La roue
III
« Élisabeth, ma sœur, la guerre est ignoble. Je ne puis plus te le cacher. On est écrasé dans la boue, à la place même où l’on reste des mois et des mois sans bouger et d’où l’on ne voit qu’un ciel pluvieux, par des paquets de fer qui viennent on ne sait d’où et que vous lancent des gens qui ne vous connaissent pas, ne vous voient pas, ne peuvent pas vous haïr. Pourquoi ? Pour qui ? Pierre aurait-il raison ? La patrie ne serait-elle qu’une idole que ses prêtres arrosent de sang humain ? Je ne sais plus. En tout cas, il ne faut pas maudire Pierre. L’horreur du sang versé est un sentiment qu’un chrétien comme moi, une idéaliste comme toi peuvent voir pousser sans révolte à ses conséquences extrêmes. Dieu nous a défendu de tuer, et si nous tuons, c’est contre ses commandements. Je suis parti à la guerre, il est vrai, pour défendre l’idée chrétienne que la France a incarnée dix siècles et qui continue dans les croyants de ton espèce. Mais les prêtres allemands disent aussi parler au nom du Christ ! Alors, si tous se sacrifient, le bourreau, la victime, où est la vertu du sacrifice ? Ne sommes-nous pas victime et bourreau tour à tour ? Dieu veut-il étouffer pour toujours, dans l’instinct de l’homme, la soif horrible de la guerre ? Je ne sais plus, je ne sais plus. Devons-nous tuer pour fonder l’amour universel ? Mais les autres, que feront-ils ? Devons-nous déposer les armes et, comme les martyrs du Cirque, tendre la gorge au couteau ? L’athée Pierre serait-il plus près de mon Dieu que je ne le suis moi-même ? Pourtant, en s’effaçant, c’est le meurtre qu’il laisse passer. Mes idées tournent sur un gouffre. Je ne sais plus.
En tout cas, toi, écris-lui, et reviens-lui, rappelle-le à toi. Il en est digne. Ne t’entête pas dans une attitude dont tu souffres. S’il ne t’a pas écrit depuis huit mois, je suis sûr que c’est par orgueil. Toi aussi. Et vous mourez de ne pas vous parler, avec le mur de votre orgueil entre vous deux. Par pitié pour moi, écris-lui. Je voudrais au moins te savoir heureuse, avant de mourir. »
Il y en avait ainsi dix pages, qu’elle avait relues dix fois. Une colère montait d’elle, contre ce frère qui pliait. Ne souffrait-elle donc pas, elle ? Ne sentait-elle pas, pour avoir voulu maintenir au-dessus de son bonheur même, une image de la patrie qui se confondait peu à peu avec l’image de sa fierté invulnérable, la vie se rétracter en elle peu à peu, ses flancs jadis gonflés de sang s’emplir de cendres, sa peau flétrir, ses beaux cheveux qu’elle n’avait plus aucune joie à tresser avec des rubans et des perles, devenir secs ? Elle sentait grandir sa haine pour les fleurs. Elle leva les yeux vers le miroir de sa toilette, auprès de laquelle elle était. Elle eut envie de le briser, il ne lui renvoyait pas d’elle une image assez hideuse. Elle avait de si larges creux noirs sous les paupières, que le bleu des iris semblait devenu sombre et n’être plus, au fond d’un gouffre, qu’un reflet du ciel sur l’eau souterraine. Là où elle avait une sensation de sécheresse, aux joues, aux tempes, la peau prenait un grain si délicat que le réseau des veines y paraissait par transparence, comme des nervures bleuâtres sous l’épiderme d’une fleur. Les cheveux blonds, moins contenus, élargissaient le mystère mouvant des ombres sur le visage amaigri. Et du buste, moins riche, le cou sans collier émergeait si pur qu’il avait l’air d’une hampe portant comme une arme la tête osseuse aux yeux ardents.
Le brasier brûlait lentement, sans qu’une goutte d’eau tombât sur lui. Elle n’avait pas pleuré une fois, depuis le départ de Pierre. Après deux semaines affreuses où chaque coup de sonnette, chaque entrée, toutes les portes qui s’ouvraient, toutes les lettres reçues creusaient des sillons sanglants dans sa chair, où elle avait dû, pour ne pas écrire, demander à sa mère de prendre ses plumes, son papier, de la verrouiller chez elle, où elle n’avait pas eu une minute de sommeil, l’orgueil avait vaincu. Elle ne dormait toujours pas. Mais elle savait qu’elle n’écrirait jamais à celui qui n’avait pas eu besoin ou avait écrasé en lui le besoin de lui écrire. Elle avait ordonné à Georges, à son père, à sa mère, de ne pas lui parler de lui s’il leur écrivait, de ne pas lui dire ce qu’il faisait, où il était. Sa haine pour lui passait sur son cœur comme un vent brûlant sur l’herbe et la source, et sa douleur de le haïr fortifiait sa haine. L’amour du sol, en elle, devenait une manie rageuse, mystique, elle en faisait un refuge inaccessible au pardon et à l’amour.
— Que t’écrit Georges ? questionna Mme Chambrun qui travaillait auprès d’elle.
— Rien, il va bien. Il m’exhorte à pardonner… » L’orgueil du sang fermait ses lèvres.
— J’espère bien que tu ne l’écoutes pas !
Elle eut un élan de fureur, et, d’un seul flot, tout son amour revint, comme chaque fois qu’on tentait de la maintenir dans sa haine : « Ce serait chrétien, ma mère. »
— Le pardon, c’est l’oubli des offenses, et tu as oublié l’offense puisque tu ne te venges pas. Mais un mariage chrétien ne peut être sans la confiance réciproque et l’amour.
— Je l’aime et je me venge, puisque je ne lui dis pas.
— Tu te trompes sur toi-même. Une jeune fille comme toi ne peut aimer un homme qui se dérobe à son devoir.
Elle eut envie de lui jeter la lettre de son fils, se contint, mais en même temps, revenue toute à cette lettre, sentit que la colère qu’elle éprouvait contre son frère ravivait sa haine pour celui qu’il désignait à son amour. Elle ne put aller jusqu’au bout de sa pitié pour sa mère. « J’oubliais aussi de te dire que Georges doute de Dieu, que le carnage l’effraie, qu’il se demande pourquoi Dieu a permis de telles choses. »
Mme Chambrun eut un haut-le-corps, mais très vite se rasséréna. « J’ai confiance en lui. C’est une de ces défaillances que le meilleur chrétien éprouve et qui lui sont nécessaires pour se démontrer à lui-même qu’il est chrétien. Nous n’aurions pas à savoir, d’ailleurs, pourquoi Dieu permet ces choses si nous n’en trouvions pas les raisons dans nos péchés. »
Élisabeth bondit : « Les péchés de Georges ? Il est né. C’est son seul péché jusqu’ici. » A ce moment elle haït la guerre.
— Mais c’est un péché que de naître, et Georges, comme nous tous, doit le racheter.
— Mais maman, c’est horrible. Même si ce que tu dis est vrai, il paierait en ce moment mille fois plus cher que toi, que moi, que tous ceux qui passent dans la rue, où les pécheurs sont si nombreux qu’on ne trouverait peut-être pas un être, hors les petits enfants, qui soit innocent comme lui. »
Mme Chambrun s’exaltait. « Personne n’est innocent ma fille. »
— Même ton fils ?
— Même lui, surtout s’il est vrai, comme tu le dis, qu’il doute de Dieu. Mais je le connais, tu as mal lu sa lettre. Ce malheur nous sera épargné. Il vient d’avoir sa seconde citation. Se battrait-il comme il se bat, s’il n’était plus chrétien ?
Un miracle entrait. En se contentant d’exister, il eût répondu pour la jeune fille. Un miracle. L’éternelle guerrière qu’on pourrait, dans toute l’Histoire, suivre à des traces de sang si elle ne laissait aussi dans son sillage l’ineffable parfum des fleurs. Elle était grande, avec des épaules larges, régulièrement inclinées, d’où les bras tombaient purs et ronds. Elle marchait si fièrement qu’elle semblait nue. Elle était nue. La splendeur sinueuse des chairs obligeait les étoffes à se modeler sur leurs masses tournantes comme une atmosphère soyeuse qui l’accompagnait. Du talon haut, de la cheville sculptée à la tête petite et haute, la longue ondulation charnue montait avec la fermeté glorieuse d’une plaine qui se déroule sous la lumière de l’été. Cela progressait sans un heurt, l’oblique élan des jambes longues s’élargissait aux flancs épanouis que la dépression ondoyante des hanches, pareille au cadre d’une lyre, réunissait au creux des reins. Du ventre à peine ondulé au dur jaillissement des seins qui tremblaient à peine sous le taffetas du corsage, croisé sous eux, les plans soutenus s’élançaient, tournaient, cintraient la poitrine bombée, érigeaient le cou cylindrique, d’une pâleur dorée, où battait le sang des artères et au sommet duquel, sillonnés d’ombres et de flammes, les cheveux noirs à reflets roux tordus en tresses circulaires couronnaient le crâne rond. La face était une splendeur fauve, avec la grande bouche aux dents serrées et régulières, ourlée de sang, gonflée de sucs, le nez droit aux ailes fières, les immenses yeux gris, enfoncés dans une ombre chaude, violets à la lueur des lampes et où des étincelles vertes s’allumaient et s’éteignaient. Elle avait de grands mouvements qui paraissaient continus et n’avoir jamais commencé et ne devoir jamais finir. Il suffisait qu’elle marchât, qu’elle tournât la tête, qu’elle levât la main pour délivrer des ondes musicales. Immobile, elle les captait comme un troupeau obéissant.
— Que dis-tu, maman ? » La voix avait des profondeurs liquides, un flot de cristal qui heurtait des parois d’airain… « Que dis-tu ? Tout le monde se bat bien, et tout le monde n’est pas chrétien, il s’en faut. Des socialistes, qui sont partis pour faire la guerre à la guerre, des instituteurs pour défendre la morale outragée, des Juifs pour se faire une patrie, des milliers de bourgeois sceptiques, d’ouvriers révolutionnaires tombent tous les jours au premier rang. Tu connais les idées de Richard ?… Je venais précisément t’annoncer qu’il a décroché, lui aussi, sa seconde citation, et la médaille militaire, encore… Il a descendu un avion boche…
Quand elle prononça le nom, ses larges paupières battirent, recouvrant d’un voile d’or la flamme des yeux gris, son cou, gonflé d’un spasme musculaire, s’empourpra, sa poitrine battit, monta comme une vague, tandis que ses épaules ondulaient. Elle n’avait pas une fleur, pas un bijou, pas un parfum. Mais une telle force d’amour rayonnait d’elle qu’Élisabeth souffrit dans sa chair desséchée et que Mme Chambrun, obscurément choquée, faillit se signer. C’était Clotilde, l’aînée, la fille si longtemps préférée, choyée pour sa passion mystique, et à qui le mariage, en quelques mois, avait rouvert les portes de l’Éden. Avec la force de l’époux, la joie révélée peu à peu dans ses plus grandes profondeurs, l’union miraculeuse des sens larges ouverts avec la vie universelle, tout l’ancien édifice de l’éducation qu’étayaient tant de désirs obscurs et d’impressions irraisonnées s’était effondré soudain. L’époux. L’époux seul, sa puissance infinie, ses idées qu’elle déterminait comme un brasier crée la lumière, et le lien brûlant qui l’attachait à lui, entraînant avec elle en lui, confusément, le flot des souvenirs, des pensées, des sensations, des sentiments confondus.
— Georges est chrétien. Il ne peut pas faiblir. Tous les autres, ton mari le premier, ne se relèveront plus à la première défaillance. Tous les socialistes finiront par penser comme celui qui fut le fiancé de ta sœur. Les instituteurs ne pourront retenir dans le devoir des hommes à qui ils ont appris qu’il n’y avait pas de Dieu. Les Juifs font déjà des affaires… Ton père le leur reprochait encore hier. Georges ne faiblira pas.
— Richard non plus, maman ! il est trop vivant pour ça ! Il n’aura même pas de défaillance. Ah ! je le connais, je le connais ! Il s’enivre de lui-même. C’est dans sa puissance seule que réside son besoin d’action, tout lui, ses sentiments, ses goûts, ses idées même. Tu sais combien j’ai souffert, bien que je l’aimasse déjà, quand il m’a demandée, de ce qu’il était épicier en gros. J’étais bête. Je voulais un médecin, ou un avocat, ou un ingénieur, ou un banquier, que sais-je ? La veille de la guerre encore, ça m’ennuyait qu’il vendît de la cassonade et achetât du raisin sec et ne songeât pas à s’en cacher. Tout ça est loin. Ingénieur, médecin, avocat, banquier, il eût été le même, un conquérant. Il est soldat sans effort, et magnifique soldat. C’est un mâle !
Elle avait dressé le buste, secoué sa belle poitrine, puis, devant l’effarement de sa mère, rougi. Et comme elle se tournait vers sa sœur, d’un mouvement instinctif, elle lui vit la face si tragique que ses larmes jaillirent et qu’elle lissa les cheveux de la délaissée avec la paume de sa main. Élisabeth la laissa faire, pardonna même d’un regard, mais ne dit rien.
Mme Chambrun avait vu les larmes. Mais elle n’avait pas compris. Quelque chose bougea dans son cœur : « Tu pleures, Clotilde ? Je te comprends. Hélas ! Où est ton refuge, maintenant que tu ne crois plus, contre l’inquiétude, contre le malheur possible ? Comment cette guerre n’apprend-elle pas à tous où est la vérité, la morale, la paix du cœur ?
— Non, maman, je ne pleure pas. Je n’ai pas d’inquiétudes. Je n’ai jamais eu d’inquiétudes. Il ne lui arrivera rien. Il est trop fort. Ce n’est pas son aéroplane qui le porte. C’est lui qui porte son aéroplane. Un homme comme lui ne meurt pas. Il domine les événements. » De nouveau elle s’était dressée, sa joie refoulait la pitié tendre qu’elle éprouvait pour sa sœur, l’afflux du sang au cœur noyait les larmes. Amoureuse de la force, elle était vaincue par la force. Elle trouvait dans sa défaite sa gloire de femme et la paix. Sa main tremblait d’émoi sur les cheveux de sa sœur, mais elle ne la regardait plus. Et Élisabeth, déchirée d’amour et d’envie, l’admirait.
— Et toi, ma pauvre maman ? Si tu savais combien je pense à toi, à Georges ! » Elle mentait, elle aimait bien son frère, mais pensait trop à son mari pour penser beaucoup à son frère. Elle mentait facilement, éprouvant le besoin de répandre sur tous le bonheur qui l’étouffait. Elle mentait parfois aux autres, pour leur être agréable, mais à sa nature jamais. « Comme tu dois souffrir, quand tu songes à ce qu’il souffre, à ce qui peut lui arriver. Ah ! ce n’est pas Richard, lui ! C’est un faible, au fond, et si doux, et qui se bat par noblesse de cœur, contre ses sentiments, ses besoins, ses moyens, contre lui-même… »
Mme Chambrun baissa la tête. Pleurait-elle ? On ne le vit pas. On ne le voyait jamais. Elle fit un effort sensible. Il ne fallait pas qu’elle parût moins courageuse que cette fille qui n’avait plus besoin de Dieu. Elle n’avait plus désormais un sentiment direct. Elle se demandait toujours de quelle manière elle devait le refouler pour que cela fût agréable à Dieu. « Georges ne court aucun danger. Un chrétien ne court jamais de danger. S’il meurt, il est sauvé. Le seul danger que puisse courir un chrétien, c’est de perdre la foi chrétienne ! »
Un silence tomba. Les deux sœurs se regardèrent. C’était donc là leur mère ! Elle livrait son fils au Minotaure parce qu’on lui avait appris que cela apaiserait Dieu. Elle eût préféré le voir mort plutôt que détaché de Dieu. Elle avait considéré comme un châtiment à l’insuffisance de sa piété l’abandon de sa fille aînée, l’indifférence de sa cadette… Mais cette fois, c’était le drame. Si Dieu permettait que son fils se retirât de lui au cours du drame, et à propos du drame où il se manifestait, cela montrerait à coup sûr l’indignité définitive de la mère et des enfants.
Clotilde appuya son regard sur le regard de sa sœur, longuement, tendrement. « Tu vois où elle en est, disait ce regard, et comme nous sommes plus libres ! » Élisabeth n’en put supporter l’assurance. Sa vérité lui échappait. Elle se sentait faible et pauvre devant la force et la richesse de sa sœur. Devant l’humilité de sa mère, elle sentait la misère de son orgueil. Où était-elle ? Où était-elle ? Elle essayait en vain de fixer, au centre du désarroi de ses sentiments anciens, une croyance arrêtée, une volonté définitive autour de qui elle eût pu contraindre ses sentiments nouveaux à graviter. A cet instant, elle ne pensait qu’à ceci : il y avait dans sa famille deux êtres qui étaient au feu, deux êtres qui s’y étaient conduits en braves, le fils de sa mère qui était là, l’époux de sa sœur qui était là. L’être qu’elle aimait, elle, n’avait pas voulu se battre, il n’avait ni citation, ni médaille, pas de gloire. Il n’était pas un héros. Pas même un martyr. Il ne risquait rien pour ses idées. Il voyageait pour son plaisir. Il était à l’abri des coups. Elle n’avait pas voix au chapitre. Sa mère avait le droit de sacrifier son fils à ses idées puisque la douleur de le perdre, qu’elle l’avouât ou non, la laverait de cette idolâtrie. Sa sœur avait le droit de proclamer la beauté de la guerre puisqu’elle aimait un conquérant. Elle n’avait aucun droit, elle. Ni Dieu ni l’homme ne répondaient à son appel. Il y avait là deux chairs sous le couteau, et ces deux chairs souffraient moins qu’elle, dont le couteau s’écartait ! La mort n’était donc rien, c’était l’amour qui délivrait…
Elle était sauvée. Elle sentit monter les larmes. « Qu’importe que Pierre soit un héros, mais que je l’aime, et qu’il m’aime. » Un spasme si violent la traversa, arrêtant son cœur, voilant ses yeux, contracturant les muscles de sa face, que Clotilde comprit tout :
— Lise, ma sœur, veux-tu que j’écrive à Pierre ?
— On n’écrit pas à un fuyard, répondit Élisabeth.