La roue
VIII
Quand Pierre ouvrit les yeux, réveillé par le bruit des rues, des chambres, le va-et-vient des couloirs, il pensa tout de suite à ce qui s’était passé la veille. Bien qu’il eût dormi d’un trait, il sut que pendant qu’il dormait, quelque chose était resté suspendu sur sa conscience, qu’il s’était réservé d’examiner à son réveil. La sœur d’Élisabeth était devenue sa maîtresse. Il n’eut d’abord aucun remords, mais une sorte de surprise. Il aimait Élisabeth. Il avait pour Clotilde une amitié très vive, faite de sympathie pour sa générosité naturelle et d’admiration pour sa beauté. Elle adorait son mari qu’il estimait beaucoup lui-même. Pourquoi avaient-ils succombé ?
Ils étaient innocents. L’avait-il désirée ? Il ne s’en souvenait pas. Quinze jours, ils avaient eu l’un pour l’autre une amitié ardente dont l’un et l’autre avait besoin. Quinze jours, ils n’avaient pu se passer l’un de l’autre, parce que l’un cherchait dans l’autre le complément de la solitude intérieure qui l’obligeait à poursuivre un fantôme capable de la peupler. Elle avait pleuré au cours même de leurs étreintes, et comme il lui demandait pourquoi, elle avait répondu :
— Je l’aime.
— Qui aimez-vous ?
— Richard.
— Pourquoi vous êtes-vous donnée ?
— Je ne sais pas. Je n’avais pas l’amour, dont je vis, quand il est là. C’est vous qui étiez là. Quand vous me reprendrez, je pleurerai.
— Pourquoi ? Vous regrettez ce que vous avez fait, Clotilde ?
— Non.
— Vous m’en voulez ?
— Non.
— Mais pourquoi m’avez-vous choisi ?
— Je ne vous ai pas choisi. Nous étions dans un tourbillon. Tous deux, nous cherchions l’amour. Vous parliez. Vous êtes enthousiaste. Vous êtes fort. Je n’ai pas compris. Je n’ai pas lutté… J’étais comme une morte… Je ne sais pas !
Il avait senti dans sa chair même la saccade de ses sanglots. Il frémit. Il ferma les yeux. Le lit était encore imprégné d’une odeur puissante. Les bras étendus, à plat ventre, il la recueillit longuement. Il revit le corps illustre illuminant de grandes vagues fauves le crépuscule qui dorait la chambre à travers les rideaux tirés. Une douleur voluptueuse frissonna le long de sa moelle. Il mordit les draps. Il fouailla sa mémoire, afin qu’elle n’oubliât rien. Il l’entoura cruellement d’images précises. Le désespoir sensuel l’emplit de sa grande marée. Il sentit qu’il ne devait plus voir Clotilde, il se demanda s’il serait assez fort pour ne plus la voir, il souhaita de ne pas l’être. Et comme il souffrait de se dire qu’il ne l’aurait plus, le remords de souffrir à cause de cela envahit en vagues pressées la souffrance physique du regret et du souvenir.
C’était un visuel. Et il n’y avait point de sa faute si sa culture imprégnait tout son être au point de mêler les visions de l’art aux visions de la vie, de les fortifier les unes par les autres et de les précipiter plus profondément solidaires dans son imagination. Avec son ventre raviné, ses seins rigides, un peu bas, ses bras héroïques, avec les muscles de son cou tendus de la poitrine au crâne, ses yeux fermés, sa grande bouche, son visage dramatique, la torsion de son torse dans la volupté, elle lui rappelait les femmes de Michel-Ange. Il avait possédé la Nuit. Il ne la posséderait plus. Il avait serré dans ses bras un être qui souffrait dans le plaisir même et réunissait dans la tragédie amoureuse l’esprit de Dieu à la forme terrestre, un être tel que seul le génie d’un héros peut en bâtir de pareils. Et désormais, il promènerait par le monde le désespoir immense que cela ne fût jamais plus. Où était la force ? Dans l’enfer du renoncement ou dans l’enfer de la conquête ? La guerre à soi. La guerre aux autres. Un homme antique eût marché dans le sang des autres. Un chrétien marché dans le sien. L’un au risque de mourir. L’autre au risque de ne pas vivre. Voilà le choix.
Et pourtant, il ne l’aimait pas ! Il aimait Élisabeth. Il n’eût pas voulu lier sa vie à celle de Clotilde. Mais ne plus l’avoir ! Chaque fois qu’il les opposait l’une à l’autre, une grande onde de douleur, suivie d’une sueur subite, tordait son être, et il étreignait ses draps. Il cherchait l’odeur ardente, pour souffrir plus. Ce n’était pas assez, il voulut souffrir davantage. Il évoquait l’image de la fiancée, leur dernier baiser à Paris, la veille de la rupture, leur rencontre à Lucerne. Et il lui revint aussitôt ce que Clotilde lui avait dit d’elle, qu’il fallait qu’il l’épousât.
— Je ne veux pas qu’elle reste fille.
L’élancement devint intolérable, parce que cette idée s’associa brutalement au souvenir de la gloire charnelle de la sœur d’Élisabeth. L’une ou l’autre. Il était trop pur pour que ce fût l’une et l’autre. A moins qu’il ne fût pas assez fort…
— Je dois fuir. Où aller ? La guerre…
Qu’était la guerre, auprès de la torture qu’il sentait ? Jamais il n’avait tant souffert depuis le début de la guerre. Et jamais, depuis quinze heures, il n’avait tant vécu. La guerre… Il refit son ardent voyage, Bologne, Sienne. Assise. Il revit sourdre le sang d’entre les dalles des cités. Des cités libres, qui avaient jeté le monde dans la voie de la conquête déchirante de l’individu. La guerre… Il connaîtrait le drame humain dans sa totalité, dans son ensemble, puisque l’occasion sacrilège en était offerte aux humains. Il connaîtrait pour s’accroître, pour féconder l’avenir. Il irait, avec tous les autres, arroser de sa sueur sanglante la terre toujours ingrate où pousserait un pain qu’il ne mangerait pas. Il se leva, presque joyeux, délivré d’un poids formidable. Il partirait le jour même pour la France, pour là où on se battait.
Il courut ouvrir les rideaux, derrière qui les croisées ouvertes lui montrèrent de nouveau le paysage immortel, les grandes façades rigides, la colonne triomphale, les collines amères où le noir feuillage poussait. Clotilde peuplait ce paysage, et soudain il la vit partout. Un spasme le terrassa. Il s’écroula sur le fauteuil où elle était tombée la veille, et s’en souvint. Il se courba, les coudes aux genoux, roulant sa tête entre ses mains. Et le cercle de la torture recommença à tourner. Jusqu’à ce qu’il fût arrivé au point où Élisabeth lui était apparue et où l’idée de la fuite vers la guerre avait surgi.
Il sentit qu’il devait accrocher à ce projet sa résistance. Et il commença par s’interdire de discuter les idées qui le délivraient. Il se dit : « Je suis riche. Je voyage. J’apprends. De pauvres gens tombent chaque jour par milliers pour protéger ma richesse, pour couvrir mon voyage, pour accroître mon savoir. Et parmi ces jeunes gens, le frère… » Il eut un spasme, il pensa vite, pour ne pas s’y arrêter. « Pendant qu’un ami meurt, peut-être, je prends sa femme, et s’il n’est pas mort après la guerre, je lui serrerai la main, s’il consent à prendre la mienne. » Encore une image cruelle qu’il repoussa. « Ma fiancée me méprise. Si elle savait ce qui s’est passé ici, je la dégoûterais. Et quand elle veille son frère, elle doit me haïr. » Il chercha autre chose. « Tout le monde est stupide, tout le monde ergote sur les aspects et les prétextes de la guerre, nul ne la regarde fixement. Le sentimentalisme imbécile et féroce du patriote m’écœure. Le simplisme puéril du pacifiste m’exaspère. Nul ne voit qu’un monde naît, qu’il faut aider à le faire naître, par n’importe quel moyen, pourvu qu’il naisse… Les accoucheurs emploient le fer… » Il s’en voulut de l’argument physiologique. Il chercha de nouveau : « Que faisait Chambrun à Lucerne avec les hommes en chapeau vert ? Des affaires ?… Il paraissait bien peu pressé que la guerre cessât. Il mange la chair de son fils. Et il engraisse. Moi, je veux que ça finisse. Mais la guerre peut-elle finir autrement que par la guerre ? Chambrun l’allonge. Le pacifiste aussi. Si j’accrois la force d’un groupe, la force de l’autre décroît, la guerre s’abrège… Je pars !… »
Il se leva, il se mit à sa toilette. De temps à autre, un élancement douloureux l’arrêtait, fixait son esprit. Et parfois il devait s’asseoir pour souffrir plus à son aise. A un moment il se dit que Clotilde, qui était partie dans la nuit sans dire quand elle reviendrait, pouvait entrer d’une minute à l’autre. La lutte, alors, prit une forme nouvelle. Il faisait durer sa toilette, ou la pressait. Comme il allait l’achever, il eut un remous violent dans les veines. Des bruits de pas, des bruits de jupes s’arrêtaient devant chez lui. On frappait. Il courut ouvrir, bouleversé. Ce n’était qu’une lettre.
Il reconnut l’écriture, et son émoi changea d’objet. Élisabeth lui écrivait. L’enveloppe portait l’adresse même de l’hôtel. Il sut ainsi qu’elle répondait aux lettres que Clotilde et lui-même lui écrivaient depuis quinze jours…
« Mon Pierre, pardonne-moi. C’est toi qui as raison. Je t’adore. Georges n’a plus de bras. Il n’a plus qu’une jambe. Il est aveugle pour toujours. Voilà ce que la guerre a fait de ce petit. Il paraît que la guerre a pour but d’assurer aux enfants une vie heureuse et ce sont précisément les enfants qu’on livre à la guerre. Explique-moi cela, mon Pierre, toi qui sais tout.
« Tu as raison. Je ne sais comment j’ai pu vivre ainsi près d’un an à la porte de l’abattoir, sans en sentir l’odeur. La machine à tuer arrive. On lui jette de la chair fraîche. Et c’est nous, les sœurs, les fiancées, les femmes, les mères même, qui la lui jetons. C’est ignoble. Je ne veux plus. Comment ai-je pu le vouloir ? Il faut donc que ce soit notre chair à nous, celle qui est plus à nous que la nôtre, celle du frère, du mari, du fils, pour que nous comprenions ? J’ai compris, tout d’un coup. J’ai compris quand je l’ai vu sans bras, sans yeux. J’en avais vu mille autres avant. Mais ça n’était pas lui. Je ne croyais pas que ce qui arrivait aux autres pût lui arriver à lui. Et ça lui est arrivé !
« Il est là, près de moi. Il ne dit rien. Sa tête est renversée en arrière, comme s’il cherchait le jour. Il faut le lever, il faut le coucher. Il faut l’habiller. Il faut le faire manger bouchée par bouchée, et comme il ne voit pas la cuillère, la fourchette, lui dire d’ouvrir la bouche. Il faut le promener, et comme le moignon de la cuisse n’est pas encore fermé, qu’il n’a pas de pilon, qu’il ne peut se servir de béquilles, puisqu’il n’a plus de mains, le pousser dans une voiture. Il faut le porter aux cabinets, venir l’y reprendre. Je ne puis te dire, mon Pierre. Lui ne parle presque pas. On ne sait pas ce qu’il pense au fond. Quelquefois il me demande, ou à maman, de mettre notre visage sur sa bouche, et il nous embrasse. Quelquefois, il me dit de me mettre contre lui et il pose sa tête sur mon épaule, et les moignons de ses bras remuent, comme s’il voulait me serrer. C’est affreux, c’est affreux, mon Pierre ! Et je ne veux pas pleurer, j’essaie d’être gaie, pour lui. Mais j’ai peur de l’être trop et que cela l’attriste. Et maman remercie le ciel.
« Mon Pierre, reste où tu es. J’irais t’y rejoindre, si je n’avais mon frère, mon enfant infirme, à soigner. Mais un jour, la guerre finie, nous pourrons tous nous réunir. Reste où tu es. Je ne veux pas qu’on fasse de toi ce qu’on a fait de lui. Tu as raison. Tu montres plus de courage en refusant de te laisser tuer ou mutiler pour célébrer le culte d’une idole qu’en consentant à te battre pour assurer le règne de ses prêtres. Reste où tu es. Apprends, grandis, améliore-toi par la lutte intérieure et l’apostolat pour la paix. Je t’adore. J’ai reçu toutes tes lettres. Si je n’y ai pas encore répondu, accuses-en ma vanité. Mes yeux ne se sont pas ouverts d’un coup, je t’en ai voulu d’avoir raison. Pourtant, je souffrais de ne pas répondre. Et maintenant, je veux t’écrire tous les jours. Je serais la plus heureuse des femmes qui sont sur la terre — ceci n’est pas difficile, hélas ! — si Georges n’était pas crucifié. Pourtant, j’ai honte de le dire, je suis moins malheureuse qu’avant, puisque je t’ai reconquis. Je sais que tu me pardonneras ce que je te dis là. Tu es trop humain pour ne pas en sentir l’humanité. Je souffre, mais je suis heureuse. L’amour est le plus fort, vois-tu, et je le savais bien. Même si ce qui est arrivé n’avait pas changé mes idées, je sentais que nous nous retrouverions, que je serais ta femme. L’amour est le plus fort. Je t’aime. »
Pierre jeta un regard sur la ville. Dans les ruines, les jardins, près des fontaines, là où se promenait dix minutes avant le fantôme de Clotilde, il vit celui d’Élisabeth. Une joie puissante le rendit soudain à lui-même. Mais comme il goûtait cette joie et en cherchait la cause, il sentit tout de suite que cette joie ne vivrait pas s’il revoyait Clotilde, s’il ne partait à l’instant. Il sentit qu’il ne retrouverait Élisabeth qu’à condition de lui désobéir, d’aller prendre part à la guerre. En cultivant son angoisse, il exaspérerait son amour. S’il restait, au contraire, Élisabeth serait trop calme et Clotilde trop proche… Pas une minute il ne voulut discuter les idées mêmes de la lettre. Il ne savait pas au juste si elles étaient encore les siennes, il réservait cette question. Pour le salut et le bonheur futur de tous, il fallait qu’il allât se battre. Il partirait donc tout de suite, avant que Clotilde ne vînt.
Il partit tout de suite. De la gare même, après une lutte courte, mais très dure, il écrivit à Clotilde un mot :
Je vais en France, me battre. Élisabeth m’écrit. Elle m’aime. Si je vis, vous serez ma sœur, Clotilde. Pardonnez-moi. Je vous respecte infiniment…
Comme il n’y avait pas de train, il passa la journée dans un café, en face, jusqu’à l’heure du départ. Le lendemain soir, il arrivait à Paris…
Il ne reconnut pas la ville. Des trottoirs nus, s’enfonçant dans l’obscurité. Quelques lueurs clignotantes. Ni passants, ni voitures. C’était sinistre. On eût dit une cité crispée dans l’horreur de l’attente des foules qui ne seraient plus. Il erra autour de la gare, ses valises à la main. Rue de Lyon, il vit un taxi, rangé le long du trottoir, ses deux lanternes éteintes. Le chauffeur était sur son siège.
— Vous êtes libre, chauffeur ?
— Non, je suis marié.
— Vous dites ?
— Vous me demandez si je suis libre. Je vous réponds : je suis marié. Voilà mon alliance.
Et il mit sa voiture en marche, en ricanant. Pierre, furieux, bondit sur le marchepied de la voiture, ses deux valises et son manteau sous les deux bras, et s’y tint en équilibre, vaguement accroché d’un doigt à la portière. L’autre filait à toute allure, faisant de violents zigzags, rasant les trottoirs, les réverbères, frôlant les quelques voitures qui venaient en sens inverse, pour tenter de tamponner son voyageur. Pierre eut peur. Mais une rage violente le crispait. Il injuriait et menaçait la brute, qui ne disait rien. Elle aussi avait peur, sans doute. Elle ne savait pas ce qu’allait faire cet homme qui était là, dans l’ombre, cramponné à ses flancs. La voiture volait, virait aux croisements sans ralentir, festonnait, passait sur des tas de pavés, sautait en cahotant dans les trous et les ornières. Pour ne pas rester à sa merci, Pierre se décida soudain, jeta ses colis au hasard, fit un saut dans la nuit, roula sur du gravier pointu, resta un moment étourdi, se releva en sang, les coudes, les mains, les genoux cuisants, pleins de poussière poisseuse, comme ivre, le cœur bondissant…
Telle fut sa seconde étape dans la voie de la connaissance.