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La roue

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Ils étaient dans une salle d’hôpital, où quatre ou cinq officiers blessés lisaient, calés sur leur couchette, des magazines et des romans. Richard Esperandieu, la jambe gauche dans un plâtre, souriait à Pierre, qui venait d’entrer. Il l’avait toujours regardé comme un personnage un peu trop compliqué pour lui, mais sympathique. Il avait appris avec plaisir son retour en France et ses exploits. Pierre était devant lui, dans sa tenue déjà austère de sous-lieutenant de chasseurs. Il avait bien pâli devant la main tendue où ses doigts tremblaient encore. Mais l’étreinte était forte et le regard peu scrutateur. Pierre essayait d’y fixer le sien, mais il ne savait pas si les élancements qu’il avait sous le sein gauche lui venaient de sa brusque honte devant la face de cet homme ou de l’absence de Clotilde, qu’il souhaitait depuis deux jours et redoutait de trouver là. Jamais elle ne lui avait écrit. Jamais il n’avait eu directement de ses nouvelles. Peut-être pour cela, depuis plus d’une année, dans sa chasteté militaire, le poursuivait-elle encore ? Il n’y avait pas de solution, puisqu’elle serait sa sœur et que Richard serait son frère et qu’il la désirait toujours. Lors de ses permissions, il ne l’avait pas rencontrée, elle était près de son mari. Et chaque fois, il se prenait à chercher avidement, dans les lignes du corps d’Élisabeth, qu’il aimait avec désespoir parce qu’il ne savait plus bien s’il l’aimait encore, les lignes du corps de Clotilde qui apparaissaient furtives et se dérobaient tour à tour. Qu’étaient donc, auprès de cela, les souffrances de la guerre, qui ne tuaient jamais l’espoir ? Il méprisa la guerre. Mais il haït l’amour…

Richard parlait, de sa voix haute et ferme, joyeuse, où sonnaient la force et l’entrain. Une balle, quinze jours avant, à 3.000 mètres de haut, lui avait brisé la jambe… « Clotilde était là il n’y a pas une heure. Elle est partie à Paris pour deux jours, faire des courses. Mon vieux, elle sera furieuse, quand elle saura qu’elle vous a manqué. Vous ne pouvez vous figurer ce qu’elle est emballée sur vous. J’en suis jaloux… »

Pierre se leva, tourna autour du lit, tenta une respiration profonde, et pour mieux cacher sa souffrance, s’assit à contre-jour. Il fermait les paupières à demi pour ne pas voir les yeux si clairs, le teint sans tache, le beau visage ardent modelé comme une sculpture, le nez busqué que les orbites courbes soutenaient ainsi que deux ailes, le front droit où les cheveux bruns, séparés en deux masses, s’élevaient drus, la bouche puissante et bonne sous la brosse étroite des moustaches, l’énergie des mâchoires rases dont les plans, tendus comme un bronze, asseyaient le visage dans un calme impérieux. Pierre regardait en lui-même, il se jugeait misérable devant cette puissance sans efforts. Il se maudissait de penser. Il se maudissait de sentir… Être un aigle. Boire le feu. Fondre sur l’aire, y faire voler sous l’étreinte les plumes de l’aigle vaincue, reprendre l’espace sans bornes pour la seule ivresse du vent. Saigner les bêtes pantelantes pour la seule ivresse du sang. Ne pas penser. Ne pas sentir. Agir, dans un mouvement droit.

« Oui, mon vieux, elle ne parle que de vous, de vos promenades à Rome dans les ruines, les musées, les jardins, des fontaines, de Michel-Ange, d’une chanteuse dans la rue, de choses trop compliquées pour moi… Elle dit que vous êtes un type épatant. Vous savez tout. Vous comprenez tout. On n’a qu’à vous écouter. Elle prétend en avoir plus appris dans ces quinze jours à Rome, que dans tout le reste de sa vie. Ça n’est pas flatteur pour moi. » Il rit de son grand rire clair. Et Pierre n’ouvrit pas les yeux.

Il crut qu’il allait tout lui dire. Pourrait-il épouser Élisabeth s’il ne jetait ce fardeau ? Mais si Richard savait, ne perdrait-il pas sa fiancée ? Souffrirait-il ainsi toute sa vie, s’il se taisait, de ce besoin tyrannique qui l’isolait des vivants : revoir Clotilde sans songer à la glorieuse étreinte, la revoir gaiement, en frère, aux côtés d’Élisabeth, ou bien à l’improviste ou sachant qu’elle allait venir ou qu’il allait la trouver là, aimer Élisabeth sans élan mortel vers Clotilde, sans poison dans le vin de l’heure, ne pas les comparer l’une à l’autre aux grandes minutes de l’amour… L’image de la volupté revint en lui avec une force implacable, comme un seul coup de hache qui l’ébranla tout entier. L’image de la volupté devant cet homme. Et il sentit, dans le flot trouble qui montait du fond de son être, l’anxiété d’un nouveau combat. Trois sentiments violents, le souvenir, le remords, la jalousie, ondulaient avec précision et lenteur entre les parois de sa poitrine, les déchirant à chaque heurt. Il haït Richard, et Clotilde, et lui-même. Il étouffa de la misère d’avoir vaincu la morale et la mort. Il crut qu’il allait tout dire. Assassiner un homme, par orgueil.

Mais celui-ci continuait, faisant les questions, les réponses. Et brusquement, Pierre comprit qu’il ne parlait plus maintenant de ce qui était pour Richard une succession d’événements sans importance, pour Pierre le drame central de ses jours.

— J’espère bien que je ne vais pas pourrir là. Je sue. Ma jambe infecte. Ça sent ici le phénol et le lavement. C’est incroyable ce que la terre et les maisons sont riches en mauvaises odeurs. Je m’y crois toujours dans l’ordure.

— Si vous connaissiez la tranchée, dit Pierre dans un élan de délivrance qui lui parut définitif…

— Je la connais, en amateur, évidemment… Mais si ça sent mauvais, il n’y a qu’à en sortir. Ça vous est arrivé souvent, je le sais. Vous avez été épatant…

— Non. Et puis, si oui, je ne m’en suis pas aperçu.

— Mais c’est ça qui est épatant ! Moi, quand j’en tiens un, je suis ivre. Je tourne autour, je passe dessus, je passe dessous, je m’amuse à lui faire peur. Il titube, il tangue, il roule. On dirait qu’il accroche l’air. Quand il est touché, qu’il pique, je suis un type dans le genre de Dieu. Je ne sens plus rien, que ma force. Il me disputait le ciel, il n’y est plus. J’y suis seul. Et voilà. Et les bombes autour de moi ! Et les nuages qui courent à mille mètres au-dessous ! Et la terre, qui court aussi, qui vole, plus bas, avec ses bois ras comme un pré, ses routes ! Et le vent ! Et le bruit de mes mitrailleuses ! Et mon moteur qui bat dans ma poitrine ! Je sens mes ailes aux épaules. S’il en venait vingt, j’entrerais dedans ! Je suis le maître de l’espace. Le souffle de mon sillage suffit à les écarter !

Il avait un peu pâli, son œil s’était dilaté et ses bras, croisés sur son cœur, tressaillaient de soubresauts brusques qui passaient dans ses poings serrés.

— J’ai vu les morts allongés côte à côte après le combat, dit Pierre. Ils étaient quatre ou cinq cents…

— Je n’en vois jamais, moi ! Un peu de fumée, parfois un jet de flamme, un tourbillon d’air et plus rien. La mort n’existe pas, puisque je vis. Et si je meurs, non plus. La guerre a délivré en moi des choses que j’ignorais. Je sais qu’elle est horrible parce qu’on me l’a dit. Mais je n’en vois pas l’horreur. On me dit aussi qu’elle est absurde, mais que voulez-vous, je ne suis pas intelligent. On prétend qu’elle disparaîtra. Mais je suis heureux qu’elle n’ait pas disparu avant ma disparition. Mon vieux, soyez sincère. Si vous en revenez à peu près d’aplomb, — mettons avec trois pattes, quoi ! — regretterez-vous de l’avoir faite ? Non. Alors…

— C’est la dernière guerre, dit Pierre. Tous les hommes la font. Tous les hommes la voient. Telle qu’elle est, ignoble. Ils le disent, ils l’écrivent. Ils le répandent. Cela pénètre avec une puissance inconnue dans l’histoire d’aujourd’hui et la conscience de demain. C’est la dernière guerre…

— Oh ! je veux bien ! Je suis épicier, après tout. J’ai ma vie à gagner, du luxe et du bonheur à donner à ma femme. J’aime les fleurs, les cristaux, les belles épaules autour de moi.

Pierre fit un effort :

— Vous le voyez bien ! Quelle parenthèse dans votre vie !

— Mais non, ça n’est pas une parenthèse… J’ai beaucoup vécu au cours de la guerre. C’en est donc une dans la vôtre ? Vous gardez toutes vos idées, la guerre même les renforce. Alors ? Il n’y a pas de parenthèses dans la vie. Dans la paix, dans la guerre, quoiqu’il arrive, on est ce qu’on est… Voilà…

Pierre se leva. Ces paroles simples l’outrageaient.

— Ça n’est pas la vie, ça ! Tout meurt, rien ne naît plus. On massacre même les arbres. Le sol est si dévasté qu’il ne portera plus de moissons, là où la guerre a passé. Avez-vous donc oublié le spectacle des campagnes, avant la guerre ? Et les amoureux dans les bois ? Et les enfants ? Et le charme de contempler, et l’ivresse d’être doux, et tout ce qui est vie enfin ?

— Je suis très vivant, dit Richard.

En effet, il était vivant. Car c’est en nous seuls qu’est la vie, en notre idée, en nos actions. Dans un désert, l’homme qui agit ou qui pense est cent mille fois plus vivant que la forêt luxuriante où l’homme n’a pas pénétré. Hors nous, qui pourtant entassons des ruines et ne pensons qu’à la mort, il n’est que ruines et mort. Il y a peut-être des planètes qui roulent dans l’azur des bois fleuris, des fleurs géantes, un chœur immense de fauves, d’insectes, d’oiseaux, l’éternelle chanson du vent… Ces planètes sont mortes, si l’homme n’y habite pas.

— La guerre mourra, dit Pierre, parce que cette guerre est morte. Elle ennuie. On s’ennuie.

— Pas moi.

— Si fait moi. Vous êtes une exception, vous. Et puis vous vous battez en l’air.

— Beaucoup sont comme moi, et il y en aura de plus en plus qui se battront en l’air. Peut-être que la guerre, au lieu de mourir, ne fera que changer de forme… D’ailleurs, si vous vous ennuyez, c’est que vous ne bougez pas. Point de guerre sans mouvement. Dès qu’on bouge, on ne s’ennuie plus. Et la guerre en est ennoblie…

— La guerre est stupide. Elle nous rend stupides. Lisez nos livres, nos journaux.

— Pourquoi les lirais-je plus pendant qu’avant la guerre ? Je ne les lisais pas. Je suis épicier…

— Elle est stérile.

— Stérile ? Des ports s’ouvrent, des usines sortent de terre, la population des villes triple ou quintuple en quelques mois. Pour une de détruite, dix se fondent. Les peuples les plus lointains, les plus opposés se confrontent, l’amour brasse et mêle tout. Vous avez dû vous en apercevoir comme moi. On les a toutes. Ah ! il y en aura, il y en aura dans le Nord, des yeux noirs après la guerre, et des yeux bleus dans le Midi ! La fidélité des femmes, c’est très beau, certes, ça maintient dans l’orage quelques navires de haut bord, mais les eaux des mers qui se pénètrent, n’est-ce pas aussi fécond ? Tout ça m’épate, mon vieux, et j’admire !

Il riait toujours. Chacun de ses mots souffletait Pierre qui sentait avec désespoir monter en lui sa haine contre la simplicité de l’homme et la candeur du mari. Le mari, bouffon des âmes basses, bourreau subtil des âmes hautes, celui qui juge et martyrise en étant heureux, celui qui dort et hante l’insomnie, celui qui vous inflige sa confiance comme un fouet, celui dont on souhaite la mort, comme si la mort d’autrui vous délivrait de votre vie.

Pierre qui, depuis un moment, se promenait de long en large, se rassit, pour se prouver à lui-même la discipline de son cœur. Et par fureur d’ascète, il se déchira les entrailles un peu plus profondément. « Le commerce, l’industrie, la navigation, je m’en fous. Vous pétrissez tout ça dans les os et le sang des hommes. Pour une famille qui tient, cent mille sont dévastées, on tue l’enfant, on tue le père quand l’enfant n’a pas l’âge d’être tué. Et la mère se livre au premier soldat qui passe. Vous êtes un mari heureux, vous n’avez pas d’enfants. Vous n’avez pas la parole. » Il dit cela avec fureur, comme on insulte, pour que le mensonge héroïque passât malgré lui.

« Mais vous non plus vous n’avez pas d’enfants, et vous êtes un fiancé heureux… La vie m’amuse, elle vous ennuie. Et voilà tout. Prenez-la comme moi, votre femme sera fidèle aussi et je vous souhaite des enfants que je n’ai pu encore avoir. Je ne sais pas pourquoi, par exemple, car j’ai bien travaillé pour ça. » Et il rit.

Pierre se leva. Il n’en pouvait plus. Tout, ici, outrageait ses sentiments intimes, cet homme qui ne doutait pas de la vertu de sa femme, qui ne se croyait pas tenu de lui garder la sienne, qui riait quand c’était la guerre, qui ne voyait pas la souffrance de celui qui l’avait trompé. Tout de lui, tout en lui, sa bonhomie cordiale, son inconscient courage, son bonheur, sa facilité amoureuse et son bon sens un peu grossier. Y a-t-il deux races, celle qui traverse l’enfer en joie, ne voyant pas que c’est l’enfer, celle qui a l’enfer en elle et dont la joie même est enfer ? Qu’est donc la guerre, et qu’est la paix, puisque chez celui-ci le cœur est toujours en guerre, chez celui-là toujours en paix ?

Une fois de plus, malgré lui, celui qui ne voulait pas tuer souhaita la mort de celui qui consentait à tuer et ne souhaitait la mort de nul au monde. Il se leva, tendit la main, avec une sorte de répugnance dont il ne savait pas si Richard ou lui-même était l’objet. Richard la serra fortement.

— Bonne chance, disait Pierre.

— Merci, mon ami, vous de même. Pensez à la petite Élisabeth, sacré veinard ! Et ne parlez plus de mourir. C’est une blague. Je ne sais si un jour il n’y aura plus la guerre, mais comme je n’y serai pas, ça m’est égal. Pour le moment, je suis vivant, et très vivant. Demandez plutôt à Clotilde !

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