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La roue

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VI

Deux jours après avoir quitté Lucerne, Pierre Lethievent, la nuit tombée, sortait de la gare de Bologne. Il laissait à la consigne ses quelques paquets. Quand il arrivait dans une ville inconnue, il faisait un tour d’exploration avant de choisir son hôtel. Dans la cour de la gare, des tramways électriques, toutes lampes allumées, l’attendaient. Il monta, parcourut de longues rues étroites que de sombres arcades bordaient de chaque côté. Il n’avait encore à peu près rien vu de l’Italie, où il venait pour la première fois. Il avait voyagé de nuit jusqu’à Milan dont la station misérable, qu’il compara aux gares suisses, le froissa. Il n’avait fait qu’un tour en ville. Le bruit lui fit mal. Rien qu’un regard hâtif au Dôme, horrible pâtisserie blanche, rien qu’une audition forcée des cris nasillards des vendeurs de journaux qui lui semblaient parler patois : « C’est ça l’Italie ? J’aime mieux la Suisse. » L’après-midi avait été torride, dans les plaines lombardes et émiliennes monotones où les moissons, à perte de vue, s’étendaient sous l’air vibrant. Il avait somnolé dans son coin, après sa nuit blanche. Bologne lui sembla morose. Il ne quitta le tram qu’au bout de son trajet, au seuil d’une place illuminée. Et soudain, il fut ébloui.

Par toutes les rues qui menaient à la place, une foule fluait, refluait, ardente et presque silencieuse, sans qu’il y eût aucun événement. Les promeneurs français flânent et baguenaudent, en quête de quelque anecdote, stupides de l’ennui qu’ils éprouvent de ne pas être à leur bureau. Dans les villes du Nord, ils vont d’un pas militaire, là où leur fonction les attend, même quand elle est le plaisir. Ici, ils sortent pour sortir. Ils vont par flots sous les arcades. La place, jusqu’en son milieu, est encombrée de chaises et de tables de café. Les arcs voltaïques y versent une flamme dure, des groupes de chanteurs circulent, s’arrêtent, se groupent, préludent après quelques accords, roulant l’or des voyelles entre les consonnes d’acier. Tout autour, des palais farouches, noirs et droits, qui montent dans la nuit comme une menace de tous les côtés suspendue. Une sombre lueur, au-dessus des créneaux du plus haut d’entre eux, à soixante pieds du sol dallé de la place, lisse et sonnant comme du bronze, éclairait faiblement, avec l’arête rectiligne de son faîte, une grande horloge de fer.

Il fut ébloui. « O fades voyageurs, écœurants d’odeurs frelatées, d’accordéons et de romances, bardés de flots d’azur et de fleurs d’orangers, qu’avez-vous fait de ce pays dans nos imaginations ? » Il s’assit sur de hautes marches, au pied d’une grande statue dont l’airain presque noir luisait. Tout suait la passion, l’idée nue allant droit au but, ou pour frapper ou pour étreindre. Il songea aux peintures de Bœcklin, s’en excusa en silence, quand son regard, de nouveau, eut fait le tour des quatre forteresses. Un éclair dur montait de son cœur à sa tête. Il vit l’esprit comme un rayon, sortant du noir soleil des appétits de chair et de puissance pour sculpter, au front des artistes, les idées simples, les plans purs, les symboles essentiels. Un vent violent soulevait ses sources lyriques que la douleur, l’ennui, les discussions doctrinaires envasaient depuis dix mois : « Voici le royaume du feu. Ici je comprendrai, ou je brûlerai mes ailes. » D’un pas précipité, il marcha jusqu’au seuil de la cathédrale sinistre, dont les lumières de la place éclairaient, des deux côtés du porche, les bas-reliefs discrets de Jacopo della Quercia. L’Éden, le Péché, l’Homme et la Femme chassés du paradis par l’ange, le Travail, l’Enfantement. Les images de pierre rayonnaient d’une sombre force, dans leur modelé sommaire, leurs rudes gestes, l’innocence formidable de leur nudité. Ève filait, ses seins puissants étalés au vent du désert. Adam bêchait la terre dure. « La guerre m’a chassé du paradis. Elle nous en a tous chassés. Est-ce pour bêcher des pays arides, pour gonfler de pain frais les mamelles des femmes…? »

Il ne put dormir de la nuit. Il lui semblait avoir la fièvre. Il se retournait dans son lit, se levait, gagnait la fenêtre donnant sur une rue étroite, triste et nue, avec un mur noir vis-à-vis. Il but une carafe d’eau. L’ardent pays, l’ardente nuit le dévoraient. Quelques moustiques, vibrant et se posant dès qu’il s’assoupissait dans un cauchemar entrecoupé, promenaient sur sa peau des brûlures irritantes. Une chaîne de fer liait sa vision de la veille au souvenir d’Élisabeth. Au bord du lac paisible, ils s’étaient battus avec rage. Dans cette ville encore en paix, il avait vu la guerre inscrite dans le tranchant des murs, le pal des fenêtres accouplées, les poings qui sortent des murailles, les bosses et les creux faits dans la pierre par le ciseau d’un sculpteur. Les trains de l’autre nuit roulaient dans sa tête, le va-et-vient des promeneurs tournait, les chants d’amour, les chants de meurtre montaient, baissaient en lui. Au petit jour il se leva, s’arrosa d’eau froide, descendit sur la grande place, vide à cette heure, dure et nue comme un théorème, écrivant d’un bloc, et pour jamais, la plus catégorique des histoires. Un ciel pur, des façades nettes, dix avenues claires et droites s’ouvraient à la fois dans son esprit.

Il erra tout le jour. Il gravit l’Asinelli, plantée de travers dans le granit de la rue même, comme l’épieu de fer de quelque géant irrité. Partout des tours carrées, des lignes sobres, autour une campagne nue, au delà la vague de pierre de l’Apennin déferlant. Le Musée l’écœura. Il y lut une âme asservie. La place était le siècle fort, le combat des cœurs et des rues, la résistance, l’attaque, l’huile ardente sur le rempart. Ici le siècle serf, la France, l’Espagne, l’Empire rançonnant les Républiques aveulies qui les imploraient ou les subissaient tour à tour, mendiant, l’échine courbe, le sourire et l’aumône du premier soudard qui passait. Il fit la connaissance des Carrache, de Guido Reni, du Guerchin. Partout l’emphase. Partout la grimace oratoire. Partout la larme niaise. Partout le geste aimable qui dissimule la peur. La peinture avait pâli avec le sang des hommes, et quand les profils fiers s’étaient effacés, quand les pas violents sur les dalles avaient cessé de sonner, voici qu’étaient venues les révérences, les attitudes arrondies, les formes pleines de vent.

Il s’enfuit. Il prit un train dans l’après-midi même, traversa les rudes montagnes, découvrit d’en haut les lignes ardentes des campagnes florentines, les cyprès et les ifs montant comme des fers de lance, l’Arno bleu froid comme un poignard, le ciel vert pâle étendu comme un fond de fresque devant les jardins noirs, les tours, les dômes, les farouches villas dispersées sur les hauteurs.

Désormais, l’histoire ancienne, l’histoire présente des hommes, sa propre histoire, ses sensations, ses idées, ses sentiments, tout se mettait à son plan sans effort. La force éducative de l’Italie le pénétrait par tous les sens. A Florence, à Arezzo, à Pise, à Sienne, partout où des façades crénelées prolongent la dalle des rues, partout où d’obscures chapelles portent la trace des âmes dramatiques en éclaboussures de feu, il sut que là où avait été la passion intransigeante, là où, pour affirmer un droit ou combler un désir, l’homme avait répandu le sang de l’homme au risque de voir le sien même rougir le pavé, là où le besoin de la vie avait vaincu la crainte de la mort, des statues étaient sorties du sol, avaient peuplé les niches des Églises, des peintures rutilantes, sobres, inscrites aussi nettement dans l’espace que l’esprit aux pages des livres, avaient envahi les murs. A Sienne, un jour qu’il parcourait la place de la Seigneurie, la place creuse en éventail qui coule comme une eau en pente, et qu’il suivait de l’œil l’ascension violente des tours tout autour d’elle, les tours orgueilleuses qui se menacent, se surveillent, font un effort terrible pour se dépasser, il trouva la réponse à la question qu’il se posait depuis cette fin de jour où il avait fait, à Lucerne, la rencontre d’Élisabeth.

Il sortait du palais, enivré des grandes fresques, rouges et noires, d’Ambrogio Lorenzetti, qui font vibrer le mur comme une harpe de fer. Il marchait à grands pas, il parlait haut, tout seul, mais cela est normal en Italie, comme le silence sinistre, le rire ou la danse en plein air : « Pas d’art où il n’y a point la volonté toujours tendue, par toutes les armes à portée de la main de l’homme, d’affirmer sa nature propre et de conquérir ses besoins. Pas de style si cette volonté de chacun ne rencontre chez tous les autres des résistances acharnées et l’unanime approbation d’un milieu naturel qui puisse imposer par son caractère une harmonie formelle au langage de tous. Pas de civilisation là où il n’y a pas de style. La guerre ? La paix ? Des moyens. La civilisation sort une des passions en lutte de la foule, comme, des passions en lutte de l’artiste, le poème ou le tableau ». Il fut délivré d’un brouillard sur l’intelligence, ce brouillard tomba sur son cœur. La guerre ? Élisabeth, comme toujours, était présente. Il se souvint de leur dernière lutte, des derniers mots, de l’adieu brutal. Il avait maudit la guerre, pour cela elle l’avait chassé. Et maintenant, la sombre place lui semblait inondée de sang. Le soleil qui tombait teignait de pourpre les palais, les tours, les dalles, toutes les pierres de la ville, nues et raclées comme des os. La puissante harmonie de la cité guerrière l’emplissait d’une ivresse forte qu’il se reprochait, car il ne pouvait s’empêcher de réunir à sa splendeur présente son histoire et sa dureté. Après tout, le monde actuel n’était-il pas fonction de l’ancien monde ? Les formes si solidaires dans l’espace, ne le seraient-elles pas dans la durée ? Il songea aux derniers mots qu’ils s’étaient jetés là-bas comme des pierres, sa fiancée perdue et lui : « Il paie vingt siècles de grandeur ! » — « Vous l’immolez à une idole ! » Le passé, une idole ? Oui. Mais l’avenir ? N’est-il pas aussi une idole ? Il savait que si demain éclatait la révolte, il serait sur la barricade à côté des révoltés. Pourquoi ? Pour assurer la vie à une idole. Hier la Patrie, avant-hier la Cité, Dieu, l’Autocrate, demain la Révolution. Toujours l’amour, toujours la guerre. Georges n’avait-il pas donné son sang pour protéger non vingt siècles passés, mais vingt siècles futurs ? Toute idole nouvelle n’était-elle pas contenue dans l’idole abandonnée, comme un noyau compact qui sort d’un fruit pourri ? La Cité, la Patrie, Dieu, la Révolution, l’Autocrate, n’étaient-ce donc que des prétextes propres à maintenir en nous l’énergie de la liberté, de l’affirmation, du choix ? Défendre le sol, la culture, l’idéal, des mots, d’horribles mots. Tout est esprit. On ne se bat pas bien quand on défend de la matière inerte, de la mort. On ne se bat bien, jamais, que pour imposer de la vie. La France ? Ses vieux trésors n’étaient pas vulnérables, ils vivraient en ceux qui seraient, le dernier Français fût-il mort… Il sentait si bien, dans son être, comme des organes vivants, solidaires les uns des autres, salant les os, roulant dans le sang, vibrant dans les nerfs, Rabelais, Montaigne, Descartes, Racine, Pascal, Molière, Watteau, Voltaire, Hugo, Michelet… Ce n’était pas pour protéger son patrimoine que la France livrait au Minotaure les plus fermes entre les fibres de ses muscles, les plus riches en fer entre les globules de ses veines. C’était pour rester digne de conquérir son esprit sur la mort.

Il eut un spasme au cœur, un poinçon froid, sentit une sueur brusque. Il s’assit près d’une fontaine où une figure de femme, de ce même sculpteur qu’il avait découvert si mâle sur un vieux mur de Bologne lui apparut, par son agitation profonde sous le calme et l’énergie de l’attitude, comme l’image de la puissance à contempler en face et à forcer le destin. « Les jeunes gens qui meurent sont ceux qui font l’avenir. Les vieux, les infirmes doutent, ils ont peur, se cachent, invoquent toujours le passé. Georges est-il donc tombé pour assurer notre avenir, mon avenir ? » Une souffrance insupportable le poignarda. « Il est mort, peut-être, et pour moi. Et si ça n’est pas la vérité qu’il défendait, mort, et plus de cent mille autres avec lui, dans l’illusion que c’était elle… Qu’est-ce qui n’est pas illusion ? Qu’est-ce qui compte, hors l’illusion ? Ses lettres ? Ses lettres ? Misère… C’est la longueur de la souffrance qui lui arrache des cris. Quand on souffre de l’estomac, on maudit son estomac… Mais il est enfoui sous terre, ou couché dans ses os broyés, ou aveugle, et je suis ici, dans le soleil, j’apprends, je vibre, je m’augmente, à l’abri de son corps, à l’abri du corps de tous les paysans de ma race qui n’ont jamais joui des trésors amassés pour moi et pour ma race. » Il revenait, sans s’en rendre compte, aux arguments d’Élisabeth… « Je veux leur bien, pourtant. Mais leur bien, est-ce l’esclavage ? Ne sommes-nous pas tous liés par des fibres vivantes, eux les racines, moi le fruit ? Ceux qui voient le soleil, ceux qui ne le voient pas ? Et quand on coupe les racines, le fruit vit-il ?… Si on leur passe sur le ventre, que je sois ou non avec eux, on marchera dans ma cervelle… » Il s’était pris le front dans les deux mains, il regardait, entre ses pieds, la pierre qui descendait d’un flot jusqu’au seuil du vieux municipe. Que cela était donc simple ! Ses idées tourbillonnaient pourtant. Il ne voyait plus clair. Il avait quitté la région des abstractions intransigeantes et des sentiments ingénus pour pénétrer dans l’empire des faits et leur complexité tragique. « Où suis-je ? Où en suis-je ? Je dois comprendre. Je suis venu ici pour comprendre. Je ne quitterai pas ce pays avant d’avoir compris. Je tiens le bout du fil. S’il casse, je suis perdu, je n’aurai plus l’ancienne foi, la nouvelle sera mort-née. Allons ! »

Il se leva, rentra chez lui, au travers des rues étroites qui coulent du plateau de pierre comme des torrents étranglés par des falaises de granit. Il se coucha dès que ce fut la nuit. Il avait acheté le jour même un des cent livres qui racontent la vie de Saint François. Il le lut dans son lit, d’un bout à l’autre. Le poème de sa douceur le transporta. Il eut le cœur gonflé. « Voici la vie ! Élisabeth ! ma chérie, mon amour, tu feras comme moi, avec moi, par moi, la conquête de la bonté. L’esprit monte vers la justice, à travers la force et le carnage. Il vaincra, je le sais bien. Sans cela ce livre banal ne serait pas si beau… » A l’aube, il traversait les campagnes toscanes, suivait au bord du Trasimène la route d’Annibal, entrait en Ombrie dans la puissance et la chaleur du grand jour. Ici, partout la paix, des ondulations molles, des labours profonds et bruns sur les tertres mamelonnés, de grands bœufs gris aux longues cornes dans les champs, des mûriers, des blés, des vignes, et, au fond de lui-même, un singulier apaisement. Ses yeux étaient fixés sur une étoile dans la traversée du désert. Un homme qui apportait l’amour au monde était si fort que six ou dix-neuf siècles après sa mort, les hommes redevenaient purs dès qu’ils retrouvaient sa trace.

Dès son arrivée à Assise, il courut à l’Église basse. Il était venu de la station à pied, par la route poussiéreuse et sans ombre qu’écrasait un soleil brûlant. La crypte était obscure et fraîche. D’abord il ne vit rien, s’assit, pénétré d’un profond bien-être. Bientôt, de vagues formes apparurent sur les murailles, demi mangées par le salpêtre qui mettait sur elles une atmosphère d’or verdâtre où le mystère s’accroissait. Sur ces fonds d’azur noir, il lui sembla qu’il découvrait soudain, après la fuite d’un nuage, la marée de perles ardentes qui ruisselle autour de la terre, d’un bout à l’autre du ciel. De grands visages ingénus, avec leurs yeux immenses, des gestes purs comme l’esprit, un ordre divin et rythmé comme une musique lointaine venaient à lui du fond des temps. Son cœur déborda. Il versa des larmes. Le génie de Giotto faisait couler dans ses artères mêmes la tendresse de Saint François. Le monde entier, ses cieux, ses eaux, ses arbres, ses oiseaux, ses pierres même, tout chantait, berçait un espoir, montait vers la paix et l’amour dans le balancement des palmes. Il fit le tour des ténèbres illuminées. Il s’arrêta, après une longue adoration muette du groupe du vieux Cimabué, qui prie et pleure et soupire et gémit comme un chœur de violoncelles, devant une fresque ardente et funèbre, noire de nuit, rouge de sang. Des soldats sanglants, bras nus, des couteaux entre les dents, des tabliers de bouchers aux reins, égorgeaient, mutilaient, décapitaient des enfants. Des femmes tentaient de les leur arracher, suppliaient, s’agenouillaient, ouvraient leurs bras, tombaient mourantes devant les petits morts en tas… Un étau de glace serra ses boyaux. L’image de Georges surgit. Il en voulut au vieux peintre, mais la puissance harmonieuse de la peinture l’enchaînait. Vaincu, il assista, dans les profondeurs de lui-même, au naturel accord dans le lyrisme de ce qui est horrible et de ce qui est beau.

— Je suis là. Et on l’a mutilé, tué peut-être. Et je ne serais pas là, et je n’admirerais pas s’il n’y avait consenti. Si j’avais vu cette chose avant sa blessure, avant la guerre, j’aurais admiré, sans doute, mais sans saisir en profondeur le sens de cette harmonie invincible jaillissant d’un charnier. Le peintre qui a fait cela avait vu des choses semblables, ou aurait pu en voir. Il vivait dans la tragédie. François d’Assise eût-il été si doux, s’il n’avait vécu dans la tragédie ? Le monde est combat. C’est l’horreur, c’est la menace qui créent la sensibilité. C’est la bêtise et l’incompréhension qui fabriquent l’intelligence. L’amour, l’esprit sont une réaction contre le meurtre et l’habitude. L’humanité n’aurait pas dépassé la tourbe si elle n’avait pas saigné. Elle redeviendrait tourbe si elle ne saignait plus. Si je m’accrois en ce moment, c’est parce que Georges tombe. Ma passion s’exaspère, et mon besoin de la comprendre, et ma soif de l’utiliser… » Il se souvint du dernier chapitre de l’histoire de Saint-François. Des hommes, après sa mort, s’étaient battus sur son cercueil pour s’emparer du cadavre. Et, dans les siècles qui suivirent, le génie italien avait éclaté avec d’autant plus de puissance, que l’orgie meurtrière avait plus déchiré les mœurs. L’épouvante et l’orgueil s’étaient élancés côte à côte, comme pour conquérir à l’homme quelque équilibre perdu. Il y a bien celui du canard. Celui de l’aigle, volant du côté de la foudre, est un peu plus près du soleil.

Il sortit. Le jour était de braise ardente. Derrière la ville, un pic de pierre gravissait l’azur dans le feu. Tant de douceur, dans ce lieu terrible… Le contraste le poursuivait. Pas d’eau, pas de feuilles, pas un oiseau, là où le tendre anachorète avait pris pour confidentes l’eau, les feuilles, sifflé pour charmer les oiseaux. Il faillit écraser du pied une vipère qui dormait sur une roche. Quand François l’appelait, la vipère venait aussi. Dante, rouge d’enfer, était l’ami de Giotto, tout nimbé des ailes des anges. Angelico, Masaccio, l’âme ouvrant à la forme, sans en dévoiler le mystère, l’accès du ciel, l’énergie virile tendue à arracher à la forme son plus redoutable secret, venaient ensemble dans l’Église et se heurtaient au parvis. Sforza, Vinci, le plus sauvage instinct, la plus divine intelligence, collaboraient. Raphaël et Buonarotti se rencontraient sur une cime après avoir traversé pour l’atteindre, l’un des prairies pleines de fleurs, l’autre un formidable désert… Sur le petit ermitage de terre, une énorme église de marbre écrasait l’espoir.

Il resta là huit jours, cherchant le sommeil, la paix du cœur, en proie à un délire d’intelligence qui le précipitait sans merci, sans arrêt, des certitudes les plus consolantes aux doutes les plus cruels. Il allait seul par la campagne, sombre de flamme fixe à pic. Quand il trouvait quelque fontaine, il y regardait son visage, dont l’expression violente et volontaire l’exaltait. Il enfonçait son front dans l’eau froide, et, quand il l’en sortait, il s’en allait plein d’une angoisse étrange parce que l’eau froide, agitée, ne lui renvoyait plus de lui qu’une image confuse. Nu-tête alors, il laissait le soleil sécher sa face, et la poussière, de nouveau, poisser ses cheveux mouillés. Ailleurs, on l’eût pris pour un fou. Ici, on le laissait errer à l’aise. Il allait à la Portioncule demander à un Franciscain, tout riant et gazouillant, de lui parler de saint François. L’autre ne se lassait jamais de lui conter la charmante aventure, les dialogues avec les oiseaux, de lui montrer les roses sans épines, de le conduire à un figuier où crissait une cigale, la même qui donnait au saint des conseils. Il vit, dans un tombeau étrusque, des figures grimaçantes, l’innombrable aspect de la mort. Il fut témoin d’une idylle adorable entre un couple de scorpions. Il vit les approches troublantes, les grâces, l’émoi, l’aveu. Quand le mâle eût conquis la joie, la femelle perça son cœur.

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