La leçon d'amour dans un parc
X
Si vous vous souvenez du propos que Jacquette avait tenu à table et qui nous a valu l'installation de Mlle de Quinsonas, vous devez penser qu'il n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd et que ce vaurien de Châteaubedeau avait dû pour le moins en tirer fortement vanité. L'idée était venue à quelqu'un de le donner pour amant à Ninon! Et par le hasard de la présence d'un petit perroquet, cette idée était maintenant si répandue qu'elle semblait avoir fait le tour du monde. Le chevalier Dieutegard qui adorait Ninon en secret, et la femme de chambre, Thérèse, qui aimait caresser Châteaubedeau la nuit, lui manifestaient de la jalousie, chacun à leur manière. Quant à lui, il n'avait pas hésité à glisser dans l'oreille de l'une et de l'autre «qu'il n'y a pas de fumée sans feu». Dieutegard, enclin aux interprétations chagrines croyait au feu, mais non Thérèse.
Cette fille servait la marquise de trop près pour ignorer qu'elle n'avait pas d'amant. Car enfin, et je ne sais si vous le remarquez, Ninon, qui tout d'abord paraissait si légère, est la personne de la maison qui se conduit le mieux.
Thérèse se prêta donc à l'accomplissement d'une fantaisie que ce petit drôle de Châteaubedeau eut le toupet de lui proposer et qui consistait à l'introduire subrepticement dans la chambre de Mme de Chamarante.
Elle le laissa monter derrière elle, un matin, sans trahir un geste de dépit ou de jalousie; Châteaubedeau même en était vexé, et il la pinçait dans les parties protubérantes, ce qui faisait souffler la malheureuse sur le chocolat de la marquise, la bouche en cul de poule, pour ne pas crier.
On entrait chez Ninon par le cabinet de toilette, qu'une toile de Jouy à vignettes rouges séparait de la garde-robe. Thérèse dit à Châteaubedeau de se faufiler derrière la toile et de s'y tenir coi jusqu'à ce que la marquise vînt à sa toilette et qu'elle-même quittât la chambre sous un prétexte qu'elle saurait dénicher, la finaude.
Avant de se cacher, il huma les petits pots épars sur le marbre, toucha les peignes, enfonça le nez dans la poudre et se rougit les lèvres. Il était plus ému qu'il n'eût voulu le dire et éprouvait le besoin de faire beaucoup de choses, successivement ou confusément, plutôt que de rester tranquille. De ce qu'il ferait quand il se trouverait nez à nez avec la marquise, il ne savait rien exactement. Il était prêt à tout, mais ignorait à quoi. Il ne débutait pas dans les entreprises; aucune de ses prouesses passées, toutefois, ne se laissait mesurer avec celle-là. Il imaginait un grand roulement de tonnerre: la foudre tombe; elle vous dérobe votre montre au gousset, vous met le feu à la perruque, ou vous coupe en deux comme un tronc d'arbre, au petit bonheur! Il se voyait surtout racontant l'exploit à Dieutegard, de ce ton calme, ou refroidi, duquel on narre un épisode sur quoi l'on a dormi des semaines.
Il s'approcha de la porte, faisant de ses pieds un velours; il cligna de l'œil au trou de la serrure, qu'une clé posée tout de guingois rendait impropre à laisser distinguer quoi que ce fût; il écouta et entendit Ninon qui ânonnait, la bouche pleine, quelque chose comme: «ê… ô… ê… ô… bulu… bulu… bulu…»; puis, la cuillerée de chocolat passée, la marquise articula: «Bougresse! que c'est chaud!…» Thérèse murmurait des excuses; Ninon s'emportait et évacuait de ces mots particuliers à l'humeur du réveil et qui s'allient si peu avec la pureté universelle du matin. Quand Ninon eut mangé, elle poussa un petit «han!» de satisfaction, et tout s'adoucit. Une odeur d'ambre venait avec un air frais par la serrure.
Soudain la porte s'ouvre contre Châteaubedeau qui, surpris, tombe à la renverse.
«—Qu'est-ce qu'il y a?» demande de son lit la marquise.
«—Rien, Madame», dit Thérèse, qui a peine à retenir un éclat de rire; «c'est le couvercle de la chaise de Madame la marquise que Madame la marquise avait sans doute laissé ouvert.»
«—Ce n'est pas possible!» dit Ninon qui saute à bas de son lit et accourt, tandis que Thérèse pousse le garnement derrière la toile, comme un paquet de linge.
Quand Ninon arriva, elle ne vit rien et demeura là, un moment, debout. Elle avait l'œil brouillé encore, et elle se grattait à travers la chemise qui montait et descendait du genou à mi-cuisse, selon les mouvements de la main.
Châteaubedeau reprit ses sens au milieu de robes, de jupes, de caleçons soyeux et parfumés. Son premier soin fut de voir Ninon, qu'il entendait marcher, là, tout près, et pieds nus. Il y parvint par une crevasse qui trouait le visage d'une bergère assise élégamment sur une gerbe de blé écarlate.
Ninon, coiffée d'un petit bonnet de nuit, allait et venait sur le parquet frais qui flattait la plante de son pied grassouillet, car elle semblait faire fi des mules tenues à la main par Thérèse.
Elle marchait ainsi jusqu'à la fenêtre située au fond du cabinet, et revenait face à Châteaubedeau en se caressant le corps avec sollicitude, notamment dans la région abdominale, comme on fait d'un fruit pour en éprouver la maturité. Elle fronçait le sourcil, frappait parfois le sol; son angoisse était répétée sur le visage de la fidèle Thérèse. Tout à coup, elle troussa haut sa chemise, s'assit sur la chaise, et son regard s'éclaircit, tandis que la femme de chambre, rassérénée, posait les mules sous les talons de sa maîtresse.
On entendit un bruit pareil à celui qu'un enfant produit en soufflant, les lèvres serrées, dans une bouteille vide, sans en boucher hermétiquement le goulot. Thérèse hocha la tête et dit avec compétence:
«—Autant de perdu.»
La marquise, d'un mouvement de dépit, envoya promener les deux mules, et ses talons nus martelaient le sol en faisant vibrer la chair des mollets et des cuisses.
«—Madame la marquise reconnaîtra, dit Thérèse, que j'avais prévenu Madame la marquise que c'était le jour de sa rhubarbe.»
Ninon, les coudes aux genoux, les deux poings appuyés contre les joues, rougissait et dardait un œil cruel. Thérèse lui conseilla de se cogner sur les genoux, en se fondant sur l'exemple de M. Goubin, l'apothicaire, qui n'obtenait de sa femme aucune selle hormis par cette méthode toute mécanique. Et Ninon abaissa les poings, fort gravement, sur ses genoux arrondis et lisses comme de belles pommes de Calville. Pour l'exciter, la femme de chambre battait la mesure en frappant l'une contre l'autre, par la semelle, les petites mules vagabondes qu'elle venait de quérir au bout de la pièce.
Enfin la méthode Goubin fut couronnée de succès, et Thérèse, se penchant avec intérêt sur la chaise, dit que, sauf le respect qu'elle devait à Madame la marquise, elle eût juré que Madame la marquise avait rendu des noix grollières.
Ceci fait, elle poussa prestement le meuble béant, jusque sous la tenture de Jouy, selon un dessein assurément prémédité et dont Châteaubedeau sentit toute la malice à son endroit. D'accroupi qu'il était, il se releva d'un bond et pinça si fort le bras de la pauvre fille qu'elle cria.
Ninon, qui se trouvait à califourchon sur un bassin de faïence rouennaise, et regardait devant soi avec des yeux de carpe flottante, fut réveillée en sursaut et surprit la jambe du page au moment où il se mettait debout. Elle démêla la farce et, comme elle n'était point femme à se troubler pour la présence d'un homme dans sa chambre, elle dit seulement «Sortez, Monsieur!» d'un ton qui défit totalement Châteaubedeau. Il montra son nez enfariné, ses lèvres rougies, et il n'osait seulement pas lever les yeux sur la marquise, tant il était penaud. Elle profita de son trouble et lui jeta avec adresse, en pleine figure, son éponge souillée d'une eau saumâtre.
Ce n'est pas pour le médiocre plaisir de taquiner un lecteur pudibond, que je vous ai raconté cette scène, mais bien pour que vous croyiez davantage à mon histoire, car vous savez de reste, comme dit Montaigne, que «nous avons beau nous monter sur des échasses, encore faut-il marcher de nos jambes, et, au plus élevé trône du monde, ne sommes-nous assis que sur notre derrière». Les marquises, même dans les contes, sont sujettes à cet inconvénient. J'aurais assez, pour ma part, le goût des nobles récits; j'avoue n'être tout à fait heureux que lorsque le ton se hausse et qu'une belle gravité se répand sur ma page; mais je ne puis m'offrir cela qu'au prix de maintes humiliations, car je ne sens bien vivre un homme qu'après que j'ai touché quelqu'une de ses petitesses.
Le véritable amour, dites-moi, n'est-ce pas celui qui transpose les cent misères du corps et de l'âme, qu'il voit de près, plutôt que celui qui s'exalte de loin à l'idée de princesses séraphiques? Le parler de tous les jours m'émeut plus que la langue des dieux, et, s'il est vrai que la poésie, comme tout art, doit s'élever vers le ciel sous peine d'être reniée des hommes à bref délai, encore faut-il qu'elle touche le sol d'un talon ferme.
Et vous allez voir tout de suite comme la chaise percée de Ninon va nous éclairer sur les sentiments de deux jeunes gens rivaux, plus et mieux que n'eussent fait de longues dissertations amoureuses.
Voilà donc notre Châteaubedeau qui descend en s'essuyant, crachant, grommelant, tamponnant son jabot; démoli, honteux, pis qu'abîmé par la marquise, raillé par une femme de chambre!
Il ne tarda pas à rencontrer le chevalier Dieutegard, qui rôdait toujours sous les appartements de Ninon. A la vue de Châteaubedeau, Dieutegard fut tenté de fuir et également tenté de s'approcher, de lui parler et de l'entendre prononcer le nom de celle qu'il aimait. Certes, il était dévoré de jalousie, mais le sentiment de sa grande timidité l'entraînait, non sans une miette d'admiration, vers celui qui osait toucher l'objet de son culte. Car il ne doutait pas qu'avec cette mine défaite, Châteaubedeau ne sortît du lit de la marquise. Il lui souhaita donc le bonjour, mais n'osa rien lui demander.
L'autre, tout en rajustant son habit, prenait cet air fat et lassé des jeunes blancs-becs qui viennent de livrer un assaut galant. Il souffla, en gonflant de grosses joues.
«—Il fait bon, dit-il, respirer le grand air.»
Dieutegard ne dit rien. Alors Châteaubedeau ajouta:
«—Peste soit des alcôves!»
Dieutegard ne bronchait pas.
«—… Avec leurs poudres et leurs parfums…»
«—Qui a des poudres et des parfums?» dit enfin le chevalier.
Châteaubedeau de ne point répondre. Il mit les deux pouces aux aisselles et cracha loin.
«—Veux-tu des femmes? dit-il; j'en ai soupé!»
Dieutegard pensait à Ninon; il rougit que l'autre la mêlât au nombre des femmes. Mais Châteaubedeau était ouvert; il parla tout net de Ninon et raconta que cette femme insatiable ne pouvait se résoudre à se séparer de lui le matin et l'obligeait à assister à sa toilette intime. Il dit avec une grande précision tout ce dont il avait été témoin effectivement, et il prenait chaque chose si bien par le menu que Dieutegard ne doutait pas qu'il dît la vérité.
Mais, par le merveilleux privilège de l'amour, le chevalier ne retenait rien des réalités décevantes dont un balourd affligeait une personne chérie, et l'injure faite à son idole l'élevait encore plus haut dans la région imaginaire où il avait coutume de l'honorer.
Il pensa un moment souffleter son camarade; il en fut retenu, non par la peur, mais par la crainte de perdre à jamais Ninon s'il endommageait ce garçon aimé d'elle. Il le pria donc seulement de ne plus lui parler de ce sujet; et, s'étant calmé, il lui demandait aussitôt après des détails nouveaux, car il s'enivrait d'entendre parler de Ninon, même de cette manière.
La voix de la marquise, au-dessus de leurs têtes, fit fuir Châteaubedeau et retint au contraire le chevalier. Cette voix se répandait sur toute sa personne comme un baume, et, toutes les fois qu'il l'entendait, il avait l'idée que, si elle ne s'adressait pas à lui, pour le combler d'expressions de tendresse, c'était par suite d'un malentendu qui ne saurait tarder à être dissipé, car il le méritait bien. Et il était sans cesse repossédé par l'espérance.