La Mal'aria: Etude Sociale
XIX
EN LIBERTÉ
L'horreur de ce régime humiliant qu'on pourrait appeler l'assaisonnement de la prison, la voix dure des gardiens, le froissement des menottes sur les poignets de ceux qu'on mène à l'instruction, les interrogatoires dont chaque mot semble vous dire : « Vous mentez! » avaient à la fois tellement indigné et assombri Gérald qu'il en garda l'écœurement longtemps après avoir reconquis sa liberté.
Il lui était en outre extrêmement difficile d'expliquer à chacun des locataires de sa maison qu'il avait été incarcéré à la suite d'une méprise sinistre dont tout autre aurait pu tomber victime à sa place. Ses trois mois de prison pèseraient sur toute sa vie. Il convenait d'ailleurs que tout le monde se serait trompé à la similitude de son costume et de celui du jeune modèle italien, et il ne gardait pas rancune à ce M. Bachelin, auquel il était à cent lieues de supposer la moindre arrière-pensée.
Ce qui le préoccupait surtout, c'était de revoir tous ses amis, pour leur expliquer qu'il n'était pas un voleur. Heureusement pour sa réhabilitation, Lilio était assez connu chez les peintres qui l'employaient et auxquels il présenta volontiers l'aventure sous le jour dont Gustave avait jugé à propos de l'éclairer ; si bien que Gérald reprit sa place dans le monde des artistes, sans autre accroc à sa réputation.
Mais il tenait particulièrement à faire part de l'issue de l'affaire à cette jolie Mme Dalombre que, par le plus invraisemblable des hasards, il avait rencontrée dans le greffe même de Mazas. Elle n'était évidemment pour rien dans sa délivrance, pensait-il, puisque c'était le plaignant lui-même qui avait spontanément reconnu le malentendu ; mais elle lui avait témoigné un intérêt si sincère, alors qu'elle pouvait, qu'elle devait même le supposer coupable, qu'il avait hâte de lui faire savoir qu'elle avait eu raison de qualifier de plaisanterie l'accusation échafaudée contre lui.
Contrairement aux habitudes mondaines, il avait dansé avec elle sans lui avoir été présenté ; mais les circonstances inusitées qui les avaient rapprochés permettaient quelque sans-façon. D'ailleurs, il avait eu également l'honneur d'adresser la parole à M. Dalombre en présence des autorités de la prison, et c'était son droit de se faire reconnaître de lui pour autre chose qu'un habitué de maison d'arrêt.
Un samedi, sur les quatre heures, il se fit annoncer rue de l'Université. Emmeline était seule, la séance de la Chambre battant encore son plein. Elle eut un sursaut d'inquiétude, malgré la certitude où elle était qu'il n'avait pas l'ombre d'un soupçon contre elle.
A son air riant, elle fut tout de suite rassurée.
— Votre visite m'a porté bonheur, lui dit-il en la saluant très bas. On a eu enfin les preuves de ma parfaite ignorance des délits stupides dont on m'accusait et, depuis huit jours déjà, je suis rendu à notre belle et intelligente société.
Elle feignit d'apprendre de sa bouche même cette bonne nouvelle, dont elle avait été instruite avant lui. Elle le força à s'asseoir et à lui détailler toutes les phases par lesquelles avait passé l'instruction avant d'échouer dans une ordonnance de non-lieu.
Il exposa naïvement tout le plan qu'elle avait dressé en société avec Gustave et qui avait si complètement réussi, tant pour l'incarcération que pour la libération du candide Gérald. Pendant qu'il dépeignait la surprise du plaignant, un certain M. Bachelin, en reconnaissant définitivement Lilio pour l'individu qui avait ramassé le rouleau d'obligations sous ses yeux ; les aveux de Lilio lui-même et la rétractation formelle dudit Bachelin ; pendant qu'il précisait chaque témoignage pour lui faire entrer ces explications dans la tête, elle le contemplait avec un mélange de pitié pour lui et de mépris pour elle-même.
— Dieu! se répétait-elle, s'il avait seulement la plus légère intuition de la vérité ; s'il se doutait, l'espace d'un éclair, que Bachelin, Lilio et moi ne faisons qu'un ; que je suis le véritable auteur de toutes ses angoisses, de ses tortures morales et physiques, de son emprisonnement, de sa mise en liberté ; enfin, de tous les événements qui ont fondu sur lui depuis trois mois, il se demanderait s'il est devenu fou et si on ne l'a pas extrait de Mazas pour le conduire à l'asile Sainte-Anne.
Et elle pensait :
— Pauvre jeune homme! il me remercie encore, au lieu de m'étrangler de ses mains, comme il en aurait si bien le droit. Quand on songe, dit-elle, que, sans la présence d'esprit et la loyauté de ce modèle italien, vous auriez peut-être été condamné. Quelle chose épouvantable!
— Oui, c'est affreux! murmura-t-il. On prétend qu'on est bien fort quand on a pour soi sa conscience. Je vous assure que j'avais là-bas des moments de rage où je regrettais presque de n'être pas réellement coupable.
Comme pour chasser ces souvenirs lugubres, elle donna peu à peu un tour presque gai à la conversation, lui demandant s'il avait quelque toile en train ; s'il comptait exposer cette année ; quel genre de peinture il préférait.
— Par tempérament, répondait-il, je suis impressionniste ; malheureusement mes confrères en impressionnisme ignorent presque tous ce dont se compose une figure ; et ceux qui le savent finissent, à peu d'exceptions près, par sombrer dans la platitude comme les Cabanel et autres prix de Rome. Les Parisiennes comme vous, madame, ne peuvent pas se douter des différences qui distinguent la peinture sincère de celle qui ne l'est pas.
— Mais je ne suis pas Parisienne! se récria Emmeline, profitant de cette occasion pour égarer encore un peu plus Gérald sur son identité. Je suis née près de Genève, dans le département que représente mon mari.
— Quoi! vraiment, madame, vous n'êtes pas Parisienne, repartit le peintre. Voyez pourtant comme on s'abuse! A ce bal où j'ai eu l'honneur de danser un ou deux quadrilles avec vous, à première vue je me suis dit : Il n'y a qu'une Parisienne pour porter la toilette avec cette élégance.
— Eh bien! vous vous trompiez, répliqua Emmeline, qui se hâta de parler d'autre chose.
La visite de reconnaissance était rendue, et Gérald, avant de saluer Mme Dalombre, la remerciait de sa bonne et cordiale réception, quand Albert fit son entrée, retour de la Chambre, qui, ayant épuisé son ordre du jour, s'était séparée de bonne heure.
— Reconnais-tu monsieur? demanda Emmeline.
— Il me semble avoir déjà eu le plaisir d'apercevoir monsieur, mais je ne saurais trop dire où, répondit-il.
— C'est moi que vous avez vu flanqué d'un gardien dans le greffe de Mazas, fit Gérald.
— Et bien que sa complète innocence ait éclaté sans le secours, ni la protection de personne, reprit Emmeline, il a été assez aimable pour venir nous remercier de l'intérêt, du reste bien sincère, que nous lui portions.
Il fallut encore recommencer pour Albert la narration que sa femme connaissait si bien.
— Ce qui est abominable, conclut le jeune député, c'est que la loi n'ait prévu aucune réparation pour les victimes d'aussi terribles erreurs. Et dire que si la fatalité avait voulu que ce Napolitain retournât dans son pays ou simplement qu'il changeât de clientèle, vous subiriez, à cette heure, la plus infâme des flétrissures.
— Oh! en ce cas, nous aurions su agir, fit remarquer Emmeline. Quand j'aurais dû aller trouver moi-même le président de la République…
— Mais la grâce n'est pas une réhabilitation, ma bonne amie ; au contraire. Que sont six mois ou un an de prison, en comparaison du déshonneur éternel qui en découle? Je sais que tu es excellente et que, toute Parisienne que tu es, tu as plus de force de volonté que moi, tout Breton que je suis, mais…
— Ah! vous voyez, madame, interrompit étourdiment Gérald, vous êtes Parisienne, je l'avais bien deviné.
En moins d'une minute, les joues d'Emmeline passèrent et repassèrent d'une rougeur écarlate à une pâleur presque cadavérique.
— Qu'a-t-elle donc? se demanda Gérald. On croirait qu'elle va s'évanouir comme au bal de l'ambassade.
Puis, il se fit cette réflexion :
— Pourquoi diable m'a-t-elle conté qu'elle était née dans le département de l'Ain, puisqu'elle est née dans le département de la Seine?
A partir de ce moment, il remarqua l'embarras croissant de Mme Dalombre, qui ne se mêla plus à la conversation que par ces mots heurtés et par ces interjections qu'on lance quand l'esprit est ailleurs. Il surprit même chez elle deux ou trois mouvements d'impatience lorsque Albert s'était mis à entamer avec lui la question d'art.
Elle, si affable un instant auparavant, est-ce qu'elle allait recommencer à souffrir des nerfs, toujours comme au bal de l'ambassade?
— Moi aussi, dit tout à coup M. Dalombre, j'avais autrefois rêvé de m'adonner à la peinture. Je dessinais du matin au soir. J'ai encore là un album plein de mes croquis. Vous allez juger : je n'étais pas trop maladroit.
Et, ouvrant un petit meuble en écaille de Hollande, il en tira un grand livre, composé de feuilles de papier bristol qu'il avait couvertes de figures, de paysages, d'études de femmes, vêtues ou non. Gérald s'extasia naturellement sur les dispositions réelles dont témoignaient ces ébauches et regretta poliment que la politique en eût enlevé l'auteur à une vocation déclarée.
Tout en feuilletant l'album, on tomba sur une feuille séparée, encastrée entre deux pages, et sur laquelle se détachait un joli portrait de jeune fille, trituré aux deux crayons et beaucoup plus achevé que les autres dessins.
— Qui est-ce? demanda Albert à Gérald.
— Attendez! attendez! dit celui-ci. Cette tête ne m'est pas inconnue. Où ai-je donc vu ces grands yeux-là?
Emmeline, toujours inquiète, s'était approchée. Elle ne put retenir un cri en reconnaissant le portrait qu'Albert avait fait d'elle dans la chambre où le vieil armateur était déjà sous le coup de la mort. Elle était maigre alors et passablement différente de la femme de vingt-cinq ans, brillante de santé et d'épanouissement, qu'elle représentait à l'heure actuelle.
Elle arracha presque l'album des mains de son mari :
— Pourquoi montres-tu ça à monsieur? fit-elle brusquement. Tu sais bien comme j'étais laide à cette époque-là.
— Mais je ne trouve pas, répliqua Albert ; et la preuve, c'est que c'est sous cet aspect que je t'ai aimée. Dame! pense donc! Tu avais dix-sept ans et demi, tu n'étais pas mère de famille comme à présent.
Emmeline, sans rien répondre, ferma le livre et voulut le rejeter dans le petit meuble. Mais, dans son amour-propre de portraitiste, son mari l'y ressaisit et, l'ouvrant de nouveau sous les yeux de Gérald, il lui dit comme pour le prendre à témoin :
— Franchement, est-ce que vous ne retrouvez pas les yeux, la ligne du nez, l'attache du col? J'aurais pensé que vous l'auriez reconnue tout de suite.
— En effet, s'excusa Gérald, je ne sais pas pourquoi le visage, l'attitude, et jusqu'à la forme des bras m'ont rappelé une tout autre personne que madame. C'est ce qui m'a dérouté. Mais, maintenant que je compare, je saisis parfaitement la ressemblance.
Les yeux du jeune peintre allaient du dessin au visage d'Emmeline, et cet examen la jetait dans un trouble que ses efforts pour le cacher rendaient plus évident.
— Ah çà! pensait Gérald, je ne peux donc pas adresser la parole à cette charmante dame sans la bouleverser! Je ne me suis pourtant jamais aperçu que j'exerçais sur les gens une influence magnétique.
Et, par une espèce de choc en retour, l'inspection de ce dessin l'interloquait aussi. Il éprouvait la sensation vague d'avoir déjà vu non pas le modèle à l'âge tendre où il était représenté, mais le portrait même dans la même pose, c'est-à-dire dans le même trois quarts, avec les mêmes mains croisées ; il retrouvait ces épaules étroites et tombantes ; ces mèches terre de sienne brûlée luisant aux tempes. Pourtant, s'il était sûr d'une chose, c'était d'avoir pour la première fois sous les yeux l'album de M. Dalombre, dans l'appartement de qui il n'avait jamais pénétré.
En jetant sur Emmeline un dernier regard de comparaison, il la surprit si haletante et si manifestement inquiète, qu'il se hâta, pour mettre fin au supplice de la jeune femme, de rendre le livre à M. Dalombre et de prendre congé.
Le soupir de soulagement qui, à son dernier salut, glissa entre les lèvres de Mme Dalombre ne pouvait guère lui échapper non plus. Elle lui adressa un signe de tête dénué de toute effusion, comme à quelqu'un à qui on veut faire comprendre qu'on n'a en quoi que ce soit l'intention de continuer des relations que le hasard a fait naître.
Cette froideur finale, après les marques de sympathie prodiguées au début de la visite, tenait peut-être, il est vrai, à la difficulté pour une dame du monde de présenter à ses amis et connaissances un monsieur qui, bien qu'aussi honnête que n'importe qui, n'en était pas moins tout frais débarqué de Mazas. Mais non : il y avait une autre préoccupation dans ce subit et singulier changement d'attitude.
Sa maladie nerveuse, qu'elle invoquait à tout bout de champ, était une simple échappatoire. D'abord, quand une femme souffre des nerfs, elle l'ignore ou elle ne l'avoue pas. En second lieu, pourquoi cette crise avait-elle éclaté juste au moment où M. Dalombre avait exhibé le portrait? Et enfin, pourquoi ce dessin l'avait-il frappé lui-même comme quelque chose de déjà vu?
Cette jolie petite dame qui se disait née sur la frontière suisse quand elle était, en réalité, de Paris, commençait à jouer dans son existence un rôle par trop fantaisiste. Il remonta, tout pensif, l'escalier qui menait à son atelier, en se répétant à chaque minute :
— Où diable ai-je déjà vu ce portrait?
Arrivé au milieu de ses toiles, il alluma une bougie, car il était près de six heures du soir et la nuit était venue. Puis, après avoir constaté qu'il ne s'était rien produit de nouveau chez lui pendant son absence, il avait déjà remis son chapeau et se disposait à aller dîner à la table d'hôte où il retrouvait tous les soirs ses amis, quand, instinctivement, et dans le but de se débarrasser d'une obsession qui l'envahissait, il ralluma la bougie qu'il venait de souffler, et, allant rechercher derrière son grand bahut ses cartons à dessin, le long du mur où ils se superposaient depuis déjà plusieurs années, il se mit à les consulter, feuille par feuille, les uns après les autres.
Il se demandait, en effet, s'il n'avait pas travaillé autrefois à quelque étude qui ressemblait à celle que le député-dessinateur lui avait montrée.
Il avait déjà passé en revue trois cartons sans être tombé sur rien d'approchant, quand ses doigts, qui glissaient vivement sur les feuilles, saisirent un carré long d'une épaisseur et d'un format inusités au milieu des morceaux de papier bleuâtre auquel il confiait ses coups de crayon.
C'était une de ces photographies dites portraits-albums par lesquels on a aujourd'hui généralement remplacé les portraits-cartes.
— Allons donc! se dit-il, après avoir, sous la lumière directe de la bougie, jeté les yeux sur cette épreuve. J'étais bien sûr que mes souvenirs étaient exacts.
En effet, l'agencement du portrait et la pose du modèle étaient presque exactement les mêmes que dans le dessin qui avait ainsi sollicité sa mémoire. Les mains croisées, les épaules tombantes, les cheveux brillantés, avec cette unique différence que la robe esquissée par M. Dalombre était, sur la photographie, représentée par une chemisette à col tuyauté et refermée sur la poitrine par un seul bouton.
— De qui diable puis-je bien tenir ce cadeau-là? réfléchit Gérald, qui depuis si longtemps n'avait pas ouvert le carton où il venait de fouiller.
Il regarda alors au verso du portrait-album, espérant y trouver quelque renseignement. Et, effectivement, il en trouva un : cette dédicace, qui le reporta à bon nombre d'années en arrière :
A mon parrain
sa petite
Malaria.