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La Mal'aria: Etude Sociale

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II
LA MAISON SANS PÈRE

Jusqu'à l'âge de douze ans et demi, la petite Emmeline Freizel avait été la plus choyée des enfants. Sa mère n'était pas méchante et son père était la tendresse même : car, par suite d'une erreur traditionnelle, entretenue par les poètes, il est convenu qu'à l'égard de sa progéniture le cœur d'une femme est un réservoir de dévouement et d'amour, tandis qu'en réalité, c'est presque toujours l'homme qui se sacrifie pour ses petits.

Il serait facile de l'établir en comparant la quantité de nouveau-nés dont les filles-mères se débarrassent sur l'Assistance publique, avec le nombre de ceux que les « fils-pères » y envoient quotidiennement. Les femmes, dont la franc-maçonnerie est autrement puissante et organisée que celle des hommes, prétendent, il est vrai, que celles d'entre elles qui confient ainsi à la Providence le fruit de leur inconduite y sont contraintes par la misère et l'abandon où les laissent leurs séducteurs. C'est encore là une légende. Beaucoup d'ouvriers élèvent leurs enfants à la sueur de leur front et beaucoup de demoiselles, qui trouvent dans la galanterie le moyen de se commander des robes chez Laferrière et de parier aux courses de fortes sommes, ne croient pas devoir grever leur budget — qui pourtant coûte si peu à équilibrer — des quarante francs par mois qu'exigerait une nourrice.

Plusieurs d'entre elles, il est vrai, consentent à garder leurs fruits ; mais, une grande partie du temps, c'est comme un aimant destiné à attacher et à retenir celui qui a la douce conviction de les avoir mis au monde. La France compte ainsi pas mal de jeunes gens de vingt-deux ans, qui ont reconnu sans sourciller, comme nés de leurs œuvres, des bambins qui en avaient déjà quatorze. Proposez donc à une femme d'accepter comme sien un enfant que vous aurez eu d'une autre : vous serez reçu comme dans un jeu de quilles.

Le papa Freizel, qui était charron avenue de Saint-Ouen, passait tous ses instants disponibles à pousser sa petite Emmeline dans un haquet ou dans une brouette, à moins qu'il ne lui fît apprendre ses lettres, car sa femme ne savait ni lire ni écrire, et cette ignorance rudimentaire le navrait. A huit ans, Emmeline était déjà toute fière de descendre à l'atelier pour lire le journal à son père pendant qu'il travaillait. Il lui avait construit de ses mains une table de bois blanc, sur laquelle elle s'essayait à tracer, en tirant la langue, des pleins et des déliés de grande dimension — tirer la langue, en écrivant, étant chez les tout jeunes élèves un signe infaillible d'application, d'assiduité et de bon vouloir.

A neuf ans, on l'envoya à l'école, où elle ne tarda pas à briller par une orthographe remarquable. Freizel avait toujours dans sa poche et montrait à tout le quartier les dictées de sa fille. Parfois, la règle des « quelque », la plus fastidieuse de la langue française, y souffrait d'un croc-en-jambe ; mais les voisins n'y voyaient que du feu et s'extasiaient de confiance.

Le charron, qui était libre-penseur, ne voulait pas entendre parler de première communion ; mais Mme Freizel répétait de très bonne foi qu'il fallait la faire faire à la petite, attendu que, quand on n'a pas fait sa première communion, le gouvernement vous défend de vous marier.

Freizel allait vraisemblablement céder, lorsqu'un jour de novembre, après avoir passé trois heures sous le feu de la forge à raccommoder un essieu brisé, il sortit tout fumant, le cou et les bras nus pour aller prendre un verre au « Pan Coupé », cabaret à cheval sur deux rues, exposé, conséquemment, à toutes les bises et dont précisément les deux portes, qui se faisaient vis-à-vis, étaient grandes ouvertes.

On but peu, mais on causa beaucoup, car des amis étaient venus le rejoindre. Labordère venait de briser son épée et Mac-Mahon de donner sa démission. Il n'en fallait pas tant pour provoquer des discussions interminables. Celle qui s'engagea au « Pan Coupé » se termina par un refroidissement qui saisit Freizel comme dans un étau et le jeta étouffant sur son lit en compagnie d'une fluxion de poitrine. Ce « chaud et froid », comme, à l'avenue de Saint-Ouen, on qualifia ce mal foudroyant, résista à tous les sudorifiques, à toutes les ventouses, ainsi qu'à tous les vésicatoires et aux papiers Fayard dont on l'emplâtra. Le dixième jour, après avoir répété pendant toute l'après-midi :

— Qu'est-ce qu'elle va devenir? Qu'est-ce qu'elle va devenir? il expirait vers quatre heures du soir, en embrassant son Emmeline.

Tout de suite, celle-ci eut la sensation qu'elle était perdue. Sa mère, que son incapacité intellectuelle mettait hors d'état de sauver une situation compromise, tomba dans l'hébétement. Emmeline, qui ne devait entrer en apprentissage qu'après sa première communion, n'avait pas de métier et n'en entrevoyait aucun dans l'avenir. La veuve ne pouvait continuer celui de son mari, le charronnage étant, de tous, le moins praticable pour une femme. Freizel, comptant sur l'éternité de ses biceps, n'avait naturellement rien mis de côté. Il se trouva que, l'actif et le passif de la maison se balançant à peu de chose près, on fut contraint de vendre le matériel de l'atelier pour payer le loyer et boucher quelques trous qui s'ouvrirent subitement sous les pieds de la mère et de la fille ; car, même lorsqu'on est sûr de ne rien devoir, on finit par s'apercevoir qu'on doit quelque chose.

La malheureuse Freizel essaya de se retourner ; pour peu qu'une personne restée sans ressources s'adresse à la commisération privée ou publique, le premier conseil qu'on lui donne est généralement celui-ci :

« Il faut tâcher de vous retourner. »

Ça n'a pas le moindre sens, mais les gens charitables ont ainsi un prétexte pour se laver les mains des misères d'autrui. Ils disent :

— J'avais fortement engagé cette malheureuse à se retourner. Elle ne l'a pas fait : tant pis pour elle!

La veuve Freizel, bien qu'elle n'eût que trente-trois ans, n'était bonne qu'à faire des ménages. Elle en trouva deux à quinze francs par mois l'un. Le bail de l'avenue de Saint-Ouen ayant été rompu par la mort du locataire, elle alla s'engloutir avec sa fille dans un petit cabinet de cent vingt francs par an, situé dans une maison à six étages, rue Lepic, à Montmartre, où il avait jusque-là servi de débarras et qui prenait jour sur un corridor donnant sur une cour. On faisait la cuisine sur le carré ; et comme Mme Freizel, qui partait le matin pour rentrer à midi et repartir à une heure, n'avait pas le temps de préparer le déjeuner, Emmeline, obligée de s'en occuper, ne retourna plus à l'école. D'ailleurs, Mme Freizel semblait éprouver une sorte d'orgueil maternel à savoir son enfant aussi ignorante qu'elle-même. Le père avait tenu à ce que la petite apprît à lire et à écrire. C'était une affaire faite maintenant. Que diable aurait-elle pu demander de plus?

Ce à quoi on réfléchit peu, c'est que la lumière est, pour les êtres animés, aussi indispensable que l'air respirable. Emmeline, vivant de rogatons, qu'elle accommodait à toutes sortes de sauces piquantes, moins pour en rehausser le goût que pour le dissimuler, grandissait et s'amincissait dans la demi-obscurité de la boîte de dominos où elle végétait, pareille à un cep de vigne poussé le long d'une porte dans l'humidité d'une rue de Paris. Les voisins qui traversaient cette pénombre pour monter aux étages supérieurs ne voyaient de l'orpheline que ses deux grands yeux, lesquels répandaient dans la chambrette le peu de clarté qui la désassombrissait.

Elle les usait à lire debout, dans le couloir, tous les morceaux de journaux qui lui tombaient sous la main, car elle passait à peu près toutes ses journées seule, attendant sa mère, soit pour le repas de midi, soit pour celui de six heures ; vivant, du matin au soir, autour de cette cage, sans travailler et sans penser beaucoup non plus, comme les gardiens de squares qui, pendant huit heures d'horloge, n'ont d'autre occupation que la promenade.

Un jour, Mme Freizel ne vint pas déjeuner. La petite crut qu'elle avait fait son premier ménage plus « à fond » qu'à l'ordinaire, et fit revenir jusqu'à une heure et demie, sans oser y toucher, le rata, dont les parfums graisseux emplissaient tout l'escalier. N'y pouvant plus tenir, elle se décida à attaquer ce fricot. Comme elle en achevait la moitié, sa mère parut ; mais elle n'avait pas faim. Elle avait plutôt soif. Elle lampa coup sur coup trois grands verres d'eau ; et sans se rendre compte des motifs de ce changement de physionomie, Emmeline lui trouva l'air tant soit peu égaré.

Pendant trois jours, la bonne femme reprit son train-train habituel ; puis, les irrégularités se reproduisirent. Un soir même, elle ne rentra pas du tout ; et l'enfant, affolée de peur, dut passer la nuit toute seule dans ce cabinet qui fermait à peine et où, d'ailleurs, avec un coup de poing dans un carreau, il eût été si aisé de pénétrer.

A onze heures du matin, personne encore. Enfin, vers midi, Emmeline, penchée sur la rampe de l'escalier, vit poindre sur les premières marches sa mère, portant sous le bras deux bouteilles de vin et suivie d'un grand diable en blouse bleue et en casquette noire. Lui, portait un jambonneau.

Sans autre présentation, on s'installa, dans le cabinet, à la table de sapin, qui en prenait la moitié. On invita gaiement la petite, et, peu de temps après, du jambonneau il ne restait plus que l'os, sur lequel l'invité se mit à sculpter des profils d'hommes et de femmes avec un canif qu'il tira de sa poche.

Emmeline, qui tout d'abord avait été effrayée par les moustaches rousses, les yeux gris cendre, les mains en épaules de mouton et les allures bestiales de ce convive inattendu, finit par se laisser gagner par ses plaisanteries aimables et ses talents de société. A treize ans, on considère facilement comme un homme supérieur celui qui réussit à tailler un rond de serviette dans un manche de gigot.

Le visiteur réitéra ses visites. Mme Freizel, qui au début l'avait appelé monsieur Marsouillac, n'avait pas tardé à l'appeler Marsouillac tout court, puis Léon.

Son état ne lui prenait évidemment qu'une faible partie de sa journée, car il arrivait quelquefois bien avant midi et restait à baguenauder jusqu'à près de trois heures. Mais, quel qu'il fût, le métier ne devait pas être mauvais, car on ne se refusait plus rien, et on sirotait parfois si abondamment après les repas que Léon finissait presque toujours par s'étendre sur le lit pour y cuver ses petits verres.

Ce lit unique, où couchaient la mère et la fille depuis la mort du charron, eut bientôt un adjoint : une petite couchette en fer qu'on acheta d'occasion et qu'on parvint à caser contre le panneau le plus obscur du cabinet. Emmeline fut enchantée d'avoir un lit à elle. C'était un commencement de trousseau. Seulement, comme elle s'y était mollement endormie la veille, bercée par des rêves de propriétaire, elle fut toute surprise de distinguer, en se réveillant le lendemain, Marsouillac trottinant par la chambre en manches de chemise, puis demandant tout haut à sa mère :

— Où as-tu mis le cirage?

Mme Freizel avait été et pouvait encore passer pour jolie, ne s'étant jamais, du vivant de son mari, qui trimait pour tout le monde, épuisée dans ces travaux qui brûlent le sang, parcheminent la peau et développent les jointures des doigts au point de les transformer en petits échaudés. Tant que Freizel avait vécu, elle ne s'était pas gênée pour lui, bien qu'il lui eût souvent reproché de s'habiller « comme un sac ». C'était d'elle que sa fille tenait ces yeux noirs qui n'en finissaient plus. Depuis l'intrusion de ce Marsouillac dans son existence, la veuve s'était passé le luxe d'un corset, et elle avait été étonnée de la réduction à laquelle une taille de femme peut parvenir au moyen du rapprochement énergique de deux solides baleines.

Quant aux deux ménages à quinze francs par mois, il ne paraissait plus en être question, ce qui ne diminuait en rien le nombre des jambonneaux. Un jour, Emmeline découvrit un pot de rouge dans le tiroir de la table. Sa mère, qui sortait autrefois tous les matins, ne sortait plus que le soir et revenait souvent si tard que, le lendemain, elle restait couchée jusqu'à midi, si bien qu'Emmeline lui servait, ces jours-là, le café dans le lit à elle et à Marsouillac. Les détails de l'organisation de cette vie nouvelle avaient demandé du temps, et la première communion de la petite en avait été retardée de toute une année. Cependant Mme Freizel y tenait si obstinément qu'il eût été malséant d'ajourner encore la cérémonie à laquelle elle assista au bras de Marsouillac, qui se moucha à plusieurs reprises pour cacher son attendrissement.

A partir de ce jour béni, le même Marsouillac commença à accorder infiniment plus d'attention à la « mioche », devant laquelle il s'était jusque-là tout permis. Il la servait la première, lui versait des liqueurs à tout propos, et, quand il la trouvait seule, l'embrassait volontiers sur la nuque. Une fois, il lui enveloppa le buste de son bras musculeux et la serra contre lui à la faire crier. Elle eut l'idée de s'en plaindre à sa mère ; mais celle-ci qui, depuis quelques mois, rentrait ivre à peu près tous les soirs, n'aurait attaché aucune importance à ces familiarités.

Emmeline, à qui la connaissance et l'âge étaient venus, finit par déclarer que le cabinet était décidément trop petit pour trois personnes. Elle se mit à la recherche d'un magasin quelconque où on la prendrait « au pair », c'est-à-dire où elle travaillerait énormément pour manger très peu, car c'est là ce que presque tous les patrons nomment le « pair », bien qu'entre les deux termes il n'y ait aucune parité.

Après avoir usé ses semelles à interroger les carrés de papier écrits à la main et subrepticement collés sur les murs ou les monuments publics par les gens en quête de places à occuper ou à offrir, elle se vit agréée, au no 28 de la rue Notre-Dame-de-Lorette, par une petite marchande de modes, qui la prit comme trottin, pour reporter les chapeaux et, au besoin, pour servir à les essayer, sans autres émoluments que deux repas par jour et un matelas dressé sur une sangle, dans une soupente dont le plancher poussait de petits cris à chaque pas qu'on y risquait.

Ce n'était pas brillant, mais elle y serait seule ; son démêloir, sa cuvette lui appartiendraient, et Marsouillac n'y tremperait pas ses moustaches rousses. Le premier des deux repas consistait en une tasse de bouillon le matin, et le second en un plat de viande, marié à une écuelle de légumes qu'elle dégusterait dans l'arrière-boutique, le soir, à sept heures.

Mme Gandoin, la modiste, convenait, avec une certaine loyauté, de ce que ce sous-ordinaire avait de débilitant pour un estomac de quatorze ans passés ; mais ce serait à l'apprentie de se faire assez bien venir des pratiques pour leur soutirer de temps à autre des gratifications qui lui permettraient de corser sa pitance quotidienne.

Comme dans les grands cafés où les maîtres touchent en moyenne soixante-quinze pour cent sur les pourboires des garçons, l'idéal des dames de magasin serait de faire nourrir leurs demoiselles par leurs clientes.

Marsouillac eut un mouvement d'ennui en apprenant de la bouche d'Emmeline sa résolution de se suffire à elle-même. Mme Freizel fut enchantée. Seulement, une question d'amour-propre surgit au moment du départ. Emmeline était toujours mise comme une petite fille des rues. Ses bas de coton blanc retombaient d'ordinaire sur ses jambes tout d'une venue. Elle portait six mois la même robe par-dessus une chemise à peine trop fine pour de la toile à voile. Pas l'ombre de cette coquetterie qui rattache la fillette à la jeune fille et la jeune fille à la femme. Aucun soin de ses ongles non plus que de ses dents, dont la blancheur persistait pourtant à travers les morceaux de réglisse et autres saletés dont on s'exerçait à l'obscurcir.

Il fallut bien remplacer ces loques dont la sordidité eût amené un désabonnement général de la part de la clientèle de Mme Gandoin. Ce fut Marsouillac qui se chargea de la métamorphose. Il y mit une munificence quasi royale et une bonne grâce exquise. Quand elle quitta toute flambant neuf le cabinet de la rue Lepic, il lui dit en l'embrassant :

— J'espère que tu te souviendras que c'est moi qui t'ai faite belle comme ça.

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