La roue
IX
Mais pour ce qui est de la troisième étape, voici…
Un mur de feu, à cinq cents mètres. Un mur, surmonté et crevé de grands panaches noirs ou sulfureux qui tourbillonnent. Des bruits géants, comme si des millions de planches, en tas, et de très haut, étaient jetées sur un brasier. Derrière ce mur, rien n’apparaît. Au-devant, une ligne rousse, d’où la flamme et la fumée montent, faisant un autre mur, ou plutôt comme une vague près du sol, poussée par le vent vers le sud. Le ciel est pâle, un peu verdâtre, avec quelques bandes étroites de nuages argentés que le soleil, encore sous l’horizon, frange de rose vif. De nombreux aéroplanes, dont les parties de métal brillent, tournent très haut. Au-dessus des hommes tapis dans la tranchée de départ, un orage de piaulements, de sifflements, de râles, de souffles circule, qu’un fracas métallique immense, ponctué de déchirements et d’éclats accompagne… C’est comme une usine monstrueuse, invisible, l’espace de Dieu conquis par l’homme pour y lancer sa foudre à lui. Pas un vivant n’apparaît.
Pierre est très calme. A peine une oppression légère. C’est la première fois qu’il va sortir. Tous, autour de lui, sont muets. Un homme, appuyé du dos au talus, son fusil debout contre lui, relit de vieilles lettres. Un autre regarde une photographie d’enfant. Un autre a le front dans ses mains, on ne voit pas son visage. La plupart sont sans expression, comme indifférents. Quelques-uns sont très pâles. Il y en a un qui boit longuement, le goulot du bidon aux lèvres. Il y en a un qui pleure sans faire de bruit… Pierre regarde un officier qui tient sa montre et vient de dire à voix haute, avec un coup d’œil circulaire, qu’on n’a plus qu’une minute à rester là.
Il le regarde. Mais il songe à autre chose. Il sait qu’il va sortir de terre, que, dans soixante et une secondes, il sera peut-être mort. Mais il ignore s’il le croit. Il sait que c’est possible, et voilà tout. Il se demande à quoi il pourrait bien penser pendant ce moment qui passe avec beaucoup plus de lenteur qu’il ne l’aurait supposé. Comme il ne trouve pas, il se décide à revoir toute sa vie, qui défile dans sa mémoire avec une allure uniforme, paisible lui semble-t-il, très précise, remplie d’anecdotes et de détails. Elle s’est déroulée entière, il a revu Élisabeth et Clotilde. Il en a souffert trois secondes, le temps qu’elles occupent dans sa vie d’une minute. Il en est à son arrivée au milieu de cette nuit même, dans la tranchée où il se trouve, quand l’officier lève la main. Il achève vite la nuit pour attraper cet instant.
La main, suspendue en l’air oscille, puis, d’un geste net, coupe l’espace en avant. Tous sont dehors. Pierre a déjà fait quelques pas. Il voit devant lui la ligne rousse, sous un autre aspect, moins surélevée, et d’où ne sort plus qu’un peu de fumée traînante, qu’effiloche un vent léger. Le mur de feu, derrière, a reculé de cinq cents mètres, d’un bond. Tous marchent au pas, sans un mot, les yeux sur la ligne qui vient. Pierre est plein de vide. Un vide environné, à toutes les surfaces de son être, d’une exaltation nerveuse inouïe. Il perçoit toutes choses à portée de ses sens avec une acuité impitoyable, mais elles restent sans relation avec l’esprit, isolées les unes des autres. Il évite les fondrières et les trous avec une sûreté telle qu’il la remarque, et en fait une espèce de jeu. Sur sa gauche, à vingt mètres, un volcan noir jaillit de terre. Il se dit que c’est un obus. Mais il n’a pas l’habituel geste qui fait mesurer le sol. Dans la fumée, la terre qui retombe, il devine quelques silhouettes, qui semblent danser. Quand il peut voir, trois sont à terre. L’un de ces hommes crie, on le voit à sa bouche ouverte, d’où aucun son ne paraît sortir. Plus en arrière, un autre semble chercher quelque chose à terre. Un autre rampe sur les coudes. Trois, dont l’un boîte, s’en vont, il semble, sans se presser. Pierre les compte. Ils sont huit en tout. Plus près de lui, un peu en avant, quelqu’un hurle. C’est l’officier. Pierre n’entend pas ce qu’il dit. Rien, peut-être. Il hurle, en le regardant. Il a un trou béant, à la place de l’épaule, la droite, et plus de bras. Un jet de sang jaillit, par saccades. Pierre avance. Il entend derrière lui le hurlement qui continue, puis cesse brusquement, comme tranché…
La ligne approche. Il en est à soixante mètres. Il voit les effondrements qui la coupent, les exhaussements, les éboulis, un tronc décapité juste en face, qu’un fouillis de fils de fer soutient droit, un quart de métal qui luit au sommet d’un monticule, puis, tout d’un coup, à sa droite et à sa gauche, deux petits flocons de fumée claire. Des bourdonnements durs l’entourent, un brusque essaim. Un bruit déchire le tumulte, un bruit rythmique et violent. Çà et là, dix, douze hommes tournoient, tombent, s’arrêtent. Il les voit très nettement. Ils se démantibulent. Ils sont comme des chiffons mous. Pas un cri, dans le grand tumulte. Des gestes bizarres, presque risibles. A trente pas, sur sa gauche, il y en a un qui danse sur un pied. Pierre ne pense à rien, qu’à regarder la ligne rousse. Deux, trois volcans sortent de terre, mais derrière lui. Maintenant il court pour arriver plus vite. Voici des broussailles de fer, qui flottent sur des cratères. Une tête, face au ciel, le regarde, du fond de l’un. Il saute, se glisse, descend, monte, pose le pied aux bons endroits. Il est au bord du talus roux, saupoudré de craie blanchâtre. Il bondit, à pieds joints, dans de la fumée, court au fond d’une ornière informe, franchit des corps gisants à moitié ensevelis, évite une main qui sort de terre, entend derrière des gens qui jurent, des sauts, des piétinements. A six pas, une mitrailleuse crépite, qu’il ne voit pas. De la fumée, où bougent des fantômes vagues. Il voit le dos d’un homme assis, il le saisit aux épaules, il l’arrache à son engin. Derrière, un flot arrive, l’homme est submergé. On n’entend plus les mitrailleuses, mais un roulement de pas mous, des cris sourds, un bruit souterrain. Pierre est près d’un abri dont les marches s’enfoncent. De brusques fumées rousses en giclent, avec un craquement dur.
Son exaltation croît. Il ne sait pas ce qu’il pense, mais il sait très bien ce qu’il fait. Un soir de fête, il a été près de l’ivresse, et c’était ainsi. Il se sentait une lucidité légère, une sorte de joie nerveuse à saisir au vol ses gestes pour admirer leur précision. Il ne sait pas comment cinq ou six hommes sont autour de lui, qui lui passent des grenades, ni pourquoi l’un d’eux tombe, se tenant le ventre à deux mains. Lui est étendu sur le côté, au fond du boyau, contre le talus, lançant des engins dans le trou. Il en sort des bruits indistincts, de la fumée, de sourds éclats, des jets de flamme. Pierre tend la main en arrière, la ramène, jette la bombe avec une allégresse presque gaie. Il a envie de scander ses mouvements en déclamant des vers. Il répète vingt fois le même, en faisant bondir les mots : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn… » Pourquoi celui-ci ? Il se le demande, ne trouve pas, continue de déclamer. D’en bas, des voix étouffées montent, « Kamerad, kamerad », au milieu des explosions et des roulements souterrains. Trois hommes sanglants sortent, livides, avec des yeux clignotants. Pierre, en trois bonds, descend les marches. Dans les ténèbres absolues, qu’une âcre odeur remplit, où il suffoque, il ne voit qu’une face rousse, barbouillée de sang, que sa lampe électrique éclaire. « Kamerad, kamerad !… » Derrière lui, le carré de jour se voile, des pieds roulent dans l’escalier. Pierre trébuche. Il y a des choses molles, il sent ses souliers clapoter. Il promène sa lampe. Des corps en tas, du sang, un homme agrippé des deux poings sur un cadavre en boule, le visage tendu vers lui, les yeux blancs, un trou sombre à la place du menton et de la bouche, d’où sort un râle rauque, gargouillant, inarticulé… « J’ai tué, j’ai tué », dit Pierre. L’ivresse persiste. « J’ai tué… » Rien ne bouge en lui. « J’ai versé le sang humain. » Rien. « Je suis enfoncé dans la mort, j’ai de la mort jusqu’aux genoux… La mort… J’ai tué… Je suis enfoncé dans la mort. »
Rien ne bouge en lui. Ses fibres sentimentales dorment, au fond d’un vide infini. Par contre, la lucidité de ses sens se répand en nappes éclatantes dans tous les coins de son intelligence jusque-là suspendue par le combat. Une exaltation spirituelle surnaturelle et pourtant paisible, le berce éperdument sur le vertige des idées. Il lui semble qu’il a des ailes, et cependant, comme il braque sa lampe vers le sol, il voit ses souliers teints de sang. « Le poète est celui qui a fixé la mort. Il y en a plus qu’on ne le croit, en France, Villon, Pascal, Baudelaire, Delacroix. Ils étaient comme moi jusqu’au ventre dans la mort. Derrière tous les visages de la vie, l’enfance, l’action, l’esprit, la puissance, l’amour, ils ont vu celui de la mort. » Il se dit des vers de Villon, désespérés d’être si tendres, des vers de Baudelaire d’où suaient le pus et le sang. Quelques phrases de Pascal, flamme enfermée dans un sépulcre. Il vit passer devant ses yeux les harmonies funèbres du peintre du carnage et de la sombre volupté. « J’ai tué… j’ai tué pourtant… Saurions-nous que nous mourrons, si nous ne faisions mourir ? Et si nous ne savions pas que nous mourrons, vivrions-nous ? »
Ils étaient maintenant dehors, à la lumière. Le boyau était plein de soldats. On portait des pelles, des pics. On remuait de la terre. Le feu s’éloignait. Une seconde vague avait roulé sur eux, dépassé la tranchée conquise. Des souffles ronflaient, quelques éclats volaient en bourdonnant, des fumées traînaient sur la droite. Mais le feu s’éloignait. Une brusque gaieté convulsait les vivants. Un petit, gouaillant et crânant, parlait des « copains d’en face » avec une sympathie volubile et bourrait de tapes amicales les côtes de quelques prisonniers boueux qu’on rassemblait hâtivement. Un commandant serrait la main de Pierre, lui parlait de sa conduite, lui donnait, pour finir, une corvée à diriger. Le voilà déblayant un fossé à demi comble, faisant jeter la terre du côté de l’ennemi. L’ivresse nerveuse tombant, une lassitude subite, infinie, l’obligeait à s’asseoir. « Ai-je vraiment tué ? » Il ne souffrait pas de se dire qu’il avait vraiment tué. Sa lassitude était physique, un ressort qui se détend…
… Le soir, quand une troupe vint relever sa compagnie presque détruite, ils refirent, en sens inverse, la route du matin. Les troncs d’arbres déchiquetés, où ne restait pas une feuille, paraissaient rougis au feu. Le champ des entonnoirs s’étendait pourpre, sans un fragment de sol vivant, comme si le noyau volcanique du sol avait été mis à nu. Sur la gauche, on voyait jaillir d’une ombre commençante, la longue flamme des canons. Des brancardiers portaient une informe bouillie dans une toile de tente au bord de qui, pendu par une lanière de peau, un pied, dans un soulier intact, se balançait à la cadence de leurs pas. Pierre savait maintenant que des hommes étaient morts à cause de lui, mais il était bien sûr de n’avoir pas tué. Toute son exaltation était tombée, mais il n’avait aucun remords. Il lui semblait qu’une force inconnue avait traversé son être pour se répandre dans ses gestes, laissant sa conscience intacte, et en dehors. L’abattement subit du matin faisait place à une sorte de paix animale qu’un repas englouti en quelques minutes et une heure de sommeil dans la boue tassaient. Il était maintenant frappé par la grandeur terrible du spectacle, cette planète dépouillée, ces éclairs dans la nuit tombante, ces brusques météores rouges qui craquaient en heurtant le sol, ces canons qui hurlaient au loin, la force de l’homme seule vivante sur l’univers assassiné. Au cantonnement de la veille, qui maintenant était plus loin des lignes des deux ou trois mille mètres conquis, il but du vin, il mangea, il dormit dans une cave, sur un lit de paille pourrie, et ne s’éveilla qu’au grand jour.
Il était bien. Il y avait un puits dans la cour ruinée, encombrée de tuiles et de poutres des bâtiments effondrés. Il se mit nu, il s’arrosa d’eau froide. Le ciel d’automne était ouaté d’or roux. Les dernières chaleurs de l’année tiédissaient peu à peu la matinée fraîche. Le canon roulait. Quelques fusants éclataient haut, vers les lisières du village. Il songea aux événements de la veille comme à des choses qu’il aurait vues en spectateur. « J’ai tué. » Était-ce bien sûr ? Ce mot tombait en lui comme une pierre sur une pierre, il en percevait seulement la sonorité, sans aucune meurtrissure. Il tenta de s’en vouloir. Il se dit même : « je m’en veux », mais en songeant à autre chose. L’espace frais, les ruines roses, l’intéressaient. Il sortit sur la route, où des convois militaires s’embourbaient entre les entonnoirs. Des chevaux morts gisaient dans le sang et les tripes. Sur sa droite, à cent mètres, de l’autre côté du chemin, des hommes étaient assemblés autour d’un travail inconnu. Il aperçut un champ ruiné de pierres et de briques, un mur bas partout éventré, des objets de fer tordus, un Christ tout blanc qui n’avait plus de jambes et restait cloué d’une main. Le cimetière ? Il approcha. Une odeur fade flottait. Il vit. Deux ou trois cents morts étaient là, rangés sur le dos, côte à côte, le visage vers le ciel. Ils étaient là, dans un ordre parfait. On en faisait l’inventaire. Pourquoi étaient-ils là ? Pourquoi étaient-ils morts ? Pour quelle raison étaient-ils morts ? L’avaient-ils connue, seulement, la raison pour laquelle ils pouvaient mourir ? La connaissait-il lui-même ? Des oiseaux chantaient. Les vivants, la pipe aux dents, faisaient en paix leur besogne. Ils étaient là. Ils avaient l’air de mannequins empaquetés, de sinistres choses grotesques, avec leurs mains raidies et leur visage blanc. Un bras coupé était le long du premier de cette rangée, comme un objet. Hier matin, tous étaient vivants, tous étaient des hommes. Et on leur avait dit : « Marchez au-devant de ce fer qu’on lance pour vous tuer. » Et ils avaient marché contre ce fer. Et la seule chose qui justifiât leur naissance, le miracle de vivre, avait cessé tout à coup, parce qu’ils avaient marché quand on le leur avait dit. Voici. Hier ils vivaient, et aujourd’hui ils étaient morts. L’horreur physique du cadavre faisait entrer en Pierre, brutalement, l’horreur morale de ce que les hommes faisaient. La mort des autres est plus horrible que la nôtre, parce que nous la voyons…
Il ne se repentit pas d’avoir tué, bien qu’il se dît sans cesse : « J’ai tué. » Il était obligé de s’avouer enfin à lui-même qu’il ne se rendait aucun compte d’avoir tué. Seulement, il souffrit, pour eux, que ceux-là qui ne souffraient plus, fussent morts. Pour eux, qui étaient morts. Ils étaient dans la nuit totale. Leur conscience n’existait plus. Et la sienne, à l’autre extrémité de l’axe, avait la puissance incroyable de sentir, de jouir, de souffrir, de raisonner et de vouloir. Ils étaient bien portants et jeunes la veille. Et des vieillards et des malades vivaient. Leurs enfants étaient là. Et leur chair s’effondrait dans la pourriture. Et il y avait sur la même terre, éclairées par le même soleil, des chairs qui rassemblaient en elles toute la lumière de Dieu, toutes ses eaux, toutes ses plantes, et les odeurs de sa fécondité. Il ferma les yeux. Le corps de Clotilde surgit. Une douleur horrible le poignit, comme toutes les fois qu’il songeait à Clotilde et qu’il n’avait pas sous la main une lettre d’Élisabeth. Et cette fois, il souffrit davantage, parce que tous ces cadavres étaient là. Pourquoi cet épouvantable contraste ? Clotilde, ceux ou celui qui l’auraient absorberaient en eux le monde, et le sauraient. Le monde absorberait ces charognes, sans le savoir. Il rouvrit les yeux, regarda les corps pitoyables. Il tenta de haïr Clotilde. Il ne put pas, ne l’aimant pas d’amour. Et puis il s’en voulut. Il était trop intelligent pour haïr une fleur parce qu’elle était une fleur et qu’il y avait autour de ses racines de l’ordure. Égalité… fraternité… La loi n’était donc rien ? Ces misérables étaient morts. D’autres aimeraient Clotilde. L’effroyable fatalité pèserait donc toujours sur l’homme et le hasard exigerait que celui-ci fût Dieu et celui-là une nourriture de Dieu ?
Il s’enfuit. Il évita, en traversant la route, une grosse marmite qui l’obligea à un plat-ventre brusque, songea avec terreur pour la première fois, pendant qu’il fuyait en courant la zone malsaine, qu’une autre, dans une seconde, pourrait le priver pour toujours d’être ce qu’il voulait être, d’aimer qui il voulait aimer. Il se réfugia dans la cave qu’il partageait avec quelques autres, alluma un bout de bougie, le fixa sur une poutre dans la cire, tâta sa poche, en sortit une lettre reçue deux jours auparavant. Après trois mois, Élisabeth exhalait encore sa colère. Elle évoquait, pour la dixième fois, l’arrivée à Paris de Pierre qu’elle croyait à l’abri, puis son premier mouvement d’ivresse, puis l’affreuse anxiété pendant le conseil de guerre, l’élan de joie après l’acquittement, la chute nouvelle dans l’angoisse lors de l’envoi presque immédiat dans les chasseurs…
« Je t’aime, je t’aime. Et c’est au moment même où je t’ai reconquis sur moi qu’on t’envoie au massacre ! Je ne veux pas qu’on te tue, je ne veux pas. Écoute. Je ferai tout. Je te cacherai… Je te trouverai un moyen de gagner la Suisse, l’Espagne. Oh ! dis oui ! Je veux être heureuse. Je veux que tu sois heureux. Je me moque de la patrie. Je me moque de l’humanité, et de tout et de tout, sauf de toi et de moi… »
La lettre lui fit oublier le spectacle de tout à l’heure. Il songea aux combats anciens entre eux deux et contre lui-même. Il s’avoua que sa conscience était plus paisible qu’alors. « Je risque la mort, soit. Mais je souffre moins qu’en Italie, ou en Suisse. Est-ce parce que j’ai retrouvé Élisabeth ? Non. Avec Clotilde, le drame est rentré dans mes sens. Mais cela, c’est indépendant de la guerre. Je serais à leur côté que le drame serait pire. Oui, ma chair souffre. Mais pas ma conscience. Je comprends, j’accepte de la vie bien des choses que je voulais en retrancher. J’ai tué pourtant. J’ai tué. Ai-je tué ? Et mon orgueil ! Hier, je le mettais à refuser de tuer, de me laisser tuer pour des choses auxquelles je ne crois plus. Aujourd’hui, je n’y crois pas davantage. Peut-être moins. Pourtant, j’ai tué pour ces choses, j’ai risqué d’être tué. Et mon orgueil est plus tranquille. C’est idiot. Je suis fier d’avoir été brave, et je ne savais pas ce que je faisais. J’ai été brave. On me l’a dit. J’ai sauté le premier dans la tranchée boche. Oh ! ce mot, voilà que je le dis aussi ! La communion dans le meurtre est-elle donc plus humaine que la solitude dans la justice ? Je suis moins seul. Je souffre moins. Et d’ailleurs, en me révoltant, étais-je juste ? Ne suis-je pas plus juste en acceptant ma part ? Ma part de vie ? Ma part de risques ? J’ai vaincu la conscience. J’ai vaincu la peur. Hier j’étais inconscient. N’est-ce pas vaincre la mort ? Que penser ? Je ne sais plus… La conscience, la mort ? Des mots. Je puis donc risquer la mort pour porter un bout de ruban à gauche de la poitrine ? Moi ! »
Il s’était couché sur sa paille. Près de lui, la plupart dormaient. Un seul nettoyait son fusil, sans mot dire. Un autre inventoriait le contenu de sa musette, et rangeait sur une caisse défoncée une croûte de pain, quelques bouts de ficelle, deux enveloppes froissées, un dé à coudre, un morceau de crayon épointé, un paquet de tabac vide. Quelques-uns parlaient de leur misère, montraient le poing à l’invisible, appelaient la révolution. Pierre, qui venait de se trouver si pauvre, se sentit pour eux plein de tendresse et de dédain. Toujours le mythe ! Il avait cru qu’on se délivrait des idoles, maintenant il en doutait. Quand l’idole est en poussière, nous ramassons cette poussière pour modeler avec ivresse l’autre idole qui naît de nous. La forme future de Dieu n’est jamais ce que nous pensons. Chacun de nous travaille son morceau d’airain pour que la statue soit à sa taille, lui parle sa langue à lui, le protège contre tous les périls de vivre, lui donne son pain quotidien. Dressée, elle est énorme, nul ne la voit d’ensemble, elle est froide, insensible, inféconde et ne parle pas… Nous la lions d’un câble, nous tirons, et elle nous tombe dessus.