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La leçon d'amour dans un parc

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XV

BON! VOILÀ CHÂTEAUBEDEAU QUI RECOMMENCE DE PLUS BELLE! LE PRISONNIER SANGLANT. NINON DANS LA TOUR ET DANS LA CELLULE. L'OPINION. NOUVEAU ZÈLE INTEMPESTIF DE MADAME DE MATEFELON. LA CHAPELLE, LES CLOCHES. ARRIVÉE DU MARQUIS. LE MARQUIS MONTE À LA TOUR. HORRIBLE ÉVÉNEMENT ACCOMPLI DANS LA PHARMACIE.

Ninon était encore toute chaude de cette aventure quand elle s'entendit héler à grands cris, et elle vit de loin des gens qui descendaient l'allée des fontaines en courant. Elle apprit d'eux que Châteaubedeau était en proie à une sorte d'attaque de folie dans la tour.

Vers les cinq heures, après un grand calme, il avait recommencé le charivari de la matinée. Fleury, toujours dévoué, était remonté là-haut et avait vu par le judas que le prisonnier maniait un grand couteau pointu pareil à celui qu'il lui avait retiré précédemment. Il s'était taillé dans la figure une longue balafre qui prenait à un pouce de l'oreille droite, dévalait jusque sous le menton et laissait couler le sang en gouttière sur les dentelles du jabot. Fleury avait tenté d'ouvrir; mais Châteaubedeau, on ne savait comment, s'était barricadé à l'intérieur et annonçait à haute voix son intention de terminer ses jours. Tout le monde était à la tour, vis-à-vis de la porte inébranlable, et Mme de Châteaubedeau, remontée une fois encore, emplissait l'escalier de ses cris et n'attendait plus, des personnes assez hardies pour risquer un œil au judas, que la funèbre nouvelle. Or on n'osait même pas regarder, parce qu'à chaque fois qu'il apercevait quelqu'un, Châteaubedeau se faisait une entaille. Thérèse, qui avait vu cela, gisait sur les marches, et plusieurs femmes qui l'avaient vue tomber ne valaient pas mieux qu'elle.

Ninon monta le plus vite qu'elle put, enjamba tous ces corps, prit le temps de souffler et prononça d'une manière très intelligible:

«—Monsieur de Châteaubedeau, reconnaissez-vous ma voix?»

Châteaubedeau répondit de l'intérieur:

«—Oui, madame.»

«—Eh bien, monsieur, reprit-elle, foi de la marquise de Chamarante, je jure de vous passer vos caprices, pour peu que vous consentiez à m'ouvrir la porte.»

Châteaubedeau, qui ne faisait rien, même en se tailladant la figure, que par amour-propre, fut flatté, et il ouvrit.

Ainsi qu'il arrive de beaucoup de paroles historiques, il est bien difficile de savoir si Ninon, en se liant par ce serment, y attacha le sens que personne n'hésita à entendre. Que dit-elle, en somme? La première parole qui vient à l'esprit d'une maman réduite à composer avec un enfant rebelle. Je me refuse à croire à des résolutions tragiques de sa part. C'était une si pauvre petite tête que celle de Ninon! Ajoutez qu'elle devait avoir peine à contenir les émotions diverses accumulées depuis le matin.

Toujours est-il que, peu après, on vit Ninon passer le bras par la porte entre-bâillée et sa main s'agita en manière de balai, signifiant: «Allez-vous-en, et tout ira bien.»

On releva les malades; on les descendit; l'escalier se vida et le calme se rétablit dans la tour. On eût dit qu'il n'y avait plus là-haut que les pigeons, dont les petites pattes onglées grattaient les ardoises, et qui imitaient avec leur arrière-gorge le bougonnement des cultivateurs risquant le nez dehors après l'orage.

Cependant vous vous imaginez peut-être, avec tous les gens du château, que les plus folles orgies s'accomplissent en haut de cette tour: Châteaubedeau, incarcéré pour avoir tenté de violer la marquise dans la matinée, reçoit en ses bras la même marquise, rendue, corps et biens, avant le coucher du soleil. Détrompez-vous! Châteaubedeau s'était si bien arrangé la figure qu'il ressemblait à un homme sauvage tout croisillonné des tatouages les plus terrifiants. Ninon ne l'eut pas plus tôt vu s'approcher d'elle qu'elle s'affaissa sur le grabat, sans mouvement. Et celui qui devait la mettre à mal lui tapa dans le creux des mains pendant un petit quart d'heure, exercice qui calma sa propre exaltation. Quand elle reprit possession de ses sens, le jour était déjà bien bas, de sorte qu'elle n'eut pas à subir l'horrible spectacle. Elle se hâta seulement d'entraîner Châteaubedeau, par le plus court, à la pharmacie, et là le pansa de ses mains et l'embobelina de linges. Il avait l'aspect de ces paquets qu'on voit traîner dans les coins, les jours de lessive.

Eh bien! le croirez-vous? ce fut sous cet appareil que Châteaubedeau consomma son forfait. Mais, avant d'exposer à vos yeux une telle extrémité, il faut vous informer de ce qui se passait en bas, chez nos gens.

Tous les témoins de la scène de l'escalier s'étaient sentis soulagés d'un grand poids, lorsque Ninon les avait rassurés en agitant son bras par la porte de la cellule. La prompte détermination de la marquise, et son succès, les sauvait de voir un garçon se suicider sous leurs yeux, ce qui n'était pas un mince avantage, et personne ne songea à en trouver tout d'abord le prix trop élevé, dût ce prix être le sacrifice de l'honneur de Ninon. Chacun, d'ailleurs, regagnait ses affaires, et le reste des événements se fût accompli sans bruit, très probablement, si Mme de Matefelon, de qui les intentions étaient pourtant excellentes, n'y eût mis la main.

Je suis porté à croire qu'il n'y a pas de plus grands perturbateurs de la paix publique que les personnes pourvues d'une conscience morale, pour peu que leur esprit soit, malgré cela, demeuré médiocre. Mme de Matefelon arrêta tout son monde au bas de la tour, et le conduisit à la chapelle, afin d'attirer par ses prières le pardon de Dieu sur madame la marquise, en «raison de l'héroïsme dont sa faute s'était, pour ainsi dire, embellie»; et elle chargea Fleury de faire tinter la cloche comme les jours où M. l'abbé Pucelle venait officier au château. Elle récita le chapelet à haute voix et en donnant beaucoup de chaleur à son accent.

Le marquis Foulques arriva de la chasse avec Chourie tandis que les prières duraient encore. Il entendit tinter la cloche, et ne trouva ni Fleury ni un garçon d'écurie à qui remettre les chevaux. Il en confia donc la garde à son compagnon et monta à la chapelle afin de savoir ce qu'il y avait.

Une grande obscurité comblait la nef; un pauvre lumignon brillotait seulement dans le chœur, et quand les gens répondaient tout d'une voix à Mme de Matefelon, on eût juré qu'ils étaient pour le moins une centaine.

Foulques pinça par le bras la première forme agenouillée qu'il heurta et l'interrogea sans songer à contrefaire sa voix. C'était une pauvre fille de basse-cour, qui reconnut parfaitement son maître, fut terrorisée et ne sut dire que:

«—Monsieur le marquis!… Monsieur le marquis!…»

Le bruit que le marquis était là se répandit aussitôt, et Foulques avait beau demander: «Mais, qu'est-ce que vous avez, tas de jean-f…?» personne n'osait lui avouer le sujet des présentes prières. Malitourne crut de son devoir de faire quelque chose; il se leva, prit le marquis par le bras et lui souffla:

«—Sortons, je vous dirai.»

L'assistance tremblait et répondait tout de travers. Mme de Matefelon s'inquiéta à son tour, et, voyant s'agiter Malitourne, elle n'hésita pas à penser que le maladroit était sur le point de commettre une sottise.

Elle s'élance, renverse Jacquette qui récitait elle aussi son Ave, d'une petite voix pointue, la relève, l'embrasse et trouve le temps de lui glisser à l'oreille:

«—Ma chère enfant, quoi qu'il arrive, tu ne dois pas mépriser ta mère.»

Quand elle atteignit le seuil de la chapelle, le marquis était informé. Il tirait son grand nez et disait simplement:

«—Bougre de bougre de bougre!»

Mme de Matefelon lui dit

«—Soyez miséricordieux!»

Il demanda:

«—Où ça se passe-t-il?»

On le lui apprit. Tout le monde sortait de la chapelle. On le vit s'acheminer vers la tour du Nord.

Il était dans une vive colère en gravissant les premières marches; le sang lui injectait le visage, et ses deux globes oculaires semblaient repoussés au dehors par l'indignation. Il ne savait à qui en vouloir davantage, à sa femme ou à ce bandit de gamin. Il éprouvait surtout le besoin de cogner quelqu'un; il eût aussi bien abîmé le premier venu.

A la vérité, ses idées, étaient brouillées. Puis il fut incommodé par les ténèbres de la tour. Il se traitait d'imbécile pour ne pas avoir songé à se munir d'un flambeau. Petit à petit, il commença à souffler, car il avait beaucoup couru à la chasse; et l'escalier, on le sait, était souillé d'excréments d'animaux. Il ne serait pas exagéré d'affirmer qu'à un moment il ne désirait plus rien au monde que de tenir un bougeoir à la main.

En vain il essayait de se représenter mentalement la scène qu'il se donnait tant de mal à aller interrompre; en vain s'enfonçait-il plus avant qu'à l'ordinaire dans sa conscience afin de juger avec discernement l'acte qu'il se disposait à châtier. Il détestait absolument les problèmes psychologiques. Par-dessus tout il aimait la paix.

Il s'arrêta, pour respirer, devant une petite fenêtre où le vent soufflait, et il jugea que le ciel serait favorable ce soir à la pêche aux écrevisses. Depuis qu'il montait, cette idée était la première qui lui sourît.

Si l'on voulait aller ce soir aux écrevisses, il était urgent de commander les poêlettes.

Peut-être n'eût-il pas eu l'audace de redescendre, dans le but de commander les poêlettes, mais une issue s'offrait à lui par où la tour communiquait avec les étages supérieurs du château. C'était par là que Ninon avait pris pour gagner la pharmacie. Il s'y engagea, heureux de poser les pieds l'un devant l'autre sur un sol égal.

Tout à coup, il entendit pleurer et distingua une petite lueur.

Nous avons vu que Ninon avait pansé soigneusement Châteaubedeau. Elle s'était servie pour cela de bandelettes toutes préparées que l'on rencontrait sous la main, dans une boîte spéciale, en entrant à la pharmacie. Mais le malheureux s'était taillé la chair en de si nombreux endroits que la toile se trouva épuisée alors qu'il avait encore tout un avant-bras sanguinolent. Il y avait belle heure que Ninon appelait en vain ses gens. Le trajet était long de là à son appartement. Elle ne savait comment se procurer du linge.

Elle eut l'obligeante idée d'employer celui qu'elle portait sur elle. Elle dit à la chose informe qu'était devenu Châteaubedeau de demeurer tranquillement sur la chaise; elle prit la lumière et s'en alla à l'autre bout de la pièce, derrière un gros buffet. Là, posant le pied sur une chaise, elle retroussa sa robe et son jupon et se mit en devoir d'atteindre le fin linge de corps, sans trop l'endommager, c'est-à-dire en l'écourtant seulement d'une mince bande, tout autour: car elle avait de l'ordre en ses affaires.

Déjà le lin craquait entre ses deux paumes, quand elle se sentit saisie à bras-le-corps d'une manière très vigoureuse. Elle poussa un cri, se retourna et se trouva nez à nez, si on peut le dire, avec une grosse boule blanche comparable aux bonshommes de neige que construisent les enfants l'hiver, d'où sortait l'éclat de deux yeux, mais d'où n'émergeait ni nez ni apparence de lèvres humaines. Elle reconnut bien que c'était son malade, son œuvre même, dont le singulier aspect la faisait plutôt sourire un instant auparavant, mais elle ne fut pas moins effrayée de l'attitude qu'il adoptait et dont elle était à cent lieues d'avoir conçu le moindre soupçon. Ce paquet de Châteaubedeau semblait aussi loin de se douter du ridicule qu'il joignait à l'odieux de son attentat. De son moignon ficelé et de sa main sanglante, il achevait de déchirer le linge de la marquise, mais non par bandes régulières, je vous prie de le croire. Ce fut pendant qu'il travaillait à cet ouvrage, que la cloche de la chapelle tinta. Ces sons insolites à pareille heure, joints à l'effroi et à l'horreur de l'attaque que subissait Ninon, achevèrent de lui soustraire le restant de ses forces, et elle succomba, comme toute autre à sa place eût été forcée de le faire.

Elle en eut aussitôt un grand chagrin, ce qui arrive assez communément aux femmes qui pèchent pour la première fois; mais elle se disait qu'il était vraiment triste de le faire d'une manière aussi disgracieuse, lorsque précisément on y a été si bien disposée en d'autres circonstances, dans la même journée. Et elle se mit à pleurer, de si bon cœur et si abondamment que Châteaubedeau avait presque regret de son audace. Il retourna s'asseoir sur sa chaise, et, de sa main blessée, faute de savoir que faire, il souillait la muraille et les étiquettes des bocaux, par une habitude de mal agir.

C'est à ce moment que le marquis passait dans le corridor. Il ouvrit la porte de la pharmacie, vit d'abord sa femme qui était demeurée derrière le buffet, puis là-bas, le bonhomme de neige assis, du sang, des pleurs. Ce spectacle ressemblait aussi peu que possible à une scène d'adultère. Foulques s'en montra tout de suite satisfait, et, dans le premier moment de plaisir, il demanda à sa femme si elle ne l'accompagnerait pas ce soir aux écrevisses. Elle bégayait à travers ses larmes et tâchait de dire qu'elle pleurait de désespoir parce qu'elle manquait de linge pour achever de panser M. de Châteaubedeau, là-bas.

«—Ah! dit le marquis, c'est là Monsieur de Châteaubedeau!»

Et, quelles que fussent les atrocités qu'on lui eût rapportées du page rebelle, il ne put s'empêcher de rire vis-à-vis de ce qui restait de lui sur la chaise. Il tournait autour, en se demandant par où prendre cette chose pour lui faire entendre ou en tirer parole humaine, et la gaîté l'emportait sur tout autre sentiment. Il alla lui-même chercher du linge et soutint la main pendant que Ninon achevait le pansement.

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