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La leçon d'amour dans un parc

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XI

LE BARON DE CHEMILLÉ DONNE À JACQUETTE UNE POUPÉE NOMMÉE POMME D'API.

M. le baron de Chemillé arriva un matin avec un paquet sous le bras, et demanda où était Jacquette. On lui dit qu'elle prenait sa leçon sous les charmilles, et il l'aperçut en effet, en même temps qu'il entendait un petit son de voix aigrelet maintenu sur la même note, puis interrompu soudain, pour se relever identique: le bruit d'une mécanique, si vous voulez bien, dont le mouvement serait gêné à intervalles égaux par un méchant grain de sable. En avançant, le baron observa que Jacquette, qui marchait à côté de sa gouvernante, perdait le pas, comme par hasard, environ toutes les deux minutes, et tirait à Mlle de Quinsonas une langue rose, de la longueur de la main. Il retint lui-même son pas, pour ne point empiéter sur le temps consacré à l'étude, et s'assit sur le premier banc. Là, il posa à côté de lui le paquet, tira sa tabatière et s'offrit une prise. Puis il parla haut, selon sa coutume.

«Je suis content, dit-il, d'avoir décidé de donner à ma filleule une poupée, car j'estime que la figure de carton peinturluré qui est enfermée là-dedans sera plus profitable à cette enfant que quatre demoiselles de Quinsonas. Ce qu'il faut à Jacquette, ce n'est pas un précepteur, c'est une amie, ou, à défaut, une bonne, mais à qui elle puisse parler à cœur ouvert. La femme ne se développe qu'autant qu'elle peut épancher les petites affaires de sa tête et de son cœur, et elle ne s'ouvre tout à fait qu'à quelqu'un qu'elle sent inférieur ou tout au plus égal à elle. C'est à cette condition qu'elle ne ment point. Il est inutile, lorsque nous causons, que notre interlocuteur nous écoute et nous réponde: qui ne sait que de cela nous ne tenons nul compte? Qu'il ait l'air de nous entendre, c'est tout ce qu'il faut. Nous sommes assurés, à partir d'un certain âge, que les poupées ne nous entendent point: c'est pourquoi nous les délaissons. Mais ma filleule ne sait pas cela encore; elle formulera devant cette figure complaisante ses impressions et sa pensée; elle apprendra par là qu'elle a des impressions et une pensée, autrement dit prendra conscience de soi-même, ce qui n'est jamais facile sans le miracle des mots et la magie de la forme. Car, contrairement à beaucoup d'esprits distingués, je suis porté à croire que rien n'existe, même au plus profond de notre intimité, tant que l'expression verbale ne l'a pour ainsi dire fécondé et fait éclore à la lumière. Mais c'est là un sujet qui m'entraînerait fort loin. Contentons-nous d'avoir l'air d'un bon parrain qui paie un joujou à sa filleule, sans plus.»

Le baron remit sous son bras le paquet et s'avança vers ces demoiselles au moment où Jacquette venait de recevoir une verte semonce, pour être incapable de citer dans leur ordre les trois vertus théologales.

«—Mademoiselle», dit-il en saluant Jacquette aussi bas que possible, «je vous fais bien mes compliments, car une fille vous est née.»

«—Comment! dit Jacquette; mais je ne suis pas mariée?»

«—C'est juste, dit le baron, aussi cette fille n'est-elle qu'une poupée.»

«—Ah! dit Jacquette, voyons-la.»

«—Quel nom allez-vous lui donner?»

Jacquette répondit sans hésiter, comme si ce nom eût été choisi de toute éternité:

«—Pomme d'Api.»

«—C'est un nom qui lui va bien», opina Mlle de Quinsonas, «car elle a joliment bonne mine.»

«—Oh! dit Jacquette, c'est sans doute qu'elle vient de naître; les petits lapins sont bien plus rouges que cela… Quand est-elle née, mon parrain?»

«—Heuh!… Hier au soir, à la brune.»

«—C'est donc cela, dit Jacquette, que j'avais tant de mal à boutonner ma ceinture, ces jours derniers. Pomme d'Api, ma fille, dit-elle, je vous élèverai sévèrement. Et, pour commencer, vous ne verrez personne au château.»

«—Oh! pourquoi cela?» dit le baron.

«—Ah bien! merci! elle en apprendrait de belles!»

«—Méfiez-vous, dit le baron; c'est une fille intelligente.»

«—Qu'est-ce qu'elle sait déjà?» demanda Jacquette.

«—Rien du tout.»

«—Alors, pourquoi dites-vous qu'elle est intelligente?»

«—L'intelligence ne consiste pas à avoir appris beaucoup, mais à être apte à tout deviner.»

Jacquette fut très contente de sa fille Pomme d'Api, en ce sens qu'elle s'amusa beaucoup à la gronder et à la battre. Elle la prenait sans cesse en défaut. Le plus grave qu'elle lui reprochât était une curiosité sans répit. Pomme d'Api, prétendait-elle, la questionnait sur toutes choses, et, comme les enfants ne doivent rien connaître, ce n'était pas une sinécure que de faire entendre raison à cette poupée.

«Ma pauvre Pomme d'Api, lui disait-elle dans ses bons moments, si tu dois continuer à vouloir t'informer de tout, je te donnerai une gouvernante; elle saura bien te fermer la bouche. Une fois pour toutes, tu ne dois m'interroger que depuis la création du monde jusqu'à Noé, parce que je n'en ai pas appris plus long. Quant à ce qui est des personnes qui nous entourent, mais, ma fille! tu n'as pas idée de l'énormité que tu commets en me demandant sans cesse ce qu'elles font avec leurs cachotteries, leurs mystères, leurs chamailleries, leurs yeux en coulisse et cette manie qu'ont les messieurs de pincer le derrière des dames. Apprends, Pomme d'Api, que les grandes personnes ont le droit de faire entre elles les plus grosses malpropretés. Je ne sais pas ce qu'elles font; mais aux précautions qu'elles prennent pour nous le cacher, il faut que cela soit abominable. Tu as de la chance d'être une poupée, toi, tu resteras toujours honnête… Tu me demandes s'ils sont tous ainsi? Ah! ma chère! depuis l'âge de douze ans, sauf M. le Curé et Mlle de Quinsonas. Et plus ils vieillissent, pires ils sont! Tu ne te doutes pas de ce qu'on dit de mon parrain de Chemillé! C'est à ce point que, quoiqu'il te tienne pour ma fille, je le soupçonne de t'avoir eue d'une de ses soubrettes. Par moments, ma petite, il faut te le dire, tu as des odeurs de graillon!»

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