inventer; mais cette veuve d'un soldat renommé pour son courage devait priser la bravoure et être sensible à des dangers courus à son service.
Il continua donc sa route, et ne tarda pas à arriver au boulevard.
L'agitation y était sensible, bien que sourde encore et contenue. Beaucoup de boutiques n'étaient qu'entr'ouvertes, comme il arrive à Paris quand on s'attend à quelque chose.
De petites affiches manuscrites, appelant aux armes, étaient collées contre les arbres avec des pains à cacheter, et les passants s'arrêtaient pour les lire. Mais un sergent de ville passait, qui arrachait brutalement l'affiche, et tout était dit...
—C'est égal, pensait M. Ducoudray, ça chauffe... Ça sent la poudre!
Il ne se trompait pas.
Au moment où il arrivait à la hauteur de la rue Drouot, il fut croisé par plusieurs jeunes gens qui couraient en criant:
—Aux armes! On se bat au faubourg Saint-Antoine! Un représentant vient d'être tué!... Aux armes!...
—Certainement ils ont raison! dit M. Ducoudray à un homme arrêté comme lui sur le boulevard...
Un escadron de lanciers arrivait au grand trot du côté de la Madeleine... Bravement, M. Ducoudray se jeta rue Drouot.
Cette idée qu'on n'était peut-être pas en sûreté sur le boulevard lui rendait ses jambes de vingt ans, et c'est avec la rapidité d'une flèche qu'il franchit la rue Drouot, traversa le faubourg Montmartre et se mit à remonter les pentes roides de la rue des Martyrs et de la chaussée Clignancourt...
A mesure qu'il s'éloignait du centre, de ce forum sceptique et léger qu'on appelle le boulevard, l'émotion diminuait...
Les boutiquiers causaient sur le pas de leur porte, mais ils plaisantaient, riant d'un rire ironique. Les passants lisaient les affiches, mais ils haussaient les épaules...
Du moins, M. Ducoudray s'attendait à trouver Montmartre fort agité. Erreur. Jamais ce quartier, si impressionnable et si remuant, n'avait été plus calme. Et cependant, depuis le matin, Jules Bastide et le représentant Madier de Montjau couraient les ateliers et appelaient aux armes.
Cependant, M. Ducoudray arrivait rue Mercadet, à l'adresse indiquée par l'employé des écuries de l'Élysée...
C'était une vaste maison à cinq étages, qui, à en juger par le nombre des fenêtres, excessivement rapprochées les unes des autres, devait être divisée en une infinité de petits logements.
Un long couloir obscur et étroit, fort malpropre et très boueux, conduisait à la loge du portier, une véritable niche ménagée sous l'escalier.
Dans cette loge, une vieille femme était assise, surveillant l'ébullition d'un poêlon d'où s'échappaient des odeurs suspectes.
—Monsieur Laurent Cornevin, s'il vous plaît? demanda M. Ducoudray.
—Il ne doit pas être chez lui, répondit la portière, mais sa femme y est.
—Il est donc marié?
—Tiens! pourquoi donc pas? Oui, il est marié, et il a même cinq enfants, trois filles et deux garçons...
L'espoir que la femme saurait lui dire où trouver son mari décida le bonhomme.
—Indiquez-moi, s'il vous plaît, demanda-t-il, le logement de M. Cornevin.
—C'est au premier, répondit la portière... au premier, en descendant du ciel, bien entendu.
Et se penchant à la fenêtre de sa loge, qui ouvrait sur la cour:
—Ohé! m'ame Cornevin! cria-t-elle, d'une voix à érailler le crépi des murs, v'là un monsieur pour vous!
La précaution n'était pas inutile.
M. Ducoudray allait se perdre dans le dédale des corridors, lorsque Mme Cornevin arriva à son secours.
C'était une femme encore jeune, grande, bien faite, point jolie, mais en qui tout respirait la douceur et l'honnêteté.
Elle était pauvrement vêtue, mais très proprement, et tenait sur les bras un enfant de huit ou dix mois, joufflu et bien portant.
—Veuillez prendre la peine d'entrer, monsieur, dit-elle au digne bourgeois.
Il entra dans une petite pièce resplendissante de propreté, et alors seulement il s'aperçut que Mme Cornevin avait les yeux rouges de pleurs mal essuyés.
—Madame, commença-t-il, j'aurais à parler à votre mari pour une affaire de la plus haute importance et qui ne souffre aucun retard... Pouvez-vous me dire où je le rencontrerais?...
—Hélas! monsieur, je n'en sais rien moi-même.
M. Ducoudray tressaillit.
—Vous dites?... fit-il.
—Je dis, monsieur, que je ne sais ce qu'il est devenu, répéta la pauvre femme.
Et incapable de maîtriser son chagrin:
—Il n'est pas rentré cette nuit, poursuivit-elle en fondant en larmes, et quoiqu'il ne fût pas de service, je n'étais pas très inquiète, pensant qu'il avait sans doute pris le tour d'un camarade. Cependant, dès qu'il a fait jour, j'ai couru à l'Élysée pour avoir de ses nouvelles. Ah! monsieur, ses camarades m'ont répondu qu'ils ne l'ont pas vu depuis trois jours!... Un homme qui aime tant sa maison et ses enfants, si économe, si honnête, si bon!... C'est la première fois qu'il se dérange depuis notre mariage!... Mais non! ce n'est pas possible, il faut qu'il lui soit arrivé quelque malheur...
Le digne rentier était devenu plus blanc que sa chemise.
Entre la mort du général Delorge et la singulière disparition de Cornevin, seul témoin de cette mort mystérieuse, il découvrait un rapport frappant et peu fait pour rassurer.
Cependant, il s'efforça de dissimuler sa terrible émotion, et d'une voix qui n'était pas trop altérée:
—Voyons, voyons, ma chère dame, dit-il, ne vous désolez pas ainsi, que diable! Vous allez voir reparaître votre mari. Il se sera attardé avec quelque camarade.
—Impossible! monsieur. Tous ses camarades sont consignés depuis quarante-huit heures à l'Élysée...
—Alors, comment se fait-il qu'il se soit absenté?
—C'est justement ce que les autres se demandent...
M. Ducoudray se le demandait aussi, et il sentait en même temps un frisson courir le long de son échine. Un crime avait été commis... n'en avait-on pas commis un second pour cacher le premier?
—Quand avez-vous vu votre mari pour la dernière fois, madame? interrogea-t-il.
—Hier matin. Nous avons déjeuné ensemble, et après, il s'est habillé en me disant qu'il avait une commission à faire du côté de Passy.
—Et il ne vous a pas dit quelle sorte de commission?
—Non. Je sais seulement qu'il voulait voir la femme d'un général, et que c'était pour quelque chose de très grave.
Elle fut interrompue par l'entrée de deux petits garçons, l'un de huit ans, l'autre de dix, qui arrivaient en chantant et en se bousculant, mais qui se découvrirent poliment dès qu'ils aperçurent un étranger.
C'étaient les deux aînés de Mme Cornevin. Elle parut fort surprise de les voir, et d'un air sévère:
—Que venez-vous faire ici à cette heure? demanda-t-elle. Comment êtes-vous sortis de l'école?...
—Le maître nous a renvoyés.
—Renvoyés! pourquoi?
—Ah! voilà! Il nous a dit comme cela: Allez-vous-en tous, et rentrez bien vite chez vous, parce qu'il va y avoir une révolution.
Mme Cornevin pâlit. Bien qu'elle fût allée à l'Élysée le matin, elle ne savait rien, on ne lui avait rien dit.
—Une révolution!... murmura-t-elle. On va se battre et je ne sais pas où est Laurent!...
—S'occupait-il donc de politique? interrogea M. Ducoudray.
—Lui? monsieur! Ah! jamais de la vie! Il ne songeait, le cher homme, qu'à travailler pour les enfants et pour moi!...
De sa vie, le digne bourgeois ne s'était senti plus mal à l'aise. Mille appréhensions vagues et sinistres l'assaillaient. Ce logis lui semblait affreusement dangereux, le plancher lui brûlait les pieds.
—Je ne veux pas vous importuner davantage, dit-il à la pauvre femme, je repasserai demain, et croyez-moi, M. Cornevin sera rentré...
Mais comme de raison, elle lui demanda son nom, pour le répéter à son mari.
Il frémit à cette demande. Donner son nom!... Ne serait-ce pas une imprudence énorme?
Il rentra donc son portefeuille d'où il s'apprêtait à tirer sa carte, et saisissant le premier nom qui se présenta à sa mémoire:
—Dites à votre mari, madame, répondit-il, que c'est M. Krauss qui est venu le visiter.
Ce n'était pas précisément héroïque, ce que faisait là le digne bourgeois, mais la tête n'y était plus.
Cette idée que peut-être Cornevin avait été supprimé parce qu'il possédait un secret dont lui, Ducoudray, se trouvait dépositaire, cette idée lui donnait la chair de poule.
Et tout en descendant l'escalier, il récapitulait tous les moyens connus de se débarrasser d'un homme, depuis le coup d'épée d'un spadassin bien payé jusqu'au poison subtilement glissé dans le potage par une cuisinière séduite à prix d'or.
—Brrr!... faisait-il, brrr!...
Songeant qu'à la suite des grands meneurs du coup d'État, Morny, Maupas, Saint-Arnaud, Magnan, il avait entendu nommer le vicomte de Maumussy, le comte de Combelaine, et M. Coutanceau même, qui passait pour avoir mis sa fortune au service du prince-président.
Cependant, une fois hors de la maison, il respira plus librement, et le grand air, la marche et le mouvement de la rue produisant leur effet, il ne tarda pas à se reprocher d'avoir peut-être cédé à des craintes exagérées.
D'un autre côté, le succès du coup d'État ne lui semblait rien moins qu'assuré.
Plus il se rapprochait du centre de Paris, plus la fermentation s'accentuait. Les quartiers de la rue des Martyrs et du faubourg Montmartre, si calmes lorsqu'il les avait traversés, commençaient à s'agiter.
L'indignation succédait à la dédaigneuse indifférence du premier moment, et tout semblait annoncer une lutte prochaine.
On s'assemblait et on battait des mains devant les affiches des divers comités de résistance, affiches ardemment pourchassées par la police cependant, et qui toutes résumaient la même idée en des termes presque identiques:
«La constitution est violée... Louis-Napoléon s'est mis lui-même hors la loi... Aux armes!...»
Parfois, un homme passait, un fusil sur l'épaule, qui criait:
—Venez, citoyens, venez!... On se bat rue de Rambuteau.
Au bruit de ces paroles, M. Ducoudray s'animait peu à peu, comme un vieux cheval au son de ses grelots.
—Décidément, ça marche, pensait-il, ça marche!...
Mais c'était bien autre chose vraiment sur le boulevard.
La foule, de moment en moment, y devenait plus compacte et plus animée. A tous les coins de rue, et jusque sur le milieu de la chaussée, des groupes se formaient. Sur les chaises des cafés, des orateurs improvisés montaient, qui lisaient le décret de déchéance prononcé par l'assemblée du Xe arrondissement, ou l'arrêt de mise en accusation de Louis-Napoléon Bonaparte par la haute cour de justice...
Des escouades de sergents de ville, l'épée à la main, circulaient à travers cette cohue, appuyés par des hommes de mauvaise mine, en bourgeois et armés de casse-tête et de bâtons...
Les mêmes cris les accueillaient partout:
—Vive la Constitution! A bas Soulouque!...
Sur la chaussée, les pelotons de cavalerie se succédaient.
La foule s'ouvrait pour laisser passer les chevaux, et se reformait derrière eux aux cris de:
—Vive la République! Vive l'armée!...
La fièvre commençait à gagner M. Ducoudray... Il n'avait plus peur; le bourgeois des glorieuses journées de Juillet se réveillait en lui. Il oubliait Passy, Mme Delorge, son ami le général et M. de Combelaine.
—Il faut que je voie la fin de tout ceci! se dit-il.
Et il entra pour déjeuner dans un café du boulevard des Italiens.
Là, les nouvelles affluaient; vraies ou fausses, absurdes parfois, mais toutes et toujours favorables à la résistance.
On affirmait que les meneurs du coup d'État commençaient à perdre la tête... que M. de Maupas tremblait de peur à la préfecture de police... que le général Magnan hésitait... que Lamoricière venait de s'évader et de se mettre à la tête de quatre régiments...
On assurait que dans les cours de l'Élysée, quatre voitures de poste venaient d'être attelées pour emporter bien vite et bien loin le président et ses complices... et quelques millions, ajoutaient les bien informés...
En vrai Parisien qu'il se vantait d'être, l'excellent M. Ducoudray buvait comme du lait toutes ces nouvelles, les tenant pour assurées, puisqu'elles flattaient ses espérances et ses instincts.
Et il n'était pas éloigné de croire le coup d'État décidément tombé dans l'eau, quand il sortit du restaurant, tout disposé à l'optimisme, tel qu'un homme qui, ayant bien déjeuné, vit en paix avec son estomac.
Il ne tarda pas à reconnaître son erreur.
Pendant le temps qu'il avait mis à prendre son repas, la mobile physionomie du boulevard avait changé.
La foule y était plus compacte, s'il est possible, mais grave, désormais, et presque silencieuse. Plus de rires, plus de quolibets. Plus de ces cris de: «A bas Soulouque!» qui avaient fait ouvrir de si grands yeux aux soldats de la ligne.
Évidemment, la situation s'était tendue.
On eût dit que chacun comprenait que l'instant décisif arrivait où les plus grands événements ne tiennent qu'à un fil, qu'on en était à cette minute suprême d'où dépendent les opérations les mieux combinées.
Les hommes à bâton, les décembrailliards, comme on les appelait alors, avaient disparu du trottoir. Mais les escadrons de lanciers étaient plus nombreux sur la chaussée. Ils ne cessaient d'aller et de venir de la Madeleine à la Bastille, maintenant en communication les troupes des Champs-Élysées et celles qui occupaient les quartiers du Temple et de l'Hôtel-de-Ville...
—Se bat-on quelque part? interrogeait de ci et de là M. Ducoudray.
—Oui. Il y a des barricades rue Transnonain, rue Beaubourg et rue Grenetat.
—Et c'est la police qui les fait faire, ajoutait un voisin.
Positivement l'estimable bourgeois commençait à ressentir quelque chose de son malaise du matin, lorsque tout à coup, vers quatre heures, circula à travers cette foule immense une rumeur profonde, rapide comme le frisson d'une décharge électrique.
[Illustration: Je vis le général étendu mort, dans un coin.]
—Qu'est-ce encore? demanda M. Ducoudray à deux jeunes gens qu'il coidoyait.
—La proclamation de Saint-Arnaud. L'avez-vous lue?
—Non. Où la lit-on?
—Au coin de toutes les rues, parbleu!
Le digne rentier se trouvait à la hauteur du faubourg Poissonnière. Il tourna la première rue qu'il rencontra, et, au milieu des clameurs indignées de deux cents personnes rassemblées devant une affiche, il lut: