La Mal'aria: Etude Sociale
V
L'ENQUÊTE
Après s'être abattue sur l'angle de soutènement de l'hôtel de la rue de Berlin, Emmeline était restée figée dans un froid cataleptique, qui ne lui enlevait qu'une partie de ses facultés. Ses bras étaient inertes et ses lèvres ne pouvaient plus s'ouvrir pour laisser passer les sons, mais elle se rendait un certain compte du remue-ménage dont elle était l'objet. Cependant, elle crut à une hallucination, lorsqu'en rouvrant les yeux elle se vit au chaud dans un grand lit dressé de champ dans une chambre à coucher de style Louis XVI dont tous les meubles, peints en blanc avec filet d'or, donnaient à la pièce un aspect tout à fait virginal.
Autour d'elle délibéraient un homme d'âge en robe de chambre de laine bleue, un monsieur vêtu de noir, cravaté de blanc et sur la boutonnière duquel saillissait une rondelle d'officier de la Légion d'honneur. Une grosse femme dont un bonnet de linge enserrait le dépeignage s'actionnait avec une serviette mouillée à détacher du cuir chevelu de la jeune fille des caillots de sang empâtés dans des caillots de boue. C'était cette opération qui, vraisemblablement, l'avait réveillée ou plutôt désévanouie.
Elle avait ouvert les yeux, elle les referma comme pour continuer son rêve ; mais le monsieur à la rondelle rouge lui souleva les paupières d'un doigt énergique ; ce qui la força à se secouer.
— Êtes-vous en état de parler? lui demanda-t-il.
Elle roula la tête sur l'oreiller pour faire signe que non. Peu à peu, cependant, les objets et les gens qui l'entouraient prenaient pour elle une forme plus précise.
Bien que coupés par de nombreuses solutions de continuité, ses souvenirs lui revenaient. Elle se rappela sa fuite par la fenêtre de la maison du boulevard de la Chapelle, et par induction en conclut qu'elle avait été recueillie : car il était invraisemblable que ce coquet ameublement fût celui d'une casemate de prison.
— Je vais lui faire du thé! répétait la vieille femme, en renouant sous son menton son bonnet de linge, dont ses cheveux gris avaient rompu les digues.
— Un peu de bouillon vaudrait mieux, fit l'homme décoré, que la malade jugea être un médecin, pour en avoir déjà vu, dans des endroits moins somptueux, pour des constatations d'une autre nature.
Dans cet échange de propos entre ceux qui la veillaient, elle comprit qu'elle était depuis deux jours dans cette léthargie d'où elle venait de sortir. Elle ne connaissait aucune des personnes qui lui avaient ouvert leur maison, et personne de la maison ne la connaissait. Quand son cerveau eut à peu près repris son assiette, ce mot du docteur : « Êtes-vous en état de parler? » lui revint le premier à la mémoire. Si elle s'avisait de dire :
« Maintenant, interrogez-moi! »
à sa première réponse, on la rejetterait sans plus d'informations sur le trottoir où on l'avait ramassée sanglante et transie. Si elle voulait rester, il fallait bien mentir. Aussi, même quand elle eut la force de répondre à des questions, elle continua à faire la muette, se réservant, selon la tournure que prendrait l'événement, soit de tout dire, soit de tout cacher.
Les couvertures qu'on avait accumulées et les boules d'eau chaude qu'on lui remettait incessamment aux pieds l'avaient désengourdie. Sa blessure de la tête, amortie par la chevelure, n'aurait offert de gravité qu'en cas de lésion interne. Elle n'en résolut pas moins de prolonger jusqu'au lendemain matin son mutisme affecté, afin de se garder la nuit pour demander secours à son imagination.
Ce n'était pas qu'elle préméditât de tromper la confiance de ces inconnus, qui avaient l'air si bon ; mais elle serait morte de honte plutôt que de leur faire cette déclaration déchirante :
« Celle que vous avez sauvée de la police et probablement de la mort est une malheureuse qui venait de s'échapper du Perroquet bleu. »
Voici, conséquemment, à quel parti elle s'arrêta : tout en mettant en avant une imposture quelconque, elle attendrait qu'elle fût matériellement capable de faire un pas pour guetter une porte ouverte et prendre sa volée. De cette façon, les habitants de l'hôtel de la rue de Berlin ignoreraient toujours à quelle abandonnée ils avaient prodigué leurs soins. Elle s'excuserait auprès d'eux par une petite lettre signée d'un nom en l'air et ils n'entendraient plus parler d'elle. C'était là une façon bien cavalière de leur témoigner sa gratitude. Mais les circonstances ne lui en permettaient pas d'autre.
Il n'était guère plus de sept heures du matin quand la vieille Annette vint, sur la pointe de ses pantoufles, savoir de ses nouvelles. Emmeline, étendue sur le dos, dans le lit, combinait, les yeux tout ouverts.
— Eh bien! on dirait que ça va mieux! demanda la bonne.
— Bien mieux, et je vous remercie mille fois, dit-elle, devinant qu'un plus long silence deviendrait suspect.
— Ah! tant mieux! fit Annette ; M. Dalombre et M. Albert vont être joliment contents.
Emmeline profita des dispositions loquaces de la servante pour interroger la première.
— Chez qui suis-je donc? dit-elle.
Annette, tout en changeant la boule qui s'était refroidie, se fit un plaisir de lui apprendre, avec toute sorte de parenthèses, où elle introduisait des personnages inutiles au récit, que M. Dalombre, le vieux en robe de chambre qui assistait à la consultation du médecin, était l'oncle de M. Albert, un jeune homme qui logeait de « l'autre côté de l'eau », car il faisait son droit, mais qui dînait presque tous les jours rue de Berlin, où il avait sa chambre, dans laquelle elle avait été transportée provisoirement le soir où on l'avait trouvée comme morte.
Puis, s'interrompant, Annette demanda, avec l'empressement d'une femme qui tient à être renseignée avant tout le monde :
— Où diable alliez-vous à une heure pareille, ma chère demoiselle, et qui vous a mise dans cet état-là?
Il fallait vaincre ou mourir. Emmeline répondit :
— Je revenais de mon travail. Nous avions veillé très tard pour de l'ouvrage pressé… J'ai été attaquée dans la rue par un homme qui m'a lancée contre la grille de l'hôtel, après m'avoir arraché mon chapeau et pris mon porte-monnaie.
— Ah! pauvre petite! Comme vos parents doivent être inquiets depuis deux jours! Nous allons vite aller les avertir.
— Je suis orpheline, répliqua vivement Emmeline. Mon père et ma mère sont morts depuis déjà longtemps.
— Comment! à votre âge, vous logez toute seule?
— Non! je couchais chez ma patronne.
— En ce cas, fit judicieusement observer Annette, pourquoi étiez-vous ainsi dehors à une heure indue?… et il pleuvait!
— Oui, balbutia Emmeline près de défaillir, car elle commençait à patauger dans ses mensonges, j'avais reconduit avec un parapluie une petite ouvrière qui n'avait qu'une petite robe de toile et qui aurait été trempée jusqu'aux os.
— Y avait de quoi lui faire attraper une fluxion de poitrine, appuya la vieille bonne.
— Et puis, insista Emmeline, cette petite avait peur si tard dans les rues, et c'est quand je revenais de la mettre à sa porte — vous pensez si je courais pour regagner le magasin — que j'ai été attaquée et dévalisée par un grand diable! ah! haut comme d'ici au plafond… Il me semble que je le vois encore.
— Alors, reprit l'impitoyable Annette, il faut que Pierre aille tout de suite rassurer votre patronne qui doit être dans un joli tourment. Où demeure-t-elle?… qu'on y coure!
— Nous avons un peu trop causé. Je crois que je vais me trouver mal, murmura Emmeline, n'ayant d'autre ressource qu'une syncope pour clore le chapitre de ces révélations fantaisistes.
— Ah! mon Dieu! en effet, comme elle est pâle! s'exclama la bonne. Attendez! je vais vous faire respirer un peu de vinaigre.
Et elle courut à la cuisine, pendant que la blessée se disait, dans un découragement mortel :
« A quoi servent ces inventions puisqu'avant une heure, tous, ici, sauront la vérité? »
A fin de tenir ce calice éloigné d'elle le plus longtemps possible, elle feignit de retomber dans une sorte de coma, que M. Dalombre reprocha durement à Annette d'avoir provoqué par sa curiosité fatigante. Cette saboulade retint la langue de la vieille bonne jusqu'à cinq heures du soir. Elle se présenta alors de nouveau, un bol de bouillon à la main, au chevet d'Emmeline, dont l'estomac commençait à crier la faim.
Comme elle s'était remise sur son séant pour absorber ce consommé réconfortant, le médecin entra. L'entaille de la tête se refermait déjà. La pleurésie semblait évitée. Il lui demanda si elle souffrait de quelque douleur interne, à la suite des coups portés par l'agresseur. Emmeline indiqua son pied, dont l'enflure avait échappé à l'examen du docteur. Il lui mania pendant plusieurs minutes le bas de la jambe à la faire crier ; puis, aidé d'Annette qu'il prit comme aide-major, il opéra sur les muscles la pression nécessaire pour les remettre en place.
Une foulure n'étant pas de beaucoup moins difficile à réduire qu'une fracture, c'était au moins quinze nouveaux jours de repos imposés à la patiente. Elle avait espéré pouvoir détaler avant les révélations suprêmes. Or il était invraisemblable que le voile qui obscurcissait encore son passé ne tombât pas en quinze jours. Elle se verrait pendant ces deux semaines sous le coup d'avanies auxquelles il ne lui serait même pas permis de se dérober. Avoir été accueillie comme une naufragée et devenir ensuite un objet de dégoût pour ce vieillard qui l'avait installée avec tant de bonté dans une chambre toute reluisante, pour cette vieille servante qui croyait si candidement porter du thé et du bouillon à la victime d'un malfaiteur! Non : elle ne supporterait pas un pareil déchirement. Elle allait demander à son hôte de la faire immédiatement transporter à l'hôpital le plus voisin.
Elle ouvrait la bouche pour formuler cette proposition quand le domestique annonça :
« M. le commissaire de police! »
Son sang ne fit qu'un tour, selon l'expression usitée au Perroquet bleu, pour exprimer le comble de l'épouvante. Il n'y avait pas à en douter : la Coffard avait dénoncé sa fuite à ses bons amis les agents, qui s'étaient mis en chasse et l'avaient dépistée. A ce mot « police », si redouté là-bas, elle vit danser devant ses yeux la salle du bureau des mœurs avec sa rangée de bancs éclopés, la face gouailleuse du chef de bureau Heurteloup, et elle eut sur son front l'impression d'un fer rouge qui y aurait marqué l'ignominieux état civil dont elle s'était dépouillée à tous risques.
Elle se planta désespérément les doigts dans les cheveux, convaincue que ce magistrat de l'ordre policier allait se jeter sur elle, la tirer par le bras et la précipiter à bas de son lit en lui criant :
« Allons! sale créature, suis-moi à Saint-Lazare, où tu seras enfermée d'abord comme prostituée en rupture de ban, ensuite comme voleuse! »
Car, dans l'inconscience de ses devoirs et de ses droits, elle se croyait très sincèrement, pour s'être évadée du Perroquet bleu, coupable d'avoir frustré la Coffard de la seule garantie qui restât à celle-ci des prétendus trois cents francs que lui devait son ex-pensionnaire.
Subitement à l'entrée du personnage officiel suivi de son secrétaire, et qui, étant venu plusieurs fois pour interroger la malade, sans savoir si elle était interrogeable, négligea d'enfiler son écharpe, elle prit la résolution de ne pas répondre un mot sous l'avalanche de mépris et d'injures qu'elle sentait déjà tourbillonner autour d'elle.
Elle tomba dans un ébahissement, qu'on prit pour un restant de délire, en entendant ce dignitaire tout en abdomen et en calvitie lui dire avec mansuétude :
— Maintenant que vous voilà revenue à vous, mademoiselle, seriez-vous assez bonne pour vouloir bien fournir à la justice quelques éclaircissements sur l'agression à laquelle vous avez failli succomber? Rassemblez vos esprits. Rappelez vos souvenirs, si faire se peut. Nous recueillerons votre déposition avec tout l'intérêt qu'elle comporte.
Sa langue s'était épaissie dans sa bouche séchée par la peur. Elle resta deux bonnes minutes sans pouvoir articuler un mot. Le secrétaire du commissaire de police attendait, son carnet d'une main et son crayon de l'autre, prêt à inscrire les renseignements qui devaient aider à la capture de l'agresseur. Avant d'entamer la série de ses questions, le magistrat laissa au témoin le temps de faire appel à sa mémoire ; après quoi, il lui demanda :
— Reconnaîtriez-vous celui qui vous a attaquée?
— … Je crois que oui, balbutia Emmeline. Il était grand, très grand… vous comprenez : il faisait tellement nuit.
— Puis, sans doute, continua le commissaire, il vous a mis la main sur les yeux, pendant qu'il vous dévalisait.
— Justement! fit-elle, enchantée de n'avoir pas à achever ce portrait de pure imagination.
L'interrogateur, se tournant vers son commis, lui transmit cette observation :
— C'en est sans doute un de la bande de Clichy. C'est ainsi qu'ils opèrent ; ils se ruent sur les passants attardés — les femmes surtout — et leur bouchent la vue pour rendre ensuite plus incertains les résultats de la confrontation.
— Quels gredins! s'exclama Annette.
En voyant ses impostures marcher ainsi comme sur des roulettes, Emmeline sentit passer dans ses veines un frisson d'espoir. Ma foi, tant pis! puisqu'on lui tendait la perche, elle serait bien bête de ne pas la saisir. Elle irait maintenant jusqu'au bout. Au pis aller, si le pot aux roses se découvrait, on ne pourrait pas lui faire un grand crime d'avoir essayé de cacher ce qu'elle était. Après tout, elle n'était pas forcée de l'avouer devant tout le monde.
— Le médecin, continua le commissaire, croit-il que la plaie du crâne ait été produite par un instrument contondant ou simplement par la chute de la victime, dont la tête aurait rencontré un corps dur?
— Il ne s'est pas encore prononcé à cet égard, répondit le vieillard, qui suivait avec un intérêt attendri toutes les phases du récit du crime. Il croit cependant que la blessure doit avoir été faite par un coup-de-poing américain.
— C'est leur arme ordinaire, fit observer le magistrat qui, évidemment, s'acharnait sur une piste. Et, poursuivit-il, revenant à Emmeline, dans quel sens alliez-vous : montiez-vous vers le boulevard extérieur ou descendiez-vous dans la ville?
— Je retournais chez moi, dit Emmeline, sans plus de détails.
— Chez vous? chez vos parents?
Là était le nœud de l'interrogatoire. Au moment où Emmeline allait reprendre, en la complétant, la fable dont elle avait déjà servi le prologue à la vieille Annette, celle-ci, que sa loquacité démangeait, intervint subitement :
— La pauvre demoiselle n'a plus de parents, dit-elle. Elle retournait chez sa patronne, une bonne dame qui l'avait comme adoptée…
Elle aurait continué à broder sur le peu de renseignements qu'elle tenait de la jeune fille, si le commissaire n'eût mis Emmeline au pied du mur par cette question dont la précision n'entre-bâillait la porte à aucune échappatoire :
— Et votre patronne, mademoiselle, où demeure-t-elle, que nous la fassions immédiatement prévenir?
Sa première pensée fut de retarder l'explosion inévitable en donnant un nom et une adresse de fantaisie. Ce faux témoignage ne la mènerait pas loin ; mais, dans les moments suprêmes, tout le monde est disposé, comme la Du Barry, à implorer du bourreau « encore une petite minute ». Cependant la bourde eût été si grossière et si facilement établie qu'elle aima mieux jouer son va-tout. Elle nomma Mme Gandoin et raconta que sa patronne était sur le point de quitter la rue Notre-Dame-de-Lorette, son fonds ayant été vendu depuis quelques jours. Peut-être était-elle déjà déménagée ; peut-être était-elle encore là. Elle ne savait pas.
Elle savait, au contraire, que le magasin de modes n'existait plus, puisqu'elle avait vu de ses yeux les pioches et les truelles des maçons faire leur œuvre. Toutefois, ce n'était là qu'un demi-mensonge : ce qui lui laissait une demi-chance de se tirer du pas terrible où elle était engagée jusqu'aux épaules.
— Et, conclut le commissaire, vos noms et prénoms : nous avons besoin de les enregistrer exactement pour l'enquête que nous allons ouvrir.
Emmeline crut entendre s'écrouler avec fracas tout l'échafaudage qu'elle venait d'édifier si laborieusement. A l'énoncé des désignations qu'on lui avait arrachées entre les murs sales du bureau des mœurs, le délégué de la préfecture devant lequel elle comparaissait ne pouvait manquer de sauter en l'air. Car elle croyait bonnement que tous les fonctionnaires de la redoutable maison savaient par cœur tous les noms de celles qui y avaient leur livret. Elle murmura, avec un bredouillement prémédité et très vite, de façon que les deux mots n'en fissent qu'un :
« Emmeline Freizel! »
En effet, le magistrat ne comprit pas et elle dut répéter, en égrenant lettre par lettre, le chapelet de sa honte. Le commissaire répétait tout haut chaque syllabe, et le secrétaire écrivait.
La réunion des syllabes s'opéra sans produire le moindre changement dans la physionomie bienveillante de l'homme de police, qui ferma sa serviette de moleskine, la mit sous son bras, et avant de sortir pour aller chercher d'autres éléments de l'enquête, dit en revenant auprès du lit d'Emmeline :
— C'est bien 12, rue Notre-Dame-de-Lorette, que demeure Mlle Gandoin, n'est-ce pas, mademoiselle?
— Oui, monsieur, répondit-elle, en s'efforçant d'accompagner cette confirmation d'un sourire.
— Nous allons y passer, mon secrétaire et moi, reprit-il. C'est pour empêcher que les recherches ne s'égarent.
— Pierre, fit le vieillard que la servante avait dit à Emmeline s'appeler M. Dalombre, accompagnez ces messieurs. Vous aurez soin d'assurer la patronne de mademoiselle que cette pauvre enfant ne manque de rien et qu'elle est bien soignée ici ; qu'en outre, Mlle Freizel est maintenant en état de la recevoir et qu'elle accueillerait bien volontiers sa visite.
« Quel brave homme! pensa Emmeline. On disait bien là-bas qu'il n'y avait que les vieux pour être gentils. »
— A présent, ajouta M. Dalombre, en reconduisant le commissaire, il faut laisser reposer la demoiselle, que cette séance a probablement fatiguée. Surtout, vous, Annette, ne la faites pas causer.
Le cœur serré par l'anxiété — car c'était contre elle que l'enquête finirait par se faire — l'échappée du Perroquet bleu se retournait dans son lit comme une anguille. Il y avait déjà près d'un mois qu'elle avait définitivement quitté le magasin de la rue Notre-Dame-de-Lorette, puisqu'elle était restée trois longues semaines boulevard de la Chapelle, et qu'elle était depuis quatre jours déjà réfugiée dans l'hôtel de la rue de Berlin. Avec la finesse professionnelle qu'elle lui accordait de confiance, il était impossible que le commissaire de police ne lui demandât pas compte du laps écoulé entre sa sortie chez Mlle Gandoin et son entrée chez M. Dalombre. Elle aurait donné avec joie vingt ans de sa vie pour avoir la faculté de supprimer ces trois maudites semaines-là. Elle ne réfléchissait pas que c'était précisément aux catastrophes dont elles avaient été remplies qu'elle devait d'être obligée de les passer sous silence.
Il y avait à peine un quart d'heure qu'elle se tordait dans les affres de l'inquiétude, quand l'incorrigible Annette se glissa de nouveau dans la chambre. Elle ne s'expliquait pas par suite de quelle discrétion ou de quelle insouciance ridicule la jeune malade ne l'avait pas déjà questionnée vingt fois sur les tenants et les aboutissants de la maison. Aussi grillait-elle de la mettre au courant des mœurs, coutumes, habitudes, âges, professions et aventures des habitants de l'hôtel.
Pendant qu'Emmeline supputait mentalement les probabilités qui s'offraient à elle de sortir de ce drame à son honneur ou à sa honte, la vieille bonne prenait une chaise et commençait sa narration, que la seule et unique personne dont se composait son auditoire écoutait par bribes. A quoi devaient lui servir ces informations fournies sur des gens qui, dans quelques instants sans doute, allaient la chasser comme indigne, non sans brûler ensuite du sucre dans la chambre à coucher où elle avait passé quatre nuits?
Mais Annette ignorait cet état d'esprit, comme les motifs qui l'avaient fait naître ; et elle les eût connus que, peut-être, sa langue ne s'en fût pas arrêtée. Elle apprit ou plutôt elle crut apprendre à Emmeline que M. Dalombre, qui paraissait avoir au moins soixante-dix ans, n'en avait, en réalité, pas plus de soixante. Mais il avait eu tant de malheurs! En voilà un qui en avait eu, des malheurs! Il avait été riche, riche, avait appuyé Annette, croyant doubler la fortune en pesant deux fois sur le mot. Il était, il n'y a pas encore bien longtemps, grand armateur à Nantes. Oh! à cette époque-là, on logeait dans un palais, avec un jardin et des plantes grasses qui chauffaient dans des serres. Elle avait connu tout ça, elle qui était chez eux depuis vingt-sept ans. Elle avait connu aussi Mme Dalombre, une petite femme brune, un peu grasse, mais qui était active et qui menait toute la maison.
Et puis, M. Ferdinand, le frère et l'associé de M. Dalombre ; puis, surtout, Mlle Léonie. Ah! mais, par exemple, ça c'était trop triste, elle aimait mieux passer là-dessus.
Et tandis qu'elle jacassait, Emmeline ouvrait l'oreille au moindre bruit de porte ou au plus imperceptible tintement de sonnette. C'était lui, c'était le commissaire qui revenait, non seulement pour la confondre, mais pour l'emmener.
Annette n'avait feint de reculer devant la suite de ses confidences que pour se la faire imposer par la curiosité d'Emmeline ; mais Emmeline paraissait si peu curieuse qu'il n'y avait pas à compter sur son insistance. La bonne reprit donc son récit, fort triste en effet. Mlle Léonie était une belle jeune fille de dix-huit ans, unique enfant de M. Dalombre qui, naturellement, l'idolâtrait. Elle avait déjà refusé « les plus beaux partis de la ville », car beaucoup de gens mesurent la beauté et la situation d'une femme au nombre de soupirants qu'elle refuse.
Un jour, toute la famille était réunie sur le port pour le lancement d'un joli trois-mâts-barque, Léonie, à qui M. Dalombre avait donné le nom de sa fille. La cérémonie avait été superbe. Le navire, pavoisé du haut en bas, était entré dans l'eau « comme dans du beurre ». Mlle Léonie voulut, puisqu'il portait son nom, l'essayer la première dans une petite promenade. M. Ferdinand y monta avec elle…
— Est-ce qu'on n'a pas sonné? interrompit Emmeline en se dressant sur son séant, la tête tournée vers la porte.
— Je n'ai rien entendu, dit Annette, d'ailleurs quelque peu sourde. Elle reprit : mais au moment où ils franchissaient la passe pour sortir de la rade, v'lan! un transatlantique qui y entrait a abordé la Léonie par le travers. Le trois-mâts a été coupé en deux. Il a tournoyé pendant deux secondes sur lui-même, puis il a coulé à pic avec M. Ferdinand et notre pauvre demoiselle.
Et, à ce souvenir douloureux, la vieille servante épongea, avec son mouchoir à carreaux, ses yeux qui se gonflaient de larmes.
Mme Dalombre, qui était tombée atteinte de folie en voyant, de la jetée, la collision et l'engloutissement, traîna encore à peu près dix mois et mourut. Elle, du moins, fut enterrée, tandis que jamais on ne retrouva les corps des naufragés de la Léonie, qui étaient au nombre de quinze, deux matelots seulement ayant pu réussir à s'accrocher à une épave jusqu'à ce qu'on vînt à leur aide.
— M. Ferdinand, qui était veuf, laissait un fils, M. Albert, que vous ne connaissez pas, fit remarquer la bonne, car il est entré dans votre chambre quand vous étiez encore en léthargie. M. Dalombre, qui avait perdu, en un tour de main, sa femme, sa fille et son navire, ne voulut pas rester un jour de plus à Nantes, tant ce malheur-là lui avait porté un coup. Il vendit son établissement et vint s'installer à Paris avec son neveu. Mais il n'a jamais pu se remettre. M. Albert, qui fait son droit, a son logement au quartier latin. Seulement, il vient dîner très souvent ici, et il y a sa chambre que vous occupez maintenant.
— Oh! je la lui rendrai bientôt, fit Emmeline, touchée du malheur de ces braves gens qui avaient encore trouvé le moyen de s'occuper d'elle avec tant de bonté.
— Ce n'est pas pressé du tout, répliqua la servante, monsieur a l'air de bien s'intéresser à vous. Le soir où on vous a ramassée dans l'eau devant la grille, j'ai eu la bêtise de dire en vous portant sur le lit : « On jurerait une noyée! » Ce mot « noyée » lui a rappelé sa fille, et quand il vous a sue bien chaudement dans le lit de M. Albert, il est monté dans sa chambre et il a sangloté toute la nuit.
— Si je lui ai rappelé sa fille, je ne la lui rappellerai pas longtemps, pensa l'autre naufragée, qui regrettait de ne pas avoir, à son tour, péri dans son naufrage.
Un fracas de portes qui s'ouvraient et se fermaient, et le bruit des pas de M. Dalombre descendant l'escalier qui aboutissait aux pièces du rez-de-chaussée, coupèrent court aux réflexions d'Emmeline et au bavardage d'Annette. Ce remue-ménage annonçait l'arrivée de Pierre qui rentrait bruyamment.
— Ah! le scélérat, criait-il tout fier des nouvelles qu'il apportait aux autres domestiques, vouloir assassiner une pauvre jeune fille si douce et si méritante!
Annette, à cette voix connue, s'était précipitée au-devant du cocher pour ne rien perdre des nouvelles qu'il apportait.
— Ah! nous en avons fait des pas et des démarches! continua-t-il en s'essuyant le front.
— Vous avez vu la dame chez qui travaillait Mlle Freizel? demanda M. Dalombre en se mêlant familièrement au groupe.
— Non, monsieur, parce qu'elle est retournée, ces jours derniers, dans son pays, dans l'Eure-et-Loir ou Loir-et-Cher, on ne sait pas au juste dans le quartier. Elle a vendu son magasin, mais si vous aviez vu tous les voisins comme ils ont poussé des cris quand je leur ai raconté qu'un brigand avait failli tuer la pauvre demoiselle! Ils ne savaient pas ce qu'elle était devenue. Le boucher, le charcutier étaient dans un état! La mercière chez qui elle allait toujours chercher son fil l'aimait énormément. Faut-il qu'il y ait des bandits sur la terre, faut-il qu'il y en ait!
— Et a-t-on arrêté l'assassin? interrogea Annette au comble de la surexcitation.
— Non, riposta le cocher, mais le commissaire croit bien le connaître. Oh! j'irai le voir guillotiner, la canaille!
— Ainsi, vous n'avez recueilli sur cette jeune fille que de bons renseignements? demanda M. Dalombre, pressé de s'assurer s'il avait bien placé sa sollicitude.
— Oh! monsieur, on ne peut pas meilleurs : pour en donner une idée à monsieur, au lieu d'aller se promener, elle passait ses dimanches de sortie à lire toute la journée dans son magasin.
Sept fois sur dix, c'est ainsi que sont menées les enquêtes judiciaires ou autres. Les voisins, pris à témoin, avaient mal compris les questions du commissaire. Plusieurs d'entre eux avaient fait remonter la prétendue tentative d'assassinat au jour même où ils avaient cessé de revoir Emmeline. Les seules dépositions concordantes portaient sur la gentillesse, la bonne conduite, la douceur et l'assiduité de l'apprentie. Or, comme c'était elle la victime, c'était principalement sur son agresseur qu'il était important de rassembler des notes.
— Chère enfant! chère enfant! répétait le vieillard, pendant les amplifications de son cocher. Quand nous l'avons relevée le long de la grille, elle était comme morte. Une heure plus tard nous ne l'aurions pas sauvée.
La vieille servante, en courant pour arriver aux renseignements bonne première, avait laissé entr'ouverte la porte derrière laquelle s'agitait ce colloque. Emmeline le savoura du premier mot au dernier, et les bonnes choses qu'elle entendit produisirent chez elle une détente de joie ineffable qui lui sembla une résurrection. Elle ne quitterait donc pas ce foyer charitable sous la botte du mépris public. C'était, pour le moment, tout ce qu'elle réclamait de la destinée.
Aussi avait-elle hâte de voir son pied fonctionner de nouveau, car il ne serait jamais assez leste pour la conduire loin de ses sauveurs à qui elle tenait par-dessus tout à transmettre d'elle un souvenir non défloré.