La leçon d'amour dans un parc
XII
Vous vous souvenez que Mme de Matefelon avait vu d'un très mauvais œil la statuette de l'Amour, autour de laquelle ces dames allaient se baigner en été. Ses appréhensions vis-à-vis du petit dieu impudique augmentèrent, cela va sans dire, lorsque Jacquette fut en état de courir dans le parc. Elle avait pris un assez grand ascendant sur Ninon, qui ne demandait qu'à recevoir de bons conseils, et elle essaya d'en user pour faire abattre cette innocente figure. Mais Ninon s'y refusa toujours. Elle se piquait d'avoir hérité de M. Lemeunier de Fontevrault le respect des beaux ouvrages d'art,—quoique, entre nous, elle n'y entendît goutte,—et elle gardait aussi, dans un coin secret de sa jolie tête, le souvenir de cette heure d'automne, heure de bien-être et d'ennui mêlés, où elle avait éprouvé une si vive tentation d'approcher du Cupidon pubère.
«—Que l'on fasse enclore l'endroit!» insistait Mme de Matefelon. «—Allons donc! avait répliqué le baron de Chemillé qui se trouvait toujours là au moment voulu, c'est une solution disgracieuse.» Et il fournit l'idée qui séduisit la marquise, tout en obtenant l'approbation de Mme de Matefelon: établir autour du bassin un labyrinthe, tel qu'il était de mode d'en avoir dans les anciens jardins français.
Un maître jardinier de Chinon apporta des dessins à choisir; on adopta le plus compliqué, et le petit bois inextricable fut planté le prochain hiver.
On respecta le bouquet d'arbres de haute futaie environnant la colonnade, mais pour l'atteindre il fallait connaître le secret du labyrinthe, sous peine de se perdre une demi-journée dans un dédale d'allées et de contre-allées sans issue. Le système de clôture fut efficace: Ninon s'amusa une fois ou deux à triompher de la difficulté, et elle ne retourna plus jamais au bassin.
Mme de Matefelon prit un jour à part la gouvernante et lui confia ses angoisses. Elle lui dit, avec mille circonlocutions, l'élément de scandale enfermé dans ces bosquets d'aspect innocent, et ajouta qu'elle tremblait que sa filleule ne s'aventurât par hasard dans la tortueuse allée et ne tombât sur la statue «narguant le ciel d'un geste obscène qu'une femme ne saurait imiter», telles étaient ses expressions.
Cela fait, elle lui proposa, en qualité d'alliée, une campagne non dépourvue de hardiesse. Il s'agissait de briser ce geste sans endommager autant que possible l'œuvre d'art, rendue par cette opération aussi inoffensive à contempler qu'un saint Sébastien, par exemple, bien que les formes de ces jeunes gens, tout martyrs qu'ils sont, s'approchassent beaucoup trop, à son gré, de la nature.
A l'heure convenue, la marraine de Jacquette et Mlle de Quinsonas partirent pour leur croisade, munies d'un marteau, arme offensive, et d'un filet à papillons pouvant servir à donner le change sur leurs intentions, si elles étaient rencontrées, destiné en réalité à recueillir les «pièces» à l'instant de leur chute, afin qu'elles ne s'égarassent point dans le bassin pour en être exhumées quelque jour à la faveur d'un curage, ou pour blesser le pied d'une des jeunes femmes, si par hasard la fantaisie les prenait de revenir se baigner ici.
C'était le matin, de bonne heure; elles mouillaient leurs chaussures dans la rosée en trottinant par l'allée des fontaines, comme des dames qui vont à la messe. Mme de Matefelon étant sèche de nature, ayant de grands pieds et une forte idée morale, allait plus vite; Mlle de Quinsonas, malgré sa taille mince, avait du poids, vous le savez bien, et elle était partagée entre l'appréhension des risques de l'escapade, et le désir de voir et toucher de près l'objet qui méritait une entreprise si romanesque.
Pour gagner l'entrée du labyrinthe, on tournait à droite, au lieu de descendre l'escalier des bas jardins, et l'on s'engageait aussitôt sous une charmille taillée en voûte, qui vous menait fort loin; après quoi on pénétrait dans un bois de chênes où la direction était repérée au moyen de petites lunes peintes en blanc sur les troncs, presque un chemin de Petit Poucet; là commençaient insensiblement les fourrés d'ormes, d'abord clairsemés et libres, puis épais et taillés, enfin s'entr'ouvrant en une allée bien dessinée, qui bientôt se dédoublait, se mêlait, se nouait en mystérieux enchevêtrements.
Mlle de Quinsonas proposa de s'asseoir, aussitôt arrivée sous le bois de chênes; elle portait la main à son cœur, ouvrait la bouche plus qu'à l'ordinaire et soufflait de tous ses poumons. On dut marcher encore pour gagner un banc aussi éclatant de blancheur que les petites lunes, et que l'on voyait de loin. Un merle s'enfuit à leur approche, et un lapereau leur partit dans les jambes, ce qui fit rire la gouvernante, à cause de ce bout de queue blanche qui sautillait en s'éloignant comme un morceau de papier que le vent emporte. Mais Mme de Matefelon, qui ne perdait pas son sujet, parla de cette sorte de malignité d'esprit, propre aux artistes, et qui semble les pousser tous à violenter la morale dans leurs peintures et dans leurs écrits, à tel point qu'il est peu d'hommes ayant accompli ce que l'on nomme un chef-d'œuvre, qui ne porte, en sa vie et en ses travaux, la marque de cette possession démoniaque.
A ce propos, Mlle de Quinsonas dit qu'elle avait vu de bien mauvaises images chez son oncle Mgr de Trélazé, l'auteur du Manuel. Et comme elle était peu familiarisée par son éducation première avec le langage travesti des libertins, elle décrivait ce qu'elle avait vu dans les cartons de l'évêché, en termes crus à vous faire dresser les cheveux. La vieille dame ne savait où s'en mettre, et elle crut devoir prendre la défense de ces messieurs ecclésiastiques, qui parfois préfèrent souiller leur propre appartement d'immondices, plutôt que de les laisser dans la rue, exposés à corrompre des yeux innocents.
Mlle de Quinsonas faisait tourner entre ses doigts le long bambou du filet à papillons, et le manchon de gaze verte attrapait au-dessus de son front, en guise d'insectes, quelques essaims de ces «esprits de malignité» qui voltigent autour de nous dans l'air matinal et aussi dans bien des occasions, principalement quand on parle d'eux. Elle ouvrait ses belles lèvres humides, et son regard rejoignait quelque rêve de la nuit, interrompu par la croisade.
Mme de Matefelon fit observer que le soleil s'élevait, et l'on reprit son chemin. Aussitôt engagés dans le labyrinthe, on apercevait la statuette par des fenêtres machiavéliques, ménagées dans l'épaisseur des arbustes, et l'on croyait volontiers qu'il eût suffi d'étendre le bras dans ces lunettes pour toucher le dos du petit Amour. Remarquez que ceux qui n'arrivaient point à gagner le bassin n'apercevaient jamais l'Amour que de dos. En vérité, ce travail avait été très bien fait. Et, à tout touche, on rencontrait des bancs vous invitant au repos, et destinés à vous faire gaspiller le temps. Ces dames regrettèrent bien d'avoir été en chercher un si loin, dans le bois de chênes. Vous devinez qu'elles avaient donné du premier coup dans le piège, le banc du bois de chênes n'étant fait que pour vous éloigner du labyrinthe. A combien d'autres pièges ne se fussent-elles pas heurtées, si un incident surprenant, qui faillit avoir des conséquences plus fâcheuses encore, ne se fût produit sous leurs pas incertains.
Elles marchaient depuis une bonne demi-heure dans le labyrinthe, tantôt chantant victoire parce qu'elles approchaient du Cupidon jusqu'à presque le toucher avec le bambou, mais rejetées par derrière par trois pas de plus en avant, lorsque, enfonçant la tête dans l'une des fenêtres de verdure comme on le ferait dans l'âme d'un canon, la gouvernante observa que la statuette se voilait par intermittence sous quelque chose de roux qui passait. Mme de Matefelon mit cela sur le compte de troubles de la vue et dit que de telles illusions se produisent fréquemment lorsqu'on s'est levé très matin. Cependant, ayant regardé à son tour, elle fut témoin du même phénomène. Mlle de Quinsonas hasarda l'œil de nouveau et poussa un cri. Le «quelque chose de roux» était une tignasse humaine. Cette tignasse humaine grossissait à chaque apparition nouvelle. Au bruit, elle s'arrêta, se fixa au bord de la lunette, comme ces bustes qu'on pose au milieu d'un cartouche, et un seul de ses yeux regardait. Mme de Matefelon, l'ayant vue, s'écria: «C'est le diable!» et tomba. Mlle de Quinsonas était déjà affaissée sur le banc voisin.
La tignasse humaine, c'était Cornebille.
Que venait faire Cornebille, à cette heure, en plein cœur d'un parc où la marquise lui avait interdit de jamais reposer le pied? pis que cela, sur le lieu même où sa présence malencontreuse lui avait valu ce malheur? Puisque tout s'explique, nous saurons ceci tôt ou tard. Toujours est-il que la figure qu'il présentait n'était pas pour faire bien augurer de ses intentions. Son aspect était misérable, ses vêtements troués, ses pieds nus, sa tête hirsute, son visage décharné, ses yeux, déjà disgracieux par leur défaut naturel, dévorés d'un terrible feu.
Non, jamais on n'eût cru qu'un tel monstre se fût penché avec des gestes de bonté vers deux femmes en défaillance. Il le fit cependant, au lieu de profiter de cette circonstance pour se sauver à toutes jambes, ce qui, il me semble, fût rapidement venu à l'esprit d'un malfaiteur. Cornebille donc les secourut, en commençant toutefois par la plus jeune. Il leur tapa dans le dos et leur frotta les tempes d'une main qui eût fait feu à frotter du bois, et, tout en se livrant à cette besogne charitable, il les rassurait de la voix, il les implorait plutôt, demandant à ces demi-mortes de ne point trahir son secret.
Mme de Matefelon, qui l'avait connu autrefois, remit assez bien ses traits, dès qu'elle put ouvrir l'œil, et elle l'appela par son nom pour l'adoucir; mais c'était lui qui était à ses genoux. Cette attitude rassura pleinement la gouvernante. Toutes deux demandèrent à l'homme:
«—Mais enfin, qu'y a-t-il? Nous expliquerez-vous?»
Cornebille n'expliquait rien et continuait à implorer de ces dames qu'elles gardassent le secret.
«—Mais que faites-vous là?» répétaient-elles.
Il les pria alors de le suivre et les mena promptement, et sans hésiter sur le choix des allées, jusqu'au bassin. Elles virent que le labyrinthe lui était familier et furent en même temps très étonnées de trouver en si bon état un endroit à peu près abandonné, et depuis si longtemps, par la marquise. Le marbre du Cupidon était pur et luisant comme au premier jour; pas une feuille ne tachait le miroir de l'eau, pas un brin d'herbe le tapis de sable, pas un défaut le tapis de gazon. Tout cela, sans doute, eût été beaucoup plus beau livré aux seuls soins de la nature; mais Mme de Matefelon était fort sensible à cette propreté, et elle la faisait remarquer à Mlle de Quinsonas, qui ne l'eût peut-être point vue, occupée qu'elle était de découvrir enfin l'autre face du jeune Amour.
La vieille dame tira de sa poche le petit marteau et, sans plus admirer la circonstance providentielle qui venait de la conduire comme par la main jusqu'en ce lieu difficile, elle se mit en devoir d'accomplir sa mission. Elle dit à Cornebille:
«—Écoutez un peu, mon bonhomme. Vous ne voulez pas que je révèle votre présence dans le parc; c'est très bien: quoique je ne comprenne absolument rien à l'intérêt qui vous pousse à entretenir cet endroit aussi net qu'une armoire à linge. Mais enfin, je n'entre pas dans ce mystère. Je me tairai donc, à condition que vous me rendiez le petit service d'atteindre le piédestal de la statuette, selon le moyen que vous possédez, puisqu'elle est si bien époussetée. Je vous confierai cet outil et guiderai moi-même votre travail.»
Cornebille, qui n'était pas une bête, comprit ce qu'on exigeait de lui. Il demanda s'il s'agissait là d'un ordre de la marquise. Mme de Matefelon ne voulant pas mentir, surtout en présence de la gouvernante, répondit que non. Alors Cornebille dit qu'il ne ferait rien et qu'il préférait que l'on trahît son secret. Il se redressa en prononçant ces mots, et sa physionomie, d'ordinaire si déplaisante, s'ornait, ma foi, d'une certaine beauté, tant il était ferme et respectueux dans toute son attitude. Mme de Matefelon lui mit dans la main un écu de six livres. Il demanda si c'était Mme la marquise qui lui faisait remettre cet argent, pour prix des services rendus nuitamment à l'endroit préféré de Mme la marquise. On lui répondit encore non. Il se frappa la poitrine et dit que c'était son plaisir de servir Mme la marquise, du ton d'un mousquetaire qui va mourir pour le roi. Les deux femmes le prirent pour un hâbleur, mais n'obtinrent rien de lui, sinon qu'il s'en allât.
Une fois seules, elles se regardèrent, ou, pour être plus exact, Mme de Matefelon regarda Mlle de Quinsonas qui ne perdait guère de vue le but précis de la croisade.
La marraine de Jacquette considérait les ravages que la statuette eût pu produire sur l'âme de sa filleule, puisque l'effet en était si grand sur une personne déjà mûre et de vertu éprouvée. Elle en fut fortifiée dans son dessein et conçut par là même le moyen de le réaliser.
Elle toucha l'épaule de la gouvernante et lui dit qu'il fallait passer cette eau et faire à elles deux l'ouvrage.
«—Veuillez retirer vos habits, dit-elle; pendant ce temps je me détournerai et prierai Dieu qu'il bénisse notre entreprise.»
Nous imiterons la discrétion de la vieille dame, bien que plusieurs puissent regretter à bon droit de ne pas faire plus ample connaissance avec Mlle de Quinsonas. Je n'ajouterai pas un mot parce que le tableau que je découvrirais en ce moment ferait un hors-d'œuvre au cours de mon récit.
Quand Mlle de Quinsonas eut atteint le socle, elle en gravit les degrés sous-marins, puis sortit de l'eau en se cramponnant à l'Amour. Elle attrapa adroitement le marteau, quoique bien émue, à plusieurs titres, car elle avait aussi grand peur de perdre sa place si jamais Ninon apprenait ce qu'elle s'apprêtait à faire. Elle poussa un gros soupir et chercha la position la plus favorable. Mais voilà que, lorsqu'elle l'eut trouvée, elle n'osait pas porter sa main sur l'objet. Mme de Matefelon l'excitait du rivage et tendait à bout de bras le filet.
«—Courage, Mademoiselle Dieu vous voit!» lui cria-t-elle.
Parole malheureuse! car Mlle de Quinsonas, qui était pieuse et pudique, fut gênée; sa figure, comme celle des petites filles, prenait une expression chagrine; peu s'en fallut qu'elle ne se mouillât de larmes.
Enfin, saisissant à pincée le relief, elle l'abattit d'un coup sec, comme fait un maître d'hôtel d'une pièce montée de nougat. Un second coup suffit à l'achèvement de l'œuvre. Les tristes débris creusèrent la gaze du filet en un longue pointe que retira vivement Mme de Matefelon.
Mais l'Amour, tout meurtri qu'il était, en regardant la blanche petite plaie de son ventre, souriait, soit du néant d'un endroit naguère si riche de fruits, soit du néant de l'ouvrage de ces femmes.