La Mal'aria: Etude Sociale
X
LA FIANCÉE RÉCALCITRANTE
Comme elle n'était pas dans le complot, elle continuait son métier aussi discrètement et simplement que par le passé. Albert l'observait avec l'intention secrète de la surprendre en état de coquetterie ou simplement de distraction féminine. Le paralytique, après les préoccupations qui venaient de l'assaillir, était retombé plus bas que jamais, et n'avait pas encore retrouvé la force nécessaire pour soutenir l'assaut d'une discussion comme celle qu'il avait résolu d'engager avec Emmeline. Albert avait promis à son oncle d'obéir à ses volontés, qu'on pouvait, vu son état, considérer comme les dernières. Mais de cette décision était née l'impatience de connaître l'accueil que ferait Emmeline à une proposition aussi inattendue pour elle. Il se tenait à l'écart sans oser lui adresser la parole, ni même la regarder en face.
Il était si froid et si embarrassé devant elle qu'Emmeline s'imagina l'avoir fâché, soit par un mot dit plus haut que l'autre, soit par un manquement à ce qu'elle regardait comme son service obligatoire. Elle se reprochait déjà les deux heures de sommeil qu'elle prélevait sur chaque nuit, lorsqu'Albert lui demanda d'une voix un peu tremblante :
— Si vous voulez, mademoiselle, je veillerai ce soir avec vous, pour vous relayer s'il le faut, car vous vous exténuez. Vous allez tomber malade à votre tour.
— Oh! répondit-elle, je ne suis pas fatiguée du tout. Je dors dans un fauteuil aussi bien que dans un lit, et au moins, quand M. Dalombre a besoin de moi, je suis toute prête.
— Enfin, permettez-vous que je vous tienne un peu compagnie? Nous causerons, souligna-t-il.
— Mais, monsieur, dit-elle sans défiance aucune, j'en serai très contente. Je vais prier Annette de faire un bon feu.
Le jeune homme ne doutait pas qu'elle ne sautât avec la plus vive reconnaissance sur ce projet d'union qui allait lui tomber du ciel. Peut-être eût-il opposé aux vœux de son oncle mourant une résistance un peu plus vive, s'il n'avait été lui-même, depuis quelque temps, en proie à une mélancolie d'ailleurs suffisamment motivée. Sa jolie petite maîtresse, que les façons distinguées de M. Dalombre neveu avaient d'abord séduite, avait fini par s'en lasser. Elle était habituée à recevoir, au moins deux fois par semaine, des assiettes à la tête, et ce manque de vaisselle cassée lui pesait. Aussi venait-elle de quitter brusquement le domicile illégitime pour demander à un garçon tailleur aux jambes tordues et au nez écrasé ces satisfactions dont elle était sevrée.
En trouvant un beau jour le nid vide, Albert avait eu un mouvement comme pour s'arracher les cheveux, ne pouvant arracher ceux de l'évadée. Puis, il avait réfléchi que plus ou moins de cheveux qui lui resteraient ne rendrait pas les femmes plus fidèles. Alors, dans l'espèce de désorientement qui suit d'ordinaire ces mésaventures si fréquentes dans la vie des jeunes gens, comme aussi et peut-être davantage dans celle des hommes âgés, il avait embrassé comme une suprême consolation l'idée du mariage avec une jeune fille dont l'honnêteté le dédommagerait des trahisons perpétuelles contre lesquelles il saisissait l'occasion de réagir.
Mais il ne se pressait pas outre mesure de prendre ce grand parti, se disant qu'Emmeline serait toujours là et qu'elle ne pouvait lui échapper.
Aussi est-ce avec une certaine désinvolture, dans la certitude où il était d'être accueilli par des larmes de joie, qu'après un moment de silence, il lui dit, après s'être assis en face d'elle, dans le coin de cheminée qu'il avait adopté :
— Mademoiselle Emmeline, est-ce que vous n'avez jamais pensé à vous marier?
Si elle n'avait pas eu peur de jeter dans cette pièce silencieuse une note trop bruyamment gaie, elle aurait certainement éclaté de rire.
— Moi, me marier, fit-elle ; et avec qui? A moins que ce ne soit avec Moricaud!
Moricaud était un gros chat noir qui avait pris Emmeline en affection et aimait à faire sur ses genoux des sommes prolongés.
— Vous riez de cela comme si vous étiez une enfant, reprit Albert. Mais vous avez dix-huit ans bientôt, et on arrive si vite à dix-neuf et à vingt qu'il faudrait peut-être vous occuper un peu de votre avenir. Bien entendu, nous ne vous abandonnerons pas ; mais enfin, vous n'avez pas l'intention de coiffer sainte Catherine, je suppose, ajouta-t-il du même ton enjoué qu'elle paraissait avoir adopté au début de cette conversation dont, évidemment, la gravité lui échappait.
Elle retomba pourtant dans son sérieux habituel et dit comme pour briser là :
— J'ai bien d'autres choses à faire qu'à m'occuper de ces niaiseries. Du reste, ce serait joli de ma part d'abandonner votre pauvre oncle dans ce moment-ci.
Albert attrapa au bond cette balle inespérée.
— Mais, dit-il, j'ai la conviction que mon oncle serait le premier à vous conseiller de chercher une situation qui vous mît à l'abri des ennuis qu'une jeune fille seule est exposée à rencontrer constamment dans son chemin.
— Votre oncle? interrogea-t-elle avec inquiétude. Il a donc assez de moi qu'il voudrait me voir quitter cette maison-ci pour une autre?
— Dieu! répliqua Albert en riant à son tour, comme vous êtes farouche! Mon oncle vous aime comme… tout le monde vous aime ici, et c'est précisément pour que nous ne nous quittions jamais ni les uns ni les autres qu'il serait on ne peut plus heureux de vous savoir irrévocablement casée.
Emmeline ouvrit les yeux d'une femme qui n'a pas compris ; car, lorsque les femmes ne comprennent pas, elles ouvrent les yeux : ce qui ne leur fait généralement pas comprendre davantage.
— Eh bien! oui, reprit Albert. Si mon oncle m'aime comme son neveu, il vous aime comme sa fille : ce qui fait que vous êtes ma cousine. Or entre cousine et cousin la loi ne défend pas le mariage.
Emmeline se leva brusquement, puis elle retomba assise. Pourquoi cette plaisanterie, et à quel propos M. Albert prenait-il avec elle ce ton subitement blessant? Car ce mot : « entre cousine et cousin la loi ne défend pas le mariage », lui sonna dans l'oreille comme une proposition libertine, qui la glaça des pieds à la tête. Aurait-il donc appris par hasard quelque chose, et se croyait-il en droit de ne plus se gêner avec elle? Ces colloques mystérieux avec le vieux Dalombre, ces moments de gêne faisant place tout à coup à des familiarités aussi déplacées qu'inattendues : oui, c'était cela. Il savait tout. A moins que cette attaque hardie ne fût qu'une épreuve destinée à éclaircir des soupçons encore indéterminés.
En tout cas, si c'était un piège, elle se garderait d'y tomber. Le froid qui lui était monté au cœur se refléta sur sa figure, au point qu'Albert resta bloqué dans sa chaise, ne sachant s'il devait battre en retraite ou continuer à avancer.
Emmeline, très inquiète et profondément intriguée par ce brusque changement d'allures, voulut en avoir le cœur net. Elle se rappela les fausses candeurs de Mlle Brigitte lorsque quelqu'un jetait dans la conversation une phrase à double entente, et, tout en faisant de son mieux pour les imiter, elle demanda :
— Dans quel but me dites-vous ces choses-là, monsieur? Je sais que votre bon oncle a un peu d'attachement pour moi. Je le lui rends bien, allez! Mais je suis sûre que son amitié vient de ce qu'il me croit une fille sérieuse et non une diseuse de bêtises.
— Mais moi non plus, je ne suis pas un diseur de bêtises, repartit Albert, et c'est parce que je vous ai toujours considérée aussi comme très sérieuse que je vous ai parlé sérieusement.
— Alors, fit-elle en essayant de rire, c'est sérieusement que vous m'appelez votre cousine?
— Je vous ai donné ce titre-là parce que je tenais à vous convaincre que nous vous regardons, mon oncle et moi, comme étant déjà de la famille, fit observer le jeune homme, n'osant pas encore mettre les points sur les i.
— Comment, déjà? Qu'entendez-vous par déjà? interrogea-t-elle.
Il jugea qu'il avait assez louvoyé et, se levant à son tour, il marcha droit au lit du malade qui, la tête haussée sur ses oreillers dressés presque verticalement, se tenait allongé sous ses draps, comme une statue étendue sur une tombe, dans son suaire de marbre. M. Dalombre, bien qu'ayant les yeux grands ouverts, semblait n'avoir rien vu ni rien entendu.
— Mon oncle, lui cria Albert, je t'en prie, répète-lui, à cette méchante fille, que c'est ta volonté expresse qu'elle soit ma femme ; sans quoi elle affectera toujours de ne pas savoir ce qu'on lui veut.
— Oui, Emmeline, dit le vieillard, dont les lèvres seules se décidèrent à bouger, oui, c'est mon désir le plus cher avant de mourir. Le hasard a bien fait les choses ; il a amené chez nous une femme qui n'a peut-être pas sa pareille au monde. J'espère que vous n'allez pas attrister mes derniers jours par un refus.
Elle fut prise d'un tremblement et s'empourpra d'une rougeur qui lui monta jusqu'à la racine des cheveux. Elle eut, sous les paroles du brave homme qui l'avait sauvée et qui complétait ainsi son sauvetage, la sensation d'une voleuse prise, aux magasins du Louvre, en flagrant délit de soustraction d'un coupon d'étoffe. Elle, épouser M. Albert Dalombre, pour remercier l'oncle de l'avoir arrachée de l'ignominie! Acquitter de cette monnaie la dette de reconnaissance qu'elle avait contractée envers cet homme intègre, qui s'imaginait, en mourant, ne lui léguer que le bien-être et qui lui léguait l'honneur et la réhabilitation! Et elle le laisserait, en retour, léguer inconsciemment à son neveu une honte qui n'aurait plus de fin : oh! ça, non, par exemple! Elle aimerait mieux aller chercher au bureau de M. Heurteloup un duplicata de sa carte et la clouer elle-même à la porte de l'hôtel.
Le coup droit sous lequel elle avait bondi lui était entré si avant dans le cœur, le danger était si pressant et si terrible qu'elle n'éprouva pas le plus petit chatouillement d'amour-propre à la pensée de l'impression qu'elle avait produite sur ce jeune homme riche, intelligent, probablement plein d'avenir et qui l'avait ainsi distinguée dans sa camisole de garde-malade et dans son emploi de fabricante de potions. Elle ne vit de cette aventure que le côté fatal. On l'invitait à verser à boire à un ami, quand elle savait que le vin était empoisonné. Eh bien! non : on l'accuserait d'avoir été tout ce qu'on voudra, mais elle ne serait jamais une empoisonneuse.
Elle s'approcha du vieillard, lui saisit la main droite, sur laquelle elle inclina son front après l'avoir tenue longtemps collée sur ses lèvres. Enfin, la tempête intérieure qui la bouleversait se fondit en larmes qui tombèrent toutes chaudes sur la main moite du paralysé. Quand elle eut bien pleuré et bien sangloté, elle releva sa tête toute balafrée par les ruisseaux qui lui tombaient des yeux et ne dit que ces mots, scandés par de gros soupirs qui lui soulevaient la poitrine et lui tordaient la bouche :
— Monsieur Albert, voulez-vous achever de veiller votre oncle, cette nuit? Je serais bien heureuse si vous me permettiez de rentrer dans ma chambre.
Et, sans attendre cette permission qu'elle sollicitait, elle gagna la porte d'un pas hâtif et disparut dans l'ombre du corridor, laissant l'oncle et le neveu tout remués par cette scène de tendresse qui se terminait par une scène de larmes.
Ils se consultèrent du regard ; puis Albert vint coller son oreille à la serrure de la chambre où Emmeline était allée se tapir. Au bout de quelques minutes, il revint auprès du lit.
— Elle pleure encore, dit-il.
— Attendons! répondit le vieillard. La pauvre enfant est tellement nerveuse qu'elle n'a pu supporter la commotion.
Le lendemain, elle reparut au chevet de son malade. Elle semblait très abattue et les boursouflures de ses paupières étaient telles que ses yeux en avaient comme diminué de moitié.
Vers midi, quand Albert descendit de sa chambre pour embrasser son oncle, Emmeline crut devoir prévenir toute nouvelle tentative.
— Je ne suis ici que pour le soigner, fit-elle en le lui montrant. Promettez-moi de ne penser à personne autre que lui tant qu'il ne sera pas sur pied.
C'était assez habilement renvoyer à une date indéfinie la réalisation des projets énoncés la veille, car ni l'un ni l'autre n'ignoraient que le vieux Dalombre ne se remettrait jamais.
Le jeune homme fut moins blessé que surpris de ce parti pris de l'éliminer. Il n'était pas assez amoureux pour ne pas apprécier en plein sang-froid la situation qui lui était faite. Emmeline n'était rien : pas même une ouvrière : une apprentie. Elle ne se doutait évidemment pas qu'elle hériterait sous peu, hélas! d'une maison où elle était entrée mourante et dénuée de tout. A supposer qu'elle fût obligée de la quitter, étant restée près d'un an sans travailler de son état de modiste, elle tombait dans une misère dont il était impossible de prévoir le dénouement.
Eh bien! malgré cette affreuse perspective à laquelle il avait opposé la plus brillante sécurité pour l'avenir, un nom, des relations qu'elle avait le droit de rêver aussi étendues et aussi distinguées que possible ; une fortune qui l'autoriserait à la satisfaction de toutes ces fantaisies qui sont aux besoins réels des femmes ce que l'argent de poche est au budget des hommes, elle répondait par un refus qu'elle noyait dans des pleurs, mais à la signification duquel il n'était pas assez bête pour se tromper.
Lui, le jeune homme du monde, avec ses vingt-quatre ans, ses yeux bleus et ses cheveux blonds ; lui surtout l'unique héritier d'un oncle à forte succession, il était blackboulé par une modiste de dix-sept ans et demi, qui, en tout cas, avait dû, selon toutes probabilités, accorder à la reconnaissance ce qu'elle eût hésité à accepter pour le compte de son cœur.
Il n'y aurait eu à ces dédains incompréhensibles qu'une explication logique : l'amour d'Emmeline pour un autre. Dans ce cas fréquent, toutes les boutades se justifient d'elles-mêmes. Une marchande de légumes aime un mitron. Un jeune étranger, beau, noble et millionnaire, la demande en mariage ; elle l'envoie promener et épouse son mitron deux mois plus tard. On ne peut que s'incliner devant ces dénouements, produits par un hypnotisme spécial. Mais Emmeline n'aimait personne. Une femme, si en possession qu'elle soit d'elle-même, ne garde pas son secret dix mois sans que rien, absolument rien, en transpire. Elle n'était sortie que trois fois depuis son arrivée dans l'hôtel et elle n'était pas restée dehors un quart d'heure chaque fois.
Jamais elle n'avait reçu de lettres, sauf la missive anonyme dont on n'avait pu déterminer nettement la provenance. Sa résolution de ne pas s'appeler Mme Dalombre aurait eu une base dans l'antipathie qu'il lui inspirait peut-être. Mais, au contraire, il s'était, dès leurs premières entrevues, établi entre eux ce courant sympathique et cet échange de familiarités qu'en dehors des couches sociales d'où ils sortent la jeunesse détermine chez deux êtres qui se retrouvent à la même table et au même foyer.
Si, au lieu de l'oncle, c'eût été lui, le malade, il était sûr qu'elle se fût dévouée avec la même persévérance. A quel sentiment quintessencié, à quel sublimé de délicatesse fallait-il donc attribuer une décision qui démolissait tous les plans posthumes du vieux Dalombre et chagrinait, jusque dans la mort, cet homme de bien qu'elle entourait de tant de sollicitude?
Trois ou quatre problèmes se superposaient ainsi dans l'esprit d'Albert. Elle ne prenait pas ces airs de reine, afin d'étreindre plus irrésistiblement un cœur qu'elle ne croyait pas posséder assez complètement. D'abord, elle n'avait jamais fait montre de la moindre combinaison de coquetterie. En second lieu, il aurait été obligé de supposer à cette adolescente, qui avait fait son éducation toute seule une dose de rouerie à décontenancer Catherine II en personne.
Car, puisqu'il lui demandait formellement sa main, elle n'avait qu'à la lui tendre, tandis qu'elle risquait, en la retirant, de se heurter à l'orgueil blessé d'un jeune homme qui irait chercher fortune ailleurs.
Il choisit un de ces moments d'accalmie, de plus en plus rares chez son oncle, et lui soumit ces diverses questions. Mais le vieillard, pour qui Emmeline était la perfection, tenait à ne voir dans son refus qu'un excès de réserve et de dévouement. Elle ne voulait pas qu'on pût la suspecter d'avoir sacrifié le repos de ses jours et de ses nuits à l'arrière-pensée d'une récompense qu'elle regardait comme hors de toute proportion avec les services qu'elle rendait si simplement.
— Et pourtant, répétait-il, je lui dois d'être encore vivant. Sans elle, il y a longtemps que je serais mort. Ah! si j'avais la force, je saurais bien la chapitrer, la chère âme. Mais voilà : quand j'ai parlé dix minutes de suite, il me semble que je vais passer.
Toutefois, il tenta de la raisonner ; et comme elle lui retapait son oreiller, qui s'était aplati en lui glissant sous les reins, il lui dit à l'oreille :
— Voyons! pourquoi ne voulez-vous pas d'Albert pour mari?
Il lui avait murmuré ces mots d'une voix tellement humble et suppliante qu'Emmeline sentit toute sa force lui échapper. Il s'en fallut d'un moment d'égarement qu'elle ne lui criât, à lui et à toute la maison :
— Pourquoi? Envoyez-le demander au deuxième bureau de la première division de la préfecture de police!
Mais elle se retint à temps et se contenta de lui objecter ce motif essentiellement féminin :
— Parce que!
— J'avais prévu ce qui arrive, pensa le vieillard. Elle n'acceptera pas plus la maison après ma mort qu'elle n'accepte aujourd'hui de devenir la femme d'Albert. Elle retombera ainsi sans pain et sans asile et ce sera de notre faute.
Car, dans sa droiture, il n'admettait pas un instant que sa protégée, dont il avait rêvé de faire sa nièce, pût demander des secours à autre chose qu'au travail.
Albert, à deux ou trois reprises, essaya encore d'arracher son secret à cette fille bizarre ; mais elle l'arrêta irrévocablement dans ses expériences par cette déclaration sans réplique :
— Ce n'est pas bien de me tourmenter ainsi, monsieur Albert! Vous savez que je ne pourrais vous répondre qu'en m'en allant, et tant que votre oncle sera souffrant, j'aimerais mieux tout supporter que de le quitter.
Il lui offrait son nom et elle appelait ça : « tout supporter ». Il n'y avait décidément rien à faire. Il renonça à la « tourmenter », comme elle disait elle-même sans paraître se douter de la férocité du mot :
— C'est bien, fit-il, je ne parlerai plus de rien!
Il tint parole et affecta même de ne faire porter les conversations que sur des sujets d'une futilité invraisemblable. Mais, par une contradiction fréquente, après s'être résigné, par obéissance envers son oncle mourant, à s'attacher, pour le restant de ses jours, à cette jeune fille qu'il n'avait eu le temps ni d'étudier ni de connaître, il sentit tout à coup son cœur regimber devant l'obstacle qu'il prévoyait si peu. La valeur d'une femme dépend presque toujours du prix auquel elle semble s'estimer, même quand ce prix est tout moral.
La curiosité que sa résistance formelle — et évidemment si peu calculée — avait éveillée tourna peu à peu en intérêt. Entre autres suppositions, il se demanda si elle n'était pas enfant naturelle et si la crainte de voir rendue publique l'illégitimité de sa naissance n'avait pas exagéré ses scrupules. Elle les avait souvent entretenus du souvenir de son père, qui était si bon et qui lui fabriquait de petites brouettes tout exprès pour la traîner dedans ; mais on aime tout autant que les autres les petits êtres qu'on a eus en dehors du mariage — quelquefois plus.
En revanche, elle n'avait jamais ou presque jamais fait allusion à sa mère. Il y avait là un point noir qu'il résolut d'éclaircir ; car, pour lui comme pour son oncle, cette tache originelle n'eût été qu'un impedimentum secondaire. Il lui eût, au contraire, su encore plus de gré de la rectitude de sa conduite.
Un soir donc, comme pour ne pas laisser tomber la causerie, il lui posa cette question :
— Est-ce que votre père était dévot?
— Oh! répondit-elle sans défiance, pas du tout. Il détestait les prêtres. Ce qu'il a eu de scènes parce qu'on voulait me faire faire ma première communion!
— Des scènes, avec qui?
— Eh bien! avec… maman, dit-elle, non sans quelque embarras ; car le nom seul de sa mère évoquait pour elle le fantôme de Marsouillac.
— Alors, poursuivit Albert, ils se sont sans doute mariés civilement?
— Papa y tenait, expliqua-t-elle ; mais il paraît que maman a dit qu'elle ne se marierait plutôt pas. Alors, il a cédé. Il était si bon!
— Ce qui ne l'a pas empêché de se marier civilement tout de même, insista le jeune homme. Vous savez bien qu'en France le mariage religieux ne compte pas et que si l'on n'a pas passé par la mairie, il n'y a rien de fait.
Cette explication ne tenait pas debout, l'Église n'ayant le droit d'enregistrer que les mariages déjà consacrés par l'officier de l'état civil. Mais Albert s'y prenait comme il pouvait pour obtenir des aveux.
— Bien entendu! répliqua Emmeline. Papa avait son acte de mariage et son acte de naissance dans un petit coffre. Je les ai retrouvés tous les deux après sa mort.
— Et où sont-ils maintenant?
— Ma foi, je ne sais plus trop, repartit la jeune fille, qui, en effet, aurait dû les avoir en sa possession, puisqu'elle s'était donnée comme orpheline de père et de mère. Elle ajouta : « Je crois qu'ils sont restés chez Mme Gandoin, ma patronne. Mais on peut toujours s'en faire délivrer une copie à la mairie du vingtième arrondissement. »
Si sa venue au monde avait été accompagnée de la moindre irrégularité, Emmeline n'aurait pas indiqué avec cette placidité l'endroit où il était si facile d'en acquérir la certitude. Là n'était donc pas la clef du mystère.
Force fut au jeune homme de s'occuper continuellement de cette petite sauvage, dans la maison de laquelle il vivait et qui le faisait marcher d'étonnement en étonnement. Elle reprit son train-train, sans paraître avoir prêté une importance trop considérable aux propositions dont elle venait d'être l'objet ou plutôt la victime et qu'elle sembla oublier au bout de quelques jours.
Ce fut alors qu'Albert, sevré d'amour par la fugue de sa petite et se voyant dédaigné par la femme honnête, après avoir été radicalement trompé par celle qui ne l'était pas, engendra une sorte de mélancolie à travers laquelle l'image d'Emmeline, qu'il voyait à chaque instant, se mit à tournoyer, même quand il ne la voyait pas.
Lorsqu'elle passait devant lui, en baissant ses grands yeux, dont le velours l'enveloppait tout entier, il la comparait à cette Milanaise cabalistique connue en peinture sous le nom de la Joconde. Sa taille, dont il s'était jusque-là borné à remarquer la finesse, lui paraissait maintenant serpentine et ondulante. Cette fille le troublait positivement. Quelle puissance de fée possédait-elle donc pour se permettre de se jouer d'un jeune homme qui aurait dû représenter pour elle ce que les princes des contes d'enfants représentent pour une gardeuse de moutons qu'ils rencontrent dans une forêt?
C'était la première fois qu'il la trouvait « désirable ». Il attribua d'abord à un dépit irraisonné les modifications que subissaient peu à peu les jugements qu'il avait jusque-là portés sur elle. Bien qu'il eût son dernier examen de droit à passer, presque toujours son travail commencé s'achevait en rêveries ; et comme il dessinait un peu, il se surprenait constamment à esquisser à la plume le profil d'Emmeline sur les marges de ses cahiers.
Il se disait :
— C'est Peau-d'Ane. Elle va se transfigurer un jour et nous apparaître les cheveux constellés de pierreries, en riant de la crédulité des naïfs qui l'avaient prise pour une pauvresse.
La tasse de bouillon que, sur le midi, elle apportait tous les jours à l'oncle faisait au neveu, qui la lui regardait verser, l'effet d'une boisson divine, et il comprenait à peine que la paralysie du malade n'y cédât pas instantanément.
Elle lui avait, selon le langage des étudiants, si inexorablement « remisé son fiacre » que lui reparler amour eût été piteux. Cependant, il conservait des doutes sur la sincérité de ses échappatoires. Il resta huit jours entiers sans livrer un pouce de fer, affectant des airs d'homme qui pense à tout excepté à ce vague projet de mariage. Il criait très haut, du corridor dans la cuisine :
— Vous savez, Annette, je ne viendrai pas dîner ce soir : je suis invité!
Il sortait à six heures, en cravate blanche, allait s'attabler tout seul dans un restaurant quelconque et rentrait vers les neuf heures et demie comme pour s'informer de l'état de son oncle. Il n'aurait pas mieux demandé que de s'asseoir à côté d'elle et de deviser comme naguère d'incidents plus ou moins futiles ; mais il n'osait plus. Elle aurait cru qu'il faiblissait et il avait fait serment de mourir debout.
Un matin, cependant, il l'entendit appeler : « Monsieur Albert! monsieur Albert! » D'un bond il fut dans la chambre de son oncle, qui venait d'avoir une syncope. Emmeline le soutenait par les épaules et en courant à lui avait perdu son peigne, dont la chute avait ouvert les écluses à une cascade de cheveux châtain palissandre rebondissant un peu partout autour de sa tête et formant au-dessus de ses yeux noirs un bandeau avancé, dans l'ombre duquel ils fulguraient comme deux pointes d'acier.
Le vieux Dalombre revint à lui, et un œuf à la coque qu'il avala d'un trait lui rendit un peu des forces qu'il épuisait chaque jour davantage par sa persistance à refuser à peu près toute nourriture.
Une heure après cette souleur, Emmeline était encore auprès de lui se contentant d'écarter de la main ses cheveux, quand ils la gênaient trop dans son service.
Albert la trouva si nature dans ce dévergondage de toilette qu'il lui dit au moment où, après avoir ramassé son peigne, elle levait les bras pour ramasser aussi sa chevelure :
— Ne vous recoiffez pas encore, voulez-vous? J'aimerais à vous dessiner comme vous êtes là.
— Je veux bien, fit Emmeline en s'asseyant et en cherchant d'elle-même une pose. Justement, j'ai toujours eu envie d'avoir mon portrait, mais un vrai portrait. On ne m'a jamais fait qu'une fois ma photographie.
— Et chez qui vous l'a-t-on faite? demanda Albert, qui rêvait déjà de s'en procurer une épreuve.
Mais Emmeline, à qui ce mot imprudent venait d'échapper, se rappela subitement dans quelles circonstances, dans quel atelier et en quelle compagnie elle avait offert sa tête à l'objectif. Elle se hâta de glisser sur cet épisode de sa vie, en laissant tomber négligemment cette phrase :
— Oh! c'était à la fête de Saint-Cloud, je crois. J'étais toute petite. Papa m'avait fait entrer chez un de ces photographes ambulants : vous savez.
Albert n'avait choisi le prétexte d'un portrait à essayer que pour être autorisé à rester en face d'elle un laps de temps appréciable. Il tailla plusieurs crayons, prit ses mesures, se leva pour lui replacer lui-même le bras dont l'attitude était forcée. Elle y allait bon jeu, bon argent, lui demandant toutes les deux minutes :
— Suis-je bien comme ça? Faut-il me placer plus de trois quarts?
Lui, la voyant tout à son personnage, plus familière et meilleure enfant que de coutume, se décida subitement à frapper un coup suprême. Tout en crayonnant avec une feinte attention, tantôt dardant les yeux sur elle, tantôt les fixant sur son papier, il lui dit du ton le moins apprêté et comme il lui aurait annoncé qu'il venait d'acheter un chapeau neuf :
— A propos : vous savez que je vais me marier!
Elle rompit sa pose et se mit à sauter sur sa chaise en battant des mains :
— Oh! quel bonheur! fit-elle.
Ce « oh! quel bonheur! » signifiait pour elle : Enfin, je n'aurai plus aux offres de M. Dalombre et de M. Albert à opposer des refus, qu'elle avait dû renoncer à justifier, tant ils étaient incompréhensibles. Elle fêtait ainsi sa délivrance et reprenait possession d'elle-même.
Mais cette exclamation prenait pour Albert, qui l'avait provoquée, un tout autre sens. Il n'y découvrait que celui-ci :
« Enfin, vous allez donc me laisser un peu tranquille! »
Il n'avait certes pas compté sur un évanouissement ou quelque scène de désespoir. Il ne s'était pas attendu à ce qu'elle s'écriât en se tordant les bras :
« Mais vous n'avez donc pas deviné que je vous aime et vous ne voyez pas que vous me percez le cœur! »
Néanmoins, cette explosion de joie lui parut passer la mesure. Il se contint pourtant et continua sans lâcher son crayon :
— Oui, j'épouse Mlle Humbertot.
— Comme vous faites bien! dit Emmeline. Elle est si gentille et si distinguée, et, avec ça, instruite et si bonne musicienne! C'est moi qui voudrais jouer du piano comme elle!
Albert n'eut pas la force d'en entendre davantage. Il se leva violemment, lança au milieu de la chambre le carton qui soutenait le papier sur lequel il dessinait, et sans avoir égard à son oncle, dont cette sortie pouvait interrompre le sommeil, il dit d'une voix rageuse à Emmeline stupéfaite :
— Vous n'avez ni cœur, ni âme, ni intelligence. Je ne me marie ni avec Mlle Humbertot ni avec personne. Je tenais à m'assurer du degré d'a…mitié qui vous attachait à mon oncle et à moi. Je suis fixé maintenant. Bonsoir!
Il saisit son chapeau d'une main tremblante et sortit comme un homme qui, ayant pris une résolution, n'attendait que l'occasion de l'exécuter. Le fait est qu'il n'avait rien résolu du tout et que, ne sachant quelle attitude garder après cet éclat, il éprouvait simplement le besoin d'aller respirer dehors.
Emmeline, toute confuse d'avoir donné dans ce grossier panneau, eut le pressentiment que l'heure des complications allait sonner. Il lui devenait excessivement difficile de se retrouver en face de ce jeune homme, qui lui avait répété sous toutes les formes : « Je vous aime! » et à qui elle avait en définitive répondu :
« Dieu! quel plaisir que vous me feriez si vous en épousiez une autre! »
Quitter la maison, elle ne le pouvait plus, puisque c'eût été tuer le pauvre paralytique, en tout et pour tout coupable d'attachement pour elle ; rester, c'était s'exposer, de la part d'Albert, à des manifestations réitérées devant lesquelles elle finirait peut-être par perdre son sang-froid et défiler le chapelet des impossibilités auxquelles se heurtaient les plans formés par M. Dalombre et par lui.
Oui, plutôt que de lui apporter en ménage la tare qui faisait d'elle une pestiférée, elle avouerait tout et, au besoin, retournerait là d'où elle venait. Il n'avait pu l'avoir contre ses quarante ou cinquante mille livres de rentes, il l'aurait pour cent sous ; mais il constaterait au moins qu'elle avait mieux aimé replonger dans la boue que de l'éclabousser, lui et son oncle, avec celle dont elle était déjà couverte.
C'était pour éviter cette effrayante alternative qu'elle se décida au compromis suivant : quand Albert serait là, elle resterait dans sa chambre, sans risquer même un pas dans les couloirs. Quand il n'y serait pas, elle irait occuper son poste auprès du malade.
Elle n'eut pas à expérimenter cette résolution, car Albert ne reparut pas le lendemain, non plus que le surlendemain, non plus que les quatre jours qui suivirent. Il se bornait à envoyer tous les matins chercher par un commissionnaire des nouvelles de son oncle.
Au bout de la semaine, comme s'il n'avait pu amasser que pour sept jours d'énergie, il fit sa rentrée rue de Berlin. Mais il était changé à ne pas le reconnaître. Annette, qui ne se piquait pas d'être physionomiste, s'écria pourtant malgré elle :
— Oh! comme M. Albert a les traits tirés!
L'amour est la plus fréquente et, certainement, la plus cruelle des maladies, puisqu'elle pousse à des transports au cerveau qui aboutissent quelquefois à l'assassinat ou au suicide. Et, pour comble d'infortune, c'est à qui rira le plus volontiers de ceux qui en sont atteints. Albert, de peur que ses camarades de l'École de droit ne devinassent son état morbide, s'était, d'un dimanche à l'autre, enfoui dans une petite chambre d'hôtel qu'il avait louée à la quinzaine, pensant vaguement qu'il ne l'habiterait pas plus longtemps et d'où il n'était guère sorti que pour aller prendre des repas infinitésimaux dans un obscur café.
Il ne mangeait pas et parlait tout seul, si bien que les garçons qui le servaient le regardaient en silence tenir des discours à son assiette presque toujours vide. Ce régime débilitant lui avait assez promptement creusé les joues pour qu'au retour de ce neveu non prodigue — car il n'avait jamais aussi peu dépensé de sa vie — tout le personnel de l'hôtel s'exclamât sur sa mauvaise mine.
Comme tout le monde, elle fut frappée de ses airs décomposés.
— C'était donc vrai? se dit-elle. Il m'aimait pour de bon. Ah! le malheureux!
Cette fois, il n'essaya de la prendre ni par les sentiments ni par la violence. Il se contentait de se promener de chambre en chambre, dans sa pâleur spectrale, l'évitant avec le même soin qu'il la poursuivait autrefois. C'était elle, maintenant, qui semblait le rechercher, comme pour lui faire comprendre qu'elle ne lui gardait pas rancune et qu'en dehors d'une question absolument spéciale, elle lui était toute dévouée.
Il s'enfermait souvent pendant des heures avec son oncle, et ressortait les yeux rouges.
Son appétit était tombé tellement au-dessous de rien qu'Annette était obligée de se fâcher pour lui faire avaler un potage. Emmeline avait recommandé à la Bretonne de lui fabriquer des consommés composés des ingrédients les plus nourrissants ; et encore, pour en profiter, fallait-il qu'il les absorbât d'un trait comme une potion d'huile de foie de morue. S'il avait l'imprudence de s'interrompre dans sa dégustation, il reposait le bol à moitié plein et n'y touchait plus.
Ce qui affligea profondément Emmeline, ce fut le changement qu'elle ne tarda pas à remarquer dans l'attitude de M. Dalombre à son égard. Il se laissait passivement soigner, sans aucun de ces remerciements ou de ces sourires dont il était ordinairement si prodigue. Quand elle approchait du lit, il baissait ou détournait les yeux et affectait d'ignorer qu'elle fût là.
Elle avait tant soit peu compté sur le vieillard pour rappeler le jeune homme à la raison. Elle fut navrée de voir que ce dernier appui lui manquait. Jamais elle n'avait aimé et se faisait de l'amour l'image la plus saugrenue. Elle ne s'expliquait donc en rien ce que pouvait ressentir ce fils de famille, à qui il était si facile d'aller se distraire avec des amis, et qui se confinait dans une chambre contiguë à celle de son oncle, comme un prisonnier sur parole.
Elle plaignait Albert, comme on plaint un infortuné dont la tête déménage ; mais elle s'étonnait vivement de la part de responsabilité que M. Dalombre, en possession, lui, de tout son bon sens, lui attribuait à elle dans ce dérangement cérébral. Est-ce que c'était de sa faute si Albert s'était ainsi toqué d'elle? le mot « toqué » lui paraissant le seul qui convînt pour qualifier un pareil état mental.
Cependant, les mines rébarbatives qui l'entouraient finirent par lui mettre au cœur un certain remords. On ne l'aurait pas traitée en coupable si, dans cette affaire, elle n'avait rien eu à se reprocher. Un jour que le vieux Dalombre, en recevant d'elle une tasse de tisane, lui avait lancé un regard dur aussitôt abaissé, elle lui entoura le cou de ses deux bras et lui dit toute en larmes :
— Monsieur Dalombre, ne me faites pas cette figure-là! Je vous jure que je ne suis pas une mauvaise fille.
— En attendant, répondit-il sèchement, vous êtes cause que ce pauvre Albert va tomber malade. On croirait vraiment que vous nous avez jeté un sort à tous.
Cette allusion, essentiellement bretonne, aux pratiques de la sorcellerie du moyen âge troubla considérablement Emmeline, qui craignit, en effet, d'avoir, par sa seule présence, endiablé cette honnête maison.
— Si cela est, dit-elle, je n'ai plus qu'à m'en aller.
— Ce serait inutile, Albert vous suivrait! riposta le paralytique. A cette heure, il n'y a plus qu'à laisser aller les choses.
— Mais, monsieur Dalombre, demanda-t-elle avec une candeur qui eût fait sourire tout autre qu'un homme aussi inquiet, comment expliquez-vous qu'il se soit imaginé de m'aimer comme ça, sans motif? Nous avons vécu ensemble ici près d'un an sans qu'il ait seulement fait attention à moi. Je ne suis pas plus belle que je n'étais l'année passée. Ce serait plutôt le contraire.
— Ces phénomènes-là ne s'expliquent pas, fit le vieillard. C'est moi qui ai eu tort de lui parler de vous si obstinément. Votre entêtement a fait le reste. Il ne vous aimait pas ; il vous aime. Voilà tout.
Et il tourna la tête du côté du mur pour mettre fin à une conversation qui lui était évidemment des plus pénibles.
— Je ne peux pourtant pas devenir leur mauvais génie, pensa-t-elle. Eh bien! tant pis!
Voici à quel projet elle s'arrêta : puisqu'Albert l'aimait à ce point qu'il était incapable de vivre sans elle ; que cet amour, enfin, prenait tous les caractères de l'aliénation mentale, elle ne serait pas sa femme, elle se résignerait à être sa maîtresse. Au moins, ce qu'elle en ferait, ce serait pour le bien, non pour le mal. Un de plus, un de moins, est-ce que ça comptait pour elle? D'ailleurs, elle leur devait bien ce sacrifice-là. Seulement, elle le supplierait de n'en pas souffler mot à son oncle. Non : aux yeux de ce brave et digne homme, elle tenait à rester une honnête fille. Avec les moindres précautions, il n'y verrait que du feu, puisqu'il ne quittait pas son lit et que, selon toute apparence il ne le quitterait que pour entrer dans un autre d'où, alors, il ne sortirait plus.
Est-ce que, du reste, M. Albert n'était pas un garçon des plus distingués? Elle aurait été trop heureuse là-bas de n'être en rapport qu'avec des jeunes gens comme celui-là. Il serait étrange qu'elle se montrât maintenant si difficile.
Elle se rabaissait ainsi volontairement, afin de se donner le courage d'arracher tout à coup le manteau d'honorabilité qui la couvrait et qui faisait tout son bonheur, en même temps qu'il avait fait son salut. Elle retournait d'elle-même au bagne d'où elle s'était évadée, car, dans l'amour, elle ne distinguait nettement que la prostitution, et celle à laquelle elle se contraignait, pour être clandestine, n'en était pas moins honteuse.
— Oh! se dit-elle, c'est horrible! si je ne veux pas être une ingrate et une coquine, il faut que je redevienne une salope!
Et la preuve de dévouement qu'elle se décidait à donner à ses sauveurs était d'autant plus cruelle que, certainement, personne ne lui en saurait gré.
Après avoir creusé, mûri, travaillé et passé au crible cette solution, elle reconnut qu'elle n'en avait aucune autre à opposer. Elle dit : « Allons! » comme quelqu'un qui se prépare à sauter un fossé sans savoir s'il atteindra l'autre bord ou s'il tombera au beau milieu du bourbier.
De même que Judith avait revêtu ses plus riches vêtements pour se rendre au camp d'Holopherne, elle pressa l'achèvement d'une petite robe à raies blanches et mauves, dont le corsage à revers s'évasait à la Charlotte Corday. L'encolure, échancrée jusqu'aux premières blancheurs du dos, lui dégageait le derrière de la tête, que surplombait le réseau massif de ses cheveux.
Elle avait toujours été trop occupée auprès de son malade pour trouver le temps nécessaire à l'essayage. Elle envoya chercher la couturière et lui demanda instamment de lui apporter sa robe neuve le surlendemain. Au jour convenu, vers les cinq heures du soir, elle était sous les armes. Elle attendit qu'Albert descendît dans la salle à manger, où son couvert était solitairement mis.
Lorsqu'il fut à table, prêt à expédier une aile de poulet afin de se soustraire le plus tôt possible à cet isolement, elle ouvrit brusquement la porte et, comme étonnée de le voir dans la salle à manger, elle poussa un petit cri :
— Ah! pardon!
— Entrez, mademoiselle, j'ai fini, dit Albert en se levant.
— Mais, restez donc, au contraire, fit-elle d'un air souriant. Je n'ai pas dîné non plus. Votre oncle dort. Si vous me le permettez, je vais m'asseoir à votre table. Je ne vous ennuierai pas longtemps. En deux bouchées, ce sera fait.
Il y avait au moins huit jours qu'elle ne lui en avait débité autant. Albert leva les yeux sur elle presque avec reconnaissance. Elle lui parut charmante dans sa petite toilette première révolution. Il ne répondit pas et changea son couvert de place, l'invitant ainsi à prendre celle qu'il lui abandonnait.
Elle s'y assit gaiement, avec une sorte de coquetterie familière dont il s'étonna :
— Voulez-vous me donner un peu de poulet? réclama-t-elle en lui tendant son assiette.
Albert, tout désarçonné, coupa et servit en tremblant le morceau demandé.
— Mangez donc! vous ne mangez pas! reprit-elle. Vous devez pourtant avoir besoin de vous refaire, car vous avez joliment maigri depuis quelque temps.
— Ah! vous trouvez! C'est possible, murmura-t-il.
Elle se pencha de côté comme pour se rapprocher de lui et, lui dardant au plus profond des yeux des regards fixes et troublants :
— Voyons, monsieur Albert, dit-elle, pourquoi vous faites-vous du chagrin? Il faut être raisonnable.
Il eût été en droit de lui répondre :
— Je ne me fais pas de chagrin, attendu que le chagrin se fait tout seul ; et si je ne suis pas raisonnable, c'est parce que j'ai perdu la raison.
Mais l'amour n'a pas cette logique. Il fut tellement ravi de ces bonnes paroles, sur lesquelles il ne comptait plus, qu'il la regarda à son tour, non pas fixement, mais tendrement et languissamment, comme un noyé à qui une médication énergique vient de faire entr'ouvrir les paupières.
— Et puis, ce qu'il y a de plus grave, insista-t-elle, c'est que vous causez beaucoup de peine à votre oncle.
Cette fois il eut un petit mouvement de révolte :
— Si quelqu'un lui cause de la peine, fit-il légitimement observer, ce n'est pas moi, c'est vous!
— Moi! se récria Emmeline, poussant la mauvaise foi à ses dernières limites, de quoi suis-je coupable?
— Vous n'êtes coupable que de ne pas m'aimer, soupira-t-il. Ce n'est pas un crime, je le sais. C'est seulement un grand malheur, contre lequel ni mon oncle ni moi ne sommes de force à lutter.
— Mais, dit-elle en jouant l'étonnement, je vous aime de tout mon cœur lui et vous.
— C'est clair! fit Albert avec découragement, vous n'avez aucune raison de nous en vouloir. Vous m'aimez de tout votre cœur, comme on aime son parrain ou son père nourricier. Je préférerais un peu de haine, ma parole d'honneur! Ce serait moins cruel.
— Non, je vous assure, monsieur Albert, j'ai une grande, une très grande affection pour vous.
Elle allait continuer : mais il l'interrompit sur le mode ironique :
— Ah! parlons-en, de votre affection, vous m'en avez donné de belles preuves! J'étais désespéré. Je comprenais l'impossibilité de vivre plus longtemps en tête-à-tête avec une femme qui m'avait repoussé comme un chien. Je suis resté hors de la maison pendant huit jours. Eh bien! vous n'avez pas même cherché à savoir ce que j'étais devenu et si j'étais mort ou vivant.
— Vous vous trompez, dit-elle. Demandez à Annette combien de fois j'ai pleuré pendant votre absence.
Si ce n'était pas précisément là un aveu, c'était tout au moins une tentative de réconciliation. Le jeune homme l'accueillit avec transport, l'amour n'étant généralement pas fier. Il décrivit son supplice comme s'il s'y complaisait, oubliant parfois que celle à qui il le détaillait en était précisément la cause.
Quand il eut fini l'addition et présenté ainsi la note de ses souffrances, elle y ajouta ce paraphe :
— Eh bien! et moi, croyez-vous donc que j'étais plus heureuse que vous?
— Est-ce possible! répliqua Albert stupéfié, vous étiez malheureuse aussi.
Elle se tut et baissa la tête dans l'attitude d'une innocente qui a failli laisser échapper le secret de sa vie. Il lui saisit la main et, la lui serrant entre les deux siennes, il lui dit gravement :
— Répétez-moi que vous aussi, vous étiez malheureuse!
— Oui, très malheureuse, dit-elle, continuant son rôle de provocatrice.
— Vous ne m'exécrez donc pas?
— Mais non!
— Vous m'aimiez donc un peu?
— Mais oui!
Albert fondit sur la main qu'il tenait et la couvrit de baisers, qu'elle laissa prendre passivement. Quand il en eut son compte, il lui demanda, les yeux tout à fait dans les yeux, car il s'était visiblement rapproché d'elle :
— Alors pourquoi me repoussiez-vous?
Elle sentit qu'elle ne pouvait se dispenser d'ajouter quelque chose à son « parce que » ordinaire. Elle hésita un moment, puis elle dit en appuyant la tête sur l'épaule du jeune homme :
— Parce que je ne croyais pas qu'un fils de bonne famille comme vous était capable d'aimer sérieusement une pauvre fille comme moi.
— Ah! par exemple! fit Albert radieux, vous avez une bien triste opinion de moi. Y a-t-il au monde une femme qui, comme honnêteté, comme désintéressement, comme cœur, soutiendrait la comparaison avec vous? D'ailleurs, est-ce que l'amour n'est pas au-dessus de ces niaiseries sociales?
Il était tout à fait à ses côtés, son bras s'était coulé entre elle et le dossier du fauteuil ; si bien qu'il la tenait et n'avait qu'un mouvement à faire pour la ramener jusque sur sa poitrine. Il approcha sa bouche de l'oreille d'Emmeline et lui murmura :
— Ainsi vous n'êtes plus fâchée du tout?
— Plus du tout!
— Vous êtes bien sûre maintenant que j'étais sincère?
— Sans cela, est-ce que je serais ici comme ça, tout près de vous? répondit-elle, en se câlinant contre lui et mêlant ses cheveux bruns à ses cheveux blonds.
— Alors, dit-il, après l'avoir presque attirée sur ses genoux, vous consentez à être à moi?
— Oui!
Elle attendait ce mot : « vous consentez à être à moi », et la netteté de sa réponse prononcée à travers les baisers dont il la saturait lui paraissait le prélude immédiat de sa défaite voulue. Elle fut donc des plus surprises de voir Albert, après une dernière et plus convulsive étreinte, se lever brusquement et courir comme un fou à la chambre du malade, à qui il cria avant même d'avoir ouvert la porte :
— Mon oncle! Elle a dit : oui! Elle veut bien être ma femme, ah! que je suis heureux!
— Emmeline, mon enfant!… ma chère nièce! Venez m'embrasser… ah! je savais bien que vous ne nous feriez pas mourir de chagrin tous les deux, dit le vieillard tout secoué par l'annonce de ce grand événement.
Emmeline s'aperçut qu'elle était prise. Les avances qu'elle avait faites à Albert, il les avait acceptées comme un acquiescement définitif à ce mariage, auquel elle s'était si longtemps dérobée. Il avait cru qu'elle ne livrait d'elle que son cœur et sa main et il avait loyalement remis le reste après la cérémonie. Elle se résignait à faire de lui son amant et elle venait d'en faire son mari.
Il était pourtant difficile à Emmeline d'expliquer à Albert qu'il y avait maldonne et que si le oui par elle prononcé comptait pour l'amour, il ne comptait pas pour le mariage.
— Comment me dégager maintenant? pensa-t-elle. C'est la fatalité qui nous a tous menés là.
D'ailleurs, le neveu, pas plus que l'oncle, ne lui accorda le temps de reprendre sa parole. Le vieux Dalombre était pressé, sentant la mort venir, et eût été fort déconfit que l'enterrement précédât la noce. Il était absolument inutile de prendre ces ajournements que les pudeurs sociales imposent presque toujours. Les futurs se connaissaient suffisamment, puisque depuis un an ils couchaient dans la même maison : elle, au rez-de-chaussée, lui, au premier étage, et que ce n'était certainement pas de la faute d'Albert s'ils n'avaient pas toujours dîné à la même table.
Du moment où les accordailles étaient publiques, mieux valait brusquer le dénouement, ne fût-ce que pour arrêter au passage les nouvelles lettres anonymes que des ennemis inconnus préparaient peut-être dans l'ombre.
— A présent, il ne s'agit pas de s'amuser! fit observer le malade. Je tiens à être de la fête. Dès demain, nous allons procéder aux publications. Il faut que dans douze ou quinze jours tout soit terminé.
Il manda Emmeline auprès de son lit et lui dit d'une voix débordante d'attendrissement :
— Depuis que vous avez mis votre petit pied ici, je vous ai toujours regardée comme ma fille. Vous seule m'avez remplacé l'autre. Un père qui marie sa fille est obligé de la doter. Cette maison vous appartient, vous l'apportez en mariage à Albert. C'est nous, maintenant, qui sommes chez vous, et, ajouta-t-il en souriant d'un bon sourire, quand votre vieil infirme de père vous gênera trop, vous aurez le droit de le mettre à la porte.
Emportée par ce tourbillon d'événements presque féeriques, elle finit par accepter les dédommagements que la destinée lui offrait.
— Je le rendrai si heureux, se disait-elle, qu'il n'aura pas à se repentir d'avoir fait de moi une honnête femme.
Albert exultait. On n'aime invinciblement que les femmes par lesquelles on a souffert.
Quand son oncle lui avait, un beau matin, mis en tête la possibilité de cette union, il avait demandé à réfléchir, n'éprouvant aucune tendance à rompre avec le célibat. C'est seulement à partir du jour où Emmeline l'avait éconduit, presque en le rudoyant, que la pointe du poignard avait commencé à lui chatouiller le cœur. A cette heure, il lui semblait qu'il l'avait aimée, qu'elle l'avait repoussé toute sa vie, et qu'il venait enfin d'atteindre le but qu'il poursuivait depuis trois semaines et qu'il s'imaginait très réellement poursuivre depuis des années.