La leçon d'amour dans un parc
XVII
«—Tu me demandes, dit Jacquette à Pomme d'Api, pourquoi le chevalier Dieutegard a disparu. Oui ou non, est-ce que cet événement est situé entre la création du monde et Noé? Je t'ai défendu, il me semble, de m'interroger plus loin? Maintenant j'ai appris jusqu'au sacrifice d'Abraham, mais c'est tout ce que je puis faire pour toi… Alors tu insistes? En vérité, c'est extraordinaire! Ma parole, il n'y a plus de poupées! «—Mais, me dis-tu, c'est une affaire qui a encore une fois bouleversé le château! On a été chercher le chevalier aux lanternes dans le parc; on a vidé les bassins, où il aurait pu se noyer; on a parcouru tous les greniers, on est descendu dans les caves, parce qu'on avait peur qu'il ne se fût pendu; enfin Mme de Matefelon a failli ne pas s'en aller… Et je pourrais, toute poupée que je suis, ne pas m'intéresser à ce mystère?» Turlututu! Pomme d'Api, ma fille, on ne me fait pas prendre des vessies pour des lanternes: ce qui t'intéresse dans tout cela, c'est que tu sais que je sais quelque chose que je n'ai pas dit.»
Tel était le sujet de conversation entre Jacquette et sa fille depuis le départ de Dieutegard. Jacquette aurait payé cher pour que Pomme d'Api lui posât réellement une question de plus, car elle soupçonnait la poupée d'avoir ouvert un œil au moment où elle poussait la porte communiquant avec la chambre de la marquise, et elle eût voulu que Pomme d'Api lui demandât: «Alors vous croyez que c'est pour cela que le chevalier s'est sauvé et qu'on n'a plus entendu parler de lui?» En discutant avec Pomme d'Api, peut-être se fût-elle éclairée elle-même sur ce qu'était cela. Mais Jacquette n'osa jamais entendre cette question-là de Pomme d'Api, malgré tout le désir qu'elle en avait, et ceci, uniquement parce qu'elle avait déjà un grand respect de la pudeur de sa fille. Elle se rattrapa en s'enorgueillissant vis-à-vis de Pomme d'Api d'avoir un secret et de le garder. Il lui en coûtait beaucoup, à la pauvre petite, de garder un secret; mais elle ne le livrait à personne autre non plus, parce que la marquise se trouvait mêlée à cette affaire et d'une façon bien délicate; or Jacquette avait aussi un grand respect de la pudeur de sa mère.
Il en résulta qu'on ne sut jamais pourquoi Dieutegard avait fui. Quelques-uns le soupçonnaient de s'être seulement caché pour ne point partir avec sa tante, et pensaient qu'il se montrerait, un jour ou l'autre, au château. Mais il ne se montra plus, et l'on sut que Mme de Matefelon n'avait point de nouvelles de lui, bien qu'elle eût fait battre le pays à sa recherche. On parla beaucoup de cette disparition pendant quelque temps. Le marquis, plutôt optimiste de nature, prétendait que le chevalier, lassé de vivre dans le giron des femmes, avait été prendre du service à l'armée. La marquise ne disait pas grand'chose de plus que «Ce pauvre chevalier!… ce pauvre chevalier!…» Elle pensait bien que le chevalier avait pu éprouver par elle un grand chagrin, mais elle chassait vite cette pensée, parce qu'elle lui était pénible. L'avis de Mme de Châteaubedeau était que ce jeune garçon avait dû poursuivre quelque fille de campagne, et que là où il l'avait poursuivie, il demeurait, parce qu'il s'y trouvait bien. Mlle de Quinsonas rappelait qu'elle avait vu le chevalier pleurer au bord de l'eau. Jacquette ne disait rien. Je ne vous parle pas de l'opinion des deux jeunes femmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne, parce que ces deux petites bêtes, rendues tout à fait stupides par la manie de se becquotter dans les coins, ne sauraient rien penser qui vaille. Leurs maris sont plus sots qu'elles encore. C'est pourquoi,—que je vous le dise en passant,—je ne vous parle pas souvent de ces personnages-là. Ne vous étonnez pas que je les emploie cependant: c'est que partout où l'on va, on rencontre de ces espèces d'êtres qui ne comptent que par leur présence physique. Je ne veux pas trop m'éloigner de la vraisemblance. Par contre, je vous citerai encore l'opinion de M. le baron de Chemillé: il disait que le chevalier Dieutegard était marqué au front d'un signe tragique, et il aimait à rappeler à propos de lui les paroles qu'il avait prononcées lors de l'érection du petit Amour de François Gillet. Aussi faisait-il trembler, toutes les fois qu'il parlait de Dieutegard.
On se distrayait par les soins que l'on donnait à Châteaubedeau, le page emmailloté. Ninon l'avait installé dans une jolie chambre d'où la vue s'étendait sur le parc et, au delà, sur les belles prairies qu'arrosent la Loire et la Vienne, mêlées tout près de là. Ces dames se réunissaient dans cette chambre pour causer, jouer, goûter, travailler à l'aiguille. On coiffait le page avec de petits bonnets, on le pansait, on lui changeait sa chemise, on lui donnait à boire des tisanes. Il payait ces soins avec des propos d'un cynisme éhonté qui amusaient énormément les jeunes femmes et dont sa mère seule le grondait, en profitant de l'occasion pour s'éloigner, les jours où Chourie n'allait pas à la chasse.
Ninon était la plus assidue auprès de Châteaubedeau, et elle ne savait pas au juste ce qu'elle éprouvait pour lui. Elle avait, très sincèrement, jugé sa conduite odieuse dans la pharmacie, et elle avait quelque temps conservé contre lui un courroux secret qui s'atténuait de jour en jour, à force de vivre avec l'idée que ce gamin avait abusé d'elle.
Il est bien rare qu'une femme ne pardonne pas un attentat peu ou prou du cousinage de celui-ci. Son ressentiment se fondait d'ailleurs au milieu de ses soins charitables. Il se loge aussi, facilement, un peu de tendresse entre un malade et la femme qui le panse, le fait manger, boire, le voit dormir, le voit tout nu, se laisse faire presque, par lui, on peut le dire, pipi dans la main.
Au lieu de recourir à la violence pour renouveler son acte audacieux, Châteaubedeau, lorsque le sang recommença à circuler vivement dans ses veines, n'eut au contraire qu'à employer la douceur la plus inoffensive, et cette fois-là, en vérité, Ninon n'eut pas plus de secousse que s'il se fût agi de se faire ramasser son éventail. Petit à petit, elle y prit plaisir, et au bout de très peu de temps, il lui arriva même, tant elle avait de franchise, de remercier Châteaubedeau de la satisfaction qu'il lui donnait.
Nous pouvons nous rendre compte, à présent, des effets de l'absence de Mme de Matefelon. Ils étaient assez singuliers. La disparition de cette vieille dame avait donné un regain de vigueur aux amours de la grosse maman Châteaubedeau et de Chourie, à l'ardeur dont le marquis brûlait pour la gouvernante, à l'amitié exagérée de ces deux petites perruches de belles-sœurs; enfin il n'y avait pas jusqu'au baron de Chemillé qui ne crût devoir fêter la liberté nouvelle en propos d'une égrillardise assez malséante pour un bonhomme de son âge.
C'est très bien. Voilà chaque couple qui s'enflamme: on croirait tout notre monde embarqué pour Cythère.
Point du tout! Sachez qu'aucun de ces amours n'était avoué vis-à-vis des autres; chacun pour soi recherchait le mystère, et tous étant sortis de l'ombre où les maintenait la présence de la vieille dame, se gênaient mutuellement, se heurtaient sans cesse, s'obligeaient à des simagrées beaucoup plus difficiles que l'uniforme contrainte de jadis. Ajoutez que Ninon, désormais coupable, se montrait moins indulgente pour les déportements de ses hôtes.
Car il est tout à fait inexact de croire que ce sont les personnes immorales qui ont le plus de tolérance: les plus tolérants sont les grands saints, espèce rare, ou les simples bonnes gens dont la conduite sans prétention est pure et parfumée comme la violette des bois.
Enfin, sous Mme de Matefelon, on se donnait des allures de persécutés, on prenait les uns pour les autres des airs de considération. La tortionnaire étant partie, les victimes se persécutaient mutuellement.
Le marquis Foulques, qui, sous des manières brutales, cachait le naturel craintif d'un enfant, avait toujours redouté que l'œil aigu de la vieille Minerve ne surprît la flamme dont il brûlait pour la bouche en cerise et les hanches dandinantes de Mlle de Quinsonas. Mme de Matefelon n'avait pas tourné les talons qu'il empoignait à pleines mains cette ample chute de reins dont les oscillations lui causaient des éblouissements. Au cri que poussait la gouvernante, trois personnes, par hasard en ces environs, retournaient la tête, et le galant demeurait tout penaud, ouvrant de grands yeux, une grande bouche, au lieu d'ouvrir ses grands doigts refermés sur ce fruit plantureux et pesant qu'il avait l'air de porter à l'office.
Foulques était très ennuyé qu'on l'eût vu et que la gouvernante s'entêtât dans une résistance aussi puritaine. Mais, malgré ces inconvénients, il ne pouvait plus apercevoir son déhanchement, sa forte poitrine ou ses lèvres humides, sans tendre les mains en avant. Quand il ne touchait que le vide, par suite d'un adroit mouvement de la belle, il portait sa main honteuse vers son nez, et en tirait la pointe arrondie et rougeaude, comme on fait d'un gland de sonnette.
Mlle de Quinsonas inventa d'abord de se couvrir de Jacquette comme d'une égide; mais le marquis, fouetté par la lutte, ne connaissait plus d'obstacles, et il ouvrait ses grandes mains jusqu'en présence de Jacquette. L'enfant, pour excuser son père devant Pomme d'Api, confiait à celle-ci que Mlle de Quinsonas portait deux gros ballons sous ses jupes—ce qui était bien vraisemblable,—et que le marquis les lui voulait prendre parce qu'il raffolait de ce jeu.
La pauvre gouvernante, ne sachant plus que faire de son corps, se réfugiait l'après-midi dans les allées du labyrinthe, dont elle avait retenu le secret, et elle ne craignait pas d'y emmener Jacquette, jugeant que l'Amour, depuis l'opération, était devenu inoffensif pour la fillette. Cependant, soit par un reste d'effroi du trouble étrange que le damné petit homme de marbre lui avait causé à elle-même, soit par crainte de revoir à vif la blessure qui avait tant excité la colère de la marquise, elle n'osait plus lever les yeux sur la statuette et s'arrangeait de telle sorte que Jacquette eût le moins possible l'occasion de l'envisager de face. Quelle ne fut pas sa surprise, un beau jour, lorsque, prêtant l'oreille au bavardage de Jacquette avec sa poupée, elle entendit ces paroles soufflées au nez de la curieuse Pomme d'Api:
«—Tu me demandes, disait Jacquette, pourquoi ce jeune homme tout nu est muni d'un tuyau qui ressemble à une lance d'arrosage; eh bien! ma fille, pour me poser une telle question, tu mériterais que je te misse au pain et à l'eau!»
La gouvernante fut aussitôt debout, saisit Jacquette par la main et l'entraîna hors de ce lieu. Mais, au moment de s'engager dans l'allée serpentante, elle se pencha en arrière et vit le profil du jeune Amour. Il était intact, et tel exactement que M. François Gillet l'avait fait.
Lorsque la stupéfaction de Mlle de Quinsonas commença de s'atténuer au cours du dédale des allées, elle pensa à la responsabilité qu'elle avait encourue vis-à-vis de Jacquette par sa négligence à regarder elle-même en quel état se trouvait la statuette de l'Amour; elle ne savait par quels antidotes combattre l'empoisonnement de cette jeune imagination. Elle dit à Jacquette:
—Mon enfant, les œuvres d'art comportent des détails insolites qu'un œil chrétien doit…
«—Chut! interrompit Jacquette; Pomme d'Api nous entend!»
Ainsi Mlle de Quinsonas vit bien qu'il n'y a jamais à revenir en arrière, et que l'on n'efface point par des paroles le sens premier qu'une image a revêtu, fût-ce dans un œil chrétien. Elle se tut donc devant Pomme d'Api, dont Jacquette voulait sauvegarder l'innocence, et s'adonna de nouveau à l'étonnement que lui causait une si parfaite réparation de la statuette, car la marquise n'avait point dit qu'elle l'eût fait restaurer. Simulant l'ignorance, elle demanda simplement à Ninon si elle était parvenue à rétablir la statuette dans son premier état.
«—Sapristi! fit Ninon, c'est ce pauvre chevalier qui en a emporté les morceaux!»
Mlle de Quinsonas faillit s'écrier: «—Madame! ces morceaux sont en place!» Mais elle ne dit rien et fut beaucoup plus étonnée encore qu'avant d'interroger Ninon, car si les morceaux avaient été remis aux mains du chevalier, qui avait disparu, comment pouvaient-ils avoir été rétablis à leur place?
Mais passons sur cet épisode qui est venu nous distraire des poursuites amoureuses qu'avait à subir la gouvernante, du matin au soir. La pauvre fille les évitait de son mieux, et avec d'autant plus de soin, peut-être, qu'elle commençait à en être troublée. Non que la figure du marquis fût fort affriolante, mais en somme c'était un gaillard, bâti solidement, vigoureux et sain; et quand Mlle de Quinsonas voyait se mouvoir ces mains immenses qui convoitaient voracement sa chair inquiète, elle sentait quelque chose de comparable à une fourmilière qui lui grouillait avec des millions de petites pattes autour des reins, puis partait en campagne, dégringolait, enveloppait le pays alentour, monts et vallées, enfin lui causait une telle fatigue des membres inférieurs, que parfois elle s'arrêtait dans sa fuite, comme si quelqu'un lui eût jeté le lasso.
Mais elle avait résolu de ne sacrifier jamais l'équilibre de sa situation à la rapidité d'un plaisir, et elle éprouvait une grande tristesse des imprudences du marquis, parce qu'elle savait que l'opinion a tôt fait de loger dans le même sac une femme qu'on courtise et une femme qui a succombé. Et elle souhaitait trouver un moyen de se soustraire au danger imminent d'un scandale qui pouvait la rejeter du jour au lendemain dans la petite maison humide due à la générosité de son oncle l'évêque et située dans une méchante ruelle, derrière la cathédrale. Elle craignait aussi beaucoup, d'autre part, que Jacquette n'allât parler de ce qu'elle avait vu au bassin de l'Amour, et elle n'osait pas interdire à la petite d'en parler, de peur qu'elle ne le racontât plus vite encore, et à tout venant.
Voilà donc où en est notre infortunée gouvernante. Que va-t-elle faire?
Lorsqu'on a grande envie de se laisser aller à quelque chose de mauvais, ou qui vous doit causer de graves ennuis, on va demander conseil à quelqu'un dont on connaît à peu près exactement l'avis par avance, et qui vous engagera à vous abstenir de l'action répréhensible ou dangereuse. On sort de chez cette personne en se disant: «Cette personne a certainement raison.» On fait quatre pas en admirant comme elle pense conformément aux principes selon lesquels nous avons été élevés, puis au cinquième pas on se dit: «Mais, tout de même, je serais curieux de savoir ce que ferait cette personne si elle se trouvait exactement dans mon cas.» Ce qu'elle ferait? Mais, elle viendrait vous demander conseil.
Mlle de Quinsonas se fût adressée à Mme de Matefelon, si la vieille se fût trouvée là; cela va sans dire. Elle pouvait encore recourir, tout aussi bien, à M. l'abbé Pucelle, son confesseur. Je n'affirmerais pas qu'elle ne lui parla pas de ses embarras; mais si je la mène à confesse, le moyen, s'il vous plaît, d'avoir l'air de connaître la réponse du vénérable ecclésiastique, puisqu'aucun prêtre n'a jamais trahi le secret de la confession? Que diriez-vous de conduire la gouvernante chez le baron de Chemillé? Il y a quelque temps que nous n'avons vu ce bonhomme, et je me suis engagé, il me semble, à vous mener une fois chez lui. Pourquoi Mlle de Quinsonas n'aurait-elle pas eu l'idée de consulter, dans la détresse, un philosophe, malgré que la tournure d'esprit de celui-ci fût tenue pour paradoxale?
Justement, Mlle de Quinsonas alla interroger le baron de Chemillé, parce qu'elle se promit, en souriant, qu'elle ne suivrait pas ses avis, qui étaient au rebours du sens commun. Elle prit Jacquette par la main, et toutes deux s'engagèrent dans un sentier conduisant, en raccourci, à Montsoreau, où le baron habitait. Elles sonnèrent à sa petite maison. Le portail était ombragé par un tilleul, et les fenêtres du rez-de-chaussée garnies de glycine. Une très jolie soubrette les introduisit dans la bibliothèque de M. de Chemillé. Une odeur de poussière et de tabac y était répandue, bien que les deux fenêtres fussent ouvertes sur un jardinet fleuri des roses de l'arrière-saison.
M. de Chemillé leva ses besicles et fit fête à ses visiteuses. Il donna aussitôt des livres d'images à Jacquette, et ayant compris que Mlle de Quinsonas avait quelque chose de confidentiel à lui dire, il lui fit signe qu'il l'écoutait.
Mlle de Quinsonas ne se défendit point d'être un tantinet intimidée; aussi, comme elle avait l'intention de débuter par l'aveu de son intrigue avec le marquis, elle parla de tout autre chose et raconta le phénomène de la statuette restaurée.
«—Ne vous émerveillez point, dit le baron, que ce marbre ait été restauré, même par l'effet d'un miracle; car cette image—que je ne cesse d'admirer, pour ma part,—est le symbole d'une force vive, éternelle sans doute, et qui prévaudra contre tous les petits coups de marteau de l'honorable Mme de Matefelon et les vôtres, ma belle enfant. Je prise tant l'œuvre de M. François Gillet, que je me refuse à y voir un marbre périssable! Non! Vraiment, c'est une divine substance qui s'élève au milieu de ce bassin; et vous me viendriez raconter demain que vous avez vu le Cupidon se mouvoir, venir à vous et vous faire frémir, mademoiselle, par un contact, non froid, mais chaud, que je n'en serais pas le moins du monde étonné.»
Mlle de Quinsonas rougissait, elle toussicotait, et la nef arrondie de son séant tanguait et roulait dans la mer de duvet d'une grande bergère où elle était assise. De la main, elle chassait la vision de ce coquin d'Amour s'avançant vers elle, non froid, mais chaud.
«—Fi donc! dit-elle, Monsieur, vous admettez aisément la liberté dans l'amour!…»
«—La liberté! dit le baron, non point, car il est le plus farouche et le plus puissant despote; mais l'aisance dans les rapports amoureux, c'est notre revanche, mademoiselle, contre les coups de force de ce butor. Il nous terrasse: plions les reins avec élégance.»
«—Eh quoi! faut-il nous livrer sans vergogne au premier satyre…»
«—Je m'indigne, dit M. de Chemillé, que l'on fasse tant d'affaires d'une intrigue amoureuse. Un rendez-vous ne prend d'importance que par les difficultés dont on s'ingénie à l'embarrasser. Que n'y met-on plus de simplicité et de bonne grâce! il ne pèserait pas sur notre vie le poids d'un grain de tabac sur la main.»
«—Ah! Monsieur, puisque vous y allez de ce ton, permettez-moi de vous exposer un cas.»
Et la voilà qui glisse à propos sa petite histoire.
Le baron lui dit aussitôt que pour ce qui était du désir amoureux du marquis, il le comprenait fort bien, du moment que Foulques négligeait sa femme, ce qui était son seul tort. Mais, étant donné qu'il était vraisemblable que la marquise s'égayait avec le jeune page, le marquis ne pouvait mieux diriger son choix…
«—Ah! Monsieur, je devrais bondir, et je sais comment il se fait que je vous écoute!»
«—Je me garde bien de vous indiquer, Mademoiselle, ce que vous devez faire: je vous expose ce qui se fait: l'amour, quand il prend seulement la forme d'un gamin, nous fouette comme de vils esclaves, à plus forte raison quand il adopte les apparences d'un maître.»
«—Mais, Monsieur, en admettant que nous fassions taire nos préjugés ou nos répugnances, il reste un trouble public, un scandale!»
«—Il est, dit le baron, un attribut de l'amour que les artistes oublient de joindre à son petit bagage ordinaire et que je tiens pour le plus joli et le plus précieux: c'est le silence.»
Et comme Mlle de Quinsonas se levait, il ajouta:
«—Et souvenez-vous, Mademoiselle, qu'il ne se fait presque rien d'efficace en ce monde, qui ne soit le fruit d'une opinion téméraire.»
En rentrant au château, Mlle de Quinsonas et Jacquette virent une personne noire qui se promenait de long en large sur le perron avec la marquise. Et elles reconnurent le vénérable curé de Montsoreau, l'abbé Pucelle.
M. l'abbé Pucelle était venu demander à Mme la marquise si elle entendait faire préparer Jacquette à la première communion, car elle courait sur ses dix ans.—Comme le temps passe!—Ninon répondit que telle était en effet son intention, et M. le curé lui donna quelques avis touchant la manière de vivre qu'il lui semblait décent d'adopter pour Jacquette pendant les deux années qui la séparaient du grand jour. Il conseilla de ne lui laisser voir le monde que le moins possible et de l'entourer d'exemples édifiants. Ninon, qui était très contrariée de se livrer au péché si près de sa fille, trouva que le curé disait des choses justes et décida de cloîtrer Jacquette et sa gouvernante dans les anciens appartements de feu M. Lemeunier de Fontevrault, qui se trouvaient pour ainsi dire isolés. On les prépara donc de façon que Jacquette et sa gouvernante y pussent demeurer à l'abri du va-et-vient de la maison.
En un clin d'œil toutes les difficultés contre lesquelles essayait de lutter Mlle de Quinsonas se trouvaient résolues, ou du moins paraissaient bien l'être, et la bonne fille se demandait s'il n'était pas préférable, en toute occasion, au lieu de se mettre martel en tête, de s'abandonner aux soins excellents de la Providence.