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La Mal'aria: Etude Sociale

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IX
LE PARALYSÉ

Cet incident jeta un peu de contrainte entre Albert et Emmeline. En revanche, il développa la pitié du vieux Dalombre pour cette pauvre enfant que les haines humaines poursuivaient déjà. Il constata avec admiration le peu de rancune qu'elle montrait contre l'auteur de la vilenie à la suite de laquelle elle avait été sur le point de quitter la maison. Il tenait d'autant plus à la société de cette jeune fille si inoffensive que des fauteurs de machinations et de mensonges avaient essayé de l'éloigner de lui.

Elle l'aidait aussi à oublier, ou plutôt à se remémorer sa Léonie, qu'il retrouvait parfois en elle, en vertu du principe de l'éternel féminin. Le soir, il la priait de lui lire ses journaux, moins pour savoir ce qui s'était passé à la Chambre ou dans les conseils de l'Élysée, dont le résultat l'intéressait peu, que pour entendre sa voix jeune et regarder s'agiter ses lèvres sur ses dents blanches et fraîches comme des sorbets.

Élevé dans le rigorisme vendéen et bas-breton, le vieux Nantais s'était reproché à plusieurs reprises d'avoir laissé les yeux de cette vierge s'égarer sur des faits divers et des chroniques de tribunaux, dont la teneur pouvait jeter dans son esprit les ferments d'une curiosité inavouable. C'est pourquoi il avait pris l'habitude de ne pas la laisser aller plus loin que la première page, généralement consacrée à la politique. Il avait trié, pour elle, dans sa bibliothèque, une série de livres plus ou moins couronnés par l'Académie. Il avait longtemps hésité à y comprendre deux volumes de Jules Sandeau : Mademoiselle de la Seiglière et Sacs et Parchemins. Ce qui l'avait déterminé à les y insérer, c'était cette réflexion :

« Si elle y rencontre une phrase scabreuse, elle ne la comprendra pas. »

Car, par un phénomène particulier, Emmeline, qui des choses de l'amour ne connaissait que les corvées les plus répugnantes, éprouvait pour ce qui fait d'ordinaire le fond des conversations un dégoût presque invincible. Elle admettait tout au plus Paul et Virginie, chez qui la tendresse a des apparences de fraternité.

Jamais les sentiments n'étaient assez édulcorés pour elle. Aussi, même sans parti pris de jouer l'ignorance auprès de son hôte, elle éloignait instinctivement de ses causeries tout ce qui était de nature à lui rappeler ce qu'elle aurait tant voulu extirper radicalement de sa mémoire. De là un langage dont la chasteté imposait le respect, même à Mlle Humbertot, qui aurait donné tout au monde pour parvenir à jouer aussi merveilleusement l'indifférence en matière masculine.

L'ancien armateur, qui depuis quelques semaines avait grand'peine à marcher, se réveilla, un matin, les jambes molles comme du caoutchouc. Il gagna le plus vivement possible un fauteuil, s'y affaissa et ne s'en releva plus. La paralysie s'était abattue sur lui et le tenait du genou à la cheville.

Les médecins s'épuisèrent en révulsifs et en réactifs : tout ce qu'ils obtinrent, ce fut, selon eux, d'enrayer le mal ; car, lorsque la science n'a pu détourner de vous une fièvre typhoïde, elle prétend que si vous ne l'aviez pas à temps appelée à votre secours, vous n'évitiez certainement pas une fluxion de poitrine.

Emmeline trouva là l'occasion de rendre à son sauveur tout ce qu'elle lui devait. Elle s'installa garde-malade, ne le quittant plus le jour, se relevant la nuit et aidant à le porter dans son lit quand il avait passé quelques heures dans son fauteuil.

L'esprit du vieillard était resté lucide, quoiqu'il parlât de moins en moins. Seulement, ses yeux la cherchaient toujours, et il n'aurait pas mangé un morceau de pain qu'elle ne lui eût coupé.

Elle s'efforçait de le remonter en lui répétant du matin au soir :

— Ce sont des rhumatismes. Les rhumatismes, c'est très drôle : ça change de place, ça voyage. Aujourd'hui, vous les avez dans les jambes ; demain, vous les aurez dans les bras, puis dans les épaules ; enfin, un beau jour, ils s'en iront tout à fait.

Mais ces rhumatismes ne changeaient pas de place, et le malade ne pouvait pas en changer non plus. Elle lui demandait de temps en temps :

— Souffrez-vous?

S'il disait : oui, elle répondait :

— Tant mieux, c'est une preuve que vos jambes ne sont pas mortes!

S'il disait : non, elle s'écriait joyeusement :

— Vous voyez bien que vous allez mieux, puisque les douleurs ont cessé!

Mais bientôt le bonhomme ne se « sentit plus », comme on dit vulgairement. Les cuisses et ensuite le ventre lui-même devinrent inertes. Ses mains se mirent à trembler. Elle fut contrainte de le laver et de l'éponger comme un enfant, un gros enfant qui pesait lourd, car elle était quelquefois réduite à le soulever de son fauteuil, à la force de ses petits bras. Elle appelait alors à son aide la Bretonne, qui les trouva un jour tous les deux les quatre fers en l'air, Emmeline ayant glissé sur le parquet avec son fardeau.

Annette, avec la dureté non pas de cœur, mais de sensations particulières aux femmes de la campagne, n'avait retenu de cette chute que le côté pittoresque, et elle la raconta presque en riant à M. Albert, qui venait maintenant tous les jours s'informer du degré d'affaissement où était tombé son pauvre oncle.

Emmeline était toute gênée de ce récit, humiliant pour sa dignité.

— Ne vous défendez pas, mademoiselle, dit le jeune homme d'une voix pénétrée. C'est à votre admirable dévouement que vous êtes redevable de tous ces ennuis-là. Je me demande comment vous pouvez y tenir.

— Bien sûr! fit-elle simplement, je n'irai pas abandonner votre oncle dans l'état où il est. D'abord, il ne connaît que moi. Ah! il ferait une belle vie, si on lui donnait une autre personne pour le soigner!

Les Humbertot, prévoyant une fin prochaine et comprenant que, le propriétaire mort, la propriété se fermerait définitivement pour elles, n'envoyaient plus que de loin en loin prendre des nouvelles du paralytique. Elles avaient, au début de la crise, risqué deux ou trois visites ; mais Mlle Brigitte avait déclaré que la vue de ce vieillard — presque tombé en enfance — lui faisait trop de mal ; qu'elle n'avait pas la force de supporter ces spectacles-là, et elle avait déconseillé à sa mère de revenir.

En réalité, la seule vue qui l'eût froissée, c'était celle d'Emmeline, assise au chevet du vieil armateur, qui n'avait de regards que pour elle et se cramponnait à cette frêle jeune fille, comme on se cramponne à l'espoir de vivre.

— En voilà une qui tourne autour des héritages! avait dit Brigitte en sortant de la maison de la rue de Berlin où, de ce jour-là, elle résolut de ne plus mettre les pieds.

Le lit du malade était à « deux faces », expression impropre, qui signifie qu'un lit est à deux côtés, avançant droit dans la chambre. Albert s'asseyait parfois, une demi-heure durant, du côté opposé à celui qu'avait adopté Emmeline, et tous deux regardaient soit dormir, soit respirer le vieillard, qui leur souriait de son mieux, tantôt à droite, tantôt à gauche.

Un jour, il murmura à l'oreille de son neveu, en lui désignant son infirmière occupée à rattacher les embrasses des rideaux :

— Je t'avais bien dit que c'était un ange!

Ce qui bouleversait toutes les idées que ses fréquentations du quartier latin avaient implantées dans la tête d'Albert, c'était le manque absolu de coquetterie qui distinguait Emmeline, non pas seulement des jeunes, mais même des vieilles femmes. A la plus légère plainte partie de la chambre à coucher du patient, elle sautait à bas de son lit et prenait juste le temps d'enfiler ses pantoufles. Elle se présentait à tous et à tout moment les cheveux dans les yeux, son chignon de travers, en camisole et en jupon, sans songer à rectifier ce désordre en passant devant la glace de la cheminée.

Que le neveu fût là, qu'il n'y fût pas, elle remplissait auprès de l'oncle tous les devoirs dont elle avait pris la charge, préparant des sinapismes destinés à faire descendre aux pieds glacés du vieillard le sang qui n'y descendait pas ; elle posait de ses mains ces emplâtres, prête à tout, dégoûtée de rien, courant à la cuisine, grimpant quatre à quatre l'escalier, sans voir personne et sans savoir si on la regardait.

Ce détachement des êtres et des objets extérieurs doublait le prix de ces soins que les femmes refusent rarement à ceux qui les réclament, mais dans lesquels elles mettent presque toujours un fond de prétention qui en dénature le but et en amoindrit la portée. Beaucoup de mondaines se font faire des toilettes pour veiller les malades, comme elles en ont pour aller à une soirée dansante. Au lieu d'être décolletés, leurs corsages sont montants et elles remplacent à leurs oreilles les boutons de diamants par des parures en jais noir.

Presque tous les soirs, elle priait Annette de lui servir son dîner dans la pièce même où somnolait M. Dalombre, et elle plaçait bravement son assiette sur le marbre de la table de nuit, mangeant dans la buée de cataplasmes, de chloroforme, d'eau sédative et d'éther au milieu de laquelle elle s'était accoutumée à respirer.

Albert, quoiqu'il aimât tendrement son oncle, qui n'avait cessé d'être pour lui le meilleur des pères, n'avait pas le courage de rester plus de vingt minutes dans cette atmosphère d'odeurs aussi écœurantes que multiples. Or il y avait déjà quinze grands jours et autant de nuits — lesquelles comptaient double — que la jeune fille s'était clouée volontairement à l'acajou de ce lit, qu'elle ne quittait même plus pour aller prendre ses repas.

Cette claustration durait depuis trois mois quand le vieillard, tout fier d'avoir pu sucer un os de côtelette, tira son bras hors du lit et l'étendit jusqu'à Emmeline, dont il saisit la main droite comme pour être sûr qu'elle ne lui échapperait pas :

— Je ne suis pas un imbécile, lui dit-il d'un ton très calme, mais très décisif, je sais bien que je serai mort avant peu.

— Mais non! mais c'est absurde! s'écria-t-elle ; vous voyez bien que les forces vous reviennent, puisque vous parlez et que vous gesticulez comme un jeune homme.

— Enfin! reprit M. Dalombre, supposons que je disparaisse demain, que deviendriez-vous?

Emmeline retira sa main avec colère, comme s'il ne lui posait cette question que pour la contrarier. Elle répliqua, en haussant les épaules :

— En voilà une idée! On dirait que nous n'avons pas le temps de penser à tout cela. Il ne s'agit pas de moi, il s'agit de vous. Bien sûr que vous disparaîtrez un jour, mais moi aussi je disparaîtrai. Nous disparaîtrons tous.

— Répondez, continua-t-il, et répondez sérieusement. Admettons que demain je vende cette maison ; où iriez-vous?

— Je ne me le suis jamais demandé, fit-elle. J'irais n'importe où. Je trouverais toujours bien à me placer.

— Et si vous ne trouviez pas de place, car vous n'avez pas un sou vaillant?

— Bien sûr que je ne suis pas riche ; mais je ne suis pas bien exigeante non plus. D'ailleurs, insista-t-elle, je ne suis pas près de quitter d'ici, car vous aurez encore longtemps besoin de moi, même quand vous serez en convalescence.

Elle ne songeait dans ces réponses qu'à éloigner de l'esprit du vieillard l'idée de la mort. Mais ce dérivatif n'empêchait pas celui-ci de revenir à son questionnaire, et elle dut finir par avouer que, lui parti, elle retomberait sur le pavé sans argent, sans famille et sans appui ; car, naturellement, la première chose qu'elle ferait serait de sortir de l'hôtel où elle n'aurait plus rien à faire.

— C'est bien! conclut-il, je saurai bien m'arranger pour que vous n'en sortiez pas.

Elle ne prêta aucune attention à cette dernière phrase et lui ferma la bouche en lui faisant observer qu'il se fatiguait en conversations inutiles. Il ferait bien mieux de dormir que de s'amuser à se faire des monstres des moindres choses. Si on se croyait mort chaque fois qu'on a des douleurs dans les genoux, on ne serait pas tranquille un instant.

C'était par la brusquerie qu'elle prenait maintenant son malade, car le médecin lui avait soigneusement recommandé de ne pas le laisser se démoraliser. Il ne se démoralisait pas, mais il tenait à ne pas se laisser surprendre par la catastrophe. Un matin, il demanda un notaire, pria Emmeline de les enfermer en tête-à-tête et d'aller elle-même s'étendre sur son lit, pendant une heure ou deux ; car, la nuit précédente, elle n'avait pas fermé l'œil.

Cet homme noir, à la mine plaintive, apparut à l'ignorante jeune fille comme l'ange de la mort : un ange décoré avec des favoris grisonnants. Il resta longtemps avec le vieux Dalombre, qui le fit reconduire par Emmeline et la rappela ensuite à son chevet, comme s'il avait plus que jamais besoin de l'avoir auprès de lui.

— Ça va mieux, dit-il, quand elle lui revint, mais je n'ai encore fait que la moitié de ma besogne.

De quelle besogne parlait-il, et en quoi consistait cette autre moitié qui lui restait à accomplir? Elle ne s'en doutait même pas et ne cherchait pas autrement à s'en enquérir. Elle se disait que les valétudinaires ont des lubies, et elle lui passait ses notaires, comme elle lui eût passé le caprice d'un fruit ou d'un gâteau dont il eût exprimé l'envie.

Cependant, Albert, averti par les docteurs qui avaient été appelés en consultation, n'osait presque plus s'éloigner ; car, afin de se donner de la marge et de ne pas être trop brusquement démentis par l'événement, ils avaient pronostiqué que le vieillard pouvait aussi bien vivre encore six mois que mourir d'un instant à l'autre. Cette prophétie peu compromettante avait néanmoins suffi pour tenir constamment la maison en alerte. Le jeune homme élut presque définitivement domicile dans la chambre du premier, qui avait remplacé pour lui celle où Emmeline était installée et qu'il lui avait officiellement abandonnée.

On craignait que la paralysie ne montât tout à coup à la gorge ; et, pour ne pas tuer la jeune fille, qui quelquefois dormait debout ou assise, il la relayait dans ses veilles nocturnes. Souvent aussi ils veillaient ensemble, car elle avait toujours cette appréhension qu'il ne sût pas s'y prendre pour retourner le moribond sur son matelas.

L'hiver était venu. Ils se réfugiaient tous deux chacun dans un angle de la cheminée, s'enfonçant presque dans l'âtre pour se réchauffer, car rien ne donne aussi froid que le sommeil. Ils causaient alors tout bas pour ne pas réveiller le paralytique, qui de temps en temps leur disait du fond de son oreiller :

— Parlez plus haut : ça me distrait!

Il se défendait énergiquement, le vieil homme. Un soir, on se répétait : C'est fini! et le lendemain matin on était tout étonné de le retrouver plus gaillard que la veille. C'est pourquoi Annette répétait invariablement à tous ceux du quartier qui lui demandaient des nouvelles :

— Il a des hauts et des bas.

Comme il était en hausse, il profita d'un moment où Emmeline était allée dans sa chambre se passer un linge mouillé sur la figure, pour prier Albert d'aller mettre le verrou afin qu'elle n'entendît rien de ce qui allait se dire.

Le jeune homme devina que quelque chose de grave se préparait. Il alla fermer le verrou, puis revint auprès de son oncle.

— Veux-tu que je meure content? demanda alors celui-ci.

— Oh! mon oncle, mon bon oncle, s'écria Albert, pourquoi parles-tu toujours de mourir?

— Veux-tu que je meure content? réitéra le vieux Dalombre. Oui, tu le veux, n'est-ce pas? Eh bien, écoute-moi :

« Je te laisse toute ma fortune, peut-être plus considérable que tu ne la supposes ; mais j'ai tenu à léguer à Emmeline cette maison, qui est devenue la sienne et dont nous n'avons pas le droit de la chasser. Qu'en penses-tu, Albert?

— Je te remercie pour elle et pour moi, mon cher oncle, dit le jeune homme avec effusion. Cette donation règle tout, car ce qu'elle acceptera de ta main, elle ne l'aurait certainement pas accepté de la mienne. Tu sais comme elle est fière! Elle a toujours peur qu'on ne la prenne pour une accapareuse.

— C'est précisément ce qui m'inquiète, poursuivit le vieillard. Elle est capable, le jour de ma mort, de faire sa malle et de s'enfuir, sous prétexte qu'il ne lui serait pas permis de vivre sous le même toit qu'un garçon de ton âge. En outre, elle refusera sans doute de te priver d'une partie de ce qu'elle considérera comme t'appartenant.

— Ça, c'est bien possible! appuya Albert.

— T'imagines-tu, reprit M. Dalombre, la pauvre petite retournant dans un magasin, à trimer douze heures par jour, pour toute récompense de l'admirable dévouement qu'elle m'a montré depuis tant de mois déjà. Non, je n'emporterai pas ce remords-là.

— Je te comprends, dit le jeune homme. Si tu lui faisais tout de suite cadeau de la maison?

— Après les lettres infâmes que sa présence ici a déjà provoquées, ce serait du beau! Toute la rue crierait qu'elle est ta maîtresse… ou la mienne, ajouta-t-il avec un sourire pénible.

— Que faire alors? demanda Albert.

— Une chose à laquelle j'ai pensé depuis quelque temps déjà, mon enfant. As-tu jamais rencontré sur ta route une créature plus désintéressée, plus aimante, plus simple et plus douce?

— Non, bien sûr.

— En ce cas, pourquoi chercher ailleurs? Elle a bientôt dix-huit ans, tu en as bientôt vingt-quatre. Ce n'est pas une fille sans dot, puisqu'elle apportera à son mari un immeuble qui m'a parbleu bien coûté près de deux cent mille francs. Me comprends-tu, Albert? Ce serait une bonne façon de faire cesser les cancans et les injures anonymes.

Albert, qui n'avait jamais pensé à se marier, n'avait pu songer à épouser Emmeline. Il ressentait pour elle un profond attachement. Elle l'avait tant de fois remplacé auprès de son pauvre oncle! Il est certain qu'elle avait des yeux extraordinaires, des dents de perles et que si, avec le repos et le sommeil qu'elle s'était refusés jusque-là, elle prenait le parti d'engraisser un peu, elle ferait une femme charmante. Toutefois, la proposition que soumettait ainsi à brûle-pourpoint le moribond l'avait complètement ahuri.

— Tu me prends tout à fait à l'improviste, dit-il ; tout ce que je peux t'affirmer, c'est que je suis prêt à tout pour te faire plaisir.

— C'est cela ; réfléchis, mon cher Albert, je ne t'impose rien ; seulement, j'aurais été on ne peut plus heureux de l'appeler ma nièce.

A ce moment, Emmeline secoua le bouton de la porte qu'elle était loin de croire fermée au verrou. Elle s'escrimait sur la serrure, dans laquelle elle tournait et retournait la clef. Albert alla ouvrir discrètement, comme si ce bruit eût troublé la somnolence du bonhomme. Elle rentra alors sur la pointe du pied et pencha sa tête sur celle du vieillard ; elle le regarda, convaincue qu'il dormait ; car, à sa vue, il avait vite fermé les yeux, comme un enfant pris en flagrant délit de désobéissance.

Le jeune homme, extrêmement gêné, prétexta une visite et sortit d'un trait. Quinze jours se passèrent sans qu'il eût soufflé mot à son oncle du plan que celui-ci avait démasqué. Après ces deux semaines, probablement consacrées aux plus sérieuses méditations, il s'approcha du vieux malade et lui dit résolument :

— Tu as raison : je ne trouverai jamais mieux, et puisque tu le désires, j'accepte!

M. Dalombre eut un sursaut de joie, tant il avait conscience de faire à la fois le bonheur des deux seuls êtres qui lui restassent à aimer.

— Le sait-elle? demanda-t-il.

— Non, répondit Albert. C'est à toi de lui répéter ce que tu m'as dit. D'abord, qui prouve qu'elle voudra de moi?

— Tu plaisantes, fit le vieillard redevenu presque gai. On refuse de l'argent, mais on ne refuse pas un mari.

— Alors, charge-toi de me faire agréer. Mais, franchement, elle a jusqu'à présent fait si peu attention à moi qu'elle ne doit guère savoir, à cette heure, si je lui plais ou si je ne lui plais pas.

— Oh! sois tranquille. Je suis sûr d'avance qu'elle ne demandera pas quinze jours de réflexion.

Le neveu quitta son oncle sur ces mots. Il se croisa en sortant avec Emmeline qui commençait à remarquer chez le jeune homme un certain embarras, dont elle était à cent lieues de pressentir les motifs. Les apartés entre lui et M. Dalombre lui semblaient aussi depuis quelque temps tant soit peu mystérieux. Mais ils étaient vraisemblablement nécessités par des affaires de famille qui ne la regardaient pas et auxquelles se rattachait sans doute l'apparition de ce notaire qui l'avait si fort effrayée.

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