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La leçon d'amour dans un parc

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XIX

VOICI UN CHAPITRE BIEN LONG! MAIS QUELLE GRAPPE D'ÉVÉNEMENTS! ON VOUS TRANSPORTE AU GYNÉCÉE OU APPARTEMENT RÉSERVÉ DE CES DEMOISELLES, ET VOUS Y ÊTES TÉMOINS D'UN ENCHAÎNEMENT DE FAITS QUI NOUS AMÈNE À UNE CONCLUSION MORALE, UN PEU PESSIMISTE, QU'EXPRIME ADMIRABLEMENT NINON EN LEVANT LES DEUX JAMBES À LA FOIS.

Marie Coquelière fut bien plus troublée, une fois revenue au château, que lorsqu'elle reconnut le chevalier Dieutegard chez Cornebille. Elle ne parlait jamais de ses entrevues avec le sorcier, parce que celui-ci inspirait l'épouvante, et ce secret lui était si dur à porter qu'elle en avait maigri de treize livres depuis que cela durait, et que sa figure, auparavant prospère, se plaquait de teintes jaunâtres. Mais ne pas dire qu'elle avait vu le chevalier lui valut une maladie. Et, tandis qu'elle était au lit, au milieu de ses étouffements, elle rendit cette nouvelle et respira enfin.

On la crut folle personne n'ajouta foi à ses sornettes. Cependant l'idée était si cocasse du chevalier Dieutegard croupissant par amour dans la vermine avec l'horrible sorcier Cornebille, que l'on s'en empara comme d'une légende tragi-comique, et elle fut longtemps l'aliment des plaisanteries.

Une nuit même, que Châteaubedeau et la marquise roucoulaient, la fenêtre ouverte, le page se plut à renverser le vase de nuit au pied de la muraille, par dérision, en disant hautement qu'il compissait le Sorcier et le Chevalier des contes de Marie Coquelière. Mais Ninon, ayant penché la tête à ce moment, crut voir deux ombres qui fuyaient, et elle pâlit aussitôt et se trouva mal. Pendant le reste de la nuit elle crut à la vérité de la légende; mais le jour dissipa les frayeurs superstitieuses de son esprit.

La légende avait pénétré dans le gynécée, où il faut vous mener, à présent que les maçons en sont partis.

Si parfaits qu'eussent été leurs travaux, vous voyez donc qu'ils laissaient transpercer quelques bruits du dehors. A la vérité, Marie Coquelière, en qualité d'ancienne nourrice, y jouissait d'un droit de passage. C'était elle qui apportait le petit déjeuner du matin et servait les autres repas. Hormis elle, le marquis et la marquise seuls, ainsi que le vénérable abbé Pucelle, devaient, à jours et heures déterminés, franchir la petite porte conduisant aux appartements réservés de Jacquette, et de Mlle de Quinsonas.

De toutes les personnes de la maison, Mlle de Quinsonas était l'unique qui osât ne point traiter de balivernes les histoires de Marie Coquelière. C'est qu'elle se souvenait de la rencontre de Cornebille, au petit jour, dans les allées du labyrinthe, et de l'entretien merveilleux de ce lieu ainsi que de la statuette de l'Amour, ce qui, effectivement, pouvait être le fait d'une grande passion. Et Jacquette s'était beaucoup enflammée sur l'aventure, à cause de ce qu'elle contenait de romanesque, ce qui ne lui semblait pas opposé au caractère de son ancien ami le chevalier Dieutegard. Et elle disait à Pomme d'Api:

«Tu me demandes, ma chère Pomme d'Api, de te raconter l'histoire du chevalier Dieutegard. Je n'y vois pas d'inconvénient, parce que tu n'es pas, toi, sur le point de faire ta première communion; mais, quand tu en seras là, je te préviens que je te renfermerai dans une boîte et sous clef. Voilà: ce jeune homme était tombé amoureux de maman. Quand un jeune homme est amoureux,—à moins que ce ne soit d'une jeune fille à marier,—il est convenable qu'il se tienne caché parce qu'il lui devient impossible de chausser ses culottes. C'est comme cela. Voilà pourquoi tous nos galants s'enferment; voilà pourquoi on ne doit pas regarder la statuette de marbre qui est au milieu du bassin: le petit coquin est tout nu, et c'est l'Amour lui-même. Or, Dieutegard ayant reconnu son état, un jour, dans la chambre de maman, s'est sauvé, et depuis ce temps-là il se cache. C'est un jeune homme très comme il faut. Là-dessus, comme sur tout le reste, chacun bâtit des histoires; mais ce n'est pas la peine que tu ailles te monter la tête à ton tour. Je sais à quoi m'en tenir.»

L'aile du château affectée depuis des mois déjà à abriter l'innocence de Jacquette, se composait, comme on sait, des anciens appartements de feu M. Lemeunier de Fontevrault, mis d'abord en partie à la disposition de la gouvernante, puis restaurés, isolés et abandonnés totalement à Jacquette, à Mlle de Quinsonas et à Pomme d'Api. Vers la fin de l'automne, on permit qu'une chatte s'y établît à demeure, pour y détruire les souris d'abord, ensuite pour apporter un peu de gaieté aux solitaires. C'était une chatte noire, de poil ras, qui avait deux yeux d'un jaune éclatant et l'air d'un diable: M. le curé lui-même la nomma Belzébuth, nom d'un démon; c'est pourquoi Marie Coquelière l'appela aussitôt «la belle Zébute».

Vous vous souvenez sans doute que, des fenêtres de cet appartement situées au couchant, l'œil plongeait obliquement dans l'allée des fontaines, terminée par le pin parasol; que l'on voyait aussi, par-dessus les marronniers, le ventre rond et le haut toit moussu du colombier; enfin, qu'au bas des fenêtres s'étalait un petit parterre à la française, bordé d'une grille. C'est ce jardin qui était désormais réservé aux promenades et aux jeux de Jacquette. Encore avait-on fait grimper de hauts lierres sur la grille afin de mieux marquer l'enclos qu'occupaient ces demoiselles, au milieu d'une demeure et d'un parc livrés au désordre de la vie profane.

M. le curé venait deux fois la semaine donner sa leçon de catéchisme; M. de Chemillé faisait le dimanche à sa filleule une visite de cérémonie, ainsi que les hôtes de Fontevrault, tous un peu guindés, rangés en cercle et ne sachant que dire, à cause du ton châtié qui leur était recommandé. Les jours paraissaient parfois longs dans le gynécée, et Jacquette aspirait avec ardeur à la date de sa communion, d'autant plus qu'on lui avait promis qu'elle ferait, aussitôt après, son entrée dans le monde et, selon l'usage du temps, s'y marierait, dans un assez bref délai.

Quand le vent d'automne faisait courir les feuilles mortes dans l'allée des fontaines, on pouvait voir, à l'une des fenêtres du petit parterre, une haute personne soufflant une forte buée sur les vitres: c'était Mlle de Quinsonas; et, sous la gorge opulente qui jouait le rôle d'un baldaquin étoffé, une tête aplatie au front, au nez, et dont la bouche, lippue comme celle d'un affreux nègre, donnait assez bien l'aspect d'un gros et gras limaçon vu en dessous et rampant: c'était la tête de Jacquette, déformée pour le plaisir de s'appliquer contre la vitre. Elles demeuraient là jusqu'à ce qu'il fût l'heure d'allumer les lampes.

M. l'abbé Pucelle avait fait suspendre la lecture de Plutarque, jugée pour le moment un peu païenne, et l'on se contentait de lire le Nouveau Testament ou de répéter le catéchisme, du matin au soir. Pomme d'Api, qui assistait à toutes les leçons, se montrait à l'égard du catéchisme, d'une inaptitude allant parfois jusqu'à la rébellion; aussi Jacquette coupait-elle ces exercices ardus par de grands mouvements de colère contre sa fille et par des châtiments corporels, tel celui qui consistait à la livrer, corps et biens, à la belle Zébute figurant Satan. La belle Zébute roulait Pomme d'Api comme pelote de laine, lui labourait la poitrine de ses ongles fins, et mettait ses vêtements en lambeaux. Ces scènes amusaient énormément Jacquette et trouvaient grâce devant la gouvernante, qui se relâchait un peu de sa gravité depuis qu'elle avait recouvré la paix à l'abri du gynécée.

Je m'avance un peu en affirmant que Mlle de Quinsonas avait recouvré la paix. Qu'est-ce que l'on peut jamais affirmer de ces natures-là et de malheureuses filles dans une situation aussi étrange que celle de gouvernante? Tout au plus pourrai-je hasarder, pour ne point m'éloigner de la vraisemblance, que Mlle de Quinsonas devait ressentir un apaisement dans ses sens, parce qu'elle était garantie de la poursuite du marquis, dont je vous ai dit qu'elle avait eu beaucoup à souffrir.

Mais il y a mille circonstances infimes qui prennent pour les recluses une importance considérable.

Quand le marquis venait voir sa fille, par exemple, à des heures réglementaires, je le veux bien, et qu'il s'asseyait en faisant tourner sa canne entre ses doigts, ou bien en jouant, pour se donner contenance, avec le bout de son nez rubicond, est-ce que vous croyez qu'il échappait à Mlle de Quinsonas, que ce papa d'apparence débonnaire, piquait, à la dérobée, ses formes plantureuses, d'un désir aigu comme une alêne?

Notez qu'il y a quantité de menus faits que je ne puis relater et qui se sont passés pendant que nous suivions le chevalier Dieutegard: un esclandre entr'autres, causé par les deux perruches, Mmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne, que l'on a surprises à l'entrée de l'hiver dans une attitude sur laquelle je me garderai bien d'attirer votre attention.—Mon Dieu! que ces deux sottes sont exaspérantes!—Si encore elles étaient jolies à tel point que l'on pardonne tout! Mais, outre que leur grâce ne fut jamais qu'ordinaire, je suis porté à croire que les amours déviées du droit chemin n'embellissent pas. Certes, ce n'est pas moi qui regrette que le bruit fait autour d'elles ne soit pas parvenu jusqu'à nous!

Mais il faudrait posséder l'âme chaste du bon abbé Pucelle ou la crédule simplicité de Ninon pour goûter l'illusion que le mur élevé entre le château et le gynécée est de taille à barrer la route au subtil et malin fluide qu'est l'esprit du siècle. Telle la belle Zébute se faufilait, en se faisant toute petite, par le trou de la chatière ménagée dans la porte de chêne, tel le scandale, par les lèvres candides de Marie Coquelière, pénétra, amenuisé, étiré en longueur, dans la demeure des vierges, et s'y présenta sur ses quatre pieds, noirci d'horreurs, et d'aspect satanique.

Je ne reconstituerai pas le récit de la nourrice, auquel nous avons échappé et dont, aussi bien, nous n'avons que faire. Je n'y touche en passant que pour vous apitoyer sur le cas de notre pauvre gouvernante qui, étant de chair sensible, dut éprouver des picotements cruels à l'audition de ces lascives historiettes, agrandies une fois encore par une imagination solitaire.

Des relations de la grosse maman Châteaubedeau avec Chourie, des relations de Châteaubedeau le fils avec la marquise, elle était informée quotidiennement, mieux que par la gazette, vous n'en doutez pas: de quoi donc eût parlé Marie Coquelière? De ce qui advint à Dieutegard, vous savez qu'elles n'ont rien ignoré. Enfin, la dernière nouvelle était que le marquis redevenait amoureux de sa femme.

Ah! çà, n'allez pas croire cependant que la digne nourrice racontait tout cela au plein air, et sans souci des oreilles de Jacquette! Non. Elle excellait à employer un langage imagé qui agrémentait d'un voile fleuri le sens dangereux de la vérité, et elle savait aussi profiter des moments où la fillette était absorbée par l'avidité des interrogations de Pomme d'Api.

D'ailleurs on couchait Jacquette de bonne heure, et, tout au bout de l'immense pièce où flottaient encore les tentures à moulins brodés de M. Lemeunier de Fontevrault, Marie Coquelière et la gouvernante chuchotaient longuement, la porte entr'ouverte, un léger courant d'air semblant agiter les ailes des moulins.

Enfin Mlle de Quinsonas fermait la porte, tirait le verrou et s'avançait sur la pointe des pieds, afin de voir si Jacquette était endormie. Et, quand elle s'en était assurée, elle poussait devant le feu la bouillotte, afin de faire ses ablutions à l'eau chaude, car elle était frileuse.

C'était une de ces grosses bonnes bouillottes ventripotentes, goitreuses et cabossées par un long usage, vieilles servantes tassées sur jambes, mais souriantes et honorées de servir, telles enfin que l'on n'en voit plus aujourd'hui que tout devient mince, étriqué, anguleux et chagrin. Et cette bouillote chantait délicieusement sur les cendres. Mlle de Quinsonas en aimait la musique tour à tour plaintive et ardente, mélancolique ainsi qu'une voix entendue le soir dans la campagne, et gaillarde tout à coup, frétillante, rieuse, d'une fantaisie sans cesse renouvelée; puis elle courait au secours de la chanteuse suffoquée par un vomissement de glouglous qui lui soulevaient le couvercle et inondaient le brasier parmi des nuages de fumée.

Elle se déshabillait lentement devant les flammes d'un grand feu de hêtre, dont les bûches énormes étaient elles-mêmes un spectacle. A cette heure-là, la pièce était chaude, et il faisait bon s'étirer les membres, une fois dévêtue, dans la pénombre à peine violée de temps en temps par une grande flamme téméraire qui se cassait rapidement le cou à vouloir s'élever trop haut.

Mlle de Quinsonas se mettait volontiers à cheval sur une chaise qu'elle approchait du feu le plus possible; elle conservait alors ses mules, pour s'accrocher par leurs talons à l'un des barreaux; et, les yeux larges ouverts sur quelque point brillant, elle envoyait sa main à la promenade, sur le devant des jambes et sur l'envers de ses longues et belles cuisses qui rôtissaient agréablement.

Que lui disait le feu de bois, qui parle comme un ballet d'opéra, comme un coucher de soleil? Seuls peuvent s'en douter ceux qui ont rêvé, des soirées entières, à la campagne, devant ses inimitables féeries. Et que lui disait la chanson de l'eau? Que lui disait l'ombre? Que lui disait le silence? A parler franc, je crois que le cerveau de Mlle de Quinsonas était trop strictement discipliné pour entendre, de la part de la nature, quoi que ce fût qu'on ne lui eût appris à entendre. Mais lorsqu'une personne a le cerveau si bien élevé et, d'autre part, le corps mûr et parfaitement sain de Mlle de Quinsonas, je me plais à croire qu'une entente secrète s'établit entre le chuchotement innocent des choses créées par la main de Dieu, et notre chair, leur sœur.

Donc, l'intelligence de Mlle de Quinsonas ne saisissait pas un traître mot de ce langage, et cependant qui sait si la vie même de Mlle de Quinsonas ne résultait pas de cet échange de vues, de ces épanchements puérils entre son corps et l'eau et le feu et les milliers d'éléments invisibles qui flottaient entre les moulins brodés des anciennes tentures? La nature et notre chair réparent, à elles seules, bien des désordres que l'esprit humain a introduits dans nos affaires. Aussi je prie que l'on me permette de ne pas m'éloigner si tôt de cette opération merveilleuse qui a lieu ce soir d'hiver devant le feu du gynécée, au bénéfice d'une pauvre gouvernante privée des expansions les plus légitimes, et que Dieu cependant avait formée, assurément,—eu égard à sa belle santé et à sa plénitude,—pour s'épanouir dans l'acte d'amour, comme tout ce qu'il se plaît à faire sortir du néant.

Lorsque le chant de la bouillotte s'exalte, qu'une fièvre agite ses flancs, et que l'on sent approcher le moment où un spasme violent va projeter l'eau au dehors, Mlle de Quinsonas empoigne la queue emmaillotée d'osier, et emplit à demi un bassin haut sur pieds qu'elle enjambe prestement, car elle adore, avant de toucher l'eau, se sentir embrassée par la vapeur brûlante. Tel est même parfois son bien-être, qu'elle ne retient pas un cri suffisant à réveiller Jacquette; et l'enfant, un œil entr'ouvert, assiste, au hasard de la complaisance des flammes mourantes, au dialogue mystérieux de l'eau avec la chair de sa gouvernante.

Mlle de Quinsonas semble chevaucher une nue, et je suis bien certain que nombre de romanciers saisiraient l'occasion pour vous dire que Jacquette croit voir en rêve Junon ou quelque déesse académique reproduite par une gravure du temps. Mais point du tout. Jacquette se moque bien de Junon! Jacquette se demande ce qu'elle dira à Pomme d'Api, si Pomme d'Api, par hasard, désire savoir pourquoi la gouvernante apporte à sa toilette du soir un temps et une attention qu'on ne tolérerait pas aux enfants.

Mlle de Quinsonas reçoit de la vapeur de terribles caresses; le nuage brutal la frappe, la meurtrit, la fait se soulever sur ses jambes flexibles; puis rapidement il s'adoucit, devient câlin, flatteur, l'embrasse à la fois de toutes parts d'une lèvre humide et douce, commande à ses flocons de suivre étroitement les courbes du corps; et ceux-ci, comme cent doigts avides, rôdent, glissent, frôlent, se nichent, se blottissent, s'exténuent; et c'est cent, c'est mille amants que cette fille refusée aux hommes reçoit ainsi des éléments, sans provocation de sa part, croyez-moi:—elle n'eût pas inventé ces attentats multiples;—sans responsabilité aussi, croyez-moi encore:—elle se fût reproché comme un crime de ne les pas repousser.—Non, non, cela se fait par une permission spéciale du Créateur, qui veille à ce que l'humble matière participe au divin plaisir.

Enfin, d'un doigt, puis de deux, puis de la main, Mlle de Quinsonas ose toucher l'eau brûlante encore; et, à voir ces petits doigts agiles barboter, vous diriez une couvée de canards prenant leurs ébats sous l'arche ogivale d'un pont.

Ces jeux sont sans méchanceté, il le faut reconnaître; et nous, qui avons le bonheur de nous endormir le soir contre une bonne personne vivante, soyons indulgents aux belles gouvernantes privées par un destin cruel de la douce secousse qui procure le sommeil paisible.

Mais plaignons plutôt la petite Jacquette, qui se torture l'esprit sur son oreiller afin de donner de ces phénomènes une explication plausible à Pomme d'Api; car elle sait bien qu'à elle-même personne ne la donnera, quoique tout ce qui se passe à l'intérieur du gynécée ne puisse être qu'avouable et décent. Enfin, pour avoir la paix, elle bâcle à la hâte cette opinion qu'elle transmet aussitôt à sa fille:

«Tu me demandes, Pomme d'Api, dit-elle, pourquoi Mlle de Quinsonas s'échaude ainsi le soir, nue comme la main, en roulant des yeux de poisson cuit au bain-marie? Elle expie par ce moyen les péchés de gourmandise qu'elle a commis dans la journée et qui la font engraisser si fort par derrière.»

Pomme d'Api se déclare satisfaite; Jacquette reprend son sommeil interrompu, et la gouvernante, ayant passé sa chemise de nuit et étant venue voir si la fillette reposait chastement, les deux mains sur les couvertures, se glisse dans son lit et s'endort.

Vous croyez le gynécée en paix? Ah! que non!

Vers minuit, une petite porte dérobée qui communique avec le château, a été poussée furtivement, et quelqu'un qui se sauvait, pieds nus et sans lumière, est entré. La marquise seule, pourtant, a la clef de cette porte. Marie Coquelière va la recevoir de ses mains le matin et la lui remet le soir…

Mais avant de vous conter qui vient ainsi violer le repos de nos vierges, il nous faut retourner en arrière, vers des personnages que nous avons délaissés depuis plusieurs chapitres, et vous verrez comment cette incursion, qui semble nous éloigner du gynécée, au contraire nous y ramène.

Vous vous souvenez de la manière toute fortuite dont Ninon est devenue la maîtresse de Châteaubedeau fraîchement ligotté, emmailloté comme un panaris, et comment elle s'est accoutumée à une situation qui, tout d'abord, l'avait non pas précisément choquée, car sa nature n'était pas d'une délicatesse à se froisser pour des accidents de ce genre, mais enfin l'avait un peu secouée, tourmentée tout au moins, dans la région d'honnêteté fondamentale qu'elle avait. Petit à petit, le fait de presser contre elle, la nuit, voire le jour, ce gros paquet de muscles qu'était Châteaubedeau, devenait un besoin aussi impérieux que celui de boire et de manger. Elle recevait donc son page dans sa chambre, après que l'on s'était assuré du coucher du marquis, et ceci, de la façon suivante:

On se rendait à pas de loup sur la terrasse où donnait la chambre de Foulques, qui allait volontiers au lit de bonne heure. Sa fenêtre s'éclairait soudain, et, comme elle était un peu haute, on n'apercevait que le plafond et un pan de mur blanc. Alors l'ombre du marquis, déjà allongée démesurément, se haussait presque aussitôt d'une sorte de tiare pointue,—effet dû à un beau bonnet de soie,—et simulait une pantomime invariablement répétée.

La noire figure géante avisait un coffre d'aspect imposant, et en tirait une urne enflée, au moins d'apparence, à contenir la cuvée de trois arpents de vigne, puis la soutenait à mi-corps dans cette attitude d'expectative propre au pichet que l'on présente à la chantepleure. Après quoi, tout devenait inerte, pétrifié, solennel. On eût eu le temps de réciter trois Pater. Une chauve-souris coupait parfois le spectacle de sa petite tache tremblotante. Enfin quelque chose pointait: une ligne d'ombre vigoureuse, décrivant l'arc de cercle, joignait l'urne patiente à la fontaine monumentale, et l'oreille reconnaissait à s'y méprendre le gargouillis de la gouttière du Nord vomissant une pluie d'équinoxe.

Lorsque le marquis avait procédé à cette opération et renfermé le liquide dans la table de nuit, on pouvait être assuré qu'il ne ferait plus un pas pour s'éloigner de ce dépôt, et qu'il se coucherait et s'endormirait là contre, en vertu de quelque chose de plus fort que sa volonté ou son caprice: une habitude, singulière à la vérité, mais héritée de ses pères.

Ninon n'assistait pas à cette séance de très bon gré, car ni la méchanceté ni l'espièglerie n'avaient de part dans ses actes. Elle aimait son jeune amant pour le plaisir, et son plaisir ne s'augmentait point de la disgracieuse situation qu'il créait au marquis. Elle eût beaucoup donné pour ne point songer qu'elle endommageait son mari en passant des quarts d'heure délectables avec Châteaubedeau. Mais Châteaubedeau au contraire, s'ébaudissait royalement à voir le marquis coucher le nez sur son pot de chambre, tandis qu'il respirait, lui, le souffle agréable de Ninon; elle s'y prêtait par bonté d'âme et faiblesse, mais elle était très contente lorsque c'était fini et qu'elle allait se mettre au lit.

Or il arriva qu'une nuit, Foulques, qui s'était régulièrement couché comme à l'ordinaire, se leva, ôta son bonnet, prit une chemise propre, son bougeoir, sa robe de chambre, et marcha droit, d'un air guilleret, à l'appartement de la marquise. Et, arrivé par le cabinet de toilette, il gratta à la porte.

Ninon reconnut aussitôt la présence de son mari et fut ennuyée, non qu'elle redoutât quelque conséquence tragique, que les caractères de Foulques et de Châteaubedeau rendaient peu probable, mais parce qu'il lui répugnait intimement de savoir son mari si proche et lui demandant une hospitalité légitime, dans le moment précis où son amant l'enlaçait avec une vive ardeur.

Le pire fut que Châteaubedeau, qui n'était qu'un bravache, perdit la tête en même temps que toute contenance; et il allait et venait tout nu dans la chambre, essayant d'ouvrir les placards pour s'y cacher, au moyen d'une clef qu'il avait trouvée sur la table, au risque de compromettre Ninon, qui simulait un profond sommeil pour se dispenser d'ouvrir.

Foulques, vous le savez, n'aimait pas se mettre martel en tête; mais, lorsqu'une envie le démangeait, il était tenace comme un roc de Bretagne. Il ne s'inquiétait aucunement, pour l'heure, de savoir si sa femme recevait un amant dans son lit; mais il avait l'envie bien nette d'occuper la place qui lui était due dans le lit de sa femme, et il s'armait seulement de patience en attendant que sa femme lui ouvrît.

Ninon faisait à Châteaubedeau des gestes désespérés pour lui donner à entendre qu'il poussât tout bonnement l'autre porte et s'en allât.

«—Moi, m'en aller, fuir!» exprimait Châteaubedeau d'un geste noble, que sa nudité rendait plus solennel,—«jamais!»

Il préférait entrer dans l'armoire et reparaître quand Ninon se serait expliquée avec son époux. Et il introduisait la clef dans une serrure et puis dans une autre.

«—Mais, malheureux! soufflait Ninon, c'est la clef des appartements de ma fille!»

Enfin, comme le temps pressait et que le marquis grattait toujours à la porte du cabinet, Ninon se leva et fit mine de se résoudre à le laisser entrer. Elle jeta au page ses vêtements et courut toucher le verrou.

Châteaubedeau fut saisi d'une telle venette qu'il décampa aussitôt, sans même prendre soin d'emporter ses vêtements, et muni seulement de cette clef qu'il avait gardée à la main.

Beaucoup de lecteurs vont certainement m'accuser de recourir ici à un procédé bien vulgaire en mettant dans la main de Châteaubedeau tout nu la clef du gynécée. Je vous assure que vous avez tort. Rien n'est plus conforme au caractère de ce jeune homme que de vouloir s'introduire dans un placard lors de l'arrivée du mari de sa maîtresse, ce qui équivaut à s'abriter du danger, et fournit une occasion de se flatter, après, qu'on en a couru un colossal. Rien de plus naturel à quelqu'un qui souhaite s'introduire dans une armoire fermée, que d'essayer de l'ouvrir avec la première clef qu'on rencontre. Rien enfin de plus logique, étant donné l'esprit aventureux et éhonté de Châteaubedeau, que de profiter de ce qu'on a la clef de l'appartement des vierges et de ce qu'on est nu, pour s'y diriger tout droit.

Châteaubedeau n'avait pas fait trois pas hors de la chambre de Ninon qu'il était résolu à aller jouer un tour pendable à Mlle de Quinsonas.

Il n'eut pas de peine à se diriger à tâtons jusqu'à la petite porte qu'il connaissait pour l'avoir vu percer par les maçons. Il tourna la clef et entra, ne sachant plus où il se trouvait, par exemple, car l'obscurité était complète. Il interrogea de la main un pan de mur, puis un autre, et toucha une lourde portière de tapisserie qu'il souleva. Alors il sentit plutôt qu'il ne vit qu'il était dans une pièce vaste, et il marcha plus librement. Deux petites lueurs demeuraient dans le foyer, comparables à des vers luisants; elles n'éclairaient aucun objet. Le pas de Châteaubedeau, un peu lourd, car c'était un gaillard râblé, faisait osciller la cuiller dans le verre d'eau de la gouvernante, et une grande armoire craquait.

Mlle de Quinsonas s'éveilla au milieu d'un cauchemar. Son premier acte, en pareil cas, était de faire de la lumière. Elle se dressa sur le coude et alluma sa bougie selon la méthode qu'on employait en ce temps-là. Mais, comme elle était peureuse, la bougie étant allumée, elle hésita encore à regarder autour d'elle, dans la crainte de découvrir quelque chose d'effrayant. Châteaubedeau la regardait flegmatiquement; il ne bougeait plus. Parfait silence. La gouvernante se rassura et consentit à explorer des yeux la chambre.

Alors elle vit, à moins de deux pas de son chevet, un grand et gros homme qui la regardait, nu comme un ver.

Elle jeta un cri, retomba sur le dos et s'évanouit instantanément.

Jacquette, à l'autre bout de la pièce, fut réveillée par le cri de la gouvernante et aperçut, en pleine clarté, le favori de sa maman. Elle le remit aussitôt, parce qu'elle ne s'émouvait pas, elle, de le voir en cet appareil, et elle conservait toute sa présence d'esprit. Elle s'inquiéta seulement et demanda:

«—Qu'est-ce qu'il y a, monsieur de Châteaubedeau? Est-ce que maman est malade?»

Châteaubedeau n'avait point vu Jacquette. En entendant sa voix innocente, ce malappris effronté connut quelque chose de plus fort que son impudique forfanterie, à savoir la loi naturelle qui commande à l'homme de respecter la jeunesse; et il fut en proie à un étrange malaise: il couvrit rapidement, de ses mains, ce qu'il put couvrir de son corps.

Et il s'en alla plus vite qu'il n'était venu, en se tenant le derrière à deux mains. Il était tout à fait ridicule.

Dès qu'il fut dehors, Jacquette se rendormit. Mlle de Quinsonas demeura je ne sais combien de temps sans connaissance. Quand elle s'éveilla, il faisait bien plus grand jour que de coutume, parce que Marie Coquelière, n'ayant pas trouvé la clef du gynécée chez la marquise, n'avait pu ouvrir et apporter le déjeuner de ces demoiselles.

A défaut du témoignage de la bougie qui était consumée jusqu'au bout, la clef égarée eût suffi à prouver à Mlle de Quinsonas qu'elle n'avait pas rêvé en voyant l'homme nu: quelqu'un s'était emparé de la clef du gynécée et s'y était introduit; ce n'était pas un monstre, car l'émotion lui avait laissé le temps de l'estimer bien fait, sinon celui de lui examiner la figure.

Tout autre que Mlle de Quinsonas eût promptement soupçonné Châteaubedeau; mais elle était si bien élevée qu'elle ne se fût pas permis, même au plus secret de sa pensée, d'accuser un hôte du château de la double infamie d'avoir dérobé une clef près du chevet de la marquise et de s'être montré à ses yeux dans un si outrageant appareil. Par une de ces générosités d'esprit que procurait autrefois une éducation accomplie, elle jugea que quelqu'un de ces messieurs était sujet à des accès de somnambulisme et que le parti le plus prudent serait de ne point parler de l'aventure, qui pouvait aussi, hélas! la desservir personnellement. Jacquette étant dressée à ne dire jamais rien de ce qu'elle avait vu, demeura muette vis-à-vis du monde, se réservant d'en philosopher à son aise avec Pomme d'Api. Marie Coquelière attribua la disparition de la clef à un tour de sorcellerie et en accusa Cornebille.

Châteaubedeau, pour ajouter une farce à une farce, porta la clef sous l'oreiller de sa mère, endormie d'un puissant sommeil.

La grosse maman Châteaubedeau se réveilla, la clef quasiment dans la main. Mais, ayant presque aussitôt entendu dire par la femme de chambre que l'on avait dû enfoncer la porte des appartements de feu M. Lemeunier de Fontevrault, elle se tut à son tour, par sa prudence de femme adonnée aux amours coupables.—Vous voyez que les fautes comme l'innocence concourent à nous rendre circonspects.—Cependant, aiguillonnée tout le jour par une curiosité bien légitime, elle ne put tenir, vers le soir, contre le désir de savoir si la clef qu'elle possédait n'était point celle du gynécée. Et elle alla, avec toutes sortes de précautions, jusqu'à la petite porte.

La nuit tombait, le corridor était dans l'ombre; une grande paix semblait répandue dans le château comme dans l'appartement des vierges. Mme de Châteaubedeau tira de sa poche la clef, l'introduisit, la tourna dans la serrure sans rencontrer de résistance. Soudain, un bruit au fond du corridor… Elle songe à revenir sur ses pas; mais on s'expliquera mal sa présence à cet endroit: le plus sûr moyen d'éviter la personne qui s'approche est d'entrer chez ces demoiselles. Elle pousse la porte, elle est dans l'antichambre mais elle n'a pas le loisir de refermer! son amant Chourie, sans cesse sur ses pas, a pénétré derrière elle.

Elle s'affaisse sur le premier siège qui se rencontre, et elle comprime les battements de son cœur, car Chourie lui a fait peur, vraiment; elle croit étouffer. Son amant aux abois cherche de l'air; il ouvre une porte: c'est la salle d'étude, actuellement déserte. Il y entraîne sa forte maîtresse et, l'ayant déposée sur une chaise longue, près d'une fenêtre, il délace amoureusement son corsage gorgé à pleins bords.

Elle revient à elle, se laisse cajoler, tourne de gros yeux langoureux; cette femme vieillissante oublie tout sous le charme magique des caresses. Son regard va de son amant au petit parterre si bien dessiné, si bien planté, à l'allée des fontaines, au bon vieux pigeonnier. Ce n'est que peu à peu qu'elle songe à la qualité de l'endroit où elle est: on entend, dans une pièce voisine qui sert d'oratoire, la voix de Jacquette, et celle de M. le curé qui lui donne sa leçon de catéchisme.

Quel dommage que ces appartements-ci soient réservés! Quelle tranquillité on y goûte! Chourie fait observer que la poussière envahit les meubles, que des toiles d'araignée doublent les tentures, de leur tissu léger. En effet, depuis que l'on avoisine l'époque de la première communion, la salle d'étude est délaissée en faveur de l'oratoire. Peut-être ne vient-on jamais par ici?

Et Mme de Châteaubedeau se représente son existence au château, où le pauvre Chourie est épié sans répit par sa femme, par son frère maladroit, par la marquise qui emploie ses scrupules à sauvegarder les apparences où elle-même a quelque répugnance à s'exhiber en galante aventure aux yeux de son fils, quelque vaurien qu'il soit; enfin où chacun, portant le fardeau de ses fredaines, marche en louvoyant comme un renard qui frôle le mur du poulailler. «—Chourie, si nous y revenions?…»

Elle garda donc la clef et revint chaque jour ici, à la même heure, avec Chourie. Pour elle, d'une nature grasse et abondante, cette combinaison offrait l'avantage d'une grande paix amoureuse; pour le pauvre Chourie, devenu maigre et efflanqué par un rude service d'amant, il s'y joignait un adjuvant qui puait bien un peu l'apothicaire, mais efficace, en somme, et qui provenait d'une sorte de viol d'un lieu saint, rendu plus sensible par le murmure des voix de la fillette et du vieux prêtre, dans l'oratoire, et par la présence, parfois, de l'inquiétante belle Zébute, dardant dans un coin sombre ses fixes prunelles de soufre, ou animée tout à coup d'une danse barbare, arrivée là par quelque trou mystérieux, disparue de même.

Moins de huit jours après, les deux amants, jamais troublés, tenaient cette pièce du gynécée pour un pavillon à eux; ils y apportaient des friandises, y croquaient des gâteaux secs, et muaient le pupitre de Mlle de Quinsonas en une cave à liqueurs et à vins variés. Chourie, ayant dérobé à l'office un petit plumeau, commençait à épousseter par ci par là, à nettoyer les glaces tout au moins, afin que sa maîtresse pût, en se retirant, mettre de l'ordre dans sa toilette et dans sa chevelure.

Tout se passait au gynécée avec la régularité des couvents. M. le curé arrivait au château à quatre heures et demie; un petit bonjour à la marquise quand il la rencontrait, un brin de causette avec celui-ci ou celui-là: à cinq heures moins dix, invariablement, la leçon était commencée dans l'oratoire. Elle se poursuivait jusqu'à six heures et demie précises. A six heures et demie la marquise entrait à l'oratoire, prenait congé du bon curé et accompagnait sa fille dans la salle à manger du gynécée, où le dîner de ces demoiselles était servi. Elle s'informait du menu, chatouillait d'un doigt le cou de Jacquette et disait bonsoir.

Mlle de Quinsonas assistait à la leçon, ainsi que Pomme d'Api et, du moins en principe, la belle Zébute. Quand le laps de temps jugé suffisant pour instruire, sans le fatiguer, le cerveau de la jeune catéchumène était écoulé, M. le curé tolérait qu'une aimable détente succédât à l'attention soutenue, et il prolongeait en causerie édifiante la partie dogmatique de son enseignement. Quelques sauts étaient même permis à Jacquette, dont le tempérament enjoué s'accommodait mal des longues stations, et elle en profitait pour se livrer à maintes cabrioles avec la belle Zébute.

M. l'abbé Pucelle contemplait ces ébats avec indulgence et les encourageait volontiers de sa franche et cordiale hilarité, encore qu'il lui arrivât souvent de se mettre à croppetons, sa soutane tordue entre les deux genoux, afin de saisir plus prestement la chatte, par la queue, au passage. Puis il se relevait, la figure rouge comme une tranche de bœuf, et s'entretenait avec la gouvernante, soit de Mgr l'évêque d'Angers, vénérable parent de celle-ci, soit de la satisfaction que donnait à son cœur l'édifiante préparation à la communion de Mlle de Chamarante. Il louait Mlle de Quinsonas de sa collaboration intelligente et zélée, et, parcourant de son honnête regard les murs blanchis du petit oratoire, les pieuses images qui l'ornaient et l'auditoire rare et charmant, composé «premièrement, disait-il, d'une sainte gouvernante qui portera aux pieds de Dieu le mérite d'avoir soustrait une enfant aux embûches du siècle; deuxièmement, de cette enfant, tabernacle de toutes les grâces, héritière des plus beaux biens de ce monde et candidate aux ineffables richesses de l'autre; troisièmement, de Mlle Pomme d'Api, exemple de sagesse et de modération dans l'exubérance de la santé et de la belle mine; quatrièmement, enfin, de cette chère bête, digne joujou de l'homme, et à qui il ne manque qu'une âme pour être notre sœur en gentillesse et en agilité», il élevait son âme vers le ciel et lui offrait avec une touchante sincérité son pur contentement.

Il arriva que Jacquette, le moment venu de cette courte récréation, ne trouva plus la belle Zébute à son poste ordinaire et la chercha en vain dans les coins et recoins de l'oratoire. Elle s'en affligeait; et elle trépignait de l'envie de découvrir par quelle issue la chatte noire avait pu ainsi lui fausser compagnie. M. le curé, lui aussi, regrettait la perte de la belle Zébute.

Voilà donc Jacquette à quatre pattes, M. le curé à genoux, Mlle de Quinsonas elle-même ployant sa vaste et belle taille, balayant le sol de cette pesante poitrine qui avait troublé le marquis de Chamarante et qui faillit plus d'une fois, sous les chastes regards du vieux prêtre, s'échapper du corsage ouvert, à la mode du temps. On remue le prie-Dieu, les chaises, le confessionnal rococo, joli comme une pièce de nougat; on dérange la statue des saints; on met en lambeaux les toiles d'araignées.

Tout à coup, Jacquette, à plat ventre contre un vieux panneau de boiserie, les deux menottes en abat-jour, semble attentive ou pétrifiée comme un chien à l'arrêt. Elle a trouvé!

Mlle de Quinsonas se relève en tenant sa gorge à deux mains; le bon curé ajuste ses lunettes et, désignant du doigt la petite, qui a été la plus heureuse à la chasse, il rit de tout son cœur et de tout ce qu'il lui reste de dents, peu nombreuses, mais longues comme des bâtons de sucre d'orge.

C'était une chatière, trou rond, dissimulé par un clapet mobile ouvrant de ci de là, au gré des allées et venues de l'animal. Lorsque Jacquette eut pesé du doigt sur cette porte secrète, elle vit, droit devant elle, au beau milieu de la salle d'étude, la belle Zébute qui la regardait de ses deux yeux jaunes, ayant l'oreille fine et sensible au plus menu bruit. Puis, quelque chose de compact intercepta l'image de la chatte noire. Puis celle-ci reparut, léchant goulûment une timbale de pâtisserie qui bavait de bien belle crème. Puis elle disparut de nouveau. Puis Jacquette la revit qui se pourléchait les babines avec une petite langue rose et friande; des miettes de pâte gluante lui restaient collées entre trois longs crins de moustache.

C'est très bien. Jacquette était au comble de la joie et annonçait tout haut les détails du spectacle. Mais elle était curieuse de savoir la nature de l'écran opaque qui lui dérobait, à intervalles presque réguliers, la vue de cette coquine de belle Zébute. Peu à peu son œil discerna un soulier, un grand soulier de monsieur, et aussi un soulier plus petit et qui semblait de satin blanc. Le grand soulier était emmanché au bout d'une jambe maigre, et le soulier blanc attenait à un fort gros mollet. La jambe maigre s'entortillait au gros mollet comme un lierre mince et vorace s'enroule autour de la verrue d'un orme et l'étouffe en lui pompant les sucs nourriciers. Le tout faisait, si vous voulez, une sorte de balancier de pendule, en style de colonne torse, posé horizontalement et oscillant d'une manière franchement hostile aux lois de la pesanteur.

Rien n'est plus parfait que n'était la joie du bon curé lorsque Jacquette disait qu'elle voyait un pied noir et un pied blanc. Il en toussait, il se pliait en deux la bedaine, il communiquait sa gaieté à la gouvernante, qui, penchée sur le corps de Jacquette, la main étalée à l'échancrure du corsage, interrogeait elle-même:

«—Et après, Mademoiselle? que voyez-vous? que voyez-vous? Qui donc aura laissé un pied noir et un pied blanc dans la salle d'étude, avec des friandises?… Après? après?»

«—Après… dit Jacquette; oh! ce n'est pas bien!»

Elle se releva d'elle-même et s'en alla dans un coin de l'oratoire en faisant la moue comme s'il lui était arrivé quelque chose de désagréable.

Mlle de Quinsonas fut sur le point de s'allonger pour mettre l'œil à la chatière. M. l'abbé Pucelle, très ingambe encore malgré son âge, ne le souffrit pas.

«—Permettez, Mademoiselle, dit-il; permettez!»

En un instant, voilà M. le curé à quatre pattes, fermant un œil, ouvrant l'autre à la chatière, se souvenant d'avoir été gamin. Sa vue est bonne; il distingue à merveille, mais il ne peut en croire ses sens; il faut qu'il soit bien troublé pour qu'une telle expression lui échappe: «—Bon dieu de bois!» s'écrie-t-il.

Car il voit plus non un pied noir et un pied blanc, mais une épaule de femme grasse, un cou, un sein pareil à de la pâte bien levée, qu'une main éprouve par pressions interrogatives ou bien flatte par petits tapotements amicaux, à l'instar du mitron qui va porter son pain au four.

Il se redresse, retombe aussitôt sur un siège, s'essuie le front du revers de la main; puis il se frictionne vigoureusement les yeux, comme pour en chasser quelque chose d'immonde. L'indignation, la stupeur l'emportent, en sa vieille âme probe, sur la prudence et la diplomatie, et il ne songe plus qu'à la petite catéchumène qui a vu ce que lui-même a vu. Il se précipite vers elle; il l'entoure de ses bras, lui baise le front; il invoque au plus haut du ciel la grâce d'un divin oubli sur cette jeune imagination; il voudrait qu'une source clarifiée jaillît de quelque part afin d'y laver sa petite amie à grande eau; il a tant de chagrin, le digne prêtre, qu'il en pleure, et, à défaut de source miraculeuse, ses grosses larmes, qui coulent peut-être par la permission de Dieu, se répandent sur les cheveux blonds de Jacquette.

Mais, sous cette tempête morale, Jacquette, dont les préoccupations sont bien différentes, dit tout simplement:

«—C'est la belle Zébute que je voudrais bien ravoir!»

Pendant ce temps, Mlle de Quinsonas est sur le gril. C'est qu'elle a la fringale de regarder par la chatière, et qu'elle n'ose; et c'est aussi, toute curiosité mise à part, qu'il faudrait bien qu'elle sût ce que Jacquette a vu dans la salle d'étude, car s'il y a dommage, qui, sinon elle, paiera les pots cassés? Elle attend que M. le curé l'autorise à pénétrer dans cette salle. Mais M. le curé est tout à ses lamentations et à ses exorcismes.

Il se fait tard; l'heure a sonné; et la marquise entre dans l'oratoire avant que l'on ait eu le temps de prendre un parti sur ce qu'il est opportun de lui dire.

Elle trouve la gouvernante défaite; elle voit Jacquette essuyer tranquillement avec son mouchoir les larmes que M. le curé répand, et le curé encore en feu, levant les mains au ciel ou les abaissant pour désigner du doigt, dans la boiserie, le trou dérobé de la chatière.

Ninon interdite ouvre vainement les yeux; elle ne comprend rien. Tout à coup le clapet se soulève comme un couvercle de tabatière, et les deux chandelles jaunes de la belle Zébute illuminent sa frimousse de négrillon. Ninon veut rire, mais le curé l'arrête d'un geste, et dit:

«—Madame, cet animal est l'image du démon qui s'est introduit dans ce saint asile, selon un usage qui lui est familier et que Dieu permet, car ses desseins sont insondables: Satan est votre hôte, Madame la marquise; il rampe et s'agite immodérément de l'autre côté de cette cloison!»

Ninon les croit devenus fous: elle va tout droit à la porte de la salle d'étude, veut l'ouvrir, l'ébranle, mais en vain: un verrou est poussé à l'intérieur; elle court à l'autre porte communiquant à la chambre à coucher: même obstacle.

La voici possédée d'une de ses grandes colères, maintes fois provoquées sous vos yeux par le souci de la bonne éducation de sa fille. En outre, elle n'aime point avoir fait de vains frais de clôture et d'aménagements;—c'est une sensibilité de propriétaire;—disons aussi que, malgré sa personnelle faiblesse vis-à-vis de l'amour, elle commence à ressentir un épais dégoût de ces créatures partout vautrées et qui souillent sa maison. Non, à la fin, cela vous écœure! Or elle se doute bien qu'il s'agit encore de tels déportements.

Elle tente de défoncer la porte à coups de talon, elle crie, elle piétine. On l'a entendue on vient. Voici son mari qui la suit maintenant de près comme il faisait jadis de Mlle de Quinsonas; voici Châteaubedeau; voici Malitourne l'empressé, toujours prêt à se rendre serviable. Il fait bélier de ses reins, heureux de plaire à la marquise. Le verrou a sauté; la porte s'ouvre. Malitourne tombé net sur son séant, demeure aplati comme pelletée de terre.

On l'enjambe; on se rue dans la pièce. Qu'y voit-on? Personne, mais les débris d'une collation. Ah! regardez à la fenêtre! Qu'est cela? Un vol d'outardes? une armoire à chiffons? le panier de la blanchisseuse? Non: une femme qui a sauté par le balcon! On s'y porte. Ciel! un amas de chairs innombrables dans une corbeille de linge et de dentelles, titanesque bouquet jeté des nues à un long pieu fourchu qu'on voit fiché en terre au fond du fossé! C'est Mme de Châteaubedeau, toutes jupes en l'air, qui va rejoindre Chourie par la route aérienne fréquentée des classiques amants. Mais ils sont d'ordinaire plus agiles.

Vous croyez que l'accident va tourner à la confusion de cette grosse dame? Elle l'eût mérité, car, franchement, à l'âge qu'elle a, il sied de garder plus de pudeur. Mais je ne sais si Celui qui a réglé les affaires du monde raisonne comme nous et j'incline à le croire, au contraire, disposé à prendre toujours et aveuglément le parti de l'amour. Du haut de son siège, il n'aperçoit guère le ridicule,—il est possible aussi qu'il le néglige,—et, pour peu qu'il soupçonne qu'un couple a quelque chance de contribuer à cette prolificité des races qui est vraiment tournée chez lui à la manie, il étend sur ce couple sa main du pouce et de l'index, il en rapproche les éléments et, du restant de ses doigts, couvre l'ouvrage, comme vous vous y prenez pour enflammer une allumette contre le vent.

Mme de Châteaubedeau eut la chance, en l'occasion, de se casser la cuisse. Vaste cassure! Les personnes qui regardaient tomber par la fenêtre cette grande quantité de chair nue et qui se félicitaient ou se courrouçaient d'assister à un délit si flagrant, éprouvèrent un bref retour dans leurs sentiments quand ils purent vérifier que ce qu'ils apercevaient de Mme de Châteaubedeau renversait par son poids M. de la Vallée-Chourie, le couvrait tout entier—quoiqu'il fût fort long,—enfin que le tout demeurait au fond du fossé, aussi inerte qu'un pot à fleurs aplati par la chute d'un troisième étage. On ne songea plus qu'à voler au secours. Les deux complices se métamorphosaient en victimes.

Ninon, elle-même, si furieuse, n'écouta que son bon cœur, et elle soigna Mme de Châteaubedeau comme elle avait soigné son fils. Chourie en était quitte pour une côte enfoncée, mais il faisait si mauvaise mine que sa femme lui épargna les invectives multiples amoncelées dans son acide arrière-gorge.

Et M. le curé? direz-vous.—M. le curé ne consentait plus à s'en aller sans avoir administré les deux malheureux qu'il voulait croire punis par la Providence. Ils n'eurent pas besoin de cette sollicitude suprême, et l'accident, qui eût pu avoir les conséquences les plus graves, se termina à la satisfaction de tous.

Cependant Ninon souffrit beaucoup, en son cœur maternel, de ce que Jacquette eût assisté, par la chatière, à la scène de la salle d'étude, et elle se reprochait de ne pas réparer l'outrage fait à des yeux innocents, par un châtiment exemplaire. Une expulsion impitoyable de ceux qui y avaient joué un rôle, telle était vraiment la solution qui s'imposait à son esprit logique.

Elle ressentait un grand chagrin, mais elle s'avouait qu'elle en aurait un plus grand encore à se priver de presser contre sa poitrine les gros muscles de Châteaubedeau. Et la pauvre marquise en devenait toute ténébreuse, car ces contradictions créent, pour une femme, une vilaine situation. Elle se maudissait, mais courait à son plaisir avec un entrain plus farouche.

Elle adopta donc la mesure de réparation que lui proposait M. le curé.

Cela consistait en une retraite de neuf jours, prêchée spécialement pour Jacquette, mais à laquelle le bon prêtre exhortait Mme la marquise à assister, car elle était aux yeux de Dieu, disait-il, responsable de la souillure infligée à l'âme de sa fille par l'incontinence de ses hôtes. Pour donner à la chose plus de solennité et lui faire porter plus de fruit, M. l'abbé Pucelle était décidé à confier la parole à un saint moine de l'abbaye de Ligugé, en Poitou, qui, par hasard, se trouvait à Saumur et qu'il comptait au nombre de ses amis.

On vit un noir bénédictin aux yeux de braise ardente. Son froc était râpé, ses poignets crasseux, ses pieds crottés; à sa taille était noué un cuir gras dont les bouts superflus ballaient devant les jambes, en lanières menaçantes. Un poil nombreux lui sortait des oreilles, et sa figure osseuse et blême était sillonnée de rides profondes imitant le dessin des fleuves et des canaux sur une carte de Hollande. Il n'avait point de dents: quand il fermait la bouche, de molles membranes tendues des narines au menton, se plissant à mille plis, se réduisaient en une boulette de papier froissé qu'il avalait d'une seule gorgée et restituait presque aussitôt, fidèlement. Quand il ouvrait la bouche, le défaut d'articulation donnait à sa parole caverneuse un air lointain, parent des vagissements d'outre-tombe, tel qu'on imagine la voix des spectres; et la moindre chose qu'il disait produisait une grande épouvante.

Il parla dans le petit oratoire, en présence de ces demoiselles, de la marquise et de M. le curé. Ni Pomme d'Api ni la belle Zébute n'avaient été admises. Jacquette en voulait beaucoup au capucin d'être cause qu'on la privait de sa compagnie ordinaire; elle se vengeait en se moquant du vieil édenté et en pouffant de rire derrière l'écran de ses mains jointes, toutes les fois que le bonhomme mâchait la moitié de sa figure, entre son menton et son nez.

Dès la première conférence, Ninon fondit en larmes, se priva de dîner et eut la force de fermer la porte de sa chambre à Châteaubedeau. Elle le recevait encore jusque-là, car elle n'avait pas été en peine d'opposer aux desseins amoureux de son mari des fins de non-recevoir irréfutables, et le brave homme retournait dormir chaque soir le nez sur sa table de nuit, comme par le passé. Mais il ne pouvait maîtriser le regain d'amour qu'il éprouvait pour sa femme, et il la poursuivait d'agaceries tout le long du jour, ouvrant ses grandes mains comme du temps que la gouvernante vivait en liberté, et tirant le bout de son nez comme un gland de sonnette.

Le terrible capucin, loin de s'apaiser, le lendemain, foudroya la débauche et les plaisirs illégitimes. Il ne faisait pas énormément de bruit, mais le souffle de sa voix semblait venir du ciel même, par une petite fissure, et ce chuchotement divin, dans l'ombre de l'oratoire, pour les âmes de bonne volonté, était plus bruyant que le tonnerre.

Jacquette, pour qui l'on se donnait tant de peine, à vrai dire n'en profitait guère. Les béatitudes célestes et les tourments de l'enfer étaient sans prise sur son esprit positif et pur. Elle en faisait le récit fidèle à Pomme d'Api avant de s'endormir, mais de la même façon qu'elle lui eût répété un conte de fées ou une légende de Marie Coquelière. Elle rangeait cela dans sa tête parmi les «choses qu'on dit». Et cela prenait place à côté des «choses qu'on fait» et des «choses qu'on voit», sur une ligne bien droite et bien unie. Des unes comme des autres elle ne tirait ni motif d'édification ni matière à s'indigner. Elle avait une âme docile et courageuse, qui acceptait le monde tel qu'il est.

Mlle de Quinsonas était à l'épreuve de l'éloquence sacrée, ayant entendu d'illustres prédicateurs à la cathédrale d'Angers, alors qu'elle habitait la petite ruelle. Mais il n'en était pas de même de Ninon, qui, hormis les remontrances de Mme de Matefelon, n'avait jamais été atteinte par une parole émouvante. Elle se crut une grande coupable ayant mérité une éternité de supplices affreux, tant par son inconduite particulière que pour avoir favorisé dans sa maison les débordements de la luxure. Elle voulait couvrir sa fine peau d'un cilice; elle inaugura ce régime par de gros torchons rugueux, qu'elle ne put d'ailleurs supporter. Elle jeûna, passa des heures en prières, s'abîma les genoux. Enfin, comme la retraite touchait à sa fin, elle se jeta aux pieds du capucin et lui dit de disposer de sa vie selon la volonté de Dieu: elle était toute préparée, s'il le fallait, à se retirer dans le désert.

Le capucin lui dit que Dieu était touché d'un si beau repentir, mais qu'il se contentait à moins de frais. Il ne l'appelait point au désert, il ne lui demandait point de mortifications surhumaines, mais bien de vivre dignement et de remplir avec ponctualité ses devoirs d'épouse et ceux de mère.

Ninon respira et s'estima bien heureuse d'être quitte à si bon compte. Une grande paix descendit dans son âme quand le moine la bénit, et elle souriait doucement et remerciait Dieu, car il lui semblait maintenant qu'elle ferait son salut très sûrement et avec une grande facilité.

Ninon était demeurée assez longtemps avec le capucin dans l'oratoire, après la dernière instruction. Les auditeurs s'étaient retirés, M. l'abbé Pucelle le dernier, tout rayonnant de l'issue inespérée de cette retraite; car par la purification de Ninon, il estimait que les dernières traces du scandale étaient effacées. Le moine laissa lui-même Ninon abîmée sur son prie-Dieu, et il quitta l'oratoire, satisfait de son œuvre.

Pendant ce temps-là, le marquis cherchait sa femme, car il la désirait sans cesse plus violemment, et, quant à lui, il envoyait «aux cinq cents diables ces tonnerre de d… de capucins», qui, à son sens, n'étaient bons qu'à détourner les femmes de l'amour.

Il vint donc rôder autour de l'oratoire et gratta à la porte, selon la coutume que vous lui connaissez quand il veut entrer chez sa femme. Ninon prêta l'oreille et reconnut son mari. Elle fit le signe de la croix, alla vers l'époux que le ciel lui avait départi et lui ouvrit les bras en lui disant:

«—Mon ami, je suis votre servante; faites de moi ce qu'il vous plaira.»

Foulques, qui était loin de s'attendre à de si agréables paroles, demeura un tantinet stupide mais il accueillit galamment sa femme, et en peu de temps, tandis qu'il la baisait dans le cou, il résolut de parachever l'aubaine. Il enveloppait Ninon dans ses grands membres et la pressait comme une belle vendange. Elle avait clos les yeux et elle balbutiait: «Pas ici!… Non… non… pas ici!… je vous en prie!» Il la souleva à trois pieds du sol, quoiqu'elle fût lourde de chair, et, ayant franchi l'antichambre avec la rapidité d'un courant d'air, il la jeta sur le premier lit qu'il entrevoyait dans la pénombre du soir.

Ninon continuait de crier: «Pas ici! Pas ici!» Mais le marquis guignait ce moment-là depuis trop longtemps pour être en état de discerner un lieu de l'autre; la pièce semblait solitaire; et d'ailleurs il soufflait fort par ses narines, faisait grand bruit, n'entendait rien.

Et Jacquette, qui était en train de réciter à Pomme d'Api le dernier sermon du capucin, baissa la voix pour ne pas gêner son papa et sa maman. Mais elle ne s'interrompit pas, afin d'éviter que Pomme d'Api lui demandât pourquoi elle s'interrompait. Non qu'elle fût le moins du monde troublée par ce qu'elle eût dû répondre à sa fille, mais enfin elle aimait autant n'avoir pas à en parler.

Cependant elle se leva, mit Pomme d'Api dans son tablier, et gagna la porte à pas de loup, lorsqu'elle eut fini de répéter le sermon du capucin, parce qu'elle jugea, dans sa petite cervelle, qu'il était plus convenable de s'en aller. Elle mit contre la porte un tabouret pour atteindre le verrou que son papa avait eu soin de pousser; mais, en se haussant sur son tabouret, elle le fit chavirer, et elle tomba avec Pomme d'Api.

La marquise sa mère se leva d'un bond, comprit ce qui était arrivé, et un mot très juste sortit du fond de sa nature, mot vraiment justifié par le machiavélisme qui préside parfois à l'enchaînement des événements de ce monde:

—«Ah! zut, alors!…»

Et elle retomba sur le dos, jetant à la fois ses deux jambes en l'air, ce qui signifiait bien clairement: «Que le diable m'emporte si je me casse la tête désormais pour garantir l'innocence d'une jeune fille!»

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