La roue
V
La plaine artésienne, ondulant à l’infini, semée de villages sordides qu’entourent de petits bois, jaune et verte, colzas, avoines, blés lointains frissonnant comme une peau. Un immense ciel circulaire où les nuages effleurés d’argent, d’azur, de nacre, de rose, entassent des architectures qui moutonnent et s’étagent en tours, en cirques, en dômes amoncelés. Au sortir de la route boueuse et rase où circulent de maigres convois militaires, quelques groupes de soldats, des autos, des cavaliers, la carriole de paysan qui transporte les deux femmes tourne à l’angle d’une allée d’ormes conduisant au vieux château. Vautrés sur les talus, des deux côtés, des infirmiers fument leur pipe. Très haut, à droite, un aéroplane tourne, encadré de flocons blancs. Un grondement continu vient des profondeurs de l’espace, serré, cohérent, roulant dans ses propres limites, comme visible, ne couvrant ni le bruit des feuilles, ni les ramages et les sifflements des oiseaux, ni les aboiements des chiens, ni les nasillements des hôtes de la basse-cour, masse sonore, accompagnant de ses rondeurs, de ses passages, de ses vives reprises, de ses silences solennels, les mille murmures du monde qui dénoncent le drame éternel sous les herbes, dans l’air, dans les branches, dans l’eau croupie des étangs, dans les glycines suspendues.
Une cour. Des bâtiments bas, une façade nue, de pierre et de brique alternées, un toit d’ardoises. Du vieux pavillon de chasse, on a fait une ambulance. Des poules, un coq, quelques oies échappés de la ferme proche picorent devant la porte, clabaudent, grattent le sol, se dispersent, quand la carriole arrive, avec des battements d’ailes et des piaillements effarés. Les deux femmes sont descendues. Élisabeth, crispée d’angoisse, n’ose parler à sa mère qui garde, depuis le début du voyage, un silence obstiné. Trois jours pèsent sur elles, trois jours, trois nuits. Est-il vivant ? Elles ont traversé, tout le matin, la gloire du prochain été, les moissons gonflées et fleuries de points bleus et rouges, la joie de l’air, la joie des eaux, la divine lumière éparse. Un enfant pourrait-il mourir ce jour-là ? Pourrait-il être cloué dans un cercueil, enfoui sous la sombre terre, dans l’indifférence de tous ? Que va-t-on leur dire à leur arrivée ? Parlera-t-on avant elles ? Que liront-elles sur le premier visage qui se tournera vers le leur, dès qu’on saura qui elles sont ?
Ce visage est celui d’un officier gestionnaire. Il est rouge, avec une barbiche jaune, qui veut l’allonger. L’homme, très court, est martial, fier d’accueillir des affligées de marque, de jouer un rôle de médecin, de donner des détails techniques, de montrer deux galons en or et d’entendre le canon. Il fait de son mieux pour paraître sévère, quoique bon. Il est bon d’ailleurs. Il faut que les bons s’amusent, comme tous. Il est très ridicule, donc, en ce moment-là, très redoutable… « Georges »… Élisabeth, les yeux fermés, attend.
— Du courage, Mesdames… les mains, un bras, les yeux… la poitrine… nous n’osons, ces messieurs n’osent… nous n’osons répondre de lui… Moi-même… une grande bataille… nos vitres tremblaient, un obus est tombé à moins de trois cents mètres d’ici… moins de trois cents mètres… J’étais là, à cette place même. Il parle difficilement. J’ai à vous demander des renseignements indispensables… mon dossier.
— Il vit, il vit ! Où est-il ?
Élisabeth a saisi l’homme par la manche, le pousse devant elles, vers la porte d’entrée.
— Montrez-nous-le.
— Madame, l’émotion… des ménagements… ces messieurs… les papiers qu’il me faut… et la visite du…
— Montrez-nous-le !
Aux gestes qui protestaient elle avait deviné qu’il était dans la salle à droite du vestibule carrelé. La porte en était ouverte, elle entrait vivement, suivie de Mme Chambrun et du petit homme éperdu.
D’abord, elle ne le vit pas. Elle ne vit que du blanc avec des taches de soleil. Dix lits à peu près, de part et d’autre, entre de larges fenêtres ouvrant d’un côté sur la cour, de l’autre sur un parc que prolongent des champs en pente. Vingt couches basses, cadres de bois, paillasses, draps grossiers, celui-ci sanglant. Ils étaient couchés là, ou assis, ou soutenus par des polochons sous les aisselles ou les épaules, pour mieux tolérer la fracture ou le ventre ouvert. Il y avait une odeur fade, avec d’âcres élans. Un infirmier de garde fumait, crachait par terre. Un enfant, les yeux creux, les pommettes rouges, un grand bandage autour de la poitrine, toussait. Un homme âgé, la barbe grise, la face fendillée de rides, un pansement triangulaire lui tenant l’épaule et le bras, jouissait du soleil, du repos, de la digestion commençante, en vieil animal. Élisabeth comprit que son frère occupait l’avant-dernier lit à droite, parce que, malgré quelques têtes bandées, quelques mâchoires étayées, pas un seul de ces visages n’était le sien, et que celui qui était couché là avait la face entièrement couverte de bandages, sauf la bouche et une narine que chaque souffle tirait.
Elle s’arrêta. Elle hésita, approcha sans bruit, les mains jointes. Elle entendait, derrière elle, le petit homme bourdonner…
— Georges, Georges, qu’as-tu ?
Elle avait parlé à voix basse.
— Georges, c’est moi, Élisabeth.
La bouche, desséchée, suintante, avec des croûtes noires, s’entr’ouvrit, laissa voir les dents qu’un enduit jaunâtre couvrait. Les blessés regardaient, penchés, soulevés sur leurs coudes, ou le cou tendu, avec des visages curieux. Mme Chambrun, au pied du lit, la face en pierre, ne bougeait pas, ne parlait pas :
— Qu’as-tu ?
Les lèvres tremblèrent, mais il ne dit pas un mot. Élisabeth se pencha, baisa ces lèvres, chercha sur la couverture la main. Il n’y avait pas de main sur la couverture. Doucement, elle soulevait le drap… Le corps entier était emmailloté de bandes où, par places, une tache rose, auréolée de jaune, perçait. Une jambe était nue, pauvre chose amaigrie, blafarde, malpropre. L’autre était dans une gouttière toute entourée d’ouate et de bandes, grosse masse cylindrique d’où une odeur de pourriture venait.
— Qu’as-tu, mon chéri, souffres-tu ?
Un souffle chaud sortait des lèvres, avec quelques mots très bas, où elle crut reconnaître son nom. Elle penchait vers lui son oreille. Elle ne comprenait pas :
— Maman est là, Georges.
La bouche remua encore, Mme Chambrun s’approcha, mit sa joue sur elle… Un silence affreux commença.
Des pas rapides approchaient. Le médecin de garde. Il parla à voix étouffée, avec des gestes évasifs. Il paraissait gêné. Les bras… les yeux… Une amputation ? On n’était pas encore fixé, ni sur l’intervention à faire, ni sur l’avenir du blessé. Une jambe…? Sur cette chose inerte qui avait été un jeune homme, l’horreur planait. Elles n’osaient pas questionner. La chose ne bougeait guère. De petits mouvements de tout le corps ensemble, comme rampant, et chaque fois un soupir tremblotant, dans la contracture des lèvres. Le silence reprit. Elles ne savaient pas ce qu’il fallait lui dire. Elles ne sauraient jamais. Élisabeth, de temps à autre murmurait : « Georges, mon petit Georges… » à voix très douce, et se penchait sur les lèvres brûlées. Le médecin s’était éloigné, après leur avoir recommandé de ne pas rester longtemps. Que lui dire, d’ici-là ? Élisabeth cherchait, se désespérait de ne pas trouver, de lui sembler froide en ne disant rien, de ne pouvoir montrer sa peine pour ne pas lui faire peur. L’image de Pierre surgit :
— S’il était là, se dit-elle, je souffrirais moins que mon frère fût mourant.
Elle eut l’horreur violente d’elle-même. Mme Chambrun parlait, ce lui fut un soulagement.
— Georges, as-tu vu un prêtre ?
Les lèvres remuaient.
— Que dit-il ?
L’infirmier s’approchait, un gros homme rouge, avec des pattes d’amphibie. Georges voyait l’aumônier souvent. Il s’offrait à l’aller chercher. Mme Chambrun acquiesça, soudain délivrée, avec un redressement du buste et une large inspiration. Elles attendirent. Élisabeth avait posé sa main sur le front entouré de bandes. L’horrible odeur venait par bouffées chaudes, elle portait son mouchoir à ses narines puis l’écartait, avec remords.
Il y eut du bruit devant la porte, des voix, des pas. Par la fenêtre qui était près d’elle, Élisabeth vit des autos entrer dans l’allée, tourner dans la cour, des personnages en descendre, civils, officiers, des présentations, des inclinaisons de têtes et de bustes, des serrements de mains. Congestionné, le petit homme ouvrait la porte :
— Je l’avais bien dit, le voilà !
Il gesticulait, il redressait son képi qu’il portait d’habitude en arrière, il grattait de l’ongle une tache qu’il avait sur le genou, il faisait le tour de la salle, revenait sur ses pas, piétinait sur place, se désespérait de trouver des crachats par terre, objurguait l’infirmier de disparaître après les avoir essuyés. On entendait, du vestibule, venir des phrases confuses, avec de petits silences, des reprises, un haut murmure rythmé :
— Les brutes, ils me font manquer les discours !
Élisabeth remarqua que le parquet était ciré de fraîche date, les draps très blancs, les vitres très propres, que des bouquets de boutons d’or, de bluets, de coquelicots décoraient quelques embrasures de fenêtres, la vieille cheminée, la table où s’entassaient, en ordre, des objets de pansement… La porte s’ouvrait, solennelle. Le gestionnaire, raidi, après un très long salut, restait au garde-à-vous. Un haut personnage, suivi de généraux, d’officiers, de médecins, entrait.
Il fit le tour des lits, interrogeant les médecins, félicitant les blessés, serrant les mains disponibles. Il ne cherchait pas ses phrases, il avait trop l’habitude, et elles ne changeaient pas. Rien ne change, que les costumes. Il n’avait pas même l’air distrait. Cela aussi, c’est l’habitude. Devant le lit de Georges, il s’arrêta plus longuement, et comme un médecin expliquait le cas qu’il semblait écouter avec attention, hochant la tête, approuvant, s’apitoyant, il consulta du regard un petit papier qu’il tenait au creux de son gant, épingla une médaille neuve au pansement de la poitrine :
— Vous vous êtes conduit en héros ! Votre mère peut être fière.
Il s’inclinait devant les femmes…
— Soyez tranquille mon ami, vous guérirez vite. Vous retournerez bientôt dans nos tranchées !
Élisabeth blêmit. Georges eut un mouvement des lèvres, qui rougirent, tenta de se soulever, retomba, et comme le groupe passait dans la pièce voisine, sa sœur, qui s’était penchée, entendit :
— Merci… je suis content… la médaille…
Détaché du groupe, l’aumônier restait près du lit.
C’était un homme du monde, mince, élégant, avec une barbe d’or fauve, l’œil myope et attentif. Il y eut un dialogue à voix basse. Mme Chambrun accueillait avec ferveur les paroles moites. L’aumônier lui disait la résignation de l’enfant. Il avait pu saisir quelques réponses, interpréter les mouvements des lèvres. Dieu l’habitait. Le chrétien se montrait à la hauteur de l’épreuve infligée. Il avait communié trois fois. Il avait reçu les sacrements avec une piété et une douceur exemplaires. La vie rentrait dans la mère à mesure. L’invisible présence la soulevait visiblement. Les larmes délivrées coulaient sur le visage détendu. Élisabeth, qui n’entendait presque rien du dialogue, s’attendrit. Jamais elle n’avait vu pleurer sa mère. Elle pleura aussi. L’usure des traditions, le chancellement des croyances, la banalité des mots, tout est emporté par l’amour. Quand cette force passe, Dieu existe réellement. Elles se retiraient, avec le prêtre, après avoir embrassé Georges, lui avoir dit qu’elles ne s’éloignaient pas. Elles n’entendirent pas son murmure quand l’aumônier avait cessé de parler :
— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai…
Rien n’était vrai. Rien n’est vrai. Rien des mots. Rien des phrases. Rien de ce qu’on ne croit pas. Rien que le mirage des symboles. Rien qu’une seconde de foi. Un ruban pour le fils. Une idole pour la mère. Tout cela précédé, suivi, environné d’un appareil formidable de niaiseries ou de mensonges… Ce qu’une parole étrangère avait créé d’illusion dans un être et fait passer d’illusion dans un autre, une parole du même être, dite au même autre, le détruisit. En sortant de la salle, Mme Chambrun rayonnait :
— Je suis heureuse ! Dieu est en lui !
« Maman !… » Elles descendaient dans le parc, où des bestiaux broutaient l’herbe, à l’opposé de la cour. « Maman !… mais c’est horrible. Un bras de moins, l’autre broyé, une jambe menacée, les yeux perdus peut-être… C’est ton fils… J’ai mal dans ma chair, moi… Tu ne sens pas ? C’est ton fils, c’est ton fils… »
— Je suis récompensée par lui des souffrances de ma vie. Il supporte en saint le martyre. Il nous sauve tous…
— Maman ! Il est infirme pour toujours. Tu ne te souviens pas. Tu l’as nourri. C’est toi qui l’as nourri. Tu l’as fait marcher sur ces jambes qui pourrissent. Tu lui as appris à parler. Tu l’as fait lire, avec ces yeux qui ne voient plus. Tu l’as fait écrire avec cette main qu’on lui a coupée. Tu l’as bercé dans tes bras. On vient l’y prendre, on le jette au feu, devant toi. Et tu dis merci !
Élisabeth, d’un pas fiévreux, arpentait l’allée magnifique, bordée d’arbres géants où bourdonnaient les oiseaux, où le frémissement des feuilles versait, dans la brise d’été, une chaude odeur de vie. La voix roulante du canon arrivait par rafales, avec quelques trous de silence où s’entendaient, dans le bâtiment proche, dont les fenêtres étaient ouvertes au soleil, le piétinement officiel et les propos ennuyés des visiteurs. Un matelas plein de sang séchait au bord du sentier.
— Oh ! maman ! maman ! C’est son sang qui est là, peut-être ? Pauvre petit !… Et tout cela dans cette paix, cette lumière. Vois ces fleurs… Comment laisses-tu faire ça ? Il était fait pour vivre, il ne demandait qu’à vivre. Il te demandait à vivre… Et tous ces idiots, tous ces menteurs qui le félicitent, qui lui souhaitent de recommencer ! Ils ne voient donc pas que c’est un enfant, un petit, une pauvre chose en lambeaux… Oh ! Et toi non plus, qui l’as fait…
Elle parlait violemment, elle dit cela comme une insulte.
— Élisabeth ! Ces expressions… je le tiens de Dieu. Il est à lui. Je ne puis que préférer qu’il le sente comme moi à le voir sans foi comme toi. Moi aussi, je souffre dans ma chair, ce sont des souffrances viles. La béatitude de son âme l’empêchera de sentir ses infirmités. Vis-à-vis de Dieu, de son pays, des siens, il a fait son devoir…
Son devoir… L’image de Pierre accourut. Il se promenait quelque part au bord des lacs italiens ou suisses, loin de l’horreur, loin du danger. Et son frère était couché là, mutilé, peut-être aveugle. Élisabeth s’assit lourdement sur un vieux tronc d’arbre abattu qui barrait presque le sentier. Elle avait envie d’aller s’étendre à côté du blessé, de le prendre entre ses bras, de le bercer en disant des mots à voix basse, de tant l’aimer qu’il oubliât dans sa tiédeur la brusque déchéance, l’effroi de vivre hors des vivants. L’autre voyageait… Elle ne le prendrait jamais entre ses bras, l’autre. Il se portait trop bien, il était beaucoup trop beau, il n’avait pas besoin d’elle… S’il avait été là et si elle avait eu une arme, elle aurait coupé sa main, cassé son pied, crevé ses yeux… Elle offrit en secret toute sa chair vierge à son frère, on prendrait son sang pour le lui donner, elle serait la mère de ses os broyés, de ses muscles déchirés, elle le guiderait par la main dans la rue… Elle voulut cela d’un cœur ardent. Elle fut certaine qu’elle voulait cela, qu’elle ferait cela. Elle ne fut pas soulagée…