La roue
IV
Pierre Lethievent parcourait la libre Helvétie. Depuis dix mois qu’il s’y trouvait, il en connaissait toutes les gares, toutes les montagnes, tous les hôtels. Il avait revu plusieurs fois les mêmes endroits, atteint d’une fièvre ascensionnelle et déambulatoire qui s’alimentait d’elle-même et qu’aucun site, aussi célèbre qu’il fût, aussi cher qu’il payât pour le contempler, n’apaisait. Il avait vu sept fois le soleil se lever sur le Righi, il avait fait trois fois l’ascension de la Dent Blanche, deux fois celle de la Jungfrau. Il avait parcouru quatre fois six lacs, exploré neuf glaciers, visité une grotte de glace dont un tourniquet défendait l’entrée et où un virtuose incomparable jouait de l’accordéon. Il avait bu le café au lait une fois à quatre mille cent vingt-trois mètres de hauteur. Il avait côtoyé en funiculaire des gouffres impressionnants. Il était monté sans secousses pour trois francs trente centimes à dix mille six cent onze pieds et trois lignes au-dessus du niveau de la mer. Maintes fois, il s’était livré à la méditation solitaire dans cinq forêts de sapins. Maintes fois, il avait loué une nacelle pour glisser sur l’eau calme de quelque lac du milieu duquel on entendait tinter les clochettes des troupeaux, et lâché les rames afin de rêver. Il avait skié en hiver. Il avait skatingué en été. Qu’il logeât à l’hôtel de Winkelried, au chalet de l’Oberland, à l’auberge de l’Edelweiss, au palace de Guillaume Tell ou à la pension du Ranz des Vaches, du fond des vallées brumeuses, du bord des eaux tranquilles, du sommet des monts sourcilleux, quatre fois par jour à la même seconde, il avait entendu le tumulte strident des gongs marquer l’heure des repas, huit fois par jour, quatre fois par nuit à la même heure, un roulement lointain et d’impérieux sifflets annoncer le passage des trains, quarante-deux fois à la même minute, une trompe signaler l’arrêt des tramways, et chaque soir, avec les deux minutes et trois à cinquante-cinq secondes prévues par le calendrier d’avance ou de retard, toutes les fenêtres fleuries de tous les sanatoria s’ouvrir au moment précis où le soleil couchant inondait de teintes roses la neige sur les hauteurs.
Il avait voulu étouffer sous la multiplicité et l’amas des sensations esthétiques la plaie qui cuisait et lançait au centre vivant de son être. Cette plaie, au contraire, s’était élargie jusqu’à envahir tout à fait le formidable ennui qui lui venait de tous ces plaisirs tarifés, de toutes ces sublimités honnêtes, de toute cette beauté indiscutable, de tout cet impitoyable bonheur. L’image d’une jeune fille ne quittait pas cette étendue déserte et monotone qu’il voyait se dérouler en lui quand il y tournait ses regards. Elle était de jour en jour plus floue, cette image, mais plus hallucinante ainsi. Après la douleur crue des premières semaines, l’angoisse insistante, entêtée, s’était installée à demeure. Il voyageait en forcené, elle l’accompagnait paisible. Elle assistait aux réunions pacifistes où il parlait, discutait, s’indignait, votait. Quand il écrivait à ceux de ses amis qui étaient dans la bataille les lettres les plus passionnées pour les détourner du sacrifice consenti, de l’esclavage subi ou du jeu librement cherché, il la voyait courant dans l’ombre de sa plume. Son intelligence était libre. Il raisonnait de tout, sur tout, avec la subtilité et la rigueur d’autrefois. Mais l’image restait en marge. Jamais il ne la réunissait à la sensation vivante par les mille secrets passages qui font d’un esprit supérieur le fleurissement continu, toujours frais et frémissant, de tous les sens en émoi. Il n’avait plus que deux ressources pour retrouver l’unité de son être : chasser l’image de sa mémoire ou l’incorporer à sa chair… L’amour lui interdisait la première, l’orgueil la seconde. Il errait…
Pour la troisième fois, il débarquait à Lucerne, hésitant à descendre en Italie — où l’appelait la propagande — par le Saint-Gothard. Il s’était assis au bord du lac, sur la terrasse d’un hôtel. Le temps était admirable, doux, plein de fraîcheur et de calme. Une chute d’après-midi vermeille donnait à l’air et aux formes du monde l’occasion la plus favorable pour apparaître dans leur gloire à qui sait les regarder. Il se sentait un besoin d’admirer presque douloureux. Cependant, ici comme ailleurs, pour la centième fois, il trouvait à l’eau paisible des tons savonneux, aux neiges ensoleillées des violets et des mauves froids, interchangeables de montagne à montagne et de saison à saison, aux forêts de sapins des bleus ardoisés, neutres, sans reflets, sans transparence, aux formes colossales entourant le lac de partout une monotonie immobile et bouchée. Pas un plan vigoureux et net révélant à l’intelligence l’architecture de la terre, pas une ligne assez ferme et soutenue pour imposer à son éternel besoin d’ordre quelque direction évidente qui devînt à la fois une certitude pour les sens et une inquiétude pour le cœur. Il ferma les yeux, afin de voir plus nettement l’image qui insistait sur le fond terne de sa méditation désenchantée. Et comme elle était là, toujours présente, comme elle lui tendait les bras, la tête en arrière, avec un rire enivré, ainsi qu’il se souvenait de l’avoir vue la veille de la rupture et qu’il la voyait toujours, il comprit soudain. Il comprit et pour la première fois réunit à une idée vivante son chagrin. Il comprit la vision poétique et banale que certains peuples ont de la terre qui les nourrit. Il comprit pourquoi ils cherchaient en eux et reportaient candidement dans leurs paysages d’où la vie aérienne des lumières et l’harmonie formelle sont proscrites avec le feuillage bruissant, nuancé, éclairé en-dessous par les feux mouvants du soleil, avec la poussière colorée où jouent les fantômes, avec la gloire illuminante des mille reflets dansant dans la vapeur d’opale au bord des mers, un refuge sentimental contre la vulgarité de ces paysages et l’ennui qui s’en dégage. Il saisit dans un éclair le sens profond de la musique, protestation des âmes élevées contre la platitude ou la grossièreté de la nature et des mœurs, monument intérieur dressé par le héros sur le chaos environnant des sentiments et de l’espace. Et comme il rouvrait les yeux, comme son regard embrassait les montagnes, il vit que les mille chalets dispersés sur leurs pentes avaient l’air très sûrs d’être honnêtes, d’abriter partout la vertu, mais qu’aucun d’eux ne lui montrait un profil fier, une arête grave et nue, la moindre humble façade exprimant dans sa coloration, ses proportions et son dessin une idée commune à tous, claire, tranchante et poursuivie obstinément dix siècles à travers le feu et le fer.
Une servante rose, avec la nuque blonde, les bras nus, des bas blancs bien tirés sur des chevilles un peu lourdes, le servait. Flanqué de pain grillé, de miel, de beurre, le café au lait, qui était exquis, l’écœura. Il se leva, gagna sa chambre, contempla avec irritation la propreté presque incroyable de la pièce, ses meubles frais, les lavabos fixés au mur, leurs robinets d’eau chaude, d’eau froide, d’eau tiède, tous ces indices d’une civilisation que son manque d’imagination prophétique l’obligeait de trouver parfaite. Il ouvrit sa fenêtre, regarda les bois presque noirs, les glaciers hautains, les eaux mornes. Quelque chose d’inexpliqué étouffait son cœur. « Je ne comprends rien à tout ça ! C’est honnête, oui. Mais c’est informe. Quelle est la forme de tout ça, dans notre commun souvenir ? C’est heureux, oui. Et après ? Si c’était trop heureux ? Ou trop paisible ? » Une douleur aiguë le traversa : « Zut ! » Il sortit en tirant violemment la porte. Comme il mettait le pied sur le palier, une femme, la tête baissée, montait la dernière marche. Elle leva la tête, l’aperçut, fit un cri léger, s’arrêta. C’était Élisabeth Chambrun.
Ils étaient face à face. Ils auraient pu s’étreindre s’ils s’étaient tendu les bras. Elle s’appuya du dos à la rampe où se crispèrent ses deux mains. Il recula jusqu’au mur. Ils se croisaient sur la piste de guerre et s’observaient avec une attention aiguë, comme pour guetter les frémissements et les tassements musculaires qui précèdent le bond. Aucun élan l’un vers l’autre. Il la trouvait maigre, vieillie, laide, avec un visage osseux, la peau tirée et desséchée, les épaules rentrantes et, dans la mise, mille imperceptibles négligences dont l’ensemble l’outrageait. Il vit qu’elle avait souffert, qu’elle souffrait, qu’il en était cause. Il essaya d’avoir pitié. Il ne put pas. Il n’aimait plus. La réalité le délivrait de l’image. Il respira. Il se sentit impitoyable et fort.
Elle, au contraire, le trouvait beau, plus qu’autrefois. Sa peau s’était hâlée, elle était d’or et de feu sombre. Sa poitrine était plus large. Le masque avait une fierté meurtrie, qu’accentuait la courbe de la bouche, ferme et descendante aux coins, la profondeur des orbites où la flamme de l’œil jouait dans les ombres bleuâtres, le modelé violent du front vertical, bossué au-dessus des sourcils, creux aux tempes. Elle lui en voulait d’être ainsi, alors qu’elle enlaidissait. Elle se souvint. Il était parti. Il avait fui. Il ne lui avait pas écrit une lettre. Il était bien mis, bien portant. Elle pensa à Georges, hâve, malpropre, enlisé dans la boue rouge de sa tranchée. Et, comme elle rencontrait son regard presque hostile, il lut du mépris dans le sien.
Cela dura dix secondes. D’autres personnes montaient. D’abord Clotilde Esperandieu, toujours splendide, qui s’arrêta interdite, puis M. Chambrun, les bras au ciel :
— Comment, c’est vous Lethievent ! En voilà une rencontre ! Je ne suis pas fâché de vous voir… »
Il s’interrompit. Il avait surpris l’attitude de Pierre et d’Élisabeth, leur silence, la gêne de Clotilde qui avait baissé la tête, et, du bout de l’ombrelle, traçait des hiéroglyphes sur le tapis du palier.
— Comment ! vous boudez encore ? Il y a beau temps que je ne pense plus à ces histoires, moi ! Embrassez-vous donc, sapristi !
Et il poussa Pierre vers Élisabeth.
Elle ne voulut pas qu’il comprît sa haine. C’est pour cela qu’elle tendit sa main. Une main molle, qu’il serra vite, en s’inclinant un peu. M. Chambrun était radieux.
— Je vous savais bien en Suisse, Georges me l’avait écrit, mais je ne m’attendais pas à vous voir presque le jour de notre arrivée. Le monde est petit. » Il sentit qu’il fallait parler de la patrie : « Sans doute, je n’approuve pas votre conduite. Mais après tout, vous êtes réformé… Allons ! vous dînez avec nous. C’est étonnant ce que cet air de la montagne ouvre l’appétit. »
Pierre, devant la main large tendue, hésita une seconde à y poser la sienne. Mais sa haine pour le père était partie avec son amour pour l’enfant. Vis-à-vis d’eux, l’indifférence. Vis-à-vis de tout, une lassitude infinie. Il vit dans cette soirée une diversion à l’ennui. Il répondit à l’étreinte, baisa le bout des doigts de Clotilde dont il avait toujours aimé l’animalité généreuse, accepta d’un signe de tête et descendit sur la terrasse de l’hôtel.
Le dîner fut assez morose. Tous s’observaient. Seul, M. Chambrun gardait sa verve. Il était venu pour ses affaires et avait décidé ses filles, dont la santé était médiocre, à l’accompagner. Pierre, en effet, en regardant avec plus d’attention Clotilde, surprit des mouvements fébriles, un tremblement léger des lèvres, quelques signes de nervosité, d’inquiétude, presque de souffrance, d’autant plus visibles qu’il se la rappelait plus puissante, plus calme, plus triomphalement assise dans la paix conquérante des sens toujours enivrés. Il s’informa. Son mari, depuis deux mois, était en « mission spéciale ». Elle le savait vivant, il lui donnait de ses nouvelles par la Suisse précisément. Mais auparavant, presque une semaine sur deux, elle quittait Paris pour passer quelques jours avec lui dans un de ces villages de l’arrière-front, à proximité des parcs d’aéroplanes, où le fruit défendu prenait une incomparable saveur. Elle conta leurs ruses pour se voir. Elle parla du bruit du canon, des convois sur les routes, du passage des armées. Ils en vinrent à la guerre. M. Chambrun semblait gêné. Pierre disait la paix prochaine, la rupture du front étant de part et d’autre impossible, les soldats s’affirmant partout résolus à ne pas passer un second hiver. M. Chambrun hochait la tête, jugeait la paix encore lointaine, ne paraissait pas y tenir. « Il faut aller jusqu’au bout. Les Anglais s’organisent. Les affaires reprennent. On les aura ! » Pierre pensait à Georges, dont une lettre, huit jours avant, lui avait avoué la détresse. Mais il était assis à la table de Chambrun. Il serra les poings, il serra les dents. Chambrun, d’ailleurs, réussissait à parler d’autre chose :
— Au diable la guerre, mes enfants ! Quelle paix ici ! Et quel pays !
En effet, le soleil étant caché par les montagnes, mais encore présent sur l’horizon, un jour égal et blanc éclairait la table, ses cristaux, ses métaux, ses verres, les fruits nouveaux qu’on apportait. Partout la paix et le confort. Le public des dîneurs, sans doute, était mêlé. Peu de Français, — eux seuls peut-être, — mais pas mal de gentlemen courtois et corrects, en smoking, avec de jolies femmes blondes en costumes de soirée, qui jasaient comme des oiseaux. Quelques profils aigus, bruns et durs, de péninsulaires de race. Surtout des messieurs entre deux âges au crâne rasé, au cou gras, au visage rose avec des balafres violacées, qui, dans l’indifférence générale, échangeaient à voix presque haute des propos coupés de gros rires et mangeaient beaucoup. Une neutralité tacite régnait. Les deux baies étaient grandes ouvertes. La nature aussi restait neutre. Dans le calme infini, on entendait des bruits de rame, des meuglements éloignés, des tintements argentins, la sirène d’un bateau. Les eaux du lac, de plus en plus ardoisées, avec de grandes plaques livides par endroits, s’assombrissaient peu à peu. La couronne noire des pins, fleuronnée de chalets pittoresques, les entourait de partout. Tout en haut, sur le ciel vert pâle, un glacier rouge, sans nuances, s’éteignait.
— Est-ce beau ! Est-ce beau ! » L’enthousiasme de Chambrun délivrait la fureur de Pierre.
— J’admire qu’un paysage aussi accidenté puisse être aussi plat, dit-il.
Élisabeth, le nez dans son assiette, n’avait pas dit un mot depuis le début du repas. Pourtant, à cette phrase qu’il lança brusquement, sur le ton passionné d’autrefois, elle leva les yeux sur lui. Clotilde, surprise, le regardait aussi. Il était nerveux. Il passait une main rapide sur ses cheveux désordonnés. Il déplaçait son couteau, ses verres, avec ces mouvements saccadés qu’elles connaissaient l’une et l’autre et qui annonçaient l’orage. Chambrun protestait :
— Comment ? Mais c’est superbe ! Ce paysage est d’une sérénité qui attendrirait un Turc !
— Justement, il est trop serein. Il manque d’accent. Je l’ai trop vu, depuis dix mois, toujours pareil, même quand il neige. C’est une affiche de gare. Il m’assomme.
Clotilde l’interrogeait :
— Tiens ! vous n’aimez pas ça ? Moi non plus d’ailleurs. Ça me glace… Mais pourquoi y êtes-vous ?
— D’abord, j’ai tenté de l’admirer, puis, comme j’avais à y faire, j’y suis resté. Mais j’en ai assez. Je ne suis pas né exclusivement pour boire le meilleur lait du monde, dormir dans les meilleurs hôtels, gravir les meilleures montagnes. Je veux vivre.
— Pourtant ce pays est hors de la guerre. Il veut rester hors de la guerre. Il jouit de tous les bienfaits de la paix. Vous devriez l’aimer pour cela.
Ce coup droit toucha Pierre au cœur. Il éprouvait la souffrance que la même idée lui avait donnée, un peu avant sa rencontre avec Élisabeth…
— C’est vrai, mais je ne puis. Je veux un milieu passionné, et non raisonnable, curieux, et non instruit, une nature ardente, et non pittoresque, une civilisation enthousiaste, et non confortable…
Élisabeth levait décidément les yeux, oubliait les fruits sur son assiette, appuyait ses coudes sur la nappe, son menton sur le dos de ses mains croisées, le regardait sans le savoir. Elle parla :
— Il y a pourtant de belles choses, ici. Nous venons de Bâle. Nous y avons vu le Musée. Vous aimiez bien ces maîtres-là, autrefois, Holbein, Bœcklin…
Sa voix que, depuis dix mois, il n’avait plus entendue, se brisait en notes si pures, comme si d’anciens sanglots maîtrisés y avaient mis leur houle pour toujours, qu’il fut violemment remué. Il parla sans la regarder, comme s’il s’adressait à un absent :
— Précisément, j’en arrive aussi. C’est là que j’ai compris. J’admire Holbein, toujours. C’est la seule œuvre définie, volontairement abrégée, qu’il y ait dans la peinture allemande. C’est sa seule protestation visible contre le sentimentalisme, le pittoresque attendri, le lyrisme diffus et flou. Elle choisit. Elle élimine. Et comme elle est seule, par ici, à éliminer et à choisir, elle souligne le manque de cohésion spirituelle de cette civilisation. C’est un refuge de la sensibilité conquérante, comme la musique en est un du sentiment outragé… Holbein, c’est un cri viril dans le silence unanime… Les musiciens viendront bientôt, beaucoup plus haut, loin des glaciers, là où la plaine est sombre, vers le versant des mers polaires… Et vers le versant du soleil, un peu plus bas, là où les vallées sont blondes, Rousseau, ce musicien de la pensée modulée par les chocs du cœur… Quant à l’autre…
Au vol, il surprit une Élisabeth passionnée, vivante, reprise, que ses paroles soulevaient…
— Quant à l’autre… J’avais vu des photos, autrefois. Et surtout j’avais lu des livres. Ah ! celui-là est bien au plan de son milieu, qui n’en a pas. Ah ! il ne proteste pas, lui ! Pauvre diable, qui se croit seul dans les foudres du Sinaï ! C’est un lac sans reflets, mais plaqué de noir et de rouge, où des touristes se mirent, un Baedeker sous le bras. Il s’exténue à exprimer par la peinture un tas d’idées pâteuses qui ne sont pas de son ressort. Il patauge dans ses mythes puérils pour en tirer quelque symbole étique trempé de café au lait et barbouillé de confitures où la groseille prend une intention dionysiaque, le melon un sens moral, la reine-claude une vertu idéaliste… O Renoir !
Soulagé, il sourit en regardant Élisabeth. Et il reconnut l’image. Elle n’était plus maigre. Ses épaules s’ouvraient, se déployaient avec orgueil, sa poitrine battait, se gonflait sous le corsage. Elle n’était plus laide. Fixés sur lui, ses yeux foisonnaient de lueurs qui enveloppaient de longues caresses sa propre imagination délivrée et pour la première fois depuis dix mois planant à sa hauteur nécessaire. Le sang, monté aux joues, au front, aux tempes, noyait les creux, comblait les rides, dorait le cerne des paupières. La mise n’était plus négligée. Trois tapes machinales avaient remis en place la masse fauve des cheveux où ses mains serraient un ruban, tordaient, lustraient une mèche tombante. Sans s’en apercevoir, elle avait pris à un bouquet, sur la table, une anémone qu’elle piquait à l’échancrure du corsage. La pénétration de l’esprit avait remué ses entrailles, réveillé le besoin obscur d’une communion plus intime, comme l’odeur d’un fruit ouvre la faim. La profonde unité de la vie amoureuse les environnait tous deux. Son cou se gonfla, elle laissa monter les larmes. Clotilde, jalouse, labourée, conquise, regarda Pierre avec une moue affectueuse et souffrante en baisant la main de sa sœur. Chambrun déclarait qu’il ne comprenait pas ces théories, qu’il ne voyait pas ce qu’il pouvait y avoir de commun entre un lac et un peintre, à moins qu’il ne fût paysagiste…
— Ta-ta-ta ! La nature reste, vous avez beau dire, mon garçon. Et vous ne me prouverez pas que celle-ci n’est pas grandiose… Grandiose… Je le maintiens. Et puis, elle porte à la rêverie. Elle est tellement au-dessus de nos moyens artistiques !
Et son geste embrassait le cercle des montagnes mornes, de l’eau morose, y rassemblant la foule des mangeurs dont les faces commençaient à luire et les conversations à couvrir le bruit des mâchoires. Le contentement de la nourriture amorçait la communion.
Pierre s’assombrit. Il était jeune. Tout ce qui n’était pas sa propre passion l’irritait. Il n’avait pas encore assez la connaissance de lui-même pour se respecter dans les autres, même quand ils n’étaient pas respectables. Il perdait son temps à vouloir réformer les autres, plutôt que de s’approfondir. Il se contint. Mais il se tut. Et comme Élisabeth le fixait, suppliante, sentant qu’il regagnait son aire, seul, il lui jeta un regard dur.
Le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner, — la vie sentimentale se rythme ici sur les repas — Pierre descendit sur la terrasse. Élisabeth, qu’il comptait y trouver, n’y était pas. Il avait mal dormi. Elle aussi. Mais lui de regrets, de remords. Elle de révolte. Il ne l’aimait donc plus qu’un mot de son père ait suffi à l’écarter d’elle, après cette minute immortelle où ils s’étaient ensemble, et si facilement, reconquis sur leur orgueil ? De nouveau, elle le haït, retrouvant ses mauvais mots de la soirée, sa fureur contre la guerre, ses ironies sur la patrie, ses silences vindicatifs. Et lui, de nouveau, l’adora. Pourquoi n’avait-il pas retenu ce bonheur immense, de la voir redevenir belle parce qu’il redevenait vivant, de l’emporter dans son vol, vaincue, ravie, où il voulait ?
— Que m’importe cet imbécile ! Je l’aime. Elle m’aime. Pourquoi ne vient-elle pas ?
Elle ne vint pas. Il passa la matinée à monter dans sa chambre, espérant la rencontrer dans l’escalier, dans les couloirs, à en descendre en quelques bonds, certain de la trouver sur la terrasse. Elle ne vint pas. M. Chambrun non plus. Ni Clotilde. Le coup de gong du déjeuner de midi était donné depuis longtemps. Il s’informa. Ils avaient prévenu qu’ils ne déjeuneraient pas. Un tumulte douloureux emplit sa poitrine. Il ne prit rien, sortit, erra au hasard, déterminé à la trouver, à s’humilier. Et il parcourait, à grands pas, les rues, les quais, les promenades, courant après deux jupes qui tournaient à un coin, sautant dans un tramway où il venait d’entrevoir un chignon, un chapeau à travers la vitre. Une fois, comme le funiculaire le déposait au Gütsch, il reconnut de loin, à une table de café, la silhouette de Chambrun. Il courut, s’arrêta à vingt mètres. Chambrun causait avec deux messieurs corpulents, qui montraient leur nuque rose et rase entre le col d’un pardessus mastic et un chapeau de feutre vert. Ni Élisabeth, ni Clotilde n’étaient là. Il redescendit, gagna l’hôtel, où on lui apprit qu’elles étaient rentrées, puis ressorties. Rentrées, ressorties ? C’était pour lui. Il eut un espoir fou, reprit sa course errante… Comme il traversait pour la dixième fois la Reuss sur un de ses ponts de bois décorés de vieilles peintures, il aperçut les deux femmes qui venaient au-devant de lui.
Il s’élança, les mains tendues. Élisabeth ne les prit pas. De nouveau, il la vit hostile, sans beauté, près de sa sœur qui secouait la tête tristement en le regardant. Cette fois, il ne lui en voulut pas d’être laide. C’est à lui qu’il en voulut. Maintenant, il savait que sa laideur n’était pas définitive. Elle serait belle tout de suite si elle voulait le regarder.
— Élisabeth, écoutez-moi.
— Pour quoi faire ?
— Vous ne pouvez pas refuser de m’entendre. Vous n’en avez pas le droit.
— Pas le droit ? Comme si vous ne me l’aviez pas donné depuis dix mois !
— Écoutez-moi, écoutez-moi.
Clotilde avait disparu. Le temps était bas et triste. Le courant chantait sur les pilotis, faisant frémir les planches. Les squelettes de la Danse Macabre semblaient entrechoquer leurs os.
— Écoutez-moi. Je vous aime. Souvenez-vous. J’ai eu tort de vous quitter ainsi. J’étais fou… L’assassinat, la guerre, j’étais fou… Pardonnez-moi. J’ai trop souffert… Si vous saviez !
— Et moi, croyez-vous que je n’aie pas souffert ? Elle parlait durement, avec un accent découpé. « Ah ! vous souffriez ? Et moi, et moi… Vous êtes parti sans un mot, sans un regard, lâchant votre fiancée comme une gueuse… Vous ne m’avez pas même écrit. Vous m’avez préféré je ne sais quelles idées, je ne sais quel orgueil. Quand ma chair était happée par la guerre, vous vous êtes écarté de l’engrenage. Vous avez préféré la paix à mon amour ! » Cette fois, elle avait les yeux dans ses yeux. Au bout des mains serrées, ses doigts s’étaient joints. Du talon, elle martelait les planches : « Que faites-vous ici, quand ceux de votre âge meurent, quand Georges, en ce moment, peut-être, tombe dans sa tranchée, quand on fusille Richard ou qu’il s’écrase sur le sol, quand vos amis sont entre la tempête et vous. Cela pour vous protéger. Cela pour vous, qui êtes ici. Cela pour vos semblables, les neutres, qui se voilent les yeux d’une main et détroussent les cadavres de l’autre. Vous, vous ! »
Elle tremblait de colère. De nouveau, elle fut très belle. Mais comme il se sentait aimé, comme il la tenait sous sa griffe, comme ce n’était plus ce silence épouvantable du matin, l’incertitude, l’absence, la perspective encore de longs mois, d’années sans la voir, sans entendre parler d’elle, il se tassa dans sa demi-victoire, il fit front. Il ne voulut pas qu’elle pensât hors de lui-même. Il songea au miracle de la veille, quand elle roulait dans son sillage, éperdue de reconnaissance à ne dépendre que de lui.
— Je fais ce que je peux pour arracher mes amis au massacre, pour arrêter le massacre. Georges vient de m’écrire. Il désespère. Il est écœuré. Et tous ainsi, partout. Vous n’êtes donc pas encore saoulée de sang ?
Elle blêmit, mais sentit la houle guerrière monter de ses entrailles et soulever son cœur.
— Vous savez que s’il faut le mien pour que le massacre cesse, il cessera à l’instant. Mais à condition que le bourreau, après, jette sa hache, rentre dans sa patrie, cultive son jardin. Je lui pardonne par amour pour ceux de la Marne, qui lui ont cassé les genoux.
— Le bourreau, mais c’est l’internationale toute entière du capital ! Ceux de la Marne ? Des esclaves. Avez-vous jamais réfléchi à la somme de lâcheté qu’il faut pour se laisser jeter à la tuerie contre son gré ? La patrie ? les patries ? elles ne commenceront à vivre que le jour où mourra la guerre.
— Si nous ne tuons pas la guerre, vous savez bien que ce sera le triomphe de la patrie qui croit le plus à la patrie et aura déchaîné la guerre. Par haine du chauvin d’ici, vous en êtes un de là-bas.
— Mais eux vivent, du moins. C’est le peuple le plus vivant. Il est organisé. Il est cohérent. Il va d’un bloc ; et nous ne sommes que poussière.
Elle eut un rire ardent.
— La poussière a brisé le bloc. Et pour vous le bloc est force et la poussière lâcheté. Riez donc avec moi, Monsieur le logicien. C’est vous qui profitez du sacrifice, visitez les musées, ascensionnez, philosophez, palabrez, c’est vous le lâche !
— Hélas ! vous savez bien que je ne profiterai pas de ce que vous appelez le sacrifice. Vous savez bien que ma vie est perdue. Vous savez bien que la France m’est interdite. Je suis un réprouvé.
— Alors, pourquoi as-tu fait ça ?
Il chancela.
— Ma conscience me défend de tuer.
— Niaiserie. A la guerre, on ne tue pas. On délivre. Ah ! vous êtes un réprouvé ! Auriez-vous donc une patrie, comme les autres ? Votre conscience est bonne fille. Elle laisse mourir les « lâches » pour défendre le sol, les eaux, les mots, les images qui l’ont faite. Et vous le savez bien, et vous le savez bien ! Vous profitiez plus qu’eux de la patrie. Ils en bêchaient la terre, vous en mangiez le pain. Vous en respiriez les fleurs, l’âme.
— C’est cette âme qui m’a appris l’amour de l’âme universelle qu’expriment toutes les patries dans un langage différent.
— Soit. Mais si l’une de ces patries veut broyer l’âme de la vôtre ?
Il ne répondit pas. Ils avaient quitté le petit pont. D’instinct, à travers les rues de la ville, ils se dirigeaient vers l’hôtel. Pierre regardait distraitement les devantures cossues, hymnes plastiques au tourisme et à la santé, où les vingt ours taillés dans le mélèze pour orner les encriers, les parapluies, les couteaux, les étagères, les pendules, exprimaient des besoins esthétiques à coup sûr beaucoup plus honnêtes que ceux dont la carte postale obscène témoigne aux louches étalages des métropoles enragées de la luxure et du combat. Une détresse immense environnait son amour. Toujours hostile, mais inquiète de son silence, celle qui marchait près de lui attendait. Il allait dire : « Je vous aime » quand, au tournant de la dernière rue avant d’arriver à l’hôtel, ils se heurtèrent à Clotilde qui venait au-devant d’eux, un télégramme à la main :
— Où est papa ? Georges…
— Georges, mon Georges !
Élisabeth avait saisi le papier : Georges blessé grièvement. Venez.
Pierre serra les poings : « Hélas ! vous voyez bien.
— Quoi ?
— Lui aussi, lui aussi ! Pauvre petit ! Et vous ne voulez pas que ça finisse ?
— Je vois qu’il paie vingt siècles d’une grandeur à qui il doit toute la sienne, et que vous avez fait faillite, vous.
— Mais vous savez bien qu’il trouve le prix excessif ! Il n’a rien à payer. Vous l’immolez à une idole. Et il commence à le savoir…
— Il est jeune. Il souffre. Il le dit. Je lui pardonne et je l’adore. Vous, je vous hais.
Il lui saisit le poing :
— Pourquoi m’avez-vous dit tu tout à l’heure ?
— Parce que je vous aime.
Il eut un élan victorieux, la tira à lui violemment.
— Alors ?
Elle se dégageait, folle de rage et d’amour.
— Alors, rentrez en France, battez-vous.
— Non.
— Vous êtes une femme. Non, une fille. Adieu !