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La Mal'aria: Etude Sociale

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XI
LA FAMILLE DE LA MARIÉE

Après les deux jours qu'Emmeline avait réclamés pour se reconnaître, Albert lui dit, un soir, devant M. Dalombre :

— Mon intention est d'aller demain à la mairie pour faire publier les bans. Hélas! ma chère Emmeline, nous n'aurons à notre mariage ni nos pères ni nos mères. C'est notre bon oncle qui nous en tiendra lieu à lui tout seul.

— Et encore! soupira le vieil alité. Je ne serai même pas en état d'offrir mon bras à la mariée.

— Qui sait? dit Emmeline, à qui l'espérance ne coûtait rien.

— Voyons! reprit le jeune homme, revenant aux questions pratiques : il nous faut nos actes de naissance, les actes de naissance de nos parents et leurs actes de mariage. Avez-vous tout cela? demanda-t-il à Emmeline.

— Non, répondit-elle ; mais rien n'est plus facile que de se les faire délivrer dans les mairies où ils ont été déclarés et où ils se sont mariés.

— Bien! Maintenant, l'acte de décès de votre père et celui de votre mère?…

Elle devint d'une pâleur qu'Albert eût certainement remarquée, si l'abat-jour de la lampe n'eût interposé entre la lumière et elle une forte épaisseur de carton. L'acte de décès de son père, il était aisé de se le procurer ; mais celui de sa mère, qu'elle avait déclarée morte et qui ne l'était pas? Une sueur froide lui mouilla les tempes. Que faire?

— Est-ce que l'acte de décès est indispensable aussi? demanda-t-elle, pour gagner du temps.

— Absolument, n'est-ce pas, mon oncle? dit Albert.

— Sans doute, fit le vieillard, puisque, si l'acte de décès des parents n'est pas fourni, il faut leur consentement écrit.

Les yeux d'Emmeline s'emplirent d'épouvante. Il lui était impossible de revenir sur son premier mensonge ; et, quand elle eût osé tenter cette rectification ridicule : « J'avais cru que ma mère était morte, mais je me rappelle maintenant qu'elle est vivante », la mettre en scène, c'était l'étalage au grand jour de toutes les mystérieuses horreurs du passé. Puis, cette femme, toujours entre deux vins, et Marsouillac brochant sur le tout, quelle société à présenter à la rigidité de ces Bretons, qui avaient fait d'elle une madone! Renoncer au mariage n'était rien, mais leur dire : « Voilà ma famille! » plutôt s'évader de l'hôtel et retourner au Perroquet bleu.

— Nous nous occuperons de toute cette paperasserie demain matin, dit-elle. Ce soir, je suis tellement lasse que je ne serais même pas capable de me rappeler les arrondissements où nous aurons affaire. Adieu, monsieur Dalombre, adieu, Albert!

Elle ouvrit la porte de sa chambre et, après l'avoir refermée au verrou, tomba en tournoyant sur son lit. Dès le premier pas qu'elle risquait hors de l'ombre où elle s'était confinée, le terrain lui manquait. Déchirée, affolée, se voyant acculée à une imposture dont il ne lui était plus permis de sortir, elle en arrivait à se dire :

— Dieu! pourquoi n'est-ce pas ma mère qui est morte à la place de mon pauvre père?

Il est vrai que si l'ordre des décès s'était trouvé interverti, elle n'aurait pas eu à échapper aux étreintes de Marsouillac ; elle ne serait pas tombée dans les mains de la Coffard et n'aurait conséquemment pas plus connu M. Dalombre que son neveu. Mais, sans s'arrêter à cet enchaînement des choses humaines, elle s'agitait dans l'impasse où elle cherchait inutilement une issue et contre les murailles de laquelle elle aurait voulu se briser la tête.

Eh bien, puisque le malheur était sur elle et qu'elle n'avait, cette fois, aucune chance d'y échapper, elle aurait de nouveau recours à la seule ressource qui lui restât toujours : la fuite. Elle se sauverait, cette nuit même, emportant les quelques petits bijoux qu'elle avait été forcée d'accepter, au jour de l'an et à sa fête, de la main paternelle du vieux Dalombre.

Elle les engagerait au premier mont-de-piété et, d'un cabinet de restaurant où elle s'installerait pour une demi-journée — elle avait trop peur des garnis — elle écrirait à ceux qu'elle aurait quittés depuis quelques heures une lettre où elle leur demanderait de vouloir bien lui prêter cinq cents francs, qui lui serviraient à louer une chambre dans une maison respectable et à acheter quelques meubles dont elle serait la légitime propriétaire ; ce qui la mettrait à l'abri des coups de main de la police.

Elle les aimait trop pour hésiter à accepter d'eux ce subside. D'ailleurs, s'ils apprenaient jamais qu'elle était, faute de quelques sous, retombée dans le cloaque, ils ne se le pardonneraient et ne le lui pardonneraient pas.

Sans autre explication, elle les préviendrait qu'un mariage entre elle et Albert était impossible, le mot impossible renfermant toutes les suppositions auxquelles elle les laisserait libres de se livrer.

Comme elle prévoyait pour elle une nuit complètement blanche, une nuit qu'elle comparait déjà à celle qu'elle avait en partie passée aux écoutes derrière les volets du Perroquet bleu, elle résolut de composer là le brouillon de sa lettre de démission.

Elle s'assit à son petit bureau, devant une feuille blanche, et, pour s'affermir dans son projet, traça d'une main rapide ces mots qui, en fait, ne l'engageaient à rien :

Monsieur Albert,

Mais, aussitôt, les larmes qui lui montaient aux yeux les lui obscurcirent à tel point qu'elle vit les lettres danser sur le papier. Elle cessa d'écrire et resta accoudée sur la planchette de velours du bureau, se révoltant presque de se voir ainsi toujours forcée comme une bête qui revient constamment à son point de départ. Si elle partait comme ça tout de suite, après leur avoir donné à tous de si bonnes espérances, le pauvre vieillard mourrait, elle seule sachant ce qu'il lui fallait de soins et de précautions. De son nouveau domicile elle verrait peut-être passer l'enterrement auquel elle se serait retiré le droit d'assister.

M. Albert, aussi, pleurerait beaucoup. Il l'oublierait bien sûr. Seulement, ce ne serait pas sans lutte. Pour la première et, probablement la seule fois de sa vie, un jeune homme plein de cœur et de loyauté avait fait attention à elle. Il l'aimait au point de la prendre pour femme et elle était contrainte non seulement de dire non, mais de s'enfuir comme une voleuse : tout cela parce que la loi exigeait l'acte de décès de sa mère et que, ne pouvant pas montrer sa mère, elle avait dû en faire une morte.

Échouer ainsi devant un obstacle représenté par un mauvais morceau de papier timbré, c'était aussi trop de misère. Elle eût été pourtant bien heureuse de porter ce nom de Dalombre, qu'elle avait depuis un an appris à tant vénérer. Du jour où il lui avait été permis de se mêler à la vie de M. Albert, auquel elle n'aurait jamais eu l'impudence de songer la première, elle l'avait trouvé très gentil et elle avait pensé souvent qu'il était singulièrement flatteur d'avoir été choisie par un jeune homme de cette valeur, qui deviendrait un jour un avocat distingué : car les personnes qui devant elle avaient parlé d'un avocat n'avaient jamais manqué d'ajouter qu'il était distingué.

Oh! cet acte de décès, si on pouvait l'avoir, bien qu'il n'existât pas! Cette préoccupation finit par l'obséder. Elle le voyait avec ses timbres, ses signatures et ses mots rayés nuls, comme celui du père d'Albert, que celui-ci avait un jour tiré devant elle d'un petit coffre où l'on serrait les papiers de famille. Il lui semblait qu'il lui suffirait d'étendre la main pour le saisir et l'apporter toute triomphante à cet insupportable maire qui le réclamait si impitoyablement. C'était peu de chose : mais, ce peu de chose, où le prendre et de quelle trappe mystérieuse le faire jaillir?

Alors, en battant le rappel de tous ses souvenirs et, à force de tendre sa volonté vers ce talisman de Tantale, elle entrevit vaguement, dans la brume d'un passé qui lui apparaissait déjà comme si lointain, un être affreux, aux dents sales, aux cheveux tombants, dont la graisse se mêlait à celle du collet de son paletot. Ce type, qui frisait, ou plutôt défrisait la cinquantaine, se coiffait, hiver comme été, d'un de ces chapeaux plus ou moins péruviens en paille brune tressée et qu'on décore, afin de leur donner du cachet, du nom de « Guayaquils ».

Boulevard de la Chapelle, on l'appelait Gustave. Il avait été et était peut-être encore du dernier bien avec Mlle Coffard. Malheureusement, leurs amours avaient été interrompues par une condamnation à cinq ans de réclusion, que l'homme au Guayaquil avait subie à Poissy, à la suite d'une fausse police d'assurance qu'il avait fabriquée de ses mains expertes et qu'il était allé, en se donnant comme employé de la Compagnie, toucher chez un particulier.

Depuis sa libération, Gustave avait renoncé à son industrie périlleuse ; mais l'art de l'imitation était tellement inné chez lui qu'il l'avait transporté du papier sur les toiles et qu'il s'était définitivement adonné à l'application de signatures modernes sur des tableaux anciens.

Lorsqu'on parle à certains collectionneurs d'un Rubens ou d'un Claude Lorrain, la première question qu'ils vous posent est celle-ci :

— Est-il signé?

C'est afin de se mettre en mesure de répondre par l'affirmative que nombre de marchands venaient prier Gustave de leur prêter le concours de sa connaissance des monogrammes, qu'il avait étudiés avec la patience d'un élève de l'École des chartes. Il savait que Salvator Rosa enlaçait, dans le coin à gauche de ses tableaux, un R et un S ; qu'Hobbema traçait au bas de ses paysages, à égale distance des côtés, son prénom de Minderout, et que Lucas de Cranach avait un serpent pour signature.

Cette science coupable lui offrait l'énorme avantage d'être sans aucun péril : car si vous falsifiez le nom d'un banquier au bas d'un effet de commerce, il dépose une plainte et vous fait arrêter ; tandis que, si vous ajoutez sur une toile peinte par Tribouillard la signature de Van Dyck, celui-ci n'en continue pas moins à dormir tranquillement du dernier sommeil.

Cette indulgence de la justice pour les faux qui s'appliquent aux œuvres des peintres morts s'étend même aux œuvres des peintres vivants. Il se vend, bon an mal an, une trentaine de Vollon, de Feyen-Perrin et de Robert-Fleury, dont les signataires seraient continuellement en police correctionnelle, si la magistrature montrait aux artistes le quart de la sollicitude qu'elle témoigne aux notaires.

Mais comme il est convenu que si on court les plus grands risques à plagier le paraphe de M. de Rothschild, on peut impunément apposer un faux monogramme sur un tableau qui n'est pas plus vrai, le nommé Gustave avait fini par se considérer lui-même comme exerçant une profession libérale. Aussi avait-il laissé pousser ses cheveux et donnait-il à son guayaquil l'air casseur que les rapins impriment à leurs chapeaux mous.

Après avoir payé sa dette à la société et tout en se réservant d'en contracter d'autres si la nécessité l'exigeait, Gustave était revenu rôder autour de Mlle Coffard dans l'estime de laquelle il avait considérablement perdu. Elle le reçut au retour plus que froidement. Un voleur, ce n'était pas du tout son affaire.

— Tout ce qu'on voudra, lui avait-elle dit, mais pas ça!

Étant donné le métier dont elle vivait, « tout ce qu'on voudra » autorisait déjà bien des choses. Cependant, sa « tolérance » s'arrêtait au guichet de la maison centrale.

Gustave n'en venait pas moins de temps à autre au Perroquet bleu en étrangler deux ou trois autres — des verts — qu'il oubliait de payer en sortant et dont Mlle Coffard négligeait de lui présenter la note.

Emmeline avait aperçu quatre ou cinq fois dans le café, raide entre deux absinthes, cet « invité » dont on lui avait raconté les malheurs et qui était regardé là presque comme une victime politique, le faux constituant, aux yeux de ces femmes qui, pour la plupart, ne savaient ni lire ni écrire, un méfait particulièrement relevé.

Dans son ignorance des qualifications du code, elle avait partagé l'espèce de considération qui s'attachait dans la maison à un homme aussi instruit, et ce fut son image, celle de ses cheveux gras et sa coiffure en paille brune qui s'imposèrent à ses recherches méditatives. Dans tous les cas, elle ne risquerait rien en allant le consulter. Plein de ressources comme il était, il ne donnerait que de bons conseils.

Mais où le retrouver et comment le rejoindre? Si elle l'abordait avec cette déclaration :

« Je vais épouser M. Dalombre qui a quarante mille livres de rente, et j'ai besoin d'un faux acte de décès qui me manque pour la publication des bans », il verrait dans cette supplique une admirable mine de chantage à exploiter. Ce n'était donc pas en sa qualité de fiancée d'Albert qu'elle devait d'abord se présenter. Elle aurait à imaginer pour sa démarche un tout autre motif.

En outre, aller le demander à l'établissement du boulevard de la Chapelle, c'était retomber entre les mains de la Coffard, c'est-à-dire de la police, sans compter qu'elle-même ne sortait presque jamais, que ni Albert ni son oncle ne la laisseraient courir seule les rues, fût-ce en voiture, et qu'il lui était interdit de confier à personne cette mission fantastique.

Et, d'ailleurs, le temps manquait, puisque Albert l'avait avertie qu'on s'occuperait le lendemain de rassembler les pièces nécessaires. Elle se rendit compte de l'inanité de sa combinaison et retomba dans le chaos. Elle regarda à sa pendule. Il était minuit trente-cinq. Tout le monde dormait dans la maison, car on s'y couchait de bonne heure. Elle se leva et monta tout doucettement dans la chambre du paralytique qui ouvrit les yeux en reconnaissant son pas et lui dit d'une voix attendrie :

— Comment! vous êtes encore debout à cette heure-ci? Allez vite dans votre lit. Si j'ai besoin de quelqu'un, je sonnerai Pierre.

Alors, tout à coup, comme si une batterie électrique l'avait secouée, elle pensa :

« Ce doit être encore ouvert chez la Coffard. Gustave y est peut-être. Allons-y! »

Avec la lucidité que donnent parfois les grands périls, elle comprit que si elle se montrait au faussaire dans la toilette d'une demoiselle, il aurait, au point de vue pécuniaire, des exigences insoutenables. Elle rentra chez elle aussi silencieusement qu'elle en était sortie, endossa une robe grise toute fanée, qui avait perdu trois ou quatre boutons de son corsage, se campa sur le chignon un petit bonnet de linge dont elle laissa pendre les rubans derrière le cou ; et, quand elle se fut trouvée dans sa glace l'air suffisamment « fille », elle alla décrocher au mur de la cuisine la clef de l'hôtel et celle de la grille qu'Annette y pendait tous les soirs.

Elle logeait au rez-de-chaussée, ce qui lui permettait de sortir sans réveiller les domestiques qui habitaient les mansardes. Si M. Dalombre entendait le bruit de la clef dans la serrure, il croirait à quelque escapade nocturne de Pierre. D'ailleurs, il soupçonnerait tout plutôt que l'expédition qu'elle se préparait à entreprendre.

Bien que depuis ses fiançailles elle eût le droit de prendre à même, réglant les comptes et payant les notes des fournisseurs, elle avait rarement plus de quelques francs sur elle, ayant gardé pour l'argent qu'elle avait tenu de la générosité ou de la parcimonie des clients de la Coffard une horreur presque invincible.

Elle ramassa, traînant dans son tiroir, à peu près l'effectif d'une pièce de cent sous, glissa comme un lièvre sur le palier et, après avoir mis plus de cinq minutes à entr'ouvrir la porte de la rue, tant elle serrait la clef dans ses doigts pour l'empêcher de crier, elle s'enfila de profil par l'entre-bâillement, se bornant, une fois dehors, à rapprocher un battant de l'autre assez hermétiquement pour que la maison, protégée par une première grille, semblât, en apparence, complètement fermée.

Dès qu'elle atteignit la rue de Berlin, elle se prit à courir jusqu'à ce qu'elle eût rencontré une voiture vide, où elle monta sans même donner au cheval le temps de ralentir son pas.

— Vite! boulevard de la Chapelle, 66! cria-t-elle.

— Payez-moi d'avance, fit le cocher défiant, ou alors descendez.

— Tenez, voici déjà quarante sous, dit-elle en lui passant la monnaie par la portière. Mais, vous savez, c'est à l'heure.

Elle avait donné comme point d'arrivée le numéro 66, afin que l'arrêt d'une voiture devant le 70 n'amenât pas parmi les consommateurs et les consommatrices du café un élan dangereux de curiosités malsaines.

Il était une heure quand elle aperçut les lumières du Perroquet bleu se jouant sur les arabesques des carreaux dépolis. Cependant, le café se vidait, et elle voyait à chaque instant les gens en sortir comme d'un théâtre où le spectacle va finir.

Elle descendit de son fiacre, dévisageant ceux qui passaient près d'elle, et commençant à se reprocher amèrement son extravagance. Depuis un an, Gustave était peut-être mort ou bloqué de nouveau pour un laps de temps déterminé. Tout à coup, elle le reconnut de loin à son flamboyant guayaquil. Il venait précisément à elle, et bien qu'elle eût la quasi-conviction qu'il ne se la rappellerait pas, au moins physiquement, l'ayant à peine vue et ne lui ayant jamais parlé, elle regrimpa dans sa voiture, se contentant d'en tenir la portière ouverte.

Elle le happa au passage par ces mots :

— Monsieur Gustave! monsieur Gustave!

Il jeta dans la voiture un regard oblique. Une femme! Que lui voulait-elle? Il y avait déjà plusieurs années que les femmes ne lui voulaient plus rien. Il hésitait donc à répondre à une invite dont il n'était pas bien sûr d'être le héros ; mais Emmeline lui souffla de nouveau :

— Montez! monsieur Gustave, j'ai à vous parler.

Il s'enfourna dans le fiacre qu'elle referma soigneusement.

— Voilà! dit-elle sans préambule, je suis blanchisseuse, je viens de faire un petit héritage ; mais pour le toucher, il faut que je présente l'acte de décès de ma mère, et je ne l'ai pas.

— Eh bien, dit Gustave, allez le chercher.

— Je ne l'ai pas, reprit-elle, parce que je ne sais pas ce que ma mère est devenue. Elle m'a plantée là il y a quatre ans. Peut-être est-elle morte, mais peut-être ne l'est-elle pas ; et si je veux toucher mon héritage, je suis obligée d'attendre encore six ans. Alors, on dressera un acte de notoriété publique, comme ça se fait toujours, et j'aurai droit à mon argent. Mais, en attendant, il faut que je trime comme une malheureuse, tandis que j'ai là de bons billets de mille qui m'attendent.

— Et, questionna Gustave, est-il pas mal gros, cet héritage?

— Oh! non, quatre mille francs à peu près ; mais, tiens! avec ça, on se met dans ses meubles.

— Oui, je comprends, fit l'ancien reclusionnaire, entrant tout de suite dans les plans de la jeune fille : vous voudriez avoir l'acte de décès en supprimant les six années qui restent à courir.

— Précisément, appuya Emmeline, devant qui Albert avait un jour expliqué le chapitre des successions, qu'il étudiait alors en vue d'un prochain examen.

— Et pourquoi vous adressez-vous à moi, comme ça? Vous me connaissez donc?

— Non, dit-elle, c'est une de mes amies du Perroquet qui m'a raconté que vous n'aviez pas votre pareil pour imiter des signatures de peintres.

— C'est vrai, répondit Gustave, flatté que sa notoriété eût pénétré jusqu'aux blanchisseuses ; mais il ne s'agit pas de peinture, ici.

— C'est la même chose, fit observer Emmeline, c'est même bien plus facile. Il ne vous faudra qu'une plume et un morceau de papier.

— Eh bien! et le cachet de la mairie, est-ce que je l'ai? Et la signature du maire, est-ce que je la connais? Tout cela me donnerait un mal inouï, repartit Gustave, songeant déjà à faire mousser sa marchandise.

Emmeline n'avait pas pensé, en effet, au cachet de la mairie. Elle n'en continua pas moins :

— Bah! est-ce qu'un homme comme vous est jamais embarrassé?

— Et, poursuivit Gustave, s'enfonçant dans son calcul, croyez-vous qu'un travail comme celui-là se fasse pour des prunes? Est-ce que par hasard, ma petite, tu te serais mis dans le coco que je vais risquer les assises pour tes beaux yeux?

— Mais je vous payerais, oh! je vous payerais! se récria-t-elle, sans s'offusquer du tutoiement de l'artiste en faux.

— Tu me payerais? Avec quoi?

— Eh bien! avec de l'argent donc. Un de mes oncles, qui a hérité aussi, m'en a remis un peu, à compte sur ce qui doit me revenir.

— Combien?

— D'abord, combien demanderiez-vous?

— Pas moins d'un billet de cinq.

— Cinq cents francs. C'est convenu. Quand me donnerez-vous le papier?

Gustave fut surpris de tant d'ignorance! Mais, pour fabriquer l'acte de décès, il était indispensable d'avoir l'acte de naissance. Et quand elle le lui aurait remis, qui lui prouverait que, la besogne terminée, elle lui verserait les cinq cents francs. Il fallait au moins fournir des arrhes. Deux cents francs tout de suite et trois cents francs après.

— C'est cela, ratifia Emmeline, prête à toutes les promesses et à toutes les concessions. Donnez-moi votre adresse. Je vous enverrai sous enveloppe, par la poste, les deux billets de cent francs et l'acte de naissance de maman. De plus, je vous indiquerai sous quel nom vous m'enverrez l'autre acte à un bureau de poste restante que je marquerai dans ma lettre. Tout sera, du reste, expliqué d'un bout à l'autre. Vous n'aurez qu'à suivre mes renseignements. Voyons! quand serez-vous prêt?

— Après-demain, est-ce trop tard?

— Va pour après-demain! Et où dois-je écrire?

— A mon atelier, 37, rue Viollet-le-Duc, fit Gustave, qui décorait de ce titre artistique une chambre mansardée, où le jour venait d'en haut.

— Mais, fit remarquer Emmeline, vous avez bien un autre nom que Gustave?

— Oui… certainement, dit celui-ci, comme s'il n'en était pas bien sûr. Seulement, on ne me connaît que sous celui-là.

Au moment de la séparation, il fit à Emmeline cette proposition finale :

— Descendons-nous prendre un verre?

— Non, merci! fit-elle. J'ai tellement bu aujourd'hui! D'ailleurs, il faut que je rentre.

— Et puis, ajouta-t-il, ce ne sont pas des affaires dont on peut causer devant le comptoir. Alors, adieu!

— Et pas un mot à âme qui vive, n'est-ce pas?

Gustave, qui était déjà sur le marchepied, se retourna vivement :

— Parbleu! Je ne suis pas assez bête pour me vendre moi-même!

37, rue Viollet-le-Duc! 37, rue Viollet-le-Duc! 37, rue Viollet-le-Duc! répétait Emmeline pendant tout le parcours, en retournant rue de Berlin. Elle ne se rendait qu'un compte très approximatif de la gravité de la situation dans laquelle elle se mettait. Le faux dont elle allait devenir complice ne faisait, en réalité, de tort à personne, et il sauvait l'avenir de tant de gens, elle comprise. Au surplus, il n'y avait pas à barguigner : c'était tout l'un ou tout l'autre. Elle était acculée à cette alternative : s'enfuir ou tricher.

La satisfaction d'avoir si heureusement réussi lui cachait, du reste, les périls du méfait. Elle n'avait pas plus d'une heure de voiture et retrouva la porte dans l'état d'entre-bâillement où elle l'avait laissée. Aucun accroc ne s'était produit. Elle arracha son bonnet de linge, se déshabilla ensuite en un tour de main et se glissa dans le lit, toute joyeuse de son succès et, dans une certaine mesure, fière du bon tour qu'elle venait de jouer à M. le maire.

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