La Mal'aria: Etude Sociale
III
L'AMANT DE LA MÈRE
Le débit du magasin de la rue Notre-Dame-de-Lorette était aussi restreint que le local en était exigu. Cinq ou six chapeaux fichés sur des champignons, où ils étaient devenus des nids à poussière, occupaient toute la devanture. Mais, faute d'être suffisamment renouvelés, ces spécimens se démodaient, et, placés là pour attirer les chalands, ils n'arrivaient guère qu'à les éloigner. La spécialité de Mme Gandoin était les toques en plumes de lophophore, qui brillaient comme des casques sur les têtes des femmes de chambre et des cocottes de petite marque, qui alimentaient le commerce de la marchande de modes.
Bien qu'elle eût toutes les défiances et qu'elle prît toutes ses précautions, elle n'osait, en livrant la marchandise à certaines acheteuses, se faire toujours payer sans le moindre délai, et elle apprenait souvent avec désespoir que sa pratique avait changé de quartier sans laisser sa nouvelle adresse. La colonne des non-valeurs s'allongeait tous les jours davantage sous ses yeux désolés ; car, si de nouvelles créances s'y alignaient continuellement, les anciennes ne rentraient jamais.
Deux ouvrières seulement jouaient de l'aiguille dans la boutique, Mme Gandoin, une blonde grassouillette, à cheveux teints en fauve, s'étant attribué pour unique mission de recevoir le public, qu'elle appelait « son » public et qu'elle avait la prétention de retourner comme un gant. Emmeline, tout en portant le titre d'apprentie, n'avait, en réalité, d'autre rôle que celui de courrier du magasin. Elle aidait le matin la bonne à le balayer. Elle faisait ensuite les commissions particulières de la patronne : tantôt chez le boucher, tantôt chez la fruitière.
Il est, en effet, d'usage que des filles et garçons, ceux qu'on engage sous la qualification d'apprentis, on en fasse soit des domestiques, soit des commissionnaires, sans songer le moins du monde à leur enseigner la profession pour l'exercice de laquelle ils ont été mis en apprentissage. Aussi les parents sont-ils généralement fort surpris qu'au bout de deux ans leurs enfants n'en sachent pas plus qu'au premier jour, et que quand on les a placés chez un quincaillier ou un graveur sur métaux, ils soient, après ce stage, tout au plus bons à frotter le parquet.
Tous les quinze jours, Emmeline allait dire bonjour à sa mère qu'elle retrouvait chaque fois plus anéantie, plus abrutie et plus avachie. Marsouillac avait commencé à la tromper, puis à la battre et elle lampait des carafons de rhum pour refouler ses amertumes. Un jour qu'elle s'était endormie, le tête sur son bras et son bras sur la table, Marsouillac avait essayé de lutiner si grossièrement Emmeline que celle-ci se décida à secouer définitivement ses bottines sur le seuil maternel.
Elle passait ses dimanches de sortie à lire dans le magasin ou à aider la bonne à faire la cuisine.
Dix-huit mois se passèrent ainsi. Elle s'était développée surtout en hauteur ; car si sa taille était déjà celle d'une femme, son corsage était encore celui d'une fillette. Sa patronne perdait des heures à lui tordre les cheveux derrière la tête, selon la forme des chapeaux qu'elle lui essayait devant les clientes, lesquelles s'imaginaient naïvement qu'ayant un de ces chapeaux-là sur la tête, elles auraient instantanément autant de cheveux qu'Emmeline.
Un jour, le propriétaire de l'immeuble vint prévenir Mme Gandoin qu'il aurait peut-être besoin sous peu de son magasin, ainsi que de celui d'à côté, qui servait à une papeterie. Un de ces industriels qui installent un peu partout des brasseries, sur les carreaux desquels on lit : Salvator est arrivé! lui avait proposé la location de tout le rez-de-chaussée. La marchande de modes avait encore quatre ans de bail et son droit était de se refuser à déménager ; mais le sacrifice qu'on lui demandait devant être compensé par une indemnité d'une certaine envergure, c'était à elle de réfléchir.
Les modes allaient cahin-caha. Mme Gandoin avait toujours caressé un rêve : se retirer dans son département — celui de Loir-et-Cher — où une dot de quatre ou cinq mille francs lui permettrait soit de dénicher un second mari — car elle était veuve — soit d'entreprendre un commerce moins truculent, mais aussi moins aléatoire : l'épicerie, par exemple. Elle accepta, se mit en campagne pour tâcher de faire acquitter par les retardataires les notes restées en souffrance, et avertit son personnel que, la liquidation terminée, il eût à se pourvoir ailleurs.
Huit jours après cette communication officielle, les ouvriers arrivaient avec leur pioche et, sur un parcours de huit mètres, s'étendait une large bande de toile blanche portant en lettres noires cet avis au public : Prochainement ouverture de la grande Brasserie du Désir. — Bock à trente centimes.
Emmeline fut congédiée avant d'avoir acquis les capacités nécessaires pour rendre des services dans le métier auquel elle avait été si imparfaitement initiée. Il lui fallait revenir, au moins momentanément, habiter avec sa mère. Rentrer dans cette promiscuité constitua pour elle une épreuve atroce. Elle n'avait pas eu le temps de se débrouiller, mais elle se jura de déguerpir de ce milieu, dès qu'elle serait arrivée à se caser, fût-ce chez une charbonnière ou une marchande de pommes de terre frites.
Elle reprit, comme un récidiviste qui retourne à sa prison, le chemin de cette rue Lepic, qu'elle avait si allègrement quittée. Il était neuf heures du soir quand elle revit le cabinet sale où elle était restée si longtemps privée d'air et de jour. Le taudis s'était orné d'un porte-allumettes en porcelaine, d'une petite glace encadrée dans du cuivre estampé et de trois ou quatre figurines, le tout évidemment gagné à la foire. Ni Mme Freizel ni Marsouillac n'étaient là, bien que tous deux fussent au courant de son retour. On était en septembre ; il ne faisait pas froid, mais elle frissonna malgré tout, d'abord en se voyant seule, puis en songeant à la compagnie qu'elle attendait.
Les heures coulèrent. La nuit se fit tout à coup dans l'escalier. La concierge venait d'éteindre le gaz. Il était minuit, et personne ne paraissait. Elle dressa elle-même son lit de fer, dont l'armature, repliée sur ses charnières, avait été remisée dans le coin le plus noir. Elle poussa le verrou, tout en laissant à la serrure la clef qu'elle avait prise dans la loge, et elle se coucha pour se réchauffer, bien qu'elle n'eût pas la moindre envie de dormir.
Vers une heure du matin, le bois du palier gémit sous un pas sourd, pareil à celui d'une personne chaussée de pantoufles ; puis, la clef tourna, sans ouvrir la porte retenue par le verrou.
— C'est maman! pensa Emmeline en se jetant en bas du lit. Quel bonheur si elle s'était débarrassée de cet individu!
Puis, courant à la porte, elle demanda :
— Maman! est-ce toi?
Et, sans même attendre la réponse, elle ouvrit le verrou. C'était Marsouillac. Il était en chaussettes et tenait ses souliers à la main.
Elle bondit en arrière et alla s'enfoncer dans ses draps, qu'avec l'instinct particulier aux femmes et aux autruches elle ramena par-dessus sa tête. Marsouillac, qui tenait à avoir les mains libres, posa ses souliers sur une chaise et, serpentant jusqu'au lit d'Emmeline, il lui dit presque gaiement, en la tutoyant comme une camarade :
— Ne t'inquiète de rien. La vieille ne nous dérangera pas. Je l'ai laissée à un kilomètre d'ici, à l'estaminet. Elle ne tient plus sur ses jambes.
Puis, l'enveloppant de ses bras d'athlète, il la souleva comme un oiseau et se mit à la couvrir de ses baisers de brute. Elle essaya de se défendre à tâtons, n'osant crier, de peur d'un esclandre. Elle l'égratigna, le saisit par la moustache, tenta de lui casser les dents de son petit poing. Il la laissa s'épuiser en contorsions ; puis, quand il la sentit à bout, il la rejeta sur le matelas en l'y maintenant sans le moindre effort.
Cette fois elle voulut appeler à l'aide ; mais quand elle ouvrit la bouche pour jeter un « Au secours! » il la saisit à la gorge, lui enfonçant ses doigts dans le cou et, se penchant sur elle, il lui murmura férocement :
— Si tu dis un mot, je t'étrangle!
Elle se tut, en effet, car elle s'évanouit. Quand les idées lui revinrent, Marsouillac était parti. Sans doute, il était retourné à l'estaminet relever Mme Freizel de sa faction. L'idée que cet être allait reparaître, soit seul, soit avec sa mère, la jeta dans une démence fébrile. Au hasard, et sans même rallumer la bougie qu'elle avait soufflée en se couchant, elle s'habilla à la hâte et s'élança dehors ; elle descendit l'escalier quatre à quatre.
Sa première pensée fut de se rendre chez le commissaire de police ; mais à quoi bon? C'était fait maintenant ; et puis, sa mère eût été forcément mêlée à ces ignominies. Ne fût-ce que pour son père, il lui était interdit de mettre la justice dans la confidence.
Elle se sentait brisée à toutes les jointures : ses jambes cotonnaient dans ses jupes. Elle avisa boulevard de Clichy, un de ces petits hôtels où on loge à la nuit et quelquefois à l'heure. Au fronton du monument fulgurait cette annonce : Chambres confortables à un franc cinquante et à un franc. Elle portait sur elle les économies de ses dix-huit mois d'apprentissage : quinze francs. Elle sonna, car la porte était fermée. Une servante en camisole vint lui ouvrir. Elle donna d'avance un franc cinquante, puisqu'elle n'avait pas de bagages. On l'introduisit dans une chambre dont elle ne vit à peu près clairement que le lit. Elle se jeta dessus et tomba dans une sorte de léthargie qui tenait le milieu entre le sommeil et la syncope.
Il ne faisait pas encore jour quand un grand tumulte secoua toute la maison. Des cris, des bruits de luttes, des injures, des supplications, des sanglots se croisaient, du rez-de-chaussée au grenier. Elle pensa que c'étaient des ivrognes qui se battaient, et, d'ailleurs, elle n'aurait jamais eu la force de se lever pour s'enquérir. Les éclats de voix et le piétinement se rapprochèrent de sa chambre dont la porte, quoiqu'elle l'eût fermée à double tour, s'ouvrit brusquement : ce qui démontrait que les maîtres de l'hôtel possédaient des doubles clefs.
Deux sergents de ville entrèrent éclairés par la fille en camisole.
— Allons! qu'on se lève, et en route! dit l'un des agents d'une voix de garde-chiourme.
Emmeline avait ouvert tout grands ses yeux hébétés par la stupéfaction et la terreur. Elle crut qu'on se trompait et ne bougea pas.
— Ah çà! va-t-on obéir? réitéra le garde.
— Moi, me lever? Pourquoi me lever? fit la jeune fille, comprenant enfin qu'on s'adressait à elle.
— Parce que nous sommes de battue cette nuit, expliqua l'autre sergent de ville, qui paraissait un peu moins ours que son collègue, et qu'on va vous emmener au poste avec toutes celles de la rafle.
— Comment! la rafle! balbutia Emmeline, que ce mot répugnant fit frémir de la tête aux pieds : mais j'ai donné trente sous pour être ici… N'est-ce pas, mademoiselle, que je vous ai donné trente sous? ajouta-t-elle en invoquant le témoignage de la servante en camisole.
— Il ne s'agit pas de vos trente sous, répliqua l'agent. On veut savoir si vous avez un domicile.
— Mais c'est ici mon domicile, puisque j'ai payé! objecta Emmeline, forte de ce qu'elle croyait être son droit.
En France, pays de tous les arbitraires, on arrête les femmes parce qu'elles sont dans la rue : et, lorsqu'afin de n'y plus être, elles cherchent asile dans un hôtel, on les y arrête aussi. Quand vous entrez chez un marchand de tabac, il vous donne un cigare en échange de votre argent. Quand vous retenez, moyennant un prix fixé, une chambre pour y passer la nuit, vous y êtes chez vous, attendu que vous l'avez achetée et payée pour un temps déterminé. On se casserait la tête contre les murs avant de comprendre pourquoi la police se permet de se faire ouvrir, à toute heure du jour et du soir, la porte de votre chambre, sous prétexte qu'elle a été meublée par un autre que par vous ; tandis que si l'armoire et le lavabo qui la décorent vous appartenaient, votre seuil deviendrait immédiatement sacré et infranchissable.
Notez qu'en vertu des ordonnances policières sur les garnis, tous les voyageurs qui descendent à l'hôtel sont susceptibles d'être saisis dans leurs lits et traînés au Dépôt de la préfecture, et que c'est par pure tolérance que les princes régnants et les héritiers présomptifs qui viennent visiter Paris ne sont pas compris dans les rafles qui s'y opèrent si fréquemment.
Le raisonnement d'Emmeline était donc irréfutable. Aussi le plus moustachu des deux agents ne le réfuta-t-il que par un : « Allons, oust! » qui clôturait la discussion. Il avança sur la jeune fille, qui se cramponna au dossier du lit où elle s'était étendue tout habillée. Elle s'agenouilla sur le matelas, suppliant, se prenant la tête à deux mains :
— Oh! ne m'emmenez pas en prison! mais je n'ai rien fait de mal… bien au contraire… ah! si vous saviez!
Tout ce que le sergent de ville savait, c'est qu'à Paris, quand Saint-Lazare a besoin d'ouvrières, on fait la presse des femmes, comme on fait la presse des matelots dans les ports anglais, quand la Grande-Bretagne a besoin de renforcer sa marine.
Sans plus s'occuper des sanglots d'Emmeline que si c'eût été les aboiements d'un chien, les agents la lancèrent dans l'escalier, qu'elle roula jusqu'à l'entrée de l'hôtel, devant lequel une escouade d'une vingtaine de filles était contenue par six autres policiers. Emmeline fut poussée du poing dans cette tourbe, où elle entra, comme on entre dans le déshonneur, les yeux fermés.
Quand elle les rouvrit, elle se vit marchant au milieu d'un escadron volant composé de vieilles femmes décolletées et têtes nues ; de petites filles, dont deux ou trois n'avaient pas treize ans ; de maritornes en tablier et de quatre ou cinq femmes en robe à traîne et en chapeau, que l'une d'elles avait laissé glisser de son chignon et qu'elle portait dans le dos comme une hotte.
Dans la nuit, à une quinzaine de pas, s'estompaient des silhouettes d'hommes étranges, qui suivaient le cortège et s'arrêtaient quelquefois comme pour se consulter sur la question de savoir s'ils n'attaqueraient pas les agents.
On arriva au poste sans que la bataille se fût engagée. L'attitude des prisonnières était, en général, celle de l'indifférence. Elles avaient l'air de connaître sur le bout du doigt ce qui les attendait et d'avoir d'avance passé aux profits et pertes les quinze jours ou trois semaines qu'il leur faudrait vivre loin du boulevard et des bals publics. La plupart considèrent ces aventures périodiques comme une sorte de tribut féodal, de prestation en nature qu'elles assimileraient presque au service militaire. Une des raflées dit tranquillement à sa camarade de route, en se laissant tomber sur un des lits du poste :
— Ma pauvre vieille, je crois que nous allons encore faire nos vingt-huit jours!
Emmeline resta assise, pliée en deux, la tête entre les genoux, jusqu'à ce qu'on vînt la chercher pour la mener à la Préfecture, au bureau où on interroge et on classe les femmes arrêtées. L'aspect intérieur de la voiture administrative, dont les cellules font l'effet de cercueils rangés debout dans la crypte d'un monastère, la glaça de terreur. Il lui sembla que si elle entrait dans un de ces sarcophages, elle n'en sortirait que morte.
Elle regarda ses compagnes de misère faire allègrement l'ascension du marchepied de l'omnibus cellulaire. Il s'en rencontre encore qui mettent une certaine coquetterie dans cette gymnastique, trouvant moyen de montrer leurs jambes et se hissant jusqu'à l'orifice du gouffre avec un petit coup de ressac plein d'élégance. Elle était si honteuse de se donner ainsi en spectacle à la foule qui s'était massée autour de la voiture que, quand son tour vint, elle s'élança dans le couloir qui sépare les cellules : elle avait hâte de disparaître à tous ces yeux et à tous ces ricanements.
Après un quart d'heure de route, de la boîte où on l'avait jetée on la transvasa à la préfecture, dans l'antichambre du deuxième bureau de la première division. C'est le bureau des mœurs. Cette première pièce, tellement sombre qu'elle est perpétuellement éclairée au gaz, a pour tous meubles des bancs qui en font tout le tour.
Hélas! avant d'être autorisées à s'y asseoir, en attendant leur jugement, les raflées, filles, femmes ou veuves capturées à bon escient ou par erreur dans une razzia, honnêtes ou dévergondées, vierges ou non vierges, sont astreintes à la plus ignoble et à la plus démoralisante des investigations. Cette souillure fut pour Emmeline presque aussi cruelle que l'autre.
Lorsque tout ce qui constituait le butin de la nuit fut prêt à comparaître devant le juge, une porte s'ouvrit. Toutes les prisonnières se levèrent et, comme un troupeau au courant des volontés du molosse qui les garde et les mène paître, elles entrèrent toutes ensemble dans une seconde pièce capitonnée de dossiers, et au milieu de laquelle se dresse un immense bureau, dont les moindres casiers sont bourrés de papiers, comme un canon chargé jusqu'à la gueule.
Le vieillard qui se tenait assis derrière ce rempart, entre les bras d'un fauteuil de style Empire, ne se doutait indubitablement pas de la douloureuse responsabilité sociale qu'il allait assumer sur sa tête. Il se leva et, par-dessus les dossiers qui l'encombraient, fit, d'un regard circulaire et presque jovial, une première inspection du gibier que ses employés rapportaient dans leur carnassière.
Ce fonctionnaire était naturellement gai, et c'était ordinairement d'une voix pleine de bonne humeur qu'il disait à ses clientes :
— Vous en avez pour un mois de Grand-Hôtel.
Le Grand-Hôtel, c'est Saint-Lazare. Il faut bien rire un peu.
Tout de suite il reconnut dans le grouillement de l'escadron deux ou trois habituées de la maison, de celles qu'il appelait ses « juments de retour ».
— Approchez, la grande Fanny, fit-il, en tendant le doigt du côté d'une brune déjà marquée, et aussi haute sur jambe que haute en couleur. Avec vous, ce sera tout de suite bouclé.
Et il écrivit un ordre d'écrou qu'il remit à un garçon de bureau, et qui devait servir de billet d'introduction au Grand-Hôtel. Seulement, il ne donnait plus aux condamnées le chiffre de leurs jours de prison, depuis que l'une d'elles, trouvant probablement la dose trop forte, lui avait envoyé à la tête un encrier de plomb, qui lui avait mis l'oreille droite en capilotade.
— C'est que, monsieur Heurteloup, fit observer la grande Fanny, j'ai ma chatte qui vient de faire des petits? Qu'est-ce que la pauvre bête va devenir?
— Les chattes, ça n'est pas de ma compétence! répondit le chef de bureau. A une autre!
Comme une comparse qui rentre dans le rang après en être sortie un instant pour chanter son couplet, la grande Fanny reprit sa place dans le groupe, et ledit Heurteloup continua à distribuer « à la muette » ses semaines d'emprisonnement administratif ; car, cet employé n'étant pas magistrat, c'était non pas au nom de la justice, mais au nom de « l'administration » qu'il privait arbitrairement et autocratiquement les femmes de leur liberté.
Et ce qui démontre à quel point ses arrêts étaient plus redoutables que ceux de la cour d'assises, c'est que ces derniers peuvent être cassés, tandis que les siens étaient sans recours et que, les eût-il rendus en état d'ivresse, les infortunées sur lesquelles il refermait les verrous n'avaient même pas la ressource, comme la Macédonienne antique, d'en appeler à Philippe à jeun.
— Et celle-là? demanda-t-il tout à coup, en désignant Emmeline.
Elle restait collée au parquet par la stupeur où la plongeaient ces questions et ces réponses, et ce spectacle révoltant d'un homme, quel qu'il fût, parlant ainsi à des femmes, quelles qu'elles fussent. Un brigadier fut obligé de la conduire par le bras jusqu'auprès de ce bureaucrate, rebelle à tout attendrissement, et qui donnait l'idée d'un planteur faisant le décompte et l'appel de ses nègres.
— Comment vous nommez-vous? fit-il avant de l'avoir regardée.
— Emmeline…
Elle s'arrêta, ne pouvant se décider à prononcer le nom de son père dans cette salle déshonorée.
— Vous êtes enfant naturelle?
— Mais non, se récria-t-elle, scandalisée qu'on lui contestât jusqu'à la légitimité de sa naissance.
— Alors, vous avez un nom de famille? insista le chef de bureau, tout en parcourant le procès-verbal d'arrestation qu'un sergent de ville lui avait remis.
— Oui, murmura-t-elle.
— Eh bien! quel est-il?
— Freizel! dit-elle en s'approchant pour que cette confidence fût reçue par lui seul.
— Eh bien, pourquoi couchez-vous dans des hôtels borgnes, et non chez votre père?
— Il est mort.
— Mais votre mère est vivante?
Emmeline s'imagina qu'on allait la ramener dans cette chambre infecte, toute peuplée pour elle de la figure sinistre de Marsouillac lui arrachant l'âme, tout en lui crachant à la figure cette menace furieuse :
— Si tu dis un mot, je t'étrangle!
Retourner à cette horreur et à ce danger, c'était pour elle traverser un bois, la nuit, ou dormir dans un cimetière. Tout plutôt qu'une lutte nouvelle avec ce bandit, dont les moustaches rouges la brûlaient encore. Elle répondit :
— Ma mère? Je ne sais pas ce qu'elle est devenue.
— Bien! voilà déjà les parents à éliminer, poursuivit l'impassible Heurteloup du ton d'un comptable qui pose huit et qui retient trois. Maintenant, avez-vous un état?
— Oui, monsieur, je suis modiste.
— Modiste, à quelle adresse?
— Je travaillais chez Mme Gandoin, rue Notre-Dame-de-Lorette, mais elle a vendu son fonds.
— Ce qui signifie que vous ne travaillez pas. Elles sont toutes les mêmes : elles ont un état, seulement elles ne l'exercent jamais.
Et comme ce satrape n'avait pas l'habitude d'accorder une aussi grande latitude à la défense des accusées, il résuma ainsi son interrogatoire :
— En somme, vous n'avez ni père ni mère, ni travail, ni domicile et, par-dessus le marché, vous êtes mineure. Vous avez déclaré à l'agent qui vous a arrêtée que vous aviez dix-sept ans.
Pour le personnel du deuxième bureau de la première division, le fait de n'avoir pas vingt et un ans constitue, de la part d'une femme, une espèce d'attentat à la pudeur. Aussi, cet Heurteloup lui dit-il : « Vous êtes mineure », comme il lui aurait dit : « Vous avez été surprise en flagrant délit de vol aux étalages. » Emmeline n'avait rien à objecter à une inculpation aussi fondée. Atteinte et convaincue du délit de jeunesse, elle ne put que baisser la tête, et le chef de bureau continua d'une voix paternelle :
— Vous êtes donc nécessairement destinée à faire le métier de celles qui n'en ont pas. Mais, pour celui-là comme pour les autres, une patente est indispensable. Nous allons vous en donner une qui sera une garantie pour vous… pour tout le monde, et que vous aurez à nous représenter deux fois par mois, quand vous viendrez… nous voir… Vous n'avez plus de famille… L'administration vous en servira.
Ce n'était pas lui qui allait coucher pour jamais cette mineure sur les registres de la police des mœurs : c'était l'administration, de même que ce n'est pas le jury non plus que le président des assises qui condamne un homme à mort : c'est la société. Il prit dans un casier une plaque de carton jaune, rayée en large pour y inscrire le nom de l'impétrante, en long pour y marquer les jours de visite, et après y avoir apposé un jeu de cachets ainsi que sa signature, il la remit gracieusement à Emmeline, comme s'il lui eût offert une boîte de bonbons.
Puis, il la congédia par un signe de tête dont le sens était :
« Maintenant que je vous tiens, vous êtes libre. »