La leçon d'amour dans un parc
XVI
Ce fut une belle surprise lorsque l'on vit apparaître, au seuil de la salle à manger, le marquis et sa femme tenant chacun par en haut une momie emmaillotée qui s'avançait en sautillant. Foulques n'avait pas manqué de descendre le bougeoir, et il en éclairait de son mieux l'étonnant bagage.
L'aventure eut tant de succès que chacun oubliait même qu'elle avait failli tourner si mal. Châteaubedeau se portait assez bien là-dessous, riait même, était fier comme un paladin. Sa grosse maman embrassait ses linges et y taillait adroitement une petite ouverture sur la bouche, que Ninon, dans son empressement et son inexpérience, avait couverte de bandelettes. Enfin on allait se mettre à table assez dispos, lorsque Jacquette, se détachant d'un groupe, alla vers sa mère, avec le sérieux d'un ambassadeur et lui dit:
«—Sois tranquille, maman, quoi qu'il arrive, je ne te mépriserai pas.»
Ninon n'en crut pas immédiatement ses oreilles. A la réflexion, elle se demanda si cette enfant innocente n'avait pas reçu, par faveur du ciel, l'intuition miraculeuse de ce qui s'était passé à la pharmacie. Finalement, elle prit Jacquette à part et lui demanda d'où elle tenait ses paroles. Jacquette répondit qu'elle les tenait de sa marraine de Matefelon.
Ninon contint sa colère tant qu'elle put; mais elle ne le pouvait guère. Le temps du dîner, pendant qu'elle faisait seulement grise mine à Mme de Matefelon, elle combinait mille plans afin de lui être désagréable.
Je vous avoue, moi qui imagine pour vous ces choses, que je vois approcher avec plaisir le moment où la vieille dame va payer les pots cassés. Ses intentions, me direz-vous, sont toujours bonnes; c'est bien possible; mais je ne méprise rien tant que les intentions. Ce sont les résultats qui comptent. Et j'ai remarqué, d'ailleurs, que les gens zélés à l'excès sont presque toujours maladroits. La maladresse est la pire chose du monde; je préférerais, pour mon compte, encourir la haine dont vous poursuivez la méchanceté, plutôt que de bénéficier du pardon misérable que vous ne manquez pas d'accorder à celui qui se trompe en ses calculs, qui joue mal, ou qui vous casse le bras ou la jambe juste en volant à votre secours.
Ninon lança donc quelques mots amers à Mme de Matefelon dès avant la fin du repas. Il est inutile de vous les répéter. Ce sont toujours, en pareil cas, des allusions voilées, c'est-à-dire beaucoup plus nues que si elles étaient découvertes, et où le pronom «vous» est remplacé par «on» ou bien par «il y a des gens qui». Cet emploi du style indirect, ou méthode du ricochet, était usité aux siècles précédents comme au nôtre, afin d'atteindre son adversaire plus sûrement.
Mme de Matefelon comprit fort bien et fut très digne. Sans manifester la moindre mauvaise humeur, elle annonça, tandis qu'on se levait de table, qu'elle avait reçu tantôt des nouvelles de sa terre de Rochecotte et que sa présence y était nécessaire pour les vendanges. Elle demanda sa chaise pour le lendemain dans la matinée, qui était précisément le jour du passage du coche d'eau. Mais, en plus, elle ajouta qu'elle emmènerait avec elle son neveu Dieutegard.
Et voilà comment les événements s'imposent les uns aux autres, et comment un conteur n'est pas du tout libre de faire la pluie et le beau temps. Je tiens beaucoup à ce que Mme de Matefelon s'en aille, parce qu'elle m'ennuie. Je profite d'une occasion qui me paraît très bonne pour l'éloigner. Mais, pan! du même coup elle nous emmène le petit chevalier. Et vous sentez bien qu'elle ne peut pas faire autrement que de l'emmener. Mon Dieu! qu'il va avoir de chagrin!
Ni la tante ni le neveu ne partirent cependant le lendemain, parce que, selon un phénomène de l'esprit que vous avez dû observer maintes fois, Ninon se radoucit dès qu'elle se fut aperçue que ses paroles avaient porté, et elle insista aussitôt pour garder Mme de Matefelon. Celle-ci, de son côté, était également très en colère, et si elle eût obéi à son premier mouvement, elle eût secoué incontinent ses sandales sur le seuil de la marquise de Chamarante; mais l'amour-propre, en elle, fut plus fort que le ressentiment, et elle préféra simuler vingt-quatre heures de plus la meilleure entente avec Ninon, afin que personne ne s'avisât qu'en somme on la mettait à la porte.
Mieux eût valu pour le chevalier s'en aller tout de suite. Il passa une affreuse nuit à pleurer, sur son lit, les mains croisées sur les genoux, vis-à-vis un petit motif sculpté composé d'un carquois mis en X avec trois fléchettes aiguës qui lui entraient dans le cœur.
Il ne s'était guère préoccupé, lui, de ce qu'on avait pu dire touchant la rencontre de la marquise et de Châteaubedeau dans la tour, puisqu'il les croyait amants depuis longtemps déjà. Et il avait l'habitude de souffrir de cette idée. Mais il se souvenait de la scène du bassin, où Ninon l'avait positivement accablé de ses caresses, puis, peu après, s'était moquée de lui. Et il tirait de cette double attitude une série de motifs d'espérance et de désespoir. Il faut avouer qu'il avait éprouvé un secret plaisir, quoiqu'il ne fût pas méchant, à voir Châteaubedeau redescendre si mal en point de la tour. Il se disait en lui-mème que, malgré son admiration pour son rival, il n'avait pu se défendre de désirer, pendant que Châteaubedeau se tailladait la figure, qu'il se tailladât plus avant. Il n'était ni fier ni très satisfait d'avoir souhaité cela mais il aimait tant Ninon qu'il trouvait tout ordinaire de l'avoir souhaité.
Lorsque sa tante lui annonça qu'elle l'emmenait avec elle et qu'il ne reviendrait plus, il n'éprouva pas cette douleur mortelle que l'on pouvait craindre pour lui; non, il ne l'éprouva pas, parce qu'il ne crut pas possible d'être séparé définitivement d'une personne qu'il aimait si fort. Quelque chose lui disait qu'aucun pouvoir du monde ne saurait le contraindre à une si dure extrémité. Sa tante pouvait bien lui ordonner de garnir sa valise, le pousser avec elle dans le coche; mais, à moins qu'il ne fût solidement maintenu dans une prison du roi, il pourrait toujours s'échapper et revenir. Allons au pire: à supposer que Ninon le mît lui aussi à la porte, il aurait la consolation de demeurer à cette porte, de savoir Ninon peu éloignée de lui, de l'apercevoir peut-être quelquefois au travers des lames disjointes, ou bien quand elle passerait en faisant craquer le sable sous ses petits pieds, ou en jouant du mouvement de ses deux jambes chéries contre la soie des jupons, musique divine tant de fois savourée, qui retentissait encore à ses oreilles amoureuses.
Et cela lui évita de s'abandonner complètement au désespoir. Il passa la matinée à s'imaginer que Ninon aurait de la peine à le voir partir et qu'elle insisterait encore auprès de Mme de Matefelon pour la garder, ou bien, tout au moins, qu'elle lui dirait à lui, gentiment, la peine qu'elle avait. Oh! certainement il se fût contenté de cela.
Mais Ninon ne s'occupa que des soins à donner à Châteaubedeau.
Le chirurgien vint de Saumur; toutes les femmes furent employées à découper, à rouler et à dérouler des bandages, à pétrir des onguents, à éfaufiler le vieux linge.
Mme de Châteaubedeau commandait à tous. Telle est la vertu mystérieuse du sang répandu: un garnement qui, hier, déshonorait le nom de sa mère, aujourd'hui, pour quatre égratignures, lui vaut d'abord l'oubli du passé et quasiment cette auréole ou ce bonnet glorieux que tout le monde voit sur la tête de la maman des héros.
Le chevalier rencontra Jacquette sous les marronniers, l'après-midi, et la salua. Les enfants distinguent très bien à leurs traits les personnes qui ne sont pas à leur affaire, et la petite, qui sautait et riait, se tut soudain à l'approche de Dieutegard. Dans l'intention de lui être agréable, elle l'invita à l'accompagner à la promenade.
Ils descendirent ensemble l'allée des fontaines, puis l'escalier des jardins bas, où sont le vase au bas-relief de satyres et le beau pin d'Italie. Mlle de Quinsonas était avec eux. On poussa jusqu'au bac d'Ablevois. Là, ils s'assirent sous un grand arbre, au bord de la Loire, et ouvrirent des paris sur ce que contiendrait le bac que l'on voyait quitter l'autre bord. Le chevalier prétendait voir souvent ce bac dans ses rêves, et il disait que ce frêle assemblage de planches avançant doucement sur le fleuve lui versait parfois des délices, parfois lui amenait des objets grouillants, visqueux, le plus souvent de ton verdâtre, dont le toucher et la vue, de la plus vive répugnance, l'éveillaient et le laissaient en proie à une longue épouvante. Mlle de Quinsonas disait:—«Oh! Monsieur le chevalier est un délicat!» Jacquette affirmait qu'elle toucherait à des grenouilles, à des couleuvres, voire à des crapauds, si laids fussent-ils, sans dégoût. Elle s'ingéniait à chercher dans l'herbe toutes sortes de bêtes qu'elle rapportait au creux de la main, et elle faisait pousser des cris à la gouvernante en menaçant de les introduire dans son corsage. Mais elle n'osait pas plaisanter avec Dieutegard.
Les arbustes du bord se miraient dans l'eau unie; de temps en temps un poisson piquait la surface aussi paisible en apparence que celle d'un étang, et la blessure légère infligée au calme des choses s'élargissait en ondes arrondies, promptement déformées, puis effacées par le courant invisible, pareil au temps qui guérit tout.
Le chevalier, assis contre un tronc d'orme et les genoux dans ses mains croisées, regardait au loin; et, comme il était joli à voir, dans les moments surtout où l'émotion l'animait, la gouvernante et l'enfant se tenaient tranquilles et reposaient les yeux sur lui. Il les sentit et en fut troublé par une sorte de pudeur exquise qu'il avait. C'est pourquoi il voulut mettre son trouble sur le compte des choses extérieures, et il dit que l'on était à une de ces minutes bien étonnantes où le ciel et la terre s'arrêtent pour écouter battre le cœur de l'été.
Jacquette dressa l'oreille, pour faire comme le ciel et la terre; et l'on entendait en effet distinctement un cœur qui battait, mais c'était celui du chevalier.
Il ne put pas se contenir longtemps et pleura. Il avait quinze ans; il versait de chaudes et belles larmes, sans compter, comme il donnait son cœur.
A ce moment commença de grincer la poulie sur laquelle le long câble barrant la Loire s'enroulait pour amener le bac; et l'on distingua sur l'autre rive un lourd chariot chargé de foin qui, en touchant le radeau, produisit un coup sourd dont l'ébranlement imitait le bruit du canon. Et le cheval, la voiture et le conducteur immobiles vinrent vers eux, en grossissant peu à peu. Ils ne pouvaient s'empêcher de les regarder, à cause de cet attrait naturel qu'ont les choses qui glissent à la surface de l'eau.
Quand le radeau fut tout proche, le conducteur ôta son chapeau, et la gouvernante reconnut, à son œil louche, Cornebille. Alors, elle poussa un grand cri et entraîna Jacquette, que le chevalier suivit, tandis qu'on entendait ricaner le sorcier. Jusqu'au château, en remontant à travers les jardins, ils parlèrent de cet homme étrange, dont Mlle de Quinsonas n'osait pas dire ce qu'elle savait.
Dieutegard regardait les bassins allongés dans la verdure, où pleuraient les saules au feuillage tremblant. Il avait beaucoup aimé marcher le soir sur les pelouses, son petit livre à la main, ou bien laisser endormir sa pensée, au bord de l'eau stagnante. Et, en remontant les marches, sous le sombre parasol du pin d'Italie, son cœur se serra davantage encore, parce qu'il avait souvent vu la silhouette de Ninon se découper là contre le ciel. Et il ne la verrait plus jamais, puisqu'il ne lui restait guère que le temps de surveiller son bagage avant le souper.
Dans les moments où l'on n'est plus séparé d'un terme fatal que par une heure rapide, il arrive souvent que l'on prenne tout à coup des résolutions insoupçonnées.
Pendant que le chevalier gravissait ces marches, à l'instant précis où son œil se fixait sur la petite queue pointue d'un des satyres du vase de marbre, il résolut d'avoir une entrevue avec Ninon, coûte que coûte.
Et aussitôt arrivé au château, il s'informa de l'endroit où se trouvait la marquise. On lui répondit qu'on ne l'avait pas vue depuis tantôt deux heures, mais qu'elle était très fatiguée de la nuit passée près de M. de Châteaubedeau et que, sans doute, elle reposait chez elle, sur une chaise longue. Dieutegard eût fui au bout du monde, en temps ordinaire, plutôt que de risquer de troubler la marquise en pareille circonstance; mais il obéissait à une puissance supérieure; il lui semblait maintenant que la petite queue pointue du satyre le piquait aux reins, comme un dard; et il allait malgré lui en avant.
Il connaissait le chemin de la chambre de Ninon par les confidences de Châteaubedeau. Il entra, comme lui, par le cabinet de toilette, reconnut la tenture de Jouy, la chaise, les petits pots de porcelaine. Mais il ne s'arrêta pas; il allait très vite à son but. Il frappa à la porte de la chambre à coucher et contint son cœur avec sa main. On ne lui répondit point. Il tourna le bouton et entra. Une glace lui offrit son image; il recula, car il ne se reconnaissait pas; mais, s'étant rassuré, il avança.
Maudite petite queue pointue de satyre sculptée en bas-relief sur le vase de marbre, qu'êtes-vous? N'êtes-vous qu'un objet avec quoi le hasard se plaît à jouer, ou bien l'artiste qui vous apointucha de son joyeux ciseau a-t-il laissé en vous une étincelle du feu divin que tout homme libre qui crée, porte et répand? De quel venin avez-vous piqué notre pauvre chevalier? Ce jeune homme n'était que malheureux de la grande douleur de son cœur, mais la suavité de sa peine, j'en suis sûr, lui eût été comme un baume au parfum doux, et il se fût endormi bien des soirs, même en l'exil qui l'attend, en souriant à des souvenirs purs et reposants. Au lieu de cela, il vit un spectacle qui arracha à jamais la paix de son corps et de son esprit.
Ninon s'était en effet sentie très fatiguée, ce qui est bien naturel à la suite des événements nombreux auxquels nous l'avons vue prendre part en aussi peu de temps. Et elle avait été se jeter sur son lit, tout habillée probablement, comme l'attestaient sa jupe et son corsage tombés sur la descente de lit, en désordre, et arrachés dans cette impatience de bien-être que le corps réclame à l'approche du sommeil. Ninon dormait profondément, la tête tournée vers la muraille, l'épaule et le bras nus, et une main, une jolie main ballante, agitée par cette portion de l'âme qui en nous ne dort pas, il faut bien le croire, puisqu'elle veillait alors à ce qu'une vilaine mouche n'incommodât point Ninon dans la chair superbe qui se gonfle si agréablement pour les yeux, au-dessous des reins.
Le chevalier vit cette chose-là, ainsi que le bras, l'épaule et le commencement de la pente grasse d'un sein. Ce n'était rien: il vit la pose abandonnée d'une femme qui se vautre tout à son aise!
Et il demeura bouche bée, cloué sur pieds, étonné comme un mort qui, ayant été régulièrement administré, croit s'éveiller en face de la figure de Dieu et voit le diable. Quelle qu'eût été son émotion avant de voir cela, il sentait sa poitrine battre plus fort maintenant; mais il lui semblait que c'était un autre cœur qui y battait. Et il ne se réjouissait pas, comme l'eût fait un autre; il ne se réjouissait pas; mais il ne pouvait pas s'en aller de là, ni poser les yeux sur un autre objet que celui qu'il voyait. On lui eût offert de retourner au moment d'avant qu'il entrât dans la chambre, il eût refusé. D'ailleurs, il était bien loin d'en penser si long. Son œil était stupide, ses joues écarlates, et, mû par l'instinct souverain qui gouverne toutes les créatures, il allait se jeter sur l'endroit de Ninon où la chair lui semblait le plus abondante, et le baiser ou le dévorer.
Il en fut empêché par une voix qui venait de la pièce voisine, et qu'il reconnut pour être celle de Jacquette en conversation animée avec sa fille Pomme d'Api. Mais comme il avait fait un pas, la dormeuse, au bruit, se retourna légèrement, et Dieutegard vit cette fois le fleuron du sein, couleur d'une rose thé, qui avait été sous ses yeux, le jour de son extase au bord du bassin, sans qu'il l'eût vu ce jour-là. Il se donna le prétexte de tâter, au fond de sa poche, si la clef de sa valise s'y trouvait bien; il la reconnut, et rougit jusqu'aux oreilles de s'être menti à lui-même, car il ne se souciait pas de la clef de sa valise. Mais un de ces génies qui nous entourent et que nous ne voyons pas, était le maître de la main du chevalier.
Jacquette, qui chantonnait pour endormir Pomme d'Api, ouvrit doucement la porte et surprit Dieutegard, les deux mains dans ses poches, l'œil hagard, la lèvre boudeuse, et qui fixait comme un chien à l'arrêt le derrière de la marquise de Chamarante. Elle en fut très saisie et, sans comprendre rien à ce qui se passait, jugea prudent de ne pas exposer Pomme d'Api à cette scène. Elle remporta sa fille dans sa chambre, revint, referma la porte sans que le chevalier entendît rien; puis sans plus tergiverser, d'un instinct sûr et d'un mouvement charmant, elle alla droit au lit, tira le drap, et en couvrit le corps de sa mère.
Dieutegard s'enfuit, honteux pour le restant de ses jours. Il n'attendit pas sa tante pour partir. Il sortit du château par la première porte, sans se retourner, sans penser même à son bagage; et il marcha longtemps, devant lui, jusqu'à ce que le soleil fût couché. Il y avait une belle rivière à sa gauche, à sa droite des collines semées de verdure et au haut desquelles des moulins agitaient leurs ailes; il croisa un carrosse, plusieurs moines, des troupeaux de moutons et de vaches, des charrettes qui allaient lentement et dont les conducteurs, dévisageant un jeune homme si bien mis, le saluaient; mais il ne vit rien, rien que l'image de Ninon vautrée sur son lit, à demi nue. La nuit tomba. Il ne savait ni où il était ni où il allait. Il continua à marcher tant que le sol de la route se distingua d'avec les ténèbres.