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La leçon d'amour dans un parc

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XX

LA CHASSE DANS LE PARC. LA MARQUISE TIRE UN COUP DE FUSIL DANS LE LABYRINTHE. DISCOURS DE DIEU AU CHEVALIER DIEUTEGARD ET TRISTE CHUTE DE CELUI-CI DU HAUT D'UN PIN. COMBAT SANGLANT ET AFFREUX. QUELQUES MOTS DE PHILOSOPHIE; VANITÉ DE CES MOTS. LA LEÇON D'AMOUR EST FINIE.

Tout porte à croire qu'il y a dans le monde un principe malin que l'on nomme communément le diable et qui s'introduit à travers nos affaires, pour nous décourager de pratiquer la vertu. Les méfaits de ce fâcheux sont de tous les instants: n'allez donc pas prétendre que je l'aie fait intervenir arbitrairement dans les aventures du gynécée.

M. de Chemillé, vieux libertin qui ne croit ni à Dieu ni à diable, vous dirait que dans le cas qui nous a retenus, il n'y a aucune intervention surhumaine, mais la manifestation de la toute-puissance de l'Amour, qui règne sur l'univers immense, et se faufile jusqu'au plus petit lieu, qui culbute les tempéraments les mieux établis et déjoue les combinaisons les plus subtilement machinées. Serait-ce à cause de cette grande force de l'Amour que nos vieux pères le confondirent souvent avec le prince des Ténèbres, c'est-à-dire avec la seule puissance qui pût se mesurer à Dieu? Je vous ennuierais beaucoup en essayant d'approfondir ce mystère. Retenons seulement que les bonnes gens et messieurs les esprits forts recourent à des termes différents pour désigner une même chose qui nous surpasse les uns et les autres, et de haut, c'est trop évident.

A la façon dont la marquise a prononcé les mots significatifs, rappelés à la fin du dernier chapitre, en jetant ses deux jambes en l'air, il était facile de prévoir que sa conversion ne porterait pas tous ses fruits. Elle fut, en effet, tellement dépitée du maudit hasard qui l'avait fait,—elle, mère dévouée et pleine des meilleures intentions,—mettre le comble aux scandales de sa maison dans le moment même où elle accomplissait, je ne dirai pas la pénitence, mais le devoir imposé par le saint prédicateur, qu'elle eût voulu se livrer sur-le-champ à quelque action abominable, qui l'exposât à être montrée au doigt par l'humanité tout entière. Elle n'en trouva pas l'occasion, mais elle courut presque tout de suite se pelotonner contre son amant, et se moqua avec lui des terreurs que lui avait causées la retraite.

Châteaubedeau, pendant ses loisirs, s'était adonné au divertissement de la chasse. Il chassait au dehors, chassait au dedans: forêts, landes, vignes, moissons, enclos du parc; il tirait partout, tirait au hasard, ayant juré de dépeupler Fontevrault de tous les lapins, de tous les oiseaux, de toutes ces jolies bêtes qu'il est si agréable de voir passer effarouchées dans la campagne ou dans les bois.

Ninon ne tarda pas à prendre goût à cet exercice. Ce que disait ou faisait Châteaubedeau était merveille. Elle avait même abdiqué la pudeur qui lui était naturelle et ne craignait pas qu'on la vît à toute heure de jour et de nuit avec ce gros fougueux. Elle tirait avec lui, tuait avec lui; c'était, dans le château, un vrai carnage. Les paons, les cygnes des bassins, au moins la moitié des colombes, d'inoffensifs, agneaux, des chèvres avec leurs biquets, les chiens des bergers, les daims qui couraient librement sous les charmilles; tout cela tomba en peu de temps.

Ces fous, un jour nous tuèrent la belle Zébute!

Il y avait dans le parc une compagnie de daims qui pullulaient depuis des années, car il n'était venu à personne l'idée de troubler leurs ébats. Châteaubedeau n'eut point de cesse que le dernier ne fût atteint. Après les avoir poursuivis, traqués, massacrés durant des semaines, il arriva, lors d'une des dernières belles journées de l'automne, qu'on eut la certitude qu'il n'en restait plus qu'un.

C'était au commencement de la tombée du jour. Châteaubedeau et la marquise traversaient ce bois de chênes dont je vous ai parlé, vous vous en souvenez peut-être, lorsque je vous ai raconté la croisade matinale de Mme de Matefelon et de la gouvernante. Ces dames s'y étaient assises un moment sur un banc avant de pénétrer dans le labyrinthe. Les deux amants ayant beaucoup couru, s'assirent, eux aussi, sur ce banc, et y exprimèrent le regret de n'avoir pu exterminer le dernier daim, qui, selon toute apparence, avait dû venir se réfugier dans ces parages.

Le pauvre Fleury, bon à tout faire et à qui, pour le moment, étaient dévolues les fonctions de rabatteur, vint leur annoncer que les chiens s'étaient ralliés dans le labyrinthe, et qu'il y avait une jolie partie à faire avant nuit noire «dans ces b…… d'allées aussi habiles à tromper les bêtes que le monde».

Châteaubedeau fut sur pied; Ninon comme lui. Les voilà dans le labyrinthe, dont Ninon sait par cœur les méandres.

Elle s'arrêta devant une de ces lunettes ménagées dans les fourrés, à peu près à hauteur d'homme, et par l'une desquelles Mlle de Quinsonas avait aperçu la tignasse rousse de Cornebille. Ninon distingua très nettement encore, malgré l'approche du soir, la statuette de marbre, et elle la montra à Châteaubedeau. Il la vit comme elle; mais il s'étonna que ces lunettes demeurassent si bien taillées dans des fourrés d'arbustes vivaces, et il fit remarquer en même temps le bon état des allées, où cependant personne ne fréquentait. Ninon, qui n'avait point pensé à cela, s'en émerveilla à son tour. Elle alla à une autre lunette, y mit l'œil et vit nettement la statuette, blanche comme au premier jour; et cependant ce jour remontait maintenant à bien des années. Châteaubedeau se souvint en effet qu'il n'était qu'un gamin lorsque Mme de Matefelon le tenait éloigné du bain des dames ainsi que le chevalier Dieutegard.

«—Pauvre chevalier!…» soupira Ninon.

Elle se souvint aussi de Cornebille, qui l'avait vue là, toute nue, un soir d'automne presque pareil à celui-ci.

Les chiens tenaient l'animal. Ninon vit passer dans le champ de la lunette, un objet rapide; et il lui prit fantaisie d'asseoir le canon de son fusil dans ce cylindre creusé à même le feuillage. Elle se disposa à tirer à première vue sur ce qu'elle jugeait être le daim bondissant à la gueule des chiens.

Elle épaula donc son arme, et attendit, un œil clos, l'autre brillant d'une cruelle ardeur, ses belles lèvres recroquevillées comme pour saisir un grain de mil.

Tel était à ce moment, son appétit de détruire, qu'à défaut du passage de l'innocent animal, elle avait résolu de massacrer la statuette.

Mais, pan!… Elle a tiré.

Plus haut que les aboiements de la meute, un cri a retenti. Et Ninon, dans son cœur de femme, et son imbécile amant lui-même, ont tressailli, en reconnaissant que l'âme d'un homme s'échappait.

Ils courent vers le bassin, à travers le dédale du labyrinthe. Faisons comme eux. Ah! mais, nous voilà perdus…

Profitons-en, si vous voulez bien, pour revenir en arrière et nous retrouver là-bas, au bord de la Loire, près de la maison du passeur, dans la cabane de Cornebille, où nous avons laissé le chevalier Dieutegard.

Oh! que ces deux malheureux faisaient un triste ménage! Ils dormaient le jour, par honte de se montrer dans leur dénuement, et aussi parce qu'ils passaient la nuit, comme je vous l'ai dit, tantôt sous les fenêtres de Ninon, tantôt à entretenir le labyrinthe, le bassin et la statuette baisée un jour par Ninon, tantôt enfin à pêcher au verveux dans la Loire, au risque de se faire prendre par la maréchaussée, ou bien encore,—il faut l'avouer à la confusion de notre chevalier amoureux,—à voler la volaille et les œufs frais dans les fermes. Le reste du temps, Dieutegard faisait redire à Cornebille la scène du bain de Ninon, et il éprouvait un sombre plaisir à voir étinceler les prunelles de son rival barbare. Cornebille excitait Dieutegard à parler de la marquise, et il avait sans cesse l'envie de se précipiter sur lui et de l'étrangler, quand il était question des faveurs qu'elle lui avait témoignées, mais il ne l'étranglait pas, parce qu'il voulait entendre encore parler de Ninon, le lendemain. Alors il faisait dévier l'entretien sur Châteaubedeau, et c'était celui-là de qui il étranglait le fantôme.

Ils couchaient sur la paille et sur de vieux chiffons que Marie Coquelière apportait parfois, en cachette, dans ses poches, car cette honnête femme n'eût osé voler une aune de drap à ses maîtres. Elle ne s'aventurait d'ailleurs plus guère à la cabane, car elle se mourait du regret d'avoir parlé, après avoir failli mourir de ne point parler, et elle croyait que Cornebille l'avait punie en lui envoyant la maladie qui la consumait.

Dieutegard avait eu son habit feuille morte très endommagé par le contenu du vase de nuit reçu sous les fenêtres de Ninon; il avait fallu le laver parce qu'il était imprégné d'une mauvaise odeur, et sa belle soie rétrécie, ridée, était pareille maintenant à la pelure d'une pomme de reinette qui a passé l'hiver. Nous ne parlons pas des trous, des taches, ni de la guenille qui provient de porter un vêtement jour et nuit, et d'en arracher les pans, le petit matin, à la gueule des chiens. Il fallait signaler cette misère parce qu'elle a de l'importance: il est pénible à un homme bien né d'être mal mis. Le chevalier en souffrait beaucoup.

Il ne prévoyait pas de terme à sa détresse, car son amour s'aggravait avec le temps, par la recherche quotidienne de Ninon qu'il ne voyait jamais, et par l'émulation diabolique qu'il recevait du féroce amour de son compagnon.

L'aventure du vase de nuit ne l'avait pas détourné du besoin d'approcher Ninon, car lorsqu'on a commencé de souffrir par un grand amour, toute douleur nouvelle est plus avidement souhaitée qu'un rendez-vous par un amant heureux. Il était retourné sous les fenêtres; il avait passé des nuits dans la volupté amère d'un bien-aimé voisinage. Il avait aussi pris goût à la besogne de jardinier d'amour, au labyrinthe. Cornebille et lui, munis de vieux instruments qu'ils cachaient dans un endroit du parc connu d'eux, taillaient, émondaient, ratissaient; ils entretenaient la margelle du bassin aussi propre qu'une assiette de faïence; ils se jetaient à l'eau et époussetaient l'Amour de marbre avec les soins qu'une mère a pour son enfant.

Quand vint la fin de l'automne, ils avaient fort à faire, parce que les pluies salissaient le cher objet, et parce que les feuilles gluantes s'y tenaient attachées, enfin parce que les nuits étaient noires, par les temps couverts, et il leur fallait travailler vite aux premières lueurs du jour, en courant de grands dangers.

C'est ainsi qu'ils avaient été surpris un matin par les coups de fusil de la chasse de Ninon et de Châteaubedeau. On tirait dans le bois où le bassin se trouvait enclos, et ils avaient dû demeurer cachés dans le labyrinthe. Une balle perçant les fourrés avait blessé Cornebille à l'épaule.

Cet homme, dont la vie était pire que la mort, après s'être lavé dans le bassin, et pansé de son mieux, conseilla à Dieutegard de monter sur un arbre élevé, où l'on aurait moins de risques d'être atteint et plus de chances de voir Ninon. Le chevalier grimpa dans un haut pin et, pour la première fois depuis le jour fatal où il avait vu Ninon à demi nue sur son lit, il la vit, de très loin, c'est vrai, mais enfin il la vit. Et il fut tout à coup plus pâle que s'il avait reçu la blessure dont souffrait Cornebille, et il faillit tomber de son arbre. Cornebille, qui était sur un chêne plus touffu et qui n'avait point vu Ninon, lui demanda ce qu'il avait. Mais Dieutegard ne le lui dit pas, afin de savourer davantage, en lui-même, sa douleur ou sa joie. Comme il ne soufflait mot, Cornebille cessa de lui parler, et le chevalier demeura sur sa branche, bouleversé par une émotion immense. Son cœur faisait le bruit d'une fillette qui court en sabots sur la route, et le vent, dans le feuillage du pin, jouait de la harpe, grave et enivrante musique.

Le chevalier n'avait vu Ninon qu'un instant. Mais il peut se faire qu'un être qui passe entre deux troncs d'arbres et qui est aperçu de loin, soit cause que le sang s'arrête dans les veines d'un homme. Aussi, pour si peu, le chevalier sentit que la mort avait touché ses membres, un à un, et qu'il se trouvait devant le bon Dieu tel qu'on lui avait appris qu'il était, c'est-à-dire entouré d'anges magnifiques, de prophètes barbus et de saints à la figure douce. Des personnes que l'on ne voyait point touchaient de l'orgue avec bien du talent. Et on lui faisait excellent accueil dans cette belle assemblée. Bien entendu, il n'osait pas avancer trop, mais il entendait que l'Éternel en personne lui parlait du haut de son trône et lui disait:

«Monsieur le chevalier, soyez le bienvenu pour avoir porté dans votre cœur la pure flamme d'amour qui soulève les hommes au-dessus de la terre, et qui vous a amené ici ainsi que toutes les personnes que vous y voyez réunies. Je vous ai très bien entendu, le matin où vous m'avez prié, au bord de la rivière. Vous aimiez, m'avez-vous dit, Mme la marquise de Chamarante… Il est curieux que les hommes en soient encore à se faire d'aussi plaisantes illusions! dit-il, en souriant et se tournant de gauche et de droite vers la nombreuse assistance.—Non, Monsieur! votre âme brûlait du feu qui distingue les plus valeureux de ma noblesse, comme l'ordre du Saint-Esprit marque la poitrine des meilleurs serviteurs du roi. Ce feu vous élevait vers la beauté, qui revêt mille formes; vous avez été sensible à mon soleil, à ma nuit, aux eaux, aux bassins qui reflètent mon ciel et mes étoiles, au charme de mes provinces de Touraine et d'Anjou qui, en effet, est exquis; vous avez goûté les poètes qui ont le secret de rendre durables les fleurs de ma création; vous avez cru à quelque chose de superbe qui flotterait au-dessus du monde, et pour cette chose qui, à vos yeux d'enfant, n'était encore que confuse, vous eussiez donné votre vie aussi gentiment que votre mouchoir. Vous eussiez pu être un martyr, un apôtre, un grand soldat. Le hasard vous a placé en présence d'une femme de fraîche figure et de corps engageant, et vous l'avez parée de toute la beauté qui était en vous. Et, tenez! à vous parler franc, Monsieur le chevalier, je ne suis pas fâché que de cette femme vous ayez eu l'occasion de voir le derrière; et je me flatte que vous ayez souffert les maux que le goût de la chair vous causa; en sorte que vous puissiez aujourd'hui faire la part de ce qu'est proprement l'amour tel que les hommes de votre monde le conçoivent, et de ce qu'est l'amour qui brille sous la perruque des héros, qui brille, Monsieur, à ce point qu'on le peut distinguer d'ici, à l'œil nu… Penchez-vous plutôt, je vous prie…»

A ces mots, le chevalier se pencha; mais il n'eut point le temps de rien voir, car il tomba du haut de son arbre dans le bassin, ce qui lui évita de se casser les reins, mais le tira du songe où il avait entendu Dieu le père lui parler. Et comme il était fort jeune, il fut content de n'être pas mort, malgré la belle réception qui semblait lui être destinée au Paradis, car les paroles du Créateur ne lui plaisaient qu'à demi, et pour lui, il demeurait fermement dans «l'illusion» d'aimer Ninon d'une flamme qui était héroïque, ou pure, ou tout ce qu'on voudra, mais d'une flamme qui le consumait et qui l'empêchait même de sentir qu'il était trempé de la tête aux pieds.

Il sourit donc encore à la vie, quelle qu'elle fût, et envoya de la main un baiser à Ninon qu'il savait n'être pas loin de là; puis il profita de ce qu'il était près de la statuette, pour l'enlacer et baiser la place où Ninon, un jour, avait posé ses lèvres.

Ce fut dans ce mouvement, et comme il interceptait de son corps le marbre, vis-à-vis de la lunette où Ninon épaulait son fusil, que le coup tiré par elle l'atteignit en plein cœur. Et il retomba, à demi dans l'eau, à demi sur les marches du socle de l'Amour.

Ninon, qui accourait avec Châteaubedeau par le plus court chemin, arriva au bassin presque aussitôt le malheur accompli, et elle vit ce jeune homme, les pieds baignant dans l'eau, et sa belle tête exsangue renversée sur la dure marche de pierre. Elle ne se pâma point, car elle avait de l'énergie dans les circonstances graves, ainsi qu'on l'a vu souvent; mais elle croyait avoir blessé un malandrin. Ce fut en s'inclinant à la margelle, dans une attitude inquiète et charmante qui eût rappelé à la vie le chevalier s'il l'eût pu voir, qu'elle reconnut la victime de sa chasse malheureuse. Et dans le temps qu'elle remettait le visage de Dieutegard,—presque pareil, quoique amaigri et flétri, à celui qu'il avait en ce lieu même, le jour où elle avait voulu d'abord le baiser sur la bouche, et puis se sentir appliquer tout à fait et vigoureusement contre lui,—le passé se représenta à sa courte mémoire de femme, et elle eut aussitôt une douleur aiguë et bien sincère qui lui arracha un cri déchirant.

Mais, sans perdre la tête, elle commanda à Châteaubedeau de se jeter à l'eau et de secourir son ancien ami; puis elle cria «Au secours, au secours!» et s'enfuit afin de guider les gens à leur arrivée dans le labyrinthe.

Châteaubedeau jeta son habit, en réfléchissant que ce qui venait de se passer là était déplaisant. Il éprouva l'eau, du gras de l'orteil, et s'élança.

Il allait atteindre le milieu du bassin, lorsqu'une masse d'os, lourde comme un tronc de chêne vert, lui tomba du haut d'un arbre, entre les épaules, et le fit plonger jusqu'au fond de l'eau. Il revint à la surface en même temps que ce bolide et vit, en s'ébrouant, un visage horrible qui s'ébrouait aussi, et si près du sien, qu'ils se soufflaient de grandes eaux au nez l'un de l'autre.

Châteaubedeau reconnut le sorcier Cornebille, et le soupçonna aussitôt de ne lui vouloir pas de bien. Dans tous les cas, cet homme, en lui tombant dessus, lui avait fait très mal. Il ne songea donc plus qu'à se sauver. Mais Cornebille nagea plus vite que lui vers le bord, et il était hors de l'eau quand Châteaubedeau mettait le pied sur l'échelle marine. Cornebille l'attrapa par une jambe et le rejeta à l'eau; ensuite il lui empoigna l'autre jambe, et, à genoux sur la margelle, il le secouait, la tête en bas, comme on voit les laveuses tremper dans la rivière une longue chemise de nuit.

Mais Châteaubedeau était si souple qu'il se redressa avec la vigueur d'une vipère. Il parvint, d'un élan, à ressaisir ses jambes à poignées, et il trancha d'un seul coup de dents deux phalanges de la main du monstre qui lui broyait les chevilles. Cornebille lâcha prise à cause de l'atroce douleur; le page bondit dans l'eau comme une otarie, et en sortit sans échelle, d'un saut d'animal traqué.

Mais aussitôt Cornebille se représenta à lui, saignant de l'épaule, dégouttant d'eau, et secouant sa main rompue, retenue par une peau coriace, et qui pissait le sang. Alors les deux hommes se ruèrent l'un sur l'autre à bras-le-corps.

Châteaubedeau était affaibli de sa secousse et de la terreur, Cornebille par la douleur physique et le sang perdu; Châteaubedeau défendait sa vie, mais Cornebille assouvissait sa haine, ce qui le rendait très fort.

Ils tombèrent sur le sable qui saupoudra leurs dos humides d'une poussière d'or. Un dernier rayon descendait de la cime des grands arbres. Chaque fois que le sorcier voyait la figure du page, il gonflait son cou et ses amygdales, et lui vomissait un bol de crachats. Quand ils étaient tous deux par terre et qu'ils roulaient, en un seul tronc, contre la margelle de marbre, leurs os craquaient.

Enfin on arriva: les domestiques, les hôtes du château, M. de Chemillé, le marquis, et jusqu'à Jacquette et sa gouvernante, tous essoufflés, Ninon avec eux.

Elle pensait trouver Dieutegard étendu sur la mousse et Châteaubedeau genoux à côté de lui et lavant sa blessure avec du linge. Elle fut très stupéfaite de ce qu'elle découvrait: le pauvre chevalier était toujours étendu, immobile, sur les degrés de l'Amour, et quelque chose de terrifiant, un animal bicéphale, informe et sans nom, se tordait, en soufflant, et hurlant, sur un sol de boucherie.

Les hommes firent un pas en avant, les premiers, et, ayant reconnu ce qui se passait, s'employèrent à séparer les combattants. Châteaubedeau demandait grâce; mais Cornebille le tenait serré dans un garrot et disait distinctement qu'il voulait lui faire exprimer son dernier jus, comme à un marc de raisin. Ils étaient sanglants et hideux. Tout effort pour arracher les membres du page aux tentacules de cette pieuvre était vain.

Ninon parvint à se faire jour à travers le groupe d'hommes qui voulaient lui épargner ce spectacle. Elle approcha, contint de la main son cœur; elle essaya plusieurs fois de parler avant d'y réussir, tant elle était émue; enfin elle prononça sur un ton suppliant:

«—Cornebille!»

Comme un chien appesanti par le sommeil se trouve soudain sur les pattes à la voix de son maître, le monstre, en entendant son nom tomber de cette bouche, détourna les yeux de sa proie, et il laissa un instant s'égarer dans le vide sa prunelle rougeoyante. Je ne sais pas ce qu'il voyait, car la passion sauvage de cet homme me dépasse. Cependant, il ne lâchait point les membres de Châteaubedeau, qui, lui, si peu digne d'intérêt qu'il fût, faisait pitié, je vous assure.

Ninon s'approcha davantage encore, et elle essaya de commander impérieusement du doigt à Cornebille, en répétant son nom. Cornebille releva la prunelle, et il vit le doigt, et au-dessus, penché sur lui, le visage de Ninon. Pour le visage, il n'osa pas le regarder, mais il se fixa sur le doigt.

Alors il saisit ce doigt, de sa demi-main sanglante, et lâcha tout pour le porter à sa bouche. Ninon défaillait d'horreur. On voulait, à coups de pieds, faire lâcher prise à la brute odieuse. Mais Ninon eut l'âme à endurer ce martyre et elle ordonna d'emporter Châteaubedeau pendant que le monstre léchait le doigt.

Il léchait le doigt de Ninon, ce seul doigt, en rampant et faisant entendre un cri sourd. Il se tordait dans la boue ensanglantée du sol, en léchant ce doigt, ce seul doigt; car il n'osa pas aller plus haut; et de sa tête inhumaine sortaient des hoquets incompréhensibles parmi lesquels on distinguait «Merci!» Puis cela devint des grondements d'orage apaisé; il consacrait tout son restant de vie à se soutenir afin d'atteindre le doigt et le lécher encore. Enfin il retomba tout d'un bloc, et Ninon alla se laver dans le bassin.

Alors les uns donnèrent des soins à Châteaubedeau qui en avait grand besoin, les autres au malheureux chevalier qui était maintenant au-dessus de toutes les infortunes de ce monde. On le déshabilla pour examiner sa blessure. La petite balle l'avait touché au cœur, comme je vous l'ai dit. Quand on eut passé dessus un linge humide, on vit le nom de Ninon écrit en hautes lettres qu'une pointe malhabile avait tracées. De sorte que Ninon apprit en un même moment la grande passion de ce jeune homme et sa mort. Toutes les autres personnes qui se trouvaient là,—gens qui ne savent jamais rien de ce qui se passe au fond des âmes—furent fort étonnées. Marie Coquelière ne put se retenir de répéter ce qu'elle avait déjà dit sur la vie mystérieuse des deux êtres qui gisaient là, sur leurs visites nocturnes dans le parc, sur l'entretien miraculeux du labyrinthe et de l'Amour; et cette fois-ci, il fallut la croire; mais ces aventures parurent bien extraordinaires.

La nuit était venue; on ne distinguait plus qu'avec peine les objets, sauf la statuette de l'Amour, dont le marbre blanc retenait la lumière, et qui se dressait intacte, indifférente et impudique, au milieu des événements.


M. le baron de Chemillé crut le moment venu de prendre Jacquette par la main et de lui parler en termes nets de tout ce qu'elle avait vu, non seulement en cette journée, mais depuis le temps qu'on s'efforçait de lui tout cacher. Il lui dit qu'il ne fallait pas qu'elle recueillît de tout cela matière à se dégoûter de l'amour, qui est un sentiment très noble et très beau quand il vient à son heure et dans des conditions telles que rien ne le fasse dévier de sa route droite. Il lui dit qu'elle était grande à présent et qu'on pouvait lui parler comme à une femme. Et il se donna en effet la peine de lui éclaircir diverses particularités du jeu de l'amour, afin que rien, pour ainsi dire, ne lui en demeurât inconnu et n'excitât sa jeune imagination par l'attrait du mystère.

Avec des termes qu'il s'efforça de trouver mesurés, il toucha devant sa filleule à ce grand sujet qui bat comme un cœur au centre de l'univers et l'alimente, et que seule la méchanceté des hommes et des mœurs parvient à rabaisser et à avilir. Enfin il s'éleva très haut là-dessus et dit des choses superbes.

En effet, c'était un philosophe; et il s'était construit, comme ses pareils, sur toutes choses, des systèmes ingénieux et séduisants.

Jacquette l'écoutait, car elle était toujours attentive à ce qu'on lui disait. Sachez cependant que rien de ce qu'elle avait vu, rien de ce qui lui fut caché, rien de ce qui lui fut éclairci, ce modifia la contenance que Jacquette devait prendre vis-à-vis de l'amour lorsque celui-ci se présenta.

Car elle épousa, vers l'âge de quinze ans, un beau jeune homme qu'elle aima tendrement dès qu'il eut demandé sa main, quoiqu'elle ne l'eût jamais vu auparavant. Et, aussitôt qu'elle sentit qu'elle l'aimait, elle fut si pudique, que le moindre mot malséant, qu'il lui était bien égal d'entendre jusque-là, lui devint désagréable: elle rougissait et croyait très volontiers que son mari était un ange; elle oublia tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait appris malgré elle et tout ce que son parrain le philosophe lui avait enseigné, et il n'y eut jamais de femme plus vertueuse à la fois et plus agréable à son mari, car elle était venue au monde avec une âme simple dans une chair bien portante.

Les exemples du monde et la philosophie sont bien peu de chose au prix d'une gouttelette de beau sang.

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