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La Mal'aria: Etude Sociale

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XII
ANXIÉTÉS

Le lendemain, au déjeuner, qu'on avait servi dans la chambre du malade, elle fut gaie et bonne enfant comme jamais. Albert devait, dans la journée, commencer les démarches relatives aux publications.

— Figurez-vous, dit-elle, que je ne me rappelle plus du tout dans quel quartier nous habitions quand ma pauvre mère est morte. Vous pensez : je n'avais pas cinq ans. Je sais seulement que nous avons déménagé, huit jours après son enterrement, pour aller avenue de Saint-Ouen. Oh! ça, par exemple, c'est comme si j'y étais. Mais la mémoire va me revenir. Nous irons d'abord chercher les autres papiers et nous nous occuperons en dernier de retrouver l'acte de décès de ma mère.

— D'autant qu'en promettant à l'employé aux mariages de l'apporter dans le délai voulu, il ne retardera pas les publications pour si peu, appuya Albert.

Emmeline amena ensuite la conversation sur la question du trousseau. Un trousseau, de quoi ça se composait-il? Il paraît qu'on ne pouvait pas se marier quand on n'avait pas de trousseau. Voilà une chose dont elle se moquait, par exemple!

— N'importe! fit observer le vieux Dalombre. Vous ne pouvez pas entrer en ménage avec trois jupons et huit paires de bas. D'ailleurs, c'était lui qui le lui devait, ce fameux trousseau, puisqu'elle était sa fille. Malheureusement, il était hors d'état de l'accompagner pour faire les achats. Elle devrait se résigner à y aller avec Annette. Elle n'avait qu'à puiser dans le secrétaire l'argent dont elle avait besoin, d'autant plus qu'elle était très en retard pour ses acquisitions.

Elle se fit forcer la main pour y prendre deux billets de mille francs, qu'elle serra avec un soin méticuleux, et il fut convenu que, le jour même, elle irait au Louvre s'approvisionner de ce que les femmes appellent des riens, de peur qu'on ne s'aperçoive que ces riens sont tout.

Distraire deux cents francs de cette somme qui lui appartenait, et qu'elle avait le droit de renouveler à son gré, était plus que facile. Vers deux heures, elle commanda le coupé et, sous la protection de Pierre qui la conduisait, elle partit, flanquée de la Bretonne, pour visiter les magasins.

Après deux ou trois emplettes sur le choix desquelles elle se montra des plus accommodantes, elle cingla vers la mairie du dix-huitième arrondissement, sur le territoire duquel était née Madeleine Jougla, sa mère, et demanda une copie de l'acte de naissance, qu'elle supplia le commis préposé aux déclarations et à la vérification des sexes de lui délivrer séance tenante. Elle s'assiérait dans le bureau et attendrait. C'était urgent. Il s'agissait d'un mariage.

Le commis, très galant, réveilla spécialement pour cette besogne un jeune expéditionnaire, assoupi dans des rêves d'avenir ; et, au bout d'un quart d'heure, Emmeline eut son acte signé, estampillé et bon pour le service.

Sans désemparer, elle remonta dans la voiture qu'elle fit arrêter chez un papetier, où elle demanda un paquet d'enveloppes dans une desquelles elle fourra pêle-mêle l'acte de naissance et les deux billets de cent francs promis comme entrée de jeu. Elle allait la refermer, quand elle réfléchit qu'elle n'avait pas encore livré à Gustave ce nom de Freizel qui, ébruité, pouvait la faire reconnaître et remettre la police sur sa trace, depuis longtemps perdue.

Cependant, pour dresser l'acte, il était indispensable qu'elle donnât à l'artiste falsificateur le nom de fille de sa mère, et en même temps le nom de femme sous lequel elle était soi-disant décédée. Comme elle était résolue à ne pas rentrer à l'hôtel sans avoir liquidé cette terrible affaire, elle demanda à la papetière l'autorisation d'écrire chez elle deux mots, en la priant aussi de lui vendre un cachet pour charger le pli.

Elle acheta également le bâton de cire nécessaire à l'opération, choisit dans la vitrine un sceau gravé d'un L et écrivit simplement cette mention : « Jean-Louis Freizel, époux légitime de Madeleine Jougla », puis cet avis discret : Répondre à Mlle Léontine B. X. Poste restante, rue Milton.

Quand le tout fut dûment à l'abri sous la garantie de cinq cachets rouges, elle se fit conduire au plus prochain bureau de poste et, après une attente assez longue pour le chargement, elle arriva enfin à jeter dans la boîte la majestueuse enveloppe, sur le glacé de laquelle resplendissait cette suscription :

Monsieur Gustave, artiste peintre,
37, rue Viollet-le-Duc.

Paris.

Les complicités coupables ne peuvent guère vivre que de confiance mutuelle, laquelle est, presque toujours, peu justifiée. Quelle garantie avait Emmeline de l'exécution du contrat passé entre elle et ce Gustave, qui avait, en réalité, tout intérêt à empocher les deux cents premiers francs et à abandonner les trois cents autres pour lesquels il avait tant de risques à courir?

D'autant qu'il n'était pas plus sûr d'elle qu'elle n'était sûre de lui. Il était obligé de s'en remettre absolument, pour l'envoi du reste de la somme, à une femme qu'il ne connaissait pas et qui, à en juger par la proposition qu'elle lui avait faite et qu'il avait, du reste, acceptée, ne devait pas être particulièrement scrupuleuse.

Quand elle aurait l'acte entre les mains, l'honnêteté seule pouvait l'empêcher de garder les trois cents francs. Elle supposait que ces réflexions allaient envahir le cerveau du vieux monogrammiste et qu'elle en serait pour son argent. Elle attendit jusqu'à l'après-midi du lendemain avant de demander la voiture pour se rendre au bureau de la rue Milton. Si elle n'y trouvait rien au nom de Mlle Léontine B. X…, elle y retournerait le jour suivant ; mais la bizarrerie de ces atermoiements finirait par faire perdre patience à Albert et, une fois ses soupçons éveillés, tout le chapelet des révélations s'égrénerait de lui-même.

Gustave, avec son œil expérimenté, avait sans doute deviné, dans son inconnue, une femme sincère et incapable d'abuser un artiste dans le besoin ; car lorsqu'elle se présenta au guichet de la poste restante, l'employé lui remit une enveloppe qui l'attendait à son rang de réception. Sa joie fut vive, mais pas complète : le faussaire lui renvoyait peut-être l'acte de naissance de sa mère, en s'excusant de n'y pas joindre l'acte de décès. Ce fut seulement dans la voiture, où elle remonta d'un bond, qu'elle eut, en déchirant l'enveloppe, la preuve du respect que l'ex-chevalier de la Coffard professait pour la foi jurée.

Le document demandé y était plié en quatre. Elle l'ouvrit. Il était revêtu d'un timbre de la mairie du neuvième arrondissement. C'était un acte déjà un peu ancien dont, au moyen d'une composition chimique, on avait fait disparaître les noms pour les remplacer par d'autres, et sur lequel Gustave avait passé un ton uniforme.

Emmeline apprit dans cette précieuse pièce que Madeleine Jougla, épouse de Jean-Louis Freizel, était décédée dans son domicile, 3, rue de la Tour-d'Auvergne. Afin de ne pas être prise au dépourvu, elle s'y fit conduire et la longea après avoir stationné devant le numéro 3 assez longtemps pour être en mesure de décrire au besoin la façade de la maison qui le portait.

Elle rentra alors rue de Berlin ; il était environ quatre heures.

— Que j'étais bête! dit-elle en montrant l'acte tout ouvert à M. Dalombre, à ce moment étendu dans la chaise-longue où on l'avait transporté pendant qu'Annette retapait son lit ; je me suis rappelé tout à coup que nous avions demeuré rue de la Tour-d'Auvergne. C'est là que ma mère est morte. Je me souviens maintenant de la maison, comme si c'était hier : un vieux bâtiment tout noir et penchant de côté, car vous ne savez peut-être pas comme cette rue-là fait le dos d'âne.

Pendant tout le dîner, elle ne tarit pas en détails sur l'immeuble où sa mère avait rendu le dernier soupir. Comment avait-elle pu en oublier l'adresse? Dès qu'elle lui était revenue, elle avait couru à la mairie du neuvième arrondissement, où on lui en avait tout de suite délivré une copie. Les employés étaient vraiment tout à fait aimables dans cette mairie-là.

— Maintenant, fit Albert, les papiers sont au complet. Nous n'avons plus qu'à marcher.

Un nouvel embargo attendait Emmeline. Elle n'avait jamais été instruite du but exact de la publication des bans et en quoi elle consistait au juste. Elle se renseigna à cet égard auprès d'Albert.

— C'est bien simple, lui expliqua celui-ci ; on fait afficher derrière le grillage de la mairie et annoncer dans les journaux qu'il y a promesse de mariage entre M. Albert Dalombre et Mlle Emmeline Freizel, afin que ceux qui auraient un motif plausible de s'opposer à notre union aient la faculté de le faire. Par exemple, supposons que je sois déjà marié et que je vous aie trompée en affirmant que j'étais garçon : la loi veut que la première femme que j'aurais épousée soit avertie de mon intention de convoler de nouveau. On a pris cette précaution afin d'empêcher les fraudes.

— Alors, demanda-t-elle un peu troublée, tout le monde saura que nous devons nous marier tel jour, à telle heure?

— Tout le monde sera au moins censé le savoir.

— Et ces publications durent?

— Quinze jours, légalement, à moins qu'on ne s'arrange pour obtenir la suppression du dernier ban. C'est ce que nous tâcherons de faire.

Ce qu'Albert prenait pour une légitime et flatteuse impatience n'était, chez Emmeline, que de la terreur. Tous les jours, pendant deux semaines, son nom, accolé à celui de son futur mari, sous les yeux des passants et, comme complément de publicité, inscrit dans les journaux à une colonne spéciale où, sinon sa mère qui ne savait pas lire, Marsouillac ne manquerait pas de le découvrir, et après lui Mlle Coffard, et après elle l'horrible Heurteloup du bureau des inscriptions à la préfecture : c'était presque inévitablement plonger dans les gueules de plusieurs loups et n'échapper à l'un que pour être saisie par l'autre.

Retarder le mariage équivalait à reculer pour mieux sauter. Maintenant qu'elle avait remis à son fiancé le faux acte de décès, fruit de l'ingénieux travail de Gustave, elle aurait tout donné pour le reprendre. En effet, il ne s'agissait plus seulement pour elle de sa position manquée. Si Mme Freizel, avertie par la rumeur publique, ou simplement par les racontars de son voisinage, de la brillante destinée de sa fille, venait tout à coup briguer l'honneur de la conduire devant M. le maire, la présence de cette ressuscitée entraînait fatalement l'intervention de la justice, placée entre une femme vivante et un acte officiel qui la déclarait morte.

La noce se terminerait ainsi par une arrestation, suivie d'une comparution en cour d'assises et d'une condamnation calquée sur celle dont Gustave avait gardé un si cuisant souvenir. Elle aurait beau exposer devant les jurés sensibles, mais justes, les misères de sa vie ; l'horrible attentat qui l'avait contrainte à dire un éternel adieu au domicile maternel ; la capture dont elle avait été victime dans la maison meublée où elle croyait avoir trouvé un refuge ; l'inexorable nécessité qui l'avait poussée par les épaules chez la Coffard ; le mouvement de dégoût qui l'avait entraînée à une évasion, qui avait bien tourné, mais qui aurait pu si mal finir ; enfin, le concours de circonstances qui lui avait rendu ce faux presque obligatoire ; ce système de défense serait accepté comme un ramassis d'imaginations dont l'invraisemblance ne méritait même pas d'être réfutée.

Elle avait indignement trompé deux honnêtes gens par ses mensonges d'abord, et enfin par une falsification prévue et punie par le Code : il n'y avait pas à le nier. Et dans quel but avait-elle accumulé des inventions aussi diaboliques? Justement pour prendre dans la société, que l'aveu de son passé lui eût impitoyablement fermée, la place qu'une femme pure et recommandable y aurait occupée.

Quand elle lut de ses yeux ses nom et prénoms dans un journal, elle dut faire des efforts surhumains pour ne pas s'évanouir. Il lui semblait que tout le reste de la rédaction s'était subitement effacé devant cette mention effrayante et que les yeux des lecteurs n'étaient fixés que là-dessus.

Comme lorsqu'elle se supposait, dans les premiers jours de son séjour à l'hôtel de la rue de Berlin, recherchée par des escouades d'agents, chaque fois qu'on sonnait — et on sonnait beaucoup depuis les apprêts du mariage — elle était convaincue que c'était pour sa mère — probablement flanquée de Marsouillac — que la porte allait s'ouvrir.

Pour sa mère, ou pour la Coffard, ou pour tous les limiers qu'elle avait dépistés, et qui se présenteraient réclamant leur proie.

Elle eut la pensée d'envoyer à la pseudo-défunte deux, trois, quatre mille francs, avec ces simples mots :

— Ne dis rien!

Mais l'expression de cette inquiétude était un appel au chantage ; et, si ce n'était pas Mme Freizel, ce serait l'autre qui jouerait de ce secret toujours menaçant.

Un jour, on lui annonça un monsieur brun, ganté et très bien mis, qui lui demandait un entretien particulier :

— Toute défense est inutile, se dit-elle. Aux premiers mots de cet homme, qui est sans doute un magistrat, je monte sur le toit de la maison et je me jette sur le pavé.

Elle donna l'ordre de faire entrer l'inconnu. C'était un commis du Bon Marché, qui venait lui offrir, dans des prix extrêmement raisonnables, une magnifique toilette de mariée, qui lui serait livrée moins d'une semaine après la commande.

Chaque jour écoulé sans encombre lui remettait au cœur une espérance que la moindre réflexion faisait envoler. Enfin, d'agitations en crise de nerfs, elle atteignit la fin du douzième jour, terme assigné aux publications par la complaisance de la municipalité. La cérémonie fut fixée au surlendemain. Elle ne laissa pas un instant de repos à Albert qu'il ne lui eût promis de faire une noce dénuée de toute espèce d'éclat. On se baserait, pour ce mariage incognito, sur la maladie de M. Dalombre. Quatre témoins, et c'était tout. Le jeune homme serait assisté de deux de ses amis de l'École de droit. Le président et le vice-président d'une Société maritime nantaise, ayant une succursale à Paris et amis de l'ancien armateur, serviraient à la fois de pères et de répondants à la jeune fille ; on déjeunerait en revenant et tout serait dit.

— Vous n'avez jamais eu, je pense, répétait-elle, l'idée d'avoir des invités et de les faire danser dans la maison, quand notre pauvre oncle est étendu sur son lit sans avoir seulement la force de bouger. D'ailleurs, nous ne connaissons presque personne et notre bal serait par trop maigre. Dans ces cas-là, c'est tout ou rien.

— Quoi! fit observer Albert, pas même les Humbertot?

— Pas même les Humbertot. D'abord, depuis que vous m'avez raconté, un jour, que vous alliez épouser Mlle Brigitte, ça me fait tout drôle quand je la vois.

— Oh! ce que je vous en disais, répliqua Albert, c'était pour vous bien plus que pour moi. Je sais que les jeunes filles aiment généralement donner à leur noce le plus de relief possible. Moi, je ne me marie pas pour aller au bal.

— Et moi donc! fit, en riant, Emmeline. J'ai bien autre chose en tête, je vous assure.

« Décidément, pensa le jeune homme, j'ai gagné un quine à la loterie. Elle n'est même pas affligée de ces petites vanités féminines qui, pour avoir parfois leur charme, n'en constituent pas moins une infériorité. Quelle différence avec tant d'autres! »

Le mariage à la mairie, où elle était perdue au milieu de trois autres noces, ne causa à Emmeline que peu d'inquiétudes. Ce fut en franchissant le porche de l'église Notre-Dame-de-Lorette et pendant toute la durée de la messe qu'elle se sentit vingt fois près de défaillir. Elle lançait tout autour d'elle des regards sournois, s'attendant constamment à voir surgir de derrière un pilier quelque apparition sinistre.

La cérémonie s'acheva sans trouble. Elle ne fut réellement rassurée qu'en rentrant à l'hôtel avec les quatre témoins, et quand le pauvre malade, qui attendait le retour des époux dans son grand lit, au chevet duquel on avait attaché un bouquet de fleurs d'oranger, lui dit, en la prenant par la tête de ses deux mains tremblotantes :

— Allons! embrassez-moi, madame Dalombre!

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