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La roue

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II

En face de lui, à cent mètres, le sergent Chambrun regardait monter de la nuit l’énorme étoile immobile entre deux déserts indistincts, la fuite lourde des nuages, le moutonnement de la terre, rase et noire, que d’autres étoiles, plus loin, noyaient en s’éteignant ou s’allumant dans la ténèbre uniforme ou la demi-clarté révélatrice d’autres solitudes pareilles, à l’infini. Il avait dû quitter son trou que la boue emplissait plus qu’à mi-hauteur. Il s’était fait une petite excavation dans le talus de la tranchée, pour être assis. Mais la boue baignait ses genoux et le dessous de ses cuisses. De temps à autre, il les soulevait, s’agrippait au talus, des deux talons. Seulement, il ne pouvait pas garder longtemps cette attitude. L’atroce crispation des membres l’obligeait à chercher autre chose, ou bien la terre tout d’un coup cédait. Il éprouvait d’ailleurs un court soulagement à changer de souffrance, à passer des longues aiguilles de feu dont le vent perçait ses cuisses humides, à l’endolorissement glacé des jambes bloquées dans la glaise. Sa somnolence douloureuse, au fond de qui veillait la peur de dormir, était tranchée d’élancements aigus, à chaque affaissement brusque des muscles contracturés… On ne jurait plus près de lui. On ne gémissait même plus. Les guetteurs dormaient-ils ? Il faisait des efforts violents pour tâcher de saisir la volonté d’aller s’en rendre compte. La brûlure du froid n’arrivait même plus à l’arracher à son atonie grandissante. Les fusées montaient maintenant comme du fond d’un cauchemar, même celles qui partaient d’à côté de lui. Il ne s’apercevait pas qu’elles s’espaçaient peu à peu, qu’un jour livide, lentement, inondait l’étendue sinistre, le désert des pierres mortes et des arbres déchiquetés, l’ondulation solitaire de la plaine en ruine où le passage des hommes était marqué par quelques cadavres épars.

D’un sursaut, il s’éveilla. Un souffle soyeux venait, courbant les têtes, puis attirant les regards en arrière, où, à moins de cent mètres, dans les décombres du village, jaillissait une gerbe rougeâtre dont une explosion gémissante paraissait couronner la cime, comme si elle se heurtait à quelque voûte de métal. C’était le réglage quotidien sur les ruines de l’Église. Allaient-ils bombarder la tranchée ou le carrefour du village par où passaient tous les boyaux d’accès ? Trois minutes, l’anxiété se suspendit aux souffles passant en trombe, les coups trop courts ou trop longs y apportant des crispations soudaines, des détentes inattendues où les rires éclataient. La menace absente, on souffre. La menace présente, on agonise. La menace écartée, on rit. L’esprit frémit à son sommet dans l’illusion toujours renaissante d’une liberté insaisissable, comme les feuilles, attachées au sol par les racines, prennent le vent.

Bientôt, ils surent ce qui les attendait pour ce matin-là. Les ravitaillements n’étant pas venus avant l’aube, échoués quelque part dans la boue, sans doute, ils n’arriveraient pas avec ce tir continu. C’était la faim, et comme la mort s’écartait pour une heure, le concert des lamentations et des jurements commença. Georges seul ne disait rien. Il écoutait. Il écoutait la plainte éternelle de la victime contre le bourreau, du pauvre contre le riche, du mouton contre le loup. Où était l’ennemi ? Devant ou derrière ? Ou nulle part ? Ou partout ? Il ne le savait plus. Eux le savaient. C’était le monstre vague qui tantôt lançait contre eux du fer et tantôt ne leur apportait pas le pain, en tous cas les tenait ici, malgré eux. Malgré eux ? L’eussent-ils écouté s’il leur avait dit : « Vous êtes libres » ? Non, sans doute, puisqu’ils n’auraient pas su d’où venait la voix, s’ils trouveraient le pain, si le fer ne tomberait plus dès qu’ils s’en iraient en arrière ou que, sans armes dans les mains, ils marcheraient en avant. L’incertitude épouvantable des grandes heures de l’Histoire pesait sur ce fossé boueux. Georges ne se demandait pas encore s’il était un héros ou s’il était un esclave. Eux non plus. Mais ils n’aimaient déjà plus que les papiers imprimés les traitassent de héros. Si les mêmes papiers les avaient traités d’esclaves, ils eussent sans doute protesté… Il était semblable à eux. Il n’était pas mort tout à l’heure, mais il allait avoir faim. Il regarda le ciel opaque, la fange où il plongeait jusqu’aux aines, le désert pelé, les décombres où tombait le fer. Des souvenirs classiques lui revinrent. Il vit les jeunes filles athéniennes jetant des fleurs sous les pas des marins de Thémistocle, les Légions traversant les forêts intactes sur des dalles de granit, les chevaliers tout noirs, une croix sur la poitrine, dont le Christ habitait le cœur, les seigneurs poudrés et frisés qui, avant de se battre, échangeaient des propos courtois, la chevauchée victorieuse dans la lumière de l’aurore, derrière l’archange de la guerre, le long du Danube asservi.

Cependant, courbé sous les souffles, s’appuyant des mains et des coudes au talus visqueux, refoulant des genoux, comme un cheval, la boue liquide qui s’ouvrait avec un bruit doux, un homme arrivait. Il était habillé de fange. Il contait ses cheminements pour traverser le barrage, s’extasiant sur sa tenue et blaguant sa mauvaise humeur, cependant qu’il extrayait d’une poche intérieure un paquet souillé de boue et dénouait de ses doigts raides la ficelle qui le liait. Les lettres ! Il calait le paquet au creux de sa main gauche, tandis que l’index droit en inventoriait le contenu. La plupart l’entouraient avides, d’autres ne bougeaient pas. Ceux-ci, depuis six mois que durait la guerre, n’avaient encore rien reçu, n’attendaient plus rien. L’usure sentimentale était venue, ils n’avaient plus ces sauts du cœur des premières semaines, ces chutes dans le noir qui les suivaient.

Georges, pour donner l’exemple, restait à sa place les dents serrées, les yeux fermés, les jambes molles, la poitrine pleine de chocs. Il prit ses quatre lettres qui, fangeuses comme les autres, tranchaient sur elles pourtant — cartes postales à sujets patriotiques, au crayon, enveloppes jaunes translucides où l’adresse commençait en haut — par leur aspect confortable, leur parfum, leurs suscriptions assurées, avec une sensation physique délicieuse, tout le corps soudain détendu, un brusque afflux de sang aux joues, aux mains, aux jambes. Il s’accota dans sa niche et lut.

La première venait de Suisse. C’est Pierre qui l’écrivait. Huit longues pages, clamant l’horreur du massacre, la haine du « capital » qui l’avait déchaîné, le mépris de ceux qui consentaient à s’y soumettre, le plaignant d’y être plongé, l’exhortant à réagir, lui faisant part des efforts des associations pacifistes, lui vantant les méthodes allemandes, soulignant et raillant les fautes des alliés. La Marne ? Un hasard. L’Yser ? Une défaite, car c’est nous qui voulions passer. La paix, vite la paix. La France n’était pas de force. Et puis, la paix, c’était la victoire morale. La défaite seule grandissait les peuples… Georges, rageusement, froissa la lettre, l’enfouit en boule dans la poche de sa culotte, et comme il était presque en face d’un créneau à ciel ouvert, s’arma de l’argument placé à cent mètres de lui, la ligne brune continue, hérissée de broussailles de fer. Pour s’apaiser, il lut les autres, d’un seul trait. Quand il les eut finies, il était plus calme. Cependant, au fond de sa foi, une inquiétude était tapie. Il restait triste. Il cherchait sans s’en rendre compte le soulagement que lui donnaient toujours les nouvelles de chez lui. Il avait la sensation vague qu’un filet de poison coulait dans le sang de ses veines.

Il s’ébroua. Une corvée, avec des pelles, tentait de vider le boyau, rejetait la fange liquide au delà du talus. Il prit un outil. Il aida ses hommes hargneux. On l’aimait. Il était juste. Les jours de péril, il se jetait au premier rang. Il sentit se noyer son malaise dans le soulagement qu’il leur donnait. Par malheur, la pluie commençait, d’abord violente, puis têtue, une de ces pluies droites, égales, tombant d’un ciel uniformément gris, qui semblent avoir toujours été. L’équipe, en pataugeant, se dispersa. Georges, pour éviter une salve trop courte qui soulevait en trombe, à trente pas, et projetait dans le boyau des paquets de brique et de boue, s’accroupit, les genoux au menton, dans l’eau jusqu’à la poitrine. Plus loin, près de la mitrailleuse où subsistait le seul abri couvert, où l’eau ne montait qu’aux chevilles, il vit au mitrailleur, pâle sous la croûte boueuse, un visage si désolé, que son angoisse revint.

— Qu’avez-vous, Puteau ?

— Rien. I pleut. J’m’emmerde. J’voudrais savoir pourquoi j’suis là…

Georges tira de sa poche la lettre de Pierre, mouillée, froissée, la déplia, l’étala de ses mains boueuses, lut une phrase, hésita, puis lança le papier au loin, pour ne plus souffrir à le lire. Et bien que la pluie commençât à filtrer, par endroits, entre les rondins, il s’assit, il prit dans sa poche la lettre d’Élisabeth.

— Nous t’admirons tous, ici, mon Georges… Nous vous aimons, toi et tous tes camarades, pour l’entrain, la gaieté, l’enthousiasme avec lesquels vous offrez votre vie aux idées qui ont fait la gloire et propagé l’influence de la France dans le monde. Si tu savais le courage de tous ces petits que je soigne ! Ils ont envie d’y revenir. Quand tu souffres, dis-toi bien que les tiens te réservent la récompense d’un amour multiplié et que tu dois sentir s’accroître la paix intérieure qu’on trouve dans l’estime qu’on a pour soi. Ne sens-tu pas frémir des ailes invisibles au-dessus de la tranchée ?

Georges eut juste le temps de se garer. Un grand pan de terre coulait du talus ruiné par la pluie, comblant presque le boyau. Une odeur affreuse souffla, qui fit jurer Puteau. Un tronc et une jambe à demi décharnés, sous des lambeaux d’étoffe sombre, sortaient de terre, là où l’épaulement avait cédé. Une sanie noirâtre suintait du gril des côtes, des muscles verts s’effilochaient. Il chercha un autre refuge. L’eau bourbeuse emplissait tout, clapotant sous l’averse, reprenant motte après motte les parois qui s’effondraient. Il ne trouva, au fond d’un cul-de-sac, qu’une étroite plate-forme en planches, visqueuse d’excréments noyés dans la boue et de papiers liquéfiés : « Ne sens-tu pas frémir des ailes invisibles au-dessus de la tranchée ? Ce sont celles de la patrie. Elle les secoue dans la lumière sur la terre généreuse qui nous a donné notre pain. »

De nouveau, il hésita. Sa main était levée, le papier en boule au creux d’elle. Lentement, il baissa le bras, remit dans sa poche boueuse la lettre qui sentait l’iris. Il eût voulu maintenant retrouver celle de Pierre, les confronter. Où était-elle ? Il prit celle de sa mère, quatre pages égales, sans accent, sans ratures, comme la pluie qui tombait.

« La bonté de Dieu est infinie… » Il s’aplatit dans l’ordure. Le souffle était venu si vite que trois éclatements presque confondus gémissaient au moment où sa face heurtait la planche. Il se pelotonna sur lui-même, la lèvre en sang, risqua, la tête dans les épaules, un regard en dessous vers l’issue du boyau, à moins de cinq mètres de lui. Une mer de boue noire en montait, dans un jet oblique, avec des gerbes géantes, à travers un voile de poussière, de pluie et de fumée bleuâtre que l’averse refoulait dans le fossé. Une odeur d’acier chaud, des bourdonnements durs, une grêle molle, des cris. Il se releva d’un bond, courut. Quatre hommes étaient là, un mort, la tête broyée, un œil intact nageant dans une bouillie grise. Un autre, la cuisse écrasée, avec des morceaux d’os blancs amalgamés au drap de la culotte par le sang, disait interminablement, d’une voix douce, tremblotante : « Maman, maman, maman… » Un autre, la face livide, regardait sans mot dire une anse d’intestin qui, à chaque respiration, s’élargissait sur son ventre, où la capote fendue comme avec un rasoir bâillait. Un autre était appuyé du dos au talus bouleversé, défaillant, déjà presque exsangue… Il n’avait plus son bras droit. De l’épaule arrachée, un long jet de sang sortait à chaque seconde, arrosant l’homme au ventre ouvert. Au fond de l’excavation creusée par le fer, ce sang moirait la boue liquide qui filtrait entre les éboulis de terre et recouvrait déjà presque à demi le cadavre et les blessés.

Georges, les jambes molles, s’empressa pourtant. Ses doigts tremblants dépliaient son pansement individuel, tamponnaient l’artère coupée, tandis que l’homme, fléchissant soudain, tombait dans la fange, la face en avant. Georges dut s’accrocher au bras qui restait pour élever au-dessus de l’eau montante la bouche du moribond. Des hommes, un infirmier, venaient. Le poste de secours étant noyé, ils durent tenir sur un brancard, en l’air, l’un après l’autre, les blessés, couper les vêtements boueux, rentrer l’intestin de leurs mains boueuses, entourer de bandes boueuses le ventre décousu, la cuisse broyée. L’homme à la cuisse hurlait. L’homme au ventre, livide, couvert d’une sueur poisseuse que la pluie lavait sur son torse et sa face murmurait : « Ah ! la guerre ! ah ! la guerre ! » L’homme à l’épaule, les yeux blancs, râlait, la boue gargouillant dans sa bouche, à chaque hoquet. De la blessure béante, le sang ne coulait presque plus.

Où les mettre ? Derrière, le barrage continuait, par salves de deux ou de quatre, soulevant des volcans liquides dont les longues éclaboussures atteignaient les blessés chaque fois. Ils durent installer des toiles de tentes sur un brancard posé d’un bord de la tranchée à l’autre, fixer tant bien que mal dessous, aux parois qui s’éboulaient, les autres brancards où gisaient les deux survivants. Un vif bourdonnement de balles salua ce travail, crevant les toiles, rasant ou écorniflant les brancards, recroquevillant dans leur chair meurtrie les blessés épouvantés. Georges, épuisé, s’assit dans la boue, le dos au talus, si défait que l’infirmier dut s’occuper de lui. Quand il put se relever, la pluie cessait, un vent très froid soufflait, qui bousculait les nuages, noirs et gris, moutonnant, montant toujours de l’ouest, passant très vite et très bas au-dessus de la bataille, plongeant à l’est, comme si c’étaient les mêmes qui faisaient le tour de la terre et revenaient promener le visage triste du ciel au-dessus de la même ornière où des hommes agonisaient. Georges leva les yeux, chercha, ne vit que la ronde sinistre. En lui, du vide, un vide immense, où le désespoir se levait, tout seul, quelques lambeaux d’idées fuyant en déroute de tous côtés. Dieu ? Il l’appela, tenta une courte prière que recouvrit le désespoir. Il voulut pleurer. Il ne put pas. Un poing lent s’installait autour de sa gorge, choisissant la place des doigts, serrant avec douceur. Ses lettres ? Il tâta sa poche. Celle de sa mère n’y était plus. Au moment de la salve, elle s’était noyée, sans doute. Le contact de ses doigts avec celle d’Élisabeth, roulée, froissée, souillée, fut si pénible, qu’il la jeta violemment. Celle de son père était encore là, il eut du soulagement à la rouvrir, il ne se souvenait plus d’elle. L’avait-il lue ? En tout cas, elle serait nouvelle pour lui, le rendrait à son équilibre. Son père était un homme fort.

« Mon cher Georges, tes lettres me font plaisir. Le courage qu’elles respirent et dont j’ai eu des échos d’autre part m’enchante. Je reconnais bien là mon sang. Tiens bon. Tenez tous bon. Je tiendrai aussi, sois tranquille. Après le désarroi des premiers mois, je me suis remis à l’ouvrage avec l’entrain que tu connais et puis t’annoncer que les affaires reprennent et vont aussi bien que possible. Je ferai une année triple au moins de celle qui aura précédé la guerre. La Suisse seule achète vingt fois plus qu’elle ne faisait auparavant. Et ça ne fait qu’augmenter. Tu seras riche, mon cher Georges, c’est la récompense que te réserve ton père pour avoir si bien fait ton devoir. Que sont quelques mois, quelques semaines peut-être seulement encore de fatigues et de périls auprès de l’avenir que je te réserve ? Au fond, tu es un veinard. Tu auras vu de belles choses. Ma vie est bien terne auprès de la tienne. Que veux-tu ? Je dois me résigner à n’avoir plus vingt ans. Je me console en pensant que je travaille à te faire une vie moins pénible que la mienne. »

Georges frissonna. La boue séchait sur lui, le vent buvait l’éponge du tricot et de la capote. Un froid mortel l’envahissait. Aux jambes, qu’il ne sentait plus, le choc sourd des artères éparpillait par instant sur la peau des millions de piqûres d’épingles. Il essaya de les mouvoir. Elles étaient si insensibles qu’il dut regarder ses pieds pour s’apercevoir qu’il pouvait les bouger à peine. Toute la chair du torse et des bras, au contraire, cinglée de lanières tranchantes, grelottait. Une crampe violente tordait ses boyaux qui grondaient. De nouveau il dut s’accroupir dans la boue. La faim voilait ses yeux, faisait bourdonner ses oreilles. Il vomit du vin qu’il avait avalé d’un coup, pour se réchauffer. Il défaillait. Au-dessus de lui, les glissements soyeux des bombes passaient toujours, tirant du fond de sa somnolence même, à chaque fois, l’invincible réflexe qui fait plier l’échine, rentrer la tête dans le cou. Les nuages fuyaient toujours, de leur même allure régulière. Il était si meurtri qu’il ne sentait même plus, éternelle, infinie, — divine, — autour de son être, l’indifférence de la nature et des humains.

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