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La leçon d'amour dans un parc

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XIII

LE CHÂTIMENT INFLIGÉ À CHÂTEAUBEDEAU. LA PLUIE DE MOELLONS DE LA TOUR DU NORD. ON ÉPIE LE PRISONNIER PAR LE JUDAS. MALCHANCE DE MADEMOISELLE DE QUINSONAS. ENFIN L'ON DONNE UN EXEMPLE DE LA MANIÈRE DONT FINISSENT SOUVENT LES SCÈNES DE FAMILLE ET LES AUTRES.

Revenons à l'affaire de Châteaubedeau.

Lorsque ce gamin descendit l'escalier du cabinet de toilette, Ninon fut saisie d'un éclat de rire qu'on entendit de fort loin, et Mme de Châteaubedeau, qui couchait dans les environs et avait pour l'heure M. de la Vallée-Chourie sous la main, dépêcha celui-ci aux nouvelles. La mère du coupable fut donc informée promptement et résolut de se montrer très fâchée, quoiqu'elle ne regrettât intimement qu'une chose, à savoir que son fils n'eût pas mené à bien son entreprise, ce dont elle eût été fière.

Pendant ce temps, Thérèse racontait en bas l'événement, à sa façon. Marie Coquelière allait le dire à Fleury, qui pansait les chevaux; Fleury croyait devoir s'en ouvrir au marquis. Foulques donnait un coup de pied au derrière de Fleury pour lui apprendre à parler quand c'était l'heure de partir pour la chasse, pestait contre Chourie toujours en retard et, après un coup d'œil satisfait à son équipage, s'éloignait allègrement du côté des bois de Bourgueil.

Mme de Châteaubedeau se rendit chez la marquise pour lui exprimer ses regrets et son désir de punir son fils sévèrement. Elle avait si peur qu'on ne la priât de retourner à sa terre, qu'elle se hâta d'indiquer elle-même le châtiment le plus pénible à l'amour-propre du jeune homme, et c'était de le traiter comme un enfant, de le mettre au cabinet noir.

L'idée parut plaisante, et l'on choisit pour le lieu de la peine une petite pièce située tout en haut de la vieille tour du Nord, non point tout à fait obscure, il est vrai, mais prenant jour par des meurtrières, d'aspect rébarbatif, et ayant servi de prison pour d'authentiques huguenots.

Ce fut madame sa mère qui le mena là, en le tenant par les poignets, car il eût envoyé promener toute autre personne, et à cette époque c'était une grave affaire que de lever la main contre l'auteur de ses jours. Il faut dire que Mme de Châteaubedeau se repentit d'avoir choisi ce lieu élevé, car elle eut beaucoup de mal à grimper jusqu'au haut de la tour, par un escalier étroit, en colimaçon, et étant obligée, la malheureuse, de marcher à reculons afin de tenir le vaurien qui, s'il respectait sa mère, du moins ne se faisait pas faute de lui donner un véritable cul-de-plomb à traîner.

Tout le domestique mâle suivait pour prêter main-forte, le bon Fleury en tête, portant la main à son endroit meurtri, mais néanmoins goguenard, mal convaincu de la grandeur du crime qu'il contribuait à châtier, et traitant volontiers de «fameux luron» le page qui avait eu le front de tâter la peau de la marquise.

La porte de la geôle était munie d'un judas où tout le monde se haussa pour voir le prisonnier, dès que les gros verrous furent tirés. Châteaubedeau affecta de sifflotter, de chantonner, d'esquisser quelques pas de danse sur le sol inégal de la cellule; puis il se mit à cracher par les meurtrières, le plus loin qu'il put. On avait, comme d'usage, disposé contre la muraille une cruche à eau et un petit siège de bois à trois pieds qui supportait une miche de pain bis; un grabat achevait de donner à ce lieu la figure classique des cachots. Quand on vit qu'il ne se passait rien d'extraordinaire, chacun redescendit et l'on déjeuna tranquillement, malgré l'absence du marquis et de Chourie partis pour la chasse.

On touchait au dessert quand le bon Fleury ayant frappé à la porte, vint prévenir la marquise que le jeune Châteaubedeau faisait un grand vacarme dans sa tour et jetait des moellons par les meurtrières, à donner à croire qu'il avait déchaussé la muraille. Ces pierres tombaient dans la cour des communs; l'une d'elles avait atteint à la tête un petit de Marie Coquelière qui braillait comme un damné dans l'enfer. Ces dames voulurent aussitôt voir le pauvre petit blessé et jouir en même temps du coup d'œil de cette avalanche de moellons vomis par la tour du Nord.

Marie Coquelière tenait entre ses jambes le moutard barbouillé de mûres jusqu'aux yeux, ouvrant une bouche de la largeur d'une chatière et d'où sortaient sans répit des beuglements assourdissants. La mère prévoyante lui appliquait sur la tempe une pièce de deux sols fermement liée avec un mouchoir, dans le but d'empêcher la chair de se soulever en bosse.

L'attrait de ce spectacle ne put tenir contre celui de la cour, où tous les gens du château, abrités de leur mieux, étaient réunis et regardaient comme un prodige céleste la mince fente de muraille d'où s'échappaient, à intervalles presque égaux, des cailloux de la grosseur du poignet, lancés vigoureusement et qui, suivant une trajectoire invariable, frappaient les vitres des écuries, où l'on entendait les chevaux hennir et ruer sans qu'il fût possible de les secourir sous ce feu.

Ninon dit à Fleury de monter chez le prisonnier et de transiger avec lui, au besoin de lui ouvrir la porte; car enfin, à tout prendre, mieux valait un châtiment incomplet que les dégradations de ce forcené. Mme de Châteaubedeau joignait ses lamentations à celles du jeune Coquelière et envisageait avec angoisse la nécessité de hisser de nouveau jusque là-haut ses formes opulentes, si son fils ne s'apaisait point.

Fleury revint, un œil poché, les doigts en sang, un grand couteau pointu à la main. On crut qu'il avait tué le page. Mais il raconta, en soufflant, qu'au contraire il avait arraché à celui-ci le présent couteau, moyennant lequel le «luron» dégradait un pan de muraille récemment restauré en petit appareil, lorsqu'on avait coiffé la tour d'un pignon d'ardoises. Le prisonnier réduit à ses seules mains, on pouvait espérer la paix. Marie Coquelière pansa le pauvre Fleury. Et à mesure que l'on considérait les linges blancs dont s'enveloppaient les deux premières victimes de Châteaubedeau, une sorte de considération naissait dans les esprits pour ce garnement qui, du haut de la tour, mettait tout le château en émoi.

On profita du calme pour aller voir par le judas. Mmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne,—dont je ne parle pas souvent parce que leur conduite privée me déplaît,—furent les premières dans l'escalier; Ninon, la gouvernante, Jacquette, Malitourne, et la grosse belle maman elle-même, à son corps défendant, y allèrent. On gravissait malaisément et une à une les marches étroites, peu éclairées, et les pieds enfonçaient dans la fiente des colombes, ou écrasaient comme des grains de millet les petites crottes desséchées des souris. Soudain l'une des deux belles-sœurs poussait un cri parce qu'elle avait touché un insecte mou qui rampait sur la muraille, l'autre parce qu'elle avait senti un baiser sur le cou, ou bien c'était Mlle de Quinsonas qui geignait parce que M. de Malitourne la pinçait, dans les sombres passages.

Fut-ce le grand benêt qui lui communiqua sa malchance? Voilà-t-il pas qu'après que tout le monde eut mis l'œil au judas et contemplé Châteaubedeau, et tandis que déjà la plupart redescendaient faute d'intérêt, Châteaubedeau s'avise qu'il est épié par la grille traîtresse. Il rougit; il entre en fureur; il cherche un moyen de jouer un tour fameux qui demeure inscrit dans les mémoires. Il ne se frappe pas le front, ne se presse pas les tempes, il n'empoigne pas la cruche à eau. D'un geste rapide, il entr'ouvre sa culotte et dirige un vigoureux et long jet blond, avec adresse, sur l'indiscrète ouverture.

C'était Mlle de Quinsonas qui regardait dans le moment, et d'autant plus attentivement que le geste premier du jeune homme l'avait intriguée, captivée même, on peut le dire, et qu'elle s'était appliqué les deux mains en œillères, sur chaque tempe, afin d'en accaparer tout pour elle.

Jacquette, qui la tenait par un pli de sa robe et l'interrogeait sur le spectacle, fut très surprise de la voir s'écarter du judas si vivement et la figure trempée comme une lessive. Précisément, la gouvernante venait de la prier de la laisser tranquille, le prisonnier ne faisant rien, disait-elle, que tirer de sa poche son étui à chapelet. Le liquide coulait en trois grosses larmes inégales et dorées, le long de la porte du cachot, et Mlle de Quinsonas, au comble du dépit, tamponnait à l'aide de son mouchoir sa gorge abondante, où de minces ruisselets charriaient la poudre.

«—Je sais, dit Jacquette, ce que vous avez pris pour l'étui à chapelet.»

Malitourne se trouva encore assez haut dans l'escalier pour recueillir le propos. Il remonta quelques marches pour en avoir l'explication et la trouva sur la figure humide et décomposée de la pauvre gouvernante. Quatre à quatre il redescend les marches et jette la nouvelle qui dégringole en spirale dans le colimaçon.

Mme de Châteaubedeau ne put s'empêcher de pouffer, malgré son essoufflement et malgré l'outrecuidance de l'action commise par son fils. Les deux belles-sœurs ne se tenaient pas de gaieté. M. de la Vallée-Malitourne croyait avoir enfin, une fois en sa vie, eu la langue heureuse. Mais, quand le propos heurta Mme de Matefelon et la marquise, l'infortuné reprit conscience de son destin.

Ninon, qui, personnellement, n'était rien moins que bégueule, reçut un coup très pénible. Oui, vraiment, il est juste de dire qu'elle souffrit plus que Mme de Matefelon, qui n'était choquée que dans ses principes, tandis que Ninon l'était dans sa pudeur maternelle. Il faudrait être une bien vilaine femme pour ne pas admettre ce sentiment. Ninon fut légère et souvent coupable,—vous n'avez pas fini de vous en apercevoir,—par suite de son défaut d'éducation, mais le fond de sa nature était bon et, presque toujours, son premier mouvement excellent.

Elle entra donc dans une grande colère, et, en dépit du fâcheux état où se trouvait la gouvernante, elle la gourmanda vivement pour n'avoir pas su prévenir une telle inclination d'esprit chez Jacquette, et la somma de lui indiquer où sa fille avait puisé une documentation physique aussi scandaleuse.

Mlle de Quinsonas jura ses grands dieux qu'elle n'enseignait pas à l'enfant un iota qui ne fût contenu dans le Manuel de Mgr de Trélazé; que, d'autre part, elle ordonnait à Jacquette de baisser les yeux en passant devant les tapisseries ou les toiles représentant des figures immodestes, et qu'enfin elle lui faisait vivement prendre une contre-allée dès qu'elle apercevait dans le parc soit un de ces messieurs, soit un homme de peine, rendus pareils par le commun besoin des épanchements naturels, plantés en échalas contre un tronc d'arbre, ou immobiles comme une fontaine.

Mme de Matefelon, qui connaissait le beau dévouement de la gouvernante, voulait venir à son secours et ne savait comment faire. Ninon trépignait, devenait rouge, parlait à tort et à travers, voulait à toute force que l'on répondît à la seule idée qui lui demeurât dans son emportement, à savoir comment sa fille avait eu connaissance de ce que Mlle de Quinsonas prenait pour un étui à chapelet.

Tout à coup Malitourne, inspiré, se frappa le front et dit:

«—La statuette!»

Mme de Matefelon et la gouvernante tremblèrent. Mais la colère de Ninon redoublait, car l'évocation de la statuette lui prouvait qu'elle avait pu elle-même, par sa complaisance pour l'ouvrage de marbre, contribuer à molester l'innocence de sa fille. Ne l'avait-on pas prévenue de ce danger, dès avant la naissance de l'enfant? Plus elle était convaincue de la culpabilité de la statuette, plus elle s'acharnait à démontrer l'innocuité du lointain Cupidon.—«Et le labyrinthe?» disait-elle.—«Beau jeu pour une enfant! Sa nourrice a dû l'y mener tous les jours!» Enfin, chacun chargeait l'Amour de marbre afin d'innocenter la pauvre gouvernante. Un sombre remords se dissimulait maintenant sous la colère de la marquise. Mme de Matefelon s'en aperçut, et comme elle était la conscience même, elle se résolut, afin de tout concilier, à un coup de théâtre.

Elle portait sans cesse sur elle, pour plus de sécurité, les vestiges du marbre mutilé. Elle les tira de sa poche, enveloppés soigneusement d'un papier de soie bien ficelé, et les montra à Ninon et aux personnes présentes entre ses deux mains creusées en noix de coco, comme on tient un petit oiseau vivant.

«—Ci-gît le mal», dit-elle.

On ne comprenait point tout d'abord. Elle dit l'expédition du labyrinthe, étala le zèle de la gouvernante. Celle-ci se mit à pleurer. L'aventure stupéfia à tel point Ninon, déjà fort énervée, qu'elle fit comme la gouvernante. Pour ne point s'expliquer davantage, on se sépara.

Mme de Matefelon et Mlle de Quinsonas demeurèrent seules vis-à-vis du vestige de marbre qui jouait le rôle d'un presse-papier sur la feuille de soie. La gouvernante, entre deux sanglots, le regardait encore; elle le toucha du doigt.

«—Il me sauve», dit-elle.

«—Il a tant perdu de vos pareilles!» dit Mme de Matefelon.

Ainsi se terminent bien des scènes, dans le cours de la vie, c'est-à-dire par de véritables coq-à-l'âne. Remarquez qu'on n'a rien éclairci, rien résolu. La marquise est offensée des connaissances prématurées de sa fille. Elle en demande raison à la personne qu'elle paie pour que l'enfant reçoive une éducation parfaite. Elle est saisie d'une violente colère, très probablement,—soit dit entre nous,—parce que c'était le jour où elle eût dû prendre sa rhubarbe, vous vous en souvenez. L'aigreur de son sang l'égare; il lui faut un coupable. On lui montre qu'elle-même eut peut-être le plus grand tort dans l'affaire. Puis on la suffoque par le récit de l'expédition la plus romanesque et l'exhibition des pièces les plus inattendues. On pleure, on a oublié le point de départ de l'aventure, et chacun vaque à ses affaires.

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