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La roue

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VII

Il parcourut Rome à pied, en tous sens. La ville formidable lui apparut comme un sépulcre ancien, partout fissuré par la poussée des plantes. Sous ce couvercle de granit posé sur un désert, la passion, depuis vingt siècles, avait germé trois fois, brisant les arcs cintrés, les pierres cimentées, les voûtes, dans un titanique effort. Les aqueducs qui portaient, à travers la campagne morte, l’eau vivante des sources à la république de fer, l’œuvre de Michel-Ange après, lui semblèrent les symboles mêmes de l’esprit toujours victorieux de l’inertie matérielle. Le combat contre la fatalité et la nature était lisible partout, dans le geste démesuré des colosses de la Sixtine, la dictature de Moïse, les arches gigantesques qui enjambaient les champs de cailloux et les marécages comme les pas irrésistibles de quelque monstre primitif. Encore la guerre. Pourquoi, ayant à vaincre l’immobilité du monde et de la loi, l’homme, entre temps, égorgeait-il celui qui marchait près de lui sur la route, vers le même horizon ? Il ne comprenait pas… Mais un jour qu’il visitait les chambres de Raphaël, il sut pourquoi ce style social reposant sur tant de cadavres, avait creusé dans l’imagination des hommes de si profonds sillons, qu’ils lui obéissaient encore, après deux mille ans. Il vit la fresque d’Héliodore, la Messe de Bolséna, l’arabesque qui lie les gestes, entraîne dans sa courbe sinueuse les bras qui supplient ou menacent, les fronts qui dominent et les visages prosternés, et fait entrer d’un bloc la grâce et la terreur dans l’harmonie vivante d’un esprit. L’homme résiste à l’homme sur la route même qu’ils suivent, parce qu’ils ne vont pas du même pas. L’un fixe la poussière et l’autre la colline ardue, un autre un astre dans le ciel. Que de morts ! Que de ruines ! Des milliers d’assassinés. Rien n’est intact. Les fresques s’écaillent. Les cirques sont éventrés. L’Italie, deux fois, trébuche au moment de toucher le faîte. Qu’importe ? Rien n’aboutit, qui vise à arrêter la loi dans la formule pour toujours. Ce qui est grand, ce n’est pas de fixer la vie, c’est de déployer l’énergie et l’amour qu’il faut pour l’ordonner une minute. Le style est la seule conquête, il brode sur le néant. La vie s’étale, envahit, se nourrit de son propre sang, s’y noie, sans monter ni se définir. Le style l’endigue et la sculpte, haussant chaque fois son niveau. Hors l’Histoire, hors le Poème, tout est fumée, ouate et cendre. Quelque nom qu’on donne à Dieu, fût-ce négation ou doute, il est cruel, s’il est vivant.

Il sortit du palais, poursuivant par les rues et les places le fantôme de son esprit. Comme il advient toutes les fois qu’un renouvellement s’effectue dans l’intelligence, sa pensée redevenait obscure. Tout organisme embryonnaire hésite à s’affirmer. Ce soir de juin, l’ombre même était étouffante. La lourde poussière de Rome, soulevée par le vent du sud, tournoyait. Il alla s’asseoir sur la margelle de marbre de la fontaine de Trèves. Des gamins, pieds nus, y couraient. Quelque fraîcheur venait de ces eaux abondantes, qui faisaient un tumulte clair. L’ombre des palais d’alentour, brassée par les masses liquides que versent sans arrêt les vasques et les conques de bronze, y roulait en volumes pourpres. Les yeux de Pierre erraient, sans voir. Cependant, comme ils s’étaient fixés sur une écorce d’orange qui flottait, tantôt noyée dans les remous, tantôt poussée par un courant et voguant droit comme une barque, ils la suivirent jusqu’à l’autre bord, en face de lui. Une ombrelle blanche essayait de l’attirer contre la berge. Il remonta jusqu’à la main, jusqu’au bras nu. Une femme en toilette claire était penchée sur l’eau rouge. Sa grande silhouette y dansait. Il eut, il ne sut pas pourquoi, une étreinte légère au cœur. Il fit le tour de la fontaine. Près d’elle, toujours penchée, un grand chapeau de feutre clair lui dissimulant le visage, il se courba en deux sur la margelle, saisit l’écorce au vol, la lui tendit, pendant qu’elle se dressait en riant. Clotilde Esperandieu, plus belle qu’il ne l’avait jamais vue, était devant lui.

Elle ne sembla pas surprise qu’il fût là. Elle lui expliqua qu’elle était arrivée à Rome depuis quelques jours et qu’elle l’y cherchait un peu. Elle n’était pas retournée en France avec son père et sa sœur. Elle avait eu du chagrin de céder à leurs instances, se rendant compte pourtant que deux femmes suffisaient autour d’un blessé, ayant d’ailleurs besoin de bouger, de changer, de voir, d’échapper à elle-même. Elle avait suivi, depuis Lucerne, à peu près le même chemin que lui. Elle était restée quinze jours à Milan et à Florence. Une semaine plus tôt, à Assise, elle avait lu le nom de Pierre sur le registre d’un hôtel. On lui avait appris qu’il était parti pour Rome. Elle s’attendait à l’y voir.

Georges ? Il avait un bras de moins. On essayait de sauver l’autre. Pour ses yeux, on ne savait pas encore. On avait été obligé de lui couper la jambe droite, que la gangrène prenait. Sa vie n’était plus en danger. Mme Chambrun, Élisabeth, étaient encore près de lui. Elles habitaient chez un paysan, dans le village voisin… Richard ? Il était toujours en mission, ses nouvelles se faisaient plus rares. Quand elle dit son nom, sa voix s’étrangla, elle eut une contraction des artères, elle pâlit.

Pierre la regardait, tandis qu’elle expliquait ces choses. Le souci, l’insomnie, l’énervement de l’attente embellissaient encore la merveilleuse créature. Ses paupières étaient meurtries. Le ton d’or de la peau devenait plus égal, mat et mâché, comme une pêche mûre. L’œil gris, sous la pénombre du chapeau, s’allumait de flammes sombres que voilaient d’ombres transparentes les lueurs des cheveux cuivrés. Une robe de tussor la sculptait comme une draperie, portant, sur la ceinture haute, les seins libres de tout corset. L’échancrure du corsage découvrait leur globe naissant, chaque spasme du cœur en accusait la courbe, gonflait d’ondes musculaires le cou. Sous la nuque, qu’elle inclinait, des frisures puissantes se tordaient, emperlées à la base de gouttelettes de sueur. Pas de gants, pas de bagues. L’alliance seule, chaude sur la grande main pâle. Les bras lourds étaient nus jusqu’au-dessus du coude. Une odeur profonde montait d’elle, une odeur de fruit et de pain.

Ils marchaient côte à côte. La liberté de la rue italienne les mettait en amitié. Elle attendait visiblement qu’il lui parlât d’Élisabeth. A deux ou trois reprises, elle avait prononcé son nom, glissant chaque fois un regard vers le jeune homme qui, chaque fois, avait eu une contraction de la bouche, un froncement du sourcil. Il vit qu’il pouvait tout lui dire. Et il se décida, vida son cœur. Elle écoutait avec une sorte d’ivresse. Une souffrance analogue à la nôtre n’est pas un soulagement, c’est une volupté pour nous. Tout ce qui met en communion délivre. Deux êtres se mêlent. L’espérance et la force les soulèvent en même temps.

— Pierre, il faut vous réconcilier. Il faut qu’Élisabeth soit votre femme.

— Je le veux, Clotilde. Elle m’aime, et je l’adore.

— Alors ?

— J’ai vaincu mon orgueil. Je le lui ai dit à Lucerne. Je le lui ai écrit depuis cinq ou six fois. Elle ne répond pas. C’est son orgueil qu’il faut vaincre, et vous m’aiderez.

— Je vous aiderai. Il faut qu’elle soit votre femme. Je ne veux pas qu’elle reste fille. Et c’est vous qu’elle aime. Elle n’épousera que vous. Si vous la quittez, elle meurt à la vie. Elle ne sait pas ce qu’est l’amour. Elle souffre, parce qu’elle vous aime. Mais aimer, ce n’est pas savoir ce qu’est l’amour. Elle ignore l’amour. Si elle savait ce qu’est l’amour ! » Elle avançait comme un navire, déployant les épaules, balançant le buste, avec une démarche ondoyante d’une telle noblesse que Pierre s’effaçait à tout instant pour la laisser passer devant lui dans la cohue et admirer ses mouvements.

— Pierre, songez à la vie d’une femme qui n’a jamais connu l’amour. La vie n’a pas d’autre but que l’amour. On vit une seule fois, une seule ! Et il y a des êtres qui traversent cette unique aventure sans pénétrer son unique mystère ! C’est horrible. Avez-vous jamais songé à quel point c’est horrible ? Une plante sur un caillou, quand autour c’est l’eau, c’est la terre ! Une cloche de verre au-dessus, quand au delà c’est la lumière et l’air ! Se dessécher, brûler ses cendres même… Et on a divinisé la vierge !… » On eût dit une déesse irritée. Elle marchait à grands pas. Sa face s’empourprait de sang, elle secouait ses épaules, sa poitrine dure tremblait.

Pierre n’avait jamais vu si loin. Il n’avait jamais essayé de voir si loin. Il trouvait que la femme vierge représentait une valeur sociale médiocre, et peut-être là seulement se trompait-il. Le charme des vieilles légendes et l’égoïsme masculin lui avaient toujours masqué la monstruosité du phénomène. Il vit passer dans sa mémoire des êtres racornis, d’aigres silhouettes, entendit des propos de vinaigre et de fiel. Ce seul corps étranger dans l’universel échange ! Cette aride solitude au centre du monde vivant ! Il gémit. Élisabeth lui était apparue, à Lucerne, déjà flétrie, faute de l’espoir confus de subir son embrassement. L’attente de l’amour suffisait à charger les femmes de lumière, à les emplir de sucs et de chaleur. Il vit cette descente épouvantable dans la nuit, d’un être sorti de la nuit et traversant le jour unique, aveugle de tous ses sens. Il se sentit prêt aux plus pénibles sacrifices, même celui de ses idées, pour tenter d’empêcher cela. Et comme il aimait, ce lui fut très facile. Un attendrissement puissant lui fit saisir la belle main qui, près de lui, avec des gestes admirables, objurguait, maudissait, caressait l’espace. Il la baisa longuement, dans la rue, devant les passants jaloux et charmés. Clotilde lui sourit, les lèvres encore tremblantes. Le pacte était conclu.

Ils se virent tous les jours. A chaque fois, ils s’attendaient avec une fièvre croissante. Ils étaient atteints tous deux du vertige des confidences qui jette au-devant l’un de l’autre l’homme et la femme inassouvis. Chacun d’eux recherchait la volupté poignante de découvrir dans l’autre le drame et les circonstances du drame qui étaient en lui. Ils se faisaient de ces aveux qu’on ose à peine dans l’alcôve. Leurs deux ardeurs, depuis tant de mois refoulées, jaillissaient d’eux comme des flammes, qui léchaient l’autre et le laissaient haletant. Une tierce présence, quelle qu’elle fût, les gênait. Dans un lieu public, ils se parlaient à voix basse, sans cesser de se regarder. Ils promenaient leur innocence dans les ruines, dans les musées, dans les églises, dans les sombres jardins de lauriers et de buis qui ceignent la ville funèbre d’une couronne de deuil. Des cygnes blancs y glissent sur l’eau morte à l’ombre des pins parasols. Des cyprès s’élancent, noirs et purs. Il y a des bancs de marbre blond sous l’ombre des roses, dont l’odeur est mortelle, les jours d’été.

Un jour — ils s’étaient rencontrés deux semaines auparavant — ils allèrent voir Michel-Ange. Clotilde ne le connaissait pas. Pierre n’avait pas mis les pieds à la Sixtine depuis l’heure même qui suivit son arrivée dans la ville. La formidable symphonie les transporta. Deux heures durant, ils circulèrent sous la foudre. Ils étaient presque seuls, seuls à certains moments. Il lui prenait la main, le bras, il la saisissait aux épaules pour l’entraîner dans son admiration. Le tonnerre roulait sans cesse. Le drame de la création ouvrait, fermait, obscurcissait, illuminait les cieux. La couleur unanime, rousse et argentée de la composition géante, faisait ruisseler sur la voûte comme une poussière d’étoiles. Ils assistaient aux premiers jours. Dieu volait au milieu des astres. La voix des prophètes tonnait. Toute nue, l’humanité désespérée avait beau travailler le sol, tendre aux petits ses mamelles gonflées, le déluge déferlait sur elle. La rame de Caron frappait, Abraham levait le couteau sur son fils, et les femmes sciaient la tête des héros. « Voyez, Clotilde ! Dieu rôde dans la création, cherchant un mauvais coup à faire. » Ils s’étaient arrêtés au-dessous du drame central, quand le talon de Dieu broie l’innocence de l’homme. « Voyez, voyez, Clotilde ! Voyez l’ange, celui qui chasse Adam et Ève du jardin. Michel-Ange a refait la Genèse. L’ange sort de l’arbre même, il est l’une des têtes du serpent. La tragédie est dans l’innocence elle-même, la connaissance peut refaire l’ingénuité. L’homme ne sortira pas de ce cercle. Il est fermé comme l’orbite des planètes. L’homme souffre dès qu’il apprend, dès qu’il apprend il crée, dès qu’il crée il jette dans le monde un mode nouveau de sentir, un mode nouveau de souffrir, un mode nouveau de créer. Il saigne, et le germe futur naît dans la blessure même. L’homme est un monstre sublime qui marche, son sang aux genoux, vers une destinée qu’il ignore, et qui fuit toujours… »

Clotilde était pâle. Elle serrait avec violence la main qui serrait sa main.

— Toujours, toujours l’amour, dit-elle. Pourquoi est-il la tragédie centrale, pourquoi la Bible et Michel-Ange l’ont-ils choisi pour incarner le symbole de la vie même ? Tout tourne autour de lui dans cette voûte. Il est partout.

— Lui et la guerre. Voyez, de la Création au Jugement, le carnage règne ! Le Christianisme, lancé contre l’amour et la violence, a redoublé la violence et l’amour. L’amour, la guerre. Supprimez l’un. L’autre s’éteint. Et la mort règne. Clotilde, dites-moi pourquoi la guerre étant la fille de l’amour, c’est-à-dire de la femme, la femme est presque toujours, dans le monde, la plus acharnée contre la guerre. Tout n’est que contradiction.

Ils se turent. Ils se tenaient toujours la main, allant de long en large et levant parfois la tête en silence vers le plus haut poème humain… Pierre, le premier, s’arrêta. Et il parla à voix presque basse, avec l’innocence terrible de l’homme revenu aux portes de l’Éden :

— Clotilde, il n’y a que l’amour. Le drame guerrier n’est rien à côté du drame de l’amour. L’action, la pensée, la guerre elle-même, tout n’est que procédé imaginé par l’homme errant dans sa propre solitude pour donner le change à l’amour. L’amour, c’est l’art. L’art complet. Il est musique, par la voix, par les inflexions et les timbres de la voix, par les murmures, les cris, les chants, par les sanglots, par les pas qui approchent, par les gémissements et les rires de la possession. Il est poésie par le souvenir et l’attente, et l’enthousiasme et la fièvre, et la souffrance, les regards intérieurs qu’il ouvre, les paysages qu’il évoque, les paysages profonds du monde imaginaire et la germination des fleurs et des ronces dès qu’il apparaît. Il est architecture par la majesté et la logique de sa taille et de sa structure, le monument dont il emplit un horizon qui s’absorbe en lui tout entier, accourt de toutes parts pour définir ses relations avec les maisons, les routes, les arbres, la mer, le ciel. Il est sculpture par les profils essentiels qu’il dessine dans l’espace, le torse, le cou, les bras, les jambes, le crâne, les plans qui arrêtent, modèlent, modulent, subtilisent le désir. Il est peinture par la lumière qui l’épouse, les passages secrets qui la distribuent et la nuancent, les reflets et les ombres que le jour et le soir combinent avec les forces intérieures et les mouvements, le sang qui flue ou se retire, le mystère, dans la pénombre, d’un œil qui luit, des cheveux qui tordent leurs lueurs où saigne une fleur écarlate, les tons fauves ou pâles de la chair dont la demi-clarté ondule, les ombres chaudes qui s’amassent aux centres de la volupté. Il est danse. Il n’avance jamais qu’en secouant dans ses deux poings des myrtes ensanglantés. Il est danse. Voyez sa démarche, voyez la poitrine dressée, le balancement des reins, l’émoi, l’orgueil, l’enivrement du geste, la gorge qui se gonfle, la chevelure secouée, la bouche tremblante, la lente ondulation du ventre aux moments les plus sacrés… Pardon, je bafouille… Tout cela ne s’exprime pas. Cela se vit. Rien de cela n’est séparé. Danse, architecture, peinture, poésie, sculpture, musique se pénètrent dans l’amour même par des lignes, des passages, des mouvements qu’on ne voit pas. L’amour est tout cela ensemble chaque fois que nous le rencontrons. Le son de la voix et du pas dansent, même quand on n’entend ni la voix, ni le pas. L’amour danse, même immobile. Il chante et pleure, même muet. Même dans la nuit absolue, il se colore et se construit. Il élève le plus vulgaire aux plus grandes hauteurs lyriques… Il est l’art lui-même, vous dis-je. L’artiste, c’est celui à qui l’amour manque ou plutôt l’image inouïe qu’il s’est faite de l’amour et qu’il poursuit ou complète avec l’arme qu’il trouve en lui, la forme, la couleur, le son, le volume, le mouvement… Si Michel-Ange avait rencontré sur sa route une femme capable de réaliser la sculpture, l’architecture, la peinture, la poésie, la musique et la danse en des images fuyantes et sans cesse renouvelées qu’il eût saisies chaque jour imparfaitement en elle, sa solitude eût été si peuplée qu’il n’aurait pas créé. Il n’en aurait pas eu besoin… Mais peut-être n’y a-t-il pas de femme aussi puissante que cela ? Peut-être y a-t-il des artistes assez puissants pour vaincre même une femme aussi puissante que cela ?

Pendant qu’il disait ces choses, ils étaient sortis du palais. Ils se trouvaient de nouveau dans la rue, la rue ardente d’Italie, silencieuse presque, où il n’y a pas de trottoirs, où le flot roule sur les dalles, et là ils se sentaient tout à fait seuls. Ils se tenaient encore par la main. Plus tard, ils se souvinrent qu’ils avaient croisé un régiment — la guerre venait d’éclater entre l’Italie et l’Autriche — , que la foule jetait des fleurs, qu’il y avait des fleurs et des feuilles dans le canon des fusils. Pierre avait parlé, à voix haute, comme à lui-même :

— Ce peuple est passion, tout entier. Il définit la vie même. Sans lui, on ne comprendrait rien. On le dit peu militaire. C’est possible. Pourtant il se bat. C’est qu’il est passion. C’est qu’il porte en lui la guerre, même quand il ne l’aime pas, même quand il ne la veut pas, même quand il ne la fait pas.

Ils avaient suivi les rives du Tibre, traversé le Monte-Citorio, gagné la place Colonna. Devant la colonne Trajane que dorait la lumière déclinante, une jeune femme chantait. Ils s’arrêtèrent, toujours se tenant par la main. Elle chantait une chanson d’amour, banale probablement, mais ils ne le surent pas. Elle était presque immobile, les bras pendants. Son visage, osseux, accentué, était levé, le menton en avant, pour que la voix sortît plus forte. Elle était profonde, cette voix, très pure, avec des accents dramatiques, des déchirements rauques, de larges ondes frémissantes qui semblaient une eau souterraine émergeant d’une terre en feu. La lumière du soir sculptait d’ombres et de lueurs le masque tragique. La bouche s’ouvrait toute noire, les joues, le front luisaient comme un marbre caressé de flamme, les yeux sombres brûlaient au fond des orbites immenses dont les ténèbres noyaient les bords.

— Voyez, Clotilde ! Tout le malheur, toute la grandeur de l’homme éclatent dans ces traits. L’âme qui est au-dedans épouse la lumière au niveau des plans solides et des creux où l’obscurité s’accumule. Que de meurtres, que d’amours, que de sacrifices, que d’énergies intransigeantes, que d’orgueil, que d’épouvantes maternelles les hommes n’ont-ils pas entassés depuis cent mille ans pour que deux promeneurs puissent saisir, sur les traits d’une chanteuse, l’union indissoluble de la tragédie et de l’art… Nous sommes d’accord avec elle. Nous sommes faits des mêmes drames qu’elle. Elle et nous justifions la guerre. Les clartés et les ombres de son visage sont dans nos cœurs et le sien…

Ils l’écoutèrent jusqu’au bout, serrés l’un contre l’autre. La foule gardait le silence. La voix ardente, venue des profondeurs les plus lointaines de l’humanité disparue, précipitait l’humanité présente dans l’aventure impérissable. Elle vivait passionnément l’immortalité fraternelle de la souffrance et de l’espoir.

Sans le savoir, sans mot dire, ils montèrent jusque chez Pierre, qui habitait près de là. Clotilde se laissa tomber sur un fauteuil. Pierre était debout devant elle. Elle haletait. Il voyait battre sa poitrine. Son buste était renversé, sa tête s’appuyait sur le dossier du fauteuil. Elle avait jeté son chapeau. Ses cheveux entouraient sa tête d’obscures lueurs enlacées. Ses paupières étaient closes. Sa bouche, où le bord des dents luisait, était entr’ouverte et tremblait un peu. Ses deux bras nus s’abandonnaient, les mains ouvertes, la paume en l’air, reposant sur les genoux. Il ne sut pas qu’il s’agenouillait devant elle, posait sa bouche sur ses mains. Elle ne sut pas que ses mains l’attiraient vers sa bouche à elle, qui restait entr’ouverte. Elle ne releva pas ses paupières et sa tête ne bougea pas. Ils étaient innocents. Il la prit dans ses bras. Il l’emporta avec une force héroïque. Il ouvrit les yeux pour la voir. La bouche était toujours béante, mais crispée, les narines dilatées, les paupières bleues, les muscles fiers du cou tendus. Elle gémissait faiblement. Des larmes coulaient sur le visage auguste, et la houle des pleurs et la houle du plaisir roulaient ensemble dans le torse qui ondulait comme la mer.

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