La Mal'aria: Etude Sociale
VIII
MANŒUVRES A L'INTÉRIEUR
Mlle Brigitte avait eu beau mettre toutes voiles dehors, elle s'était finalement aperçue que le vent ne soufflait pas dedans. Mais, de même qu'un auteur cherche toujours à la chute de sa pièce un motif étranger à son manque de talent, une femme n'admet guère qu'elle ait laissé, par sa faute ou celle de son physique, une impression défavorable sur la société où elle se produit.
Elle se tortura donc le cerveau pour découvrir la cause secrète de la froideur humiliante que M. Dalombre neveu s'était borné à mettre à ses pieds. Les conversations du couvent portant uniquement sur ces êtres shocking dont on leur interdisait jusqu'à la vue, elle avait, théoriquement au moins, sondé tous les arcanes du cœur masculin. Elle supposait bien que ce M. Albert ne vivait pas perpétuellement en état de grâce, dans le milieu d'étudiants où il évoluait. Il y avait nécessairement dans son existence une ou même plusieurs fillasses plus ou moins échevelées. Mais l'erreur des femmes que leur condition sociale range parmi les honnêtes, c'est de s'imaginer que celles qui ne le sont pas représentent, pour les hommes qui les fréquentent, de simples amusettes.
Les demoiselles du monde refusent de croire à une passion sérieuse pour une femme qui appartient à la plèbe. Aussi n'accordent-elles qu'une très médiocre importance à des liaisons qui, parfois cependant, dégénèrent en une chaîne dont les anneaux s'épaississent et se resserrent tous les jours.
Non : ce ne pouvait être une servante de brasserie ou une figurante de café-concert qui fermait ainsi les yeux du jeune homme aux qualités à la fois si gracieuses et si rares dont elle était ornée.
Alors, quoi! Est-ce que, par hasard, l'obstacle qui se dressait devant elle, ce serait cette insignifiante et maigre créature, qu'un accident comme il en arrive tous les jours par dizaines avait fait entrer dans la maison ainsi qu'on entre chez le pharmacien?
Elle n'avait relevé entre elle et lui aucun signe symptomatique. Cette orpheline et cet orphelin paraissaient, à premier examen, parfaitement étrangers l'un à l'autre. Toutefois, cette admission à la table des maîtres d'une inconnue ramassée à la porte était tout à fait inusitée.
Du reste, si le neveu cachait son jeu, l'oncle y mettait moins de réserve. C'était des « ma chère enfant! » par-ci, et des « vous ne mangez rien! » par-là. Il s'était beaucoup moins inquiété de savoir si ses invitées faisaient honneur à son dîner. Il n'y avait pas jusqu'à la pseudo-humilité de cette Emmeline qui n'eût un caractère suspect. On ne s'efface pas ainsi quand on n'a pas la certitude de pouvoir reprendre à volonté la place qu'on a su se choisir.
En tout cas, si le danger n'était encore que latent, mieux valait pour y remédier la méthode préventive que la curative. En mettant l'oncle et le neveu entre leur réputation de galants hommes et l'obligation de se séparer de cette gêneuse, on s'assurerait du degré d'affection qu'ils lui portaient. Ils avaient obéi à leur bon cœur en la recueillant, puisqu'elle était sans asile. Ces sentiments généreux et humanitaires ne tiendraient presque certainement pas devant l'ennui que causent toujours des racontars ayant trait à des intimités dont on cause. C'est spécialement pour ourdir ces petites trames que la lettre anonyme a été inventée.
Elle s'assit devant son petit bureau en bois de rose, et, après avoir prudemment déchiré la page blanche d'une lettre qu'elle venait de recevoir, afin que la confrontation entre le papier où elle écrivait ordinairement et celui où elle allait écrire ne pût donner de résultat, elle s'étudia à déguiser sa calligraphie, bien que celle-ci fût inconnue rue de Berlin.
Ce qu'elle ne déguisa pas, en revanche, ce fut sa pensée qui, sans circonlocutions ni périphrases, se traduisit par ces lignes dont la crudité devait écarter tout soupçon :
Monsieur,
On se demande avec curiosité, dans le quartier, si la demoiselle connue sous le nom d'Emmeline F… est la maîtresse du neveu ou de l'oncle. A moins qu'elle ne le soit de tous les deux : ce qu'affirment des personnes certainement mal renseignées.
Un vieux et un jeune — et sans sortir de la famille — mais c'est le bonheur sur la terre. Le jeune est pour l'agréable et le vieux pour l'utile. Et voilà comment une demoiselle qu'on héberge, qu'on habille et qu'on nourrit à ne rien faire, peut néanmoins être très fatiguée, en se couchant le soir et même en se levant le matin.
Le quartier ajoute, tant on y est mauvaise langue, que la jeune fille est actuellement dans une position qui commande l'intérêt. Qui se dénoncera comme le père? That is the question.
UNE ANCIENNE AMIE.
Il eût fallu au destinataire considérablement plus de perversité que n'en recelait l'honnête M. Dalombre pour deviner dans ce billet comminatoire le style d'une jeune personne fraîchement débarquée de son pensionnat.
Sa dénonciation à la main, elle se jeta dans une voiture, passa les ponts et ne fit halte qu'au fond de Vaugirard, devant le moins achalandé des bureaux de poste. La lettre une fois dans la boîte, elle rentra rapidement chez elle et attendit.
Le mercredi, jour de visite quasi réglementaire aux Dalombre, elle arriva fringante au bras de sa mère, qu'elle n'avait pas cru devoir encore mettre dans la confidence. Elle jugea, à la figure bouleversée du vieillard, que le coup avait porté. Il les reçut toutes deux comme un homme qu'on dérange et accueillit distraitement leurs salamalecs. Brigitte eut la férocité de s'informer de l'état de santé de cette jeune fille avec laquelle elles avaient dîné, et que, pour sa part, elle trouvait charmante ; pas jolie : oh! ça non, mais tout à fait bonne, modeste, et sachant parfaitement se tenir à sa place.
L'armateur balbutia : elle se portait toujours bien, la pauvre enfant… et, comme le dialogue languissait, il se leva et dit à Mme Humbertot en se dirigeant vers son cabinet de travail :
— Seriez-vous assez aimable pour venir un instant? J'aurais quelque chose à vous communiquer.
Brigitte facilita l'entrevue en se levant pour examiner de près une gravure qu'elle avait vue vingt fois et qui représentait les Bergers d'Arcadie d'après le Poussin. Elle courut ensuite coller son oreille à la porte qui s'était refermée sur M. Dalombre et sa mère ; mais tout ce qu'elle put saisir de la conversation, ce furent ces exclamations :
« Quelle infamie! » Puis : « idée infernale! » Et enfin : « elle, si honnête! »
Le vieux Dalombre n'avait évidemment pas eu la force de garder sur le cœur l'imputation calomnieuse dont on essayait de les salir, lui, son neveu et Emmeline. Aussi, fort de son innocence, s'empressait-il de mettre Mme Humbertot dans le secret de cette basse méchanceté.
Il n'avait pas osé, dans sa pudibonderie provinciale, montrer le spectacle de son indignation à la jeune fille, à qui de pareilles souillures devaient rester inconnues. Il y a ainsi nombre de bonnes gens qui se font scrupule de prononcer certains mots et d'aborder certains sujets devant des gens plus jeunes, qui en savent cent fois plus long qu'on ne leur en cache.
— En effet, c'est odieux! disait Mme Humbertot en rentrant au salon où Brigitte, immobile entre les bras d'un fauteuil, lisait attentivement dans la Revue des Deux Mondes un article de soixante-douze pages sur l'avenir de la presqu'île des Balkans.
Elle avait hâte de s'en aller, car elle brûlait de tout savoir. Sa mère lui expliqua l'affaire de la lettre, qu'elle lui récita en ayant soin d'en éloigner les passages libertins, et lui détailla l'exaspération de M. Dalombre qui, au reçu de cette ordure, avait failli tomber d'un coup de sang. Il paraît que, justement, cet obus avait éclaté sur la maison en présence de M. Albert, qui se trouvait par hasard chez son oncle. Tous deux s'étaient exténués à découvrir l'auteur de cette lâcheté ; mais ils n'avaient aucun indice.
— Et la jeune fille, sait-elle comment on la traite dans le quartier? demanda Brigitte.
— Ils se sont bien gardés de lui montrer cette lettre anonyme. Elle aurait fait ses paquets tout de suite.
— En effet, fit observer Mlle Humbertot, le seul moyen de faire taire la calomnie, c'était de s'en aller. Et tu crois que M. Dalombre la gardera quand même?
— C'est ce qu'il m'a affirmé, répliqua Mme Humbertot. Il dit que cette demoiselle Emmeline est un ange et qu'il n'est pas homme à céder aux scélérats qui la poursuivent ainsi de leur haine, sans autre motif que de faire le mal ; car, à son âge, ne sortant jamais et ne connaissant personne, il est impossible qu'elle ait des ennemis.
Brigitte s'aperçut qu'elle avait frappé à côté. Du moment où les Dalombre ne se croyaient pas assez compromis pour se débarrasser d'Emmeline, la combinaison échouait : attendu que mieux que personne, ils étaient sûrs que leur protégée n'avait perdu aucun droit au respect de tous. La lettre était maladroite. Brigitte réfléchit qu'elle aurait dû raconter aux maîtres que cette orpheline, pour laquelle ils ne trouvaient pas de piédestaux assez élevés, avait une intrigue avec quelque domestique de la maison : Pierre, le cocher, par exemple. Ces insinuations-là sont toujours bonnes, étant aussi difficiles à démentir qu'à prouver.
Maintenant, il était trop tard. Une seconde lettre, soit au vieillard, soit au jeune homme, n'aurait plus la moindre portée. Il ne restait même pas la ressource de la carte postale, qui passe de main en main et que tout le monde peut lire, depuis le facteur qui la remet à la concierge jusqu'à la concierge qui la remet au locataire, après l'avoir promenée sous les yeux de toutes les bonnes d'alentour, de l'épicier, de la blanchisseuse et même de la propriétaire.
L'hôtel n'était habité que par l'ancien armateur. Le facteur jetait la correspondance dans une boîte extérieure clouée à la porte, et qu'Annette vidait tous les matins et tous les soirs. Or elle ne savait pas lire.
Brigitte se mordit les lèvres, comprenant qu'elle n'était parvenue, en réalité, qu'à redoubler la sympathie des Dalombre pour Emmeline, qui, déjà victime d'une tentative d'assassinat, était aujourd'hui assassinée dans son honneur.
Tout à coup, elle se frappa le front : Mon Dieu! qu'elle était bête! Il fallait qu'elle eût perdu tout sang-froid pour ne pas avoir deviné sur-le-champ la marche à suivre! Ce n'était ni à l'oncle ni au neveu : c'était à Emmeline même qu'il était indispensable d'écrire. Puisque sa délicatesse était telle qu'à l'énoncé des soupçons qui pesaient sur elle, cette magnanime jeune fille ne resterait pas une heure de plus dans l'hôtel, on allait la mettre à l'épreuve.
Sa mère n'avait pas encore fini de lui dérouler les impressions qu'avait éprouvées le vieux Dalombre à la lecture de cette accusation révoltante, qu'elle combinait déjà sa nouvelle lettre, y entassant les blessures les plus cruelles pour l'amour-propre d'une jeune fille.
Sans désemparer, elle alla à son petit bureau et y traça le brouillon suivant, se réservant, s'il y avait lieu, de le modifier en le mettant au net :
Mademoiselle,
Il est inutile de vous trémousser comme vous le faites pour plaire à un homme qui ne veut de vous à aucun prix. M. Albert Dalombre aime les femmes grasses ; et tant que vous serez plate comme une latte, avec des bras comme deux aunes de boudin blanc, vous n'aurez rien à espérer.
Du reste, il disait dernièrement devant moi à plusieurs de ses amies : « A-t-elle l'air godiche, cette pauvre Emmeline, avec ses deux grands yeux noirs, qu'elle ouvre continuellement comme des portes cochères! Elle crève d'envie de m'avoir, mais elle ne m'aura pas. » A bon entendeur, salut!
S… de G…
Cette fois, l'écriture, qu'elle avait penchée en arrière pour M. Dalombre, fut penchée en avant, et le papier où elle recopia ce gracieux avertissement fut acheté chez le fournisseur de plusieurs têtes couronnées. Mlle Humbertot calcula que si Emmeline diagnostiquait la main d'une femme dans ces impertinences, ce monogramme « S… de G… » lui laisserait l'idée d'une grande et riche cocotte, contre laquelle toute lutte eût été ridiculement téméraire de la part d'une pauvresse sans feu ni lieu autres que ceux dont elle bénéficiait, grâce à la charité d'un vieillard.
Elle confia, cette fois, son petit carré de papier à un bureau de poste du faubourg Saint-Honoré. Elle avait un moment projeté de le faire remettre en mains propres par quelque domestique en grande livrée, qui serait descendu d'un landau qu'elle aurait loué spécialement chez Brion. Mais cette complication avait des côtés périlleux. Elle se résigna à y renoncer.
— Ça devait arriver : il y avait déjà trop longtemps que j'étais heureuse, se dit Emmeline après avoir comme avalé d'un coup d'œil cette lettre fielleuse. Comment la persécution était-elle venue l'assaillir au fond de cette retraite, où elle avait tant de raisons de se croire complètement ignorée? Elle ne pouvait le comprendre ; mais elle accepta cette nouvelle mésaventure comme un événement fatal toujours suspendu sur sa tête et dont le fil qui le retenait s'était rompu tout à coup.
Elle ne tenta pas de regimber. A quoi lui eût servi de se débattre dans l'étau qui l'étouffait? Ou, en effet, M. Albert avait d'elle cette opinion déplorable qu'elle tournait autour de lui ; et comme elle n'y avait jamais songé le moins du monde, c'était à la détestable éducation qu'elle avait reçue et aux milieux ignobles où elle avait traîné qu'elle devait les mauvaises manières qui avaient trompé M. Albert sur ses intentions. Ou l'auteur de la lettre anonyme mentait grossièrement, et il n'avait pas forgé aussi minutieusement cette perfidie pour abandonner la proie contre laquelle elle était dirigée. Du moment où quelqu'un s'accrochait ainsi à elle, son passé serait bien vite percé à jour ; car, dans son trouble, elle s'imaginait lire entre les lignes des menaces de révélations qui ne s'y trouvaient pas.
En tout cas, c'était fini. Elle ne reparaîtrait de sa vie devant le neveu et elle ne reverrait l'oncle que pour lui adresser ses adieux et ses remerciements. Mais elle commençait si bien à s'accoutumer à cette existence paisible et à cette maison où elle n'avait à répondre qu'à de bonnes paroles! Elle eut un déchirement et, tout en arpentant sa chambre dans toute sa longueur, elle ne put retenir ce cri, qui ressemblait à une invocation à ses tortionnaires inconnus :
« Non! c'est trop! c'est trop! »
L'heure du dîner avait sonné. Le potage était sur la table. Annette vint chercher Emmeline, qui avait perdu toute notion du temps. Elle s'excusa sur une violente migraine et fit prier M. Dalombre de vouloir bien dîner sans elle. Mais le vieillard ne crut pas à ce mal de tête dont elle n'avait aucun symptôme une heure auparavant. Il entra précipitamment dans la chambre et, surprenant Emmeline tout en larmes, il se planta devant elle et la regarda fixement entre les yeux :
— Vous avez fouillé dans mes tiroirs et lu la lettre que je ne sais quel misérable m'a écrite à votre sujet? dit-il d'un ton impérieux qu'elle ne lui connaissait guère.
— Moi! fit-elle, je vous jure que non, monsieur. Est-il possible : on vous a donc écrit aussi?
Cet « aussi » indiquait suffisamment que l'attaque s'était produite des deux côtés.
— Répondez-moi, mon enfant, insista le vieillard. Vous savez à quel point nous vous aimons. Moi, je vais vous parler à cœur ouvert : j'ai reçu, en présence d'Albert, un papier ignoble où vous et nous étions pris salement à partie. Le saviez-vous?
— Non! dit Emmeline.
— Alors, pourquoi pleurez-vous? Il vous est donc arrivé également quelque chose?
— Oui, répondit-elle. J'ai reçu à mon tour une lettre abominable, où l'on m'accuse de choses si vilaines que je ne peux plus rester un instant de plus chez vous. Je pleurais parce qu'il faut que je m'en aille et que je ne peux pas m'habituer à cette idée-là.
— Donnez-moi la lettre! dit M. Dalombre.
— Non, je vous en prie, fit Emmeline. D'ailleurs, elle n'insulte que moi. Il n'y est pas question de vous.
Mais il tenait à comparer les écritures. Pour la première fois, il lui ordonna d'obéir. Elle allait s'exécuter — car, en somme, pour elle, ce vieillard était un père à qui elle était presque tenue de tout confier — quand un violent coup de sonnette retentit. C'était Albert qui était en retard et qui arrivait au galop pour dîner. La salle à manger était déserte, et au milieu de la table un potage déjà froid mettait aux parois de la soupière des plaques de graisse figée.
Il poussa la porte, derrière laquelle il entendait discuter et se trouva dans la chambre d'Emmeline qui se tenait la tête basse devant M. Dalombre interloqué et tremblant.
— Ah çà! que se passe-t-il donc? demanda le jeune homme.
— Ce qui se passe? répondit M. Dalombre ; le voici : Emmeline a reçu, comme nous, sa petite lettre anonyme. Je ne sais pas ce qu'on y a mis ; mais elle refuse de me la montrer.
— Le drôle qui a écrit ces ordures ne mérite guère qu'on lise sa prose, en effet, répliqua Albert. Que Mlle Emmeline jette au feu ces ignominies. Nous en ferons autant de notre côté, et le polisson en sera pour ses frais de calomnie.
— Tu es dans le vrai, appuya le vieillard. Nous sommes bien bons de nous occuper de ces saletés, qui sont encore plus bêtes que méchantes! Tiens! voilà ce que j'aurais dû en faire tout de suite.
Et, tirant de la poche de sa longue houppelande la « composition » de Mlle Humbertot, il la déchira en seize morceaux qu'il froissa dans sa main et jeta dans la cheminée.
— Allons, faites-en autant! dit Albert à Emmeline.
Elle avait maintenant la certitude que ses protecteurs ne s'étaient en rien prêtés à cette machination, puisqu'eux-mêmes avaient été visés par le calomniateur anonyme.
— Vous avez raison! dit-elle. Et, remettant la lettre à M. Dalombre, elle ajouta : Tenez, déchirez-la vous-même.
C'était donner au vieillard l'autorisation de la lire. Il n'en profita pas, et, la roulant fiévreusement en boule, il envoya la seconde dénonciation rejoindre la première.
Non seulement il ne pouvait plus être question de séparation, mais l'absurde calomnie dans laquelle on les avait enserrés tous les trois créait entre eux une sorte de solidarité dans un but de défense mutuelle. Cependant, de quel serpent sortait cette bave? Après s'être promenés sur diverses têtes, les soupçons s'arrêtèrent sur une jeune ouvrière en couture qui était venue deux ou trois fois procéder à l'essayage d'une robe commandée pour Emmeline.
L'innocente créature, à qui l'aventure de l'attaque nocturne avait été racontée, s'était simplement laissée aller à dire, tout en épinglant une manche trop large :
— Vous avez eu joliment de la chance de tomber sur d'aussi bonnes gens!
On supposa que la jalousie était pour quelque chose dans ce compliment : on partit de là. Le style des deux lettres n'était pas celui d'une couturière, il est vrai. On en conclut qu'elle avait chargé un de ses amoureux de cette vilaine besogne : ce qui faisait d'elle à la fois une diffamatrice et une coureuse.
Mme Humbertot connut seule et cette histoire et son dénouement, qu'elle transmit, mot pour mot, à sa fille, sans oublier de mentionner les preuves morales qui planaient sur la petite ouvrière.
— Ça ne m'étonne pas, conclut négligemment Brigitte ; ces filles du peuple sont dévorées par l'envie!