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La leçon d'amour dans un parc

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XVIII

LES AVENTURES DU CHEVALIER DIEUTEGARD.

Bien que je n'aie de dédain pour aucune des classes de la société, je préfère éviter la compagnie des maçons, plâtriers, peintres et ébénistes que l'on emploie à l'heure qu'il est, et pour longtemps encore, c'est probable, aux anciens appartements de M. Lemeunier de Fontevrault, afin de les transformer en gynécée. Nous aurons l'occasion de revenir à loisir en ce lieu, où désormais deux vierges,—non compris Pomme d'Api,—vont vivre à l'abri du siècle, selon l'expression de M. l'abbé Pucelle. D'autre part, j'ai bonne envie de revoir le pauvre chevalier, que nous avons laissé dans un triste état, au moment où la nuit devenait noire et lorsque l'infortuné jeune homme tomba sur la route.

Cette route était celle de Chinon, une petite ville bien jolie, bâtie au pied et sur la pente d'une colline qui porte les débris d'un château célèbre, et le souvenir de Rabelais, notre gros Shakespeare à nous. C'est un endroit qui me plaît tant, que je n'en finirais pas de le décrire, si mon sujet me le permettait; mais avouez qu'il serait absurde de vous chanter une ville dans laquelle aucun de nos personnages ne s'est aventuré.

Dieutegard était tombé sur le bord du chemin, succombant plutôt au chagrin qu'à la fatigue, et il s'était endormi, là même, très profondément. Il y fut réveillé, dès les premières heures du jour, par un roulier qui faisait claquer fort son grand fouet et conduisait un bruyant attelage. Le chevalier se frotta les yeux et revit la scène mémorable de la veille, qui, pour lui, semblait fidèlement retracée sur les sacs de blé entassés dans le chariot du roulier. Sur ces sacs, il voyait nettement le dos de Ninon, sa peau nue, la fleur de son sein tout à coup. Et Jacquette s'avançait à petits pas et tirait le drap sur tout cela. A la place il n'y avait plus qu'une chevelure blonde de fillette qui n'osait pas se retourner vers lui. Il eut parfaitement le temps de voir tout, sur les sacs, avant que la lourde voiture eût disparu vers la gauche, derrière un rideau de peupliers. Et il se leva et fit quelques pas pour retrouver sur les sacs de blé les images qui l'avaient poursuivi, la veille, en sens inverse, et l'avaient amené si loin.

Mais la honte le ressaisit en même temps que l'air vif du matin lui débrouillait les yeux, et il pensa gagner Chinon, puis y louer un cheval et se faire conduire à Rochecotte, chez sa tante de Matefelon, qui devait y arriver ce jour-là même.

Alors il se représenta en esprit, Rochecotte, qui était un beau château, assurément, sur le bord de la Loire, comme celui de Fontevrault, mais où Ninon ne viendrait jamais. Il vit cela, le pauvre petit: un château superbe où Ninon ne viendrait jamais. Et à aucun moment de sa vie il n'avait pensé quelque chose qui lui eût fait plus de mal. Les pelouses, les terrasses, les charmilles, où Ninon ne viendrait jamais; le son de la cloche au porche d'entrée, le ramage des oiseaux, l'aboiement des chiens, que Ninon n'entendrait jamais!… chaque nuit que l'on verrait tomber avec la certitude que Ninon n'apparaîtrait pas!… chaque journée de soleil, chaque sourire du ciel qui semblerait si vain, n'étant pas fait pour elle!…

Voilà comment Dieutegard n'alla pas jusqu'à Chinon, ne loua pas de cheval et ne se trouva pas à Rochecotte au moment de l'arrivée de Mme de Matefelon, ce dont celle-ci eut une surprise très vive et désagréable.

C'était une excellente femme, qui aimait beaucoup son neveu; mais vous n'attendez pas de moi que je vous tienne au courant de ses angoisses. Que voulez-vous? on ne peut s'occuper de tout le monde. Peut-être, le hasard aidant, vous donnerai-je de ses nouvelles! J'avoue que la vieille dame m'est plus sympathique depuis que je ne la vois plus bourdonner comme une mouche autour de ma table à écrire. Mais nous sommes d'implacables bêtes, et quel que soit le respect que nous professions pour les vieillards, nous ne donnons notre cœur qu'au sang qui bout, qu'à la fleur qui s'épanouit, qu'à ce qui s'élève vers la plénitude de la vie; et tout ce qui penche la tête, et tout ce qui se flétrit, et tout ce qui est sur le revers de la colline, environné par nous de soins hypocrites, ne reçoit à aucun instant la flamme vive de notre attention.

Dieutegard suivit la voiture du roulier qui le ramenait vers Fontevrault. Tout seul il n'eût peut-être pas eu la triste audace de retourner aux endroits qu'il avait fuis; mais il chargeait les sacs de blé de sa lâcheté amoureuse; il se laissait traîner par ce brutal chariot. Le chariot ayant passé la rivière au premier bac, il la passa avec lui; il marchait dans le voisinage du roulier et il répondait au bavardage grossier de cet homme avec cette condescendance que nous avons pour le cocher qui nous mène à un rendez-vous heureux.

Cependant, ayant abordé l'autre rive, le roulier prit un méchant chemin qui descendait vers Bourgueil, et Dieutegard fut dans une grande indécision sur le parti qu'il allait adopter. Car il se plaisait à s'imaginer qu'un décret de la Providence avait fait passer cette voiture pour l'engager à revenir vers Fontevrault; mais du moment que la voiture s'éloignait de Fontevrault, il cessait de croire au décret de la Providence. En outre, il ne voulait pas, vis-à-vis du roulier, avoir l'air d'un jeune homme qui ne sait pas où il va; or, comme trois chemins s'ouvraient précisément, en patte de canard, à l'endroit du bac, il eût été curieux, pour le moins, que son chemin fût juste celui du roulier. Il dit donc très haut à l'homme: «—Ah! vous allez par là, vous? moi, non.» Et il s'élança résolument à côté, en jetant un dernier coup d'œil aux images qui lui semblaient peintes sur les sacs de blé.

Alors il s'aperçut que ces images avançaient maintenant devant lui sur sa nouvelle route: le dos de Ninon prolongé en deux parties gonflées, son épaule, un sein, puis la fleur de ce sein tout à coup.

Et il s'arrêta pour les voir plus à l'aise; il s'assit même. D'une main il faisait signe à Jacquette de ne pas entrer. Mais la petite, mue par un ressort secret, ouvrait invariablement la porte, allait déposer sa poupée, revenait et rabattait le drap d'une main résolue. Il est vrai que c'était toujours à recommencer. Bientôt ce jeu l'énerva. Il dardait en face de lui des yeux stupides. Une fille passa, conduisant un troupeau de dindons, et il se sentait attiré vers cette créature au cotillon ignoble qu'il eût volontiers retroussé. Mais celle-ci s'étant moquée de lui, un flot de larmes emplit sa poitrine et il se jeta sur le bord du fossé en pleurant. Il ne savait pas au juste ce qui se passait en lui, mais c'était son cœur qui lui faisait mal; son cœur, c'est-à-dire son grand amour pour Ninon, l'amour qui lui faisait adorer Ninon comme quelque chose de magnifique, de saint, d'auguste, de plus beau que tout ce qui existe; enfin, si vous voulez, comme un bon Dieu charmant. Et cet amour semblait perdu et remplacé par quelque chose qu'une gardeuse de dindons eût été presque aussi apte à satisfaire que la marquise de Chamarante!

Dieutegard n'avait plus de goût pour rien. Il resta longtemps où il était. Le soleil n'avait plus l'air d'avancer; les heures étaient interminables. Heureusement pour le pauvre chevalier, il eut faim, car autrement il avait chance de se laisser abêtir tout à fait, ce qui est à craindre quand l'amour vous a touché de cette façon-là. Mais grâce au besoin de manger, qu'on dit vulgaire, Dieutegard se releva et se retrouva plein d'énergie et de volonté, au moins pour un but déterminé: déjeuner.

Dans ce pays-là c'est bien facile, car les maisons ne sont pas rares, ni, dans les maisons, les poulets, les fromages exquis, le beurre frais, le vin blanc ou le rouge, aussi délicieux l'un que l'autre, voire même l'aménité chez les gens.

Vous pensez que le chevalier, qui était fort bien mis, et dont l'air était si distingué, trouva crédit sans grande peine. Et il mangea bien, malgré son malheur. C'était de son âge. Oui, oui, il mangea bien et but de même. La bonne femme qui le servait le regardait avec le paradis dans les yeux, tant elle était contente de voir un si gentil monsieur faire honneur à sa cuisine. Elle tenait ses deux poings appuyés sur les hanches et racontait qu'elle aussi avait un joli gars, mais non si blanc, ni si mignon que lui.

Quand Dieutegard se fut bien restauré, il eut une pensée joyeuse, et se dit que s'il rentrait en ce moment-ci tout bonnement au château, il y serait probablement fort bien accueilli de tout le monde, et qu'il était superflu de faire tant d'affaires pour ce qui lui était arrivé. Mais cette pensée lui venait tout droit du vin de Bourgueil qu'il avait bu et qui est la plus divine liqueur que l'homme puisse goûter. L'ivresse que ce vin contient et communique ne dure qu'un moment, ce qui est déjà très bien. Elle se dissipa vite. Le chevalier demanda alors à son hôtesse comment elle s'appelait. Elle dit qu'on la nommait dans le pays la mère Martin et que son fils et sa bru étaient pour le moment à la foire de Beaufort, qui se tient pendant cinq jours. Après quoi, Dieutegard fut sur le point de raconter toute son histoire à la mère Martin. Par bonheur, il songea à temps qu'il ne fallait pas compromettre la marquise. Il raconta néanmoins son histoire, mais en changeant les noms et les lieux et en omettant, bien entendu, tous les détails qui eussent pu être désavantageux pour lui. La mère Martin l'écoutait avec admiration et disait de temps en temps en joignant les mains: «Mon Dieu! faut-il; mon Dieu! faut-il avoir tant de malheur quand on est si riche et qu'on a une figure si avenante!»

Pendant qu'elle achevait ces mots, Dieutegard entendit le galop d'un cheval, et alla voir à la fenêtre. Il pâlit tout à coup, et, pinçant la manche de la mère Martin, il lui promit une grosse somme d'argent si elle ne parlait pas de lui à l'homme qui montait ce cheval. Puis il alla se blottir dans le cellier.

L'homme était le bon Fleury. Il parcourait le pays, tant par ordre du marquis que de Mme de Matefelon pour retrouver le chevalier disparu.

Il mit pied à terre et demanda à la mère Martin si elle n'avait pas vu un jeune gentilhomme.

«—Non, dit la mère Martin; mais quel gentilhomme cherchez-vous donc?»

Et elle offrit un verre de vin à Fleury, qui accepta et raconta tout ce qu'il savait du chevalier Dieutegard, de la marquise de Chamarante, de Châteaubedeau et du reste. De sorte que la vieille n'eut qu'à répartir les vrais noms selon leur place, pour connaître l'aventure de son pensionnaire. Celui-ci, qui entendait tout, pestait très fort dans son cellier, et, sachant d'ailleurs que sa grand'tante se courrouçait aisément, il s'imaginait qu'elle ne lui pardonnerait pas de l'avoir ainsi abandonnée, au moment où elle quittait Fontevrault dans des circonstances aussi désobligeantes pour son amour-propre. Enfin il s'estima heureux que la mère Martin ne l'eût point trahi, et, quand Fleury eut tourné les talons, il la remercia et lui promit autant d'argent pour avoir été discrète qu'il lui en avait promis pour qu'elle le fût.

De cette heure-là, Dieutegard n'osa plus sortir. Il se montait la tête sous mille prétextes; il croyait aussi qu'au château, Jacquette avait raconté la scène de la chambre de Ninon et que celle-ci le faisait rechercher afin de lui infliger une humiliation exemplaire.

Le pauvre garçon n'était cependant point lâche; il eût affronté de grands périls; mais le terrible amour l'avait jeté dans une situation honteuse, où toute fierté se dissout. Réfléchissez à ceci, je vous prie, que si ce jeune homme s'était précipité sur le corps de la marquise et l'eût violé comme un soudard, il n'eût pas éprouvé de honte du tout, et au contraire se fût taillé une belle renommée aux yeux des autres et même aux siens. Car l'amour ne sourit qu'allié à l'audace et à l'irrespect. Celui qui fléchit le genou devant l'objet des désirs de son cœur s'engage à souffrir les plus nobles douleurs, certes, mais les pires.

Le chevalier faisait de bons repas chez la mère Martin, et couchait dans une chambre assez propre où il y avait deux lits: l'un pour le fils Martin et sa femme, encore à la foire de Beaufort, l'autre pour les hôtes de passage. Il voyait toujours Ninon, sur les murs blancs ou sur les rideaux d'indienne, sur n'importe quoi; et, loin qu'il s'accoutumât à cette image, il en était troublé davantage.

A l'heure où la nuit barbouille les murailles, quand les petits crapauds tapent sur leur enclume dans les champs, et que la lune, marchande d'images, nous donne à choisir entre mille esquisses fantasques, le corps de Ninon sortait tout vivant de l'ombre, et le chevalier se dressait sur son séant pour l'étreindre. Si cette belle masse de chair était en retard, il l'appelait en fermant les yeux et disant: «Viens, chère épaule, cher sein», etc., car il nommait chaque partie par son nom. Mais, chose étrange, quand il nommait quelque endroit de cette chair bien-aimée, il ne prononçait pas le nom de Ninon; il s'en apercevait bien, en souffrait, car jadis ce nom seul le comblait d'un ravissement incomparable. Il lui paraissait sacrilège de mêler ce nom à sa débauche imaginaire.

Franchement, c'était bien dommage qu'une âme si délicate et qu'une si tendre jeunesse de corps fussent réduites à embrasser des fantômes. Une femme en eût reçu tant d'agrément!

Comme il n'avait aucune occupation, la longueur des journées favorisait son malheureux penchant aux souvenirs, et l'absence de Ninon rendait ceux-ci plus aigus. Il commençait à sentir les effets de l'affreux poison de l'absence, qui pénètre le sang et la moelle petit à petit et, au bout de peu de temps, vous ronge la chair et les os. Il écrivait les initiales de Ninon sur l'écorce des arbres, ou sur la terre, en la labourant de son pied; il les imprima aussi sur son linge de corps, en lettres de sang, grâce à une piqûre qu'il se fit à la main avec une longue épine. Et, toutes les fois qu'il traçait une de ces lettres, il s'arrêtait dans sa besogne, les yeux intimidés, les gestes gauches, gêné dans toute sa personne comme par l'arrivée d'un être étranger, qui se blottissait contre son ventre. Il se roulait par terre, agité d'une ivresse sombre et farouche, dont il ne savait s'il devait souhaiter la prolongation ou la fin.

Des petits porcs, qui erraient en liberté dans la cour de la mère Martin, ou galopaient en grognant, l'approchaient et le touchaient quelquefois de leur groin dégoûtant, et lui, qui d'ordinaire eût fui ces vilaines bêtes, ne faisait pas un mouvement pour les éloigner, car il se croyait voué aux persécutions immondes. Quand sa folie le prenait, il attendait les porcs; le seul aspect des porcs provoquait aussi sa folie. Peu à peu ces cochons se lièrent aux représentations qu'il se faisait du corps de Ninon, et la colère, l'horreur et le dégoût qu'il éprouvait de ce mélange aggravaient son enivrement.

Il maigrissait, ses beaux yeux s'enfonçaient dans des puits aux margelles grisâtres. La mère Martin lui disait de prendre garde et qu'il se pourrait bien qu'il couvât une maladie.

Enfin, le quatrième jour, la bru revint de la foire de Beaufort, conduisant elle-même une charrette où il y avait six veaux. C'était une forte femme, jeune, sentant l'ail et portant sous sa cotte un sac d'écus de la grosseur d'un jambon, qui lui frappait les cuisses, alternativement, quand elle marchait ou tirait les veaux par la corde pour les faire entrer dans l'étable. Ce fut un divertissement. Il fallut lui raconter toute l'aventure du chevalier, qui lui parut extraordinaire et peu croyable. Elle n'ajoutait point foi à la vérité, mais croyait Dieutegard, à son habit et à son air distingué, un prince, pour le moins un bâtard du roi. Elle dit qu'elle avait laissé son homme saoûl, à Beaufort, et qu'on ne le verrait certainement pas avant vingt-quatre heures.

Le chevalier alla se coucher après souper et s'endormit plus aisément qu'à l'ordinaire, parce que la bru de la mère Martin, ou Joséphine, l'avait amusé un peu avec ses veaux, son sac d'écus, son incrédulité, sa crédulité et son mari ivre-mort.

Mais, vers le milieu de la nuit, ses rêves habituels, dont la turpitude augmentait sans cesse, vinrent le tirer du sommeil. Cette fois-ci il voyait la pauvre petite Jacquette dans un rôle odieux, juste contraire à celui qu'elle avait joué, qui venait le chercher pour le mener dans la chambre de sa mère et qui, au lieu d'abriter chastement le corps de celle-ci comme elle l'avait fait, relevait le drap entièrement et dévoilait au chevalier haletant tous les retraits d'une chair admirable devenue par l'horrible circonstance une source d'impudicité.

Et, entr'ouvrant les yeux dans l'accès de fièvre que la luxure lui causait, l'infortuné chevalier vit contre le lit voisin une femme très grasse qui s'épuçait à la lueur fumeuse de la chandelle. Était-il complètement éveillé? ce n'est pas certain. Il saute à bas du lit, saisit à bras-le-corps Joséphine qui pousse un cri, lâche la lumière, puis se laisse rouler sur le lit et sur le corps éperdu du chevalier.

De toutes les causes de tristesse que nous offre le spectacle du monde, je crois bien qu'une des plus détestables est l'appétit bestial qui, par la permission d'un dieu cruel, envahit parfois de préférence une âme et un corps délicats. J'ai tant de pitié de mon pauvre chevalier que je voudrais ne pas m'étendre sur une épreuve à ce point odieuse. Vous rappelez-vous la suavité de ses impressions et de ses sentiments, au bord du bassin de l'Amour, alors que les caresses de Ninon, sans atteindre ses sens, faisaient déborder les parfums dont son jeune cœur était plein? Ne semblait-il pas créé pour goûter ce que l'amour a de délicieux? Et le voilà sur ce lit, tenant la place d'un ivrogne, contre une créature aussi éloignée de son noble sang que l'eût été la génisse que l'on entend beugler dans l'étable. Cette maritorne mal odorante et souillée de vermine, il la presse de ses fines mains; cette croupe difforme et bleuie par le choc des écus, il la baise de ses lèvres; devant un corps qu'il n'a jamais désiré ni vu même, il s'agenouille, il l'adore, il l'exhausse en son esprit jusqu'à cette région céleste où l'illusion que l'on se confond en la matière universelle ou bien en Dieu, nous fait hoqueter et défaillir d'extase. Mais le pauvre petit, las d'embrasser d'idéales ombres, palpe enfin quelque chose de réel. Mystère profond! Défaite du rêve! Abdication de la splendeur des créations de l'esprit en faveur du plus abject morceau de viande, mais vivant!

De ce que cette femme éprouva, vous pensez bien que je ne vais pas vous entretenir: cela lui est bien égal!

Quand le démon qui gonfle la misérable chair de l'homme se fut écoulé de son corps, le chevalier sentit dans sa bouche un goût plus amer que s'il avait mangé des excréments; il eut des nausées et vomit. Puis il pleura abondamment et voulut retourner dans son lit. Mais Joséphine, trop fière de posséder un prince entre ses draps, ne le laissa pas s'en aller. Elle le caressa de nouveau. Il se débattait et mâchait le drap pour ne point hurler sa répugnance. Mais la femme ramena le démon sous sa rude main, et Dieutegard embrassa une seconde fois et aima jusqu'au délire ce qui lui soulevait le cœur.

Enfin les images de Ninon vinrent couvrir l'horreur de ces dégradants plaisirs; la chandelle éteinte et les narines serrées, il ne reconnaissait plus la femme de l'ivrogne de Beaufort, et il criait de volupté entre ses gros bras, croyant embrasser Ninon elle-même, quand l'ivrogne entra, plus tôt qu'on ne l'attendait.

Cet homme était de taille à briser le chevalier entre ses doigts. Par bonheur, à la vue de ce qui se passait dans son lit, cette brute, au lieu de châtier les coupables, rompit les meubles qui se trouvaient sous sa main, ce qui lui occasionna sans doute une grande fatigue, car il tomba après cela tout de son long et ronfla presque aussitôt.

Et voilà notre chevalier obligé de fuir en pleine nuit, malgré la mère Martin qui s'était levée en chemise et courait après lui, pieds nus, pareille à une vieille sorcière, et lui réclamant son dû. Mais les préoccupations de Dieutegard n'étaient point de cet ordre-là; il ne pensait qu'à l'épaisse honte dont son cœur débordait.

Il se trouva par hasard au bord de la Loire, qui jetait une lueur par endroits, comme un miroir dans la nuit; et il s'assit en attendant le jour.

Il pensait à tout ce qu'il avait désiré de pur et de splendide, durant plusieurs années, sous les charmilles et près des bassins du parc de Fontevrault, en lisant des poètes. En vérité, il s'était créé un monde de beauté qui depuis longtemps environnait son front et le suivait partout. Il n'avait jamais aperçu la vilaine face des choses. Il se rappelait son orgueil, lorsque enivré de poésie, il remontait les marches de marbre sous le pin parasol, vis-à-vis le vase au bas-relief de satyres; et tout lui semblait mener à un royal amour, d'une manière aussi sûre que les belles et droites allées du parc convergeaient au pied du château où vivait Ninon.

A ce moment, il osa élever son esprit vers Dieu et lui dit:

«Mon Dieu, qui passez probablement en ce moment-ci à travers les étoiles, trop haut pour m'entendre, j'éprouve cependant le besoin de vous parler. J'ai le cœur si gros, si gros, qu'il n'est pas possible que vous ne vous en aperceviez pas, même de loin. Alors prenez-moi en pitié, parce que je ne suis pas méchant et n'ai jamais eu de mauvaise intention en ce que j'ai fait. J'aime à en mourir Mme la marquise de Chamarante, la plus belle de vos créatures. Cette femme merveilleuse m'a caressé un jour au bord du bassin, et j'ai été trop ému pour faire comme cela, à l'improviste, ce que vous avez décidé de toute éternité qu'un homme doit faire en pareil cas pour plaire aux femmes. Et je crois que Ninon ne me l'a pas pardonné. A côté de cela, il y a Châteaubedeau qui n'est qu'un gros patapouf et qui s'en paie jusque-là avec la marquise, sans l'aimer, je le sais. Lui est là-bas, au château; et moi je couche dehors, comme vous voyez, au bord de la Loire. Et il m'est arrivé des choses abominables! Voilà tout; je tenais seulement à vous prévenir… Maintenant vous savez, mon Dieu, combien je suis un admirateur fervent de tout ce que vous faites, et, quoi qu'il arrive, je resterai animé pour vous d'un invincible amour et d'une respectueuse terreur.»

Dieutegard n'avait pas du tout espoir en l'efficacité de sa prière; mais il la faisait cependant, comme feront toujours la plupart des hommes jusque dans les temps les plus avancés. Il se releva aussitôt après et vit l'aube qui répandait la rosée sur les collines de Chinon. Le frais et charmant début du jour donne de l'espérance à l'homme le plus découragé; aussi le chevalier sentit le jeune soleil animer ses jambes et partit, suivant au bord de l'eau le chemin de halage. Il ne souhaitait plus guère autre chose, dans le domaine du possible, que de voir, par-dessus les arbres, le sommet du gros colombier de Fontevrault.

La pureté du matin lui permit de penser à Ninon comme autrefois. Ce fut peut-être aussi la bonté de Dieu qui lui accorda ces quelques minutes exquises, durant lesquelles il fit beaucoup de chemin. Les oiseaux chantaient, les troupeaux descendaient dans les prairies, les poissons de la Loire montaient baiser à la surface de l'eau la lumière du jour, et le chevalier encadrait l'image de sa bien-aimée dans les ondes qu'ils laissaient sur l'eau paresseuse.

Tout à coup Dieutegard vit une tête d'homme roux, et il reconnut Cornebille. Mais, au lieu de concevoir l'effroi que le sorcier répandait habituellement, il fut heureux jusqu'en la profondeur de son cœur de retrouver quelqu'un qui avait approché de près Ninon. Et au lieu de l'éviter, il alla vers lui.

Cornebille n'éprouva pas à le revoir le même plaisir que lui, car il était en train de retirer ses verveux sans avoir aucun droit au privilège de la pêche. Mais le mécontentement qu'il reçut de ce chef fut mélangé à la surprise de voir le chevalier, que l'on cherchait dans tous les coins du pays. Enfin vint à l'esprit de Cornebille le souvenir d'une après-midi d'autrefois, bien marquée dans sa mémoire, à savoir celle où le chevalier descendit au fond du parc et entra dans la petite maison du jardinier pour lui signifier le congé de la marquise. A cause de cela, Cornebille ne lui voulait pas de bien. Mais Dieutegard, lui, ne se souvenait pas de cette circonstance, parce qu'il n'avait pensé qu'à faire plaisir à Ninon, nullement à ennuyer Cornebille.

Le chevalier dit simplement:

«—Oui, c'est moi. Est-ce que vous allez bien, Cornebille?»

Cornebille ne parla pas si vite, parce qu'il était prudent et pesait ses paroles.

Il réfléchit, tout en faisant passer dans un sac de toile le poisson qu'il avait pris, et dit au chevalier qu'il s'étonnait beaucoup de le voir là, pendant qu'on avait tant de mal à savoir où il était. Dieutegard lui demanda si les recherches duraient encore.

«—Pas plus tard que tout à l'heure, dit Cornebille, un nommé Martin est passé là, à bride abattue, en demandant M. le chevalier; même que le voilà bien arrivé au château à l'heure qu'il est, s'il court encore.»

Le chevalier dut s'asseoir sur un gros caillou, au bord de l'eau, car les paroles de Cornebille lui avaient retiré d'un coup tout le sang du corps.

Si l'ivrogne Martin le poursuivait et allait raconter au château l'aventure de la nuit, comment jamais—en admettant qu'il osât reparaître devant Jacquette et devant la marquise,—comment jamais faire accroire à celle-ci qu'il se mourait d'amour pour elle dans les bras d'une femme de campagne, nommée Joséphine? Ce n'était pas de Martin qu'il avait peur, mais de cela!

Et Cornebille, de son œil louche, voyait bien que le chevalier se rapetissait et tremblotait sur son caillou. Il en augura que le jeune homme avait commis quelque fredaine peu catholique et qu'il se trouverait volontiers à l'abri entre quatre murs. Il lui offrit donc de venir chez lui, sous le prétexte que le matin était frisquet. Et il pensait, par derrière la tête, que moyennant l'hospitalité, le chevalier serait discret sur sa pêche. Dieutegard ne dit pas non et le suivit.

Cornebille habitait à présent une toute petite cabane, dissimulée sous les saules, non loin de la maison du passeur, au bac d'Ablevois. Sa femme avait dû s'engager comme servante depuis le malheur qui avait chassé du château le paisible ménage, et ses petits enfants eux-mêmes s'étaient loués dans les fermes. Lui seul demeurait là, vis-à-vis les pignons de Fontevrault, empêché de travailler, prétendait-il, par un sort qu'on lui avait jeté et qui le faisait tomber du haut mal s'il touchait seulement la terre. Tout indiquait qu'il vivait de rapines. Sa personne déguenillée inspirait l'inquiétude et la pitié; quant à son toit, il était sordide.

Ce fut là, par une suite de circonstances tenant tant du hasard que de l'état d'esprit du chevalier, que celui-ci échoua et vint achever de briser son frêle cœur.

Certes, c'est un assemblage disparate que celui de ces deux hommes, Cornebille et le chevalier; l'un si laid, l'autre si gracieux. Qui jamais eût songé à les réunir? Celui-là même qui a créé le cœur de l'homme plein de mystère, y avait songé. Car vous savez déjà que l'amour d'une même femme avait pénétré l'âme et le sang de Cornebille et du chevalier.

Cornebille n'avait pas recouvré la paix depuis le jour néfaste où le corps de la marquise lui était apparu enlacé à l'Amour de marbre, au travers des arbustes dégarnis par l'automne; et le fait d'avoir été chassé du château n'avait été qu'un médiocre épisode au prix de la terrible perturbation apportée dans sa cervelle par un regard indiscret. Tel était le sort qu'on lui avait jeté. Ses forces et son courage étaient à bas; il n'avait plus de bras pour nourrir sa famille, et lui-même végétait d'une vie quasi-animale, ne retrouvant de cœur que la nuit, pour pénétrer clandestinement dans le parc de Fontevrault, se faufiler au long des allées du labyrinthe et rendre son culte à l'Amour qui l'avait blessé, mais que Ninon avait enserré de ses bras et baisé, un jour.

Dieutegard découvrit le secret qui rongeait Cornebille, et il n'en fut pas jaloux, contrairement à ce qui arrive ordinairement en pareil cas. C'est qu'il sentait bien que Cornebille n'aurait jamais qu'à souffrir d'une passion si disproportionnée et qu'il ne serait jamais un rival pour lui. Il avait été à peine jaloux de Châteaubedeau, parce qu'il ne lui semblait pas possible que Ninon pût l'aimer comme elle l'eût aimé, lui.

Mais lorsque Cornebille connut l'amour de Dieutegard, il eut envie de fondre sur lui à coups de pieds et à coups de poings et de le jeter, bien meurtri, dans la Loire. Cependant il se contint et ne laissa jamais rien paraître de la démangeaison qu'il avait. Tantôt son œil brillait comme celui d'un loup, lorsqu'il regardait le chevalier; tantôt c'étaient des cajoleries maternelles, car il espérait sans doute tirer parti de lui.

D'ailleurs, il haïssait Châteaubedeau plus que Dieutegard; et toutes les fois qu'il entendait le nom de l'amant heureux de la marquise, Cornebille étranglait quelque chose: une ombre, une vision, entre ses doigts noueux.

Il emmena Dieutegard avec lui dans le parc. Les chiens le connaissaient de longtemps et venaient lui lécher les mains. Ils firent bon accueil à Dieutegard.

Cornebille et le chevalier allaient non seulement au bassin, mais, par les nuits noires, ils s'approchaient du château, le plus près possible. Ils ne voyaient absolument rien. Mais ils savaient où étaient placées les fenêtres de Ninon, et ils s'accroupissaient au pied du mur, sans parler et sans souffler, heureux d'être moins éloignés d'elle, jusqu'aux premières lueurs du jour.

Dieutegard apprit aussi que Cornebille voyait l'ancienne nourrice, Marie Coquelière, femme crédule qu'il avait domptée par la peur, grâce à sa renommée de sorcier. Elle s'aventurait à certains jours jusqu'au bord de la rivière, et Cornebille, surgissant là comme par, enchantement, lui tirait mille détails concernant Ninon. Elle vint, un jour de pluie, jusqu'à la cabane, et vit le chevalier. Mais elle se crut morte ou le prit pour un revenant. Puis, ayant recouvré ses sens, elle se mit à pleurer. Il lui demanda pourquoi: elle se refusa à dire qu'elle avait grande pitié de l'état dans lequel elle le rencontrait. Il l'interrogea sur l'opinion que Ninon conservait de lui. Mais la vérité était que Ninon ne pensait rien de lui. Depuis longtemps déjà on avait cessé de prononcer son nom. Mme la marquise sortait avec M. de Châteaubedeau. Mlle Jacquette était cloîtrée avec Mlle de Quinsonas, en attendant sa communion.

Vous savez que la première impression qu'ont les bonnes gens en présence d'une situation est de la trouver naturelle. Marie Coquelière avait, il est vrai, été surprise de retrouver le chevalier qu'on disait perdu. Mais, le voyant vivant, elle fut un bon moment avant de se demander pourquoi il était là et ce qui l'obligeait à demeurer dans le bouge infect de Cornebille et dans la compagnie de ce sorcier. Elle se mit à pleurer quand l'idée lui vint de s'en informer. Mais le chevalier fut étonné à son tour, car il était maintenant accoutumé à sa misère et n'éprouvait plus guère d'autre besoin que d'aller s'accroupir la nuit sous les fenêtres de Ninon.

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