Le Banian, roman maritime (2/2)
XXIII
Ah! le candidat de votre choix n'est pas Français!
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Dernier retour en France;—une élection et un député; soupçon, méprise et nouveau soupçon.
Après avoir fait fort passablement mes petites affaires dans les colonies et avoir eu le malheur de perdre en France les deux vieux oncles dont j'étais l'unique héritier, je trouvai bon de revenir dans ma patrie, jouir paisiblement du fruit de mes travaux et des avantages de ma succession. Un navire que j'affrétai et que je chargeai de quelques centaines de barriques de sucre, me ramena en Europe avec ma fortune conquise et les espérances que je fondais sur ma fortune héréditaire; et je débarquai, au bout de dix ans de pacotillage et de quarante jours de traversée, dans un port du midi, que je demanderai la permission au lecteur de ne pas nommer, pour éviter d'offrir à la malignité du public des allusions trop directes ou trop absurdes sur les habitans du lieu où je fus accueilli à mon retour dans mon pays natal.
A mon arrivée dans ce port anonyme, la première personne qui courut s'embarrasser dans mes jambes, fut ce négociant du Hâvre qui, pour avoir ma commission de pacotille, était venu, comme on s'en souvient peut-être à mon début dans les affaires, m'inviter à dîner chez lui et à entendre sa fille aînée chanter de l'italien. Cet honnête trafiquant ayant appris à l'avance mon débarquement dans la ville où il avait jugé à propos de transporter, depuis quelque temps, ses pénates commerciaux, s'attacha à mes pas avec un tel acharnement, que, pour me dégager un peu de lui, je me trouvai forcé de lui accorder la consignation des marchandises que je ramenais avec moi. «Vous n'avez pas de répondant en douane, me dit-il, pour expédier vous-même vos sucres où il vous plaira, et d'ailleurs, n'étant pas établi sur place, vous ne pourriez parvenir que fort difficilement à faire seul vos propres affaires avec quelque sécurité pour les crédits à accorder selon l'usage reçu ici. Moi je vous offre au contraire toutes les facilités qui vous manquent, et la connaissance des lieux, que vous ne pouvez encore posséder. J'ai du crédit chez le receveur, une activité infatigable pour les affaires qu'on me confie, un dévouement à toute épreuve pour les intérêts des autres quand ils deviennent surtout un peu les miens et que je les ai épousés par devoir. Vous ne connaissez personne sur le marché et vous m'avez été anciennement recommandé au Hâvre: vous avez même dans le temps refusé de dîner chez moi et de venir entendre mon aînée qui chantait alors si bien: c'est donc une réparation que vous me devez, et que j'exige aujourd'hui de votre justice et de votre bienveillance. Consignez-moi vos quatre cent soixante-quinze barriques de sucre et vos tierçons d'assortiment: le cours de la douceur est ferme et promet de devenir bon; nous écoulerons bien cette partie qui arrive à point pour alimenter une consommation aux abois et à laquelle nous ferons mettre les pouces, et ce sera une affaire arrangée entre nous à notre satisfaction mutuelle et au mieux de nos intérêts réciproques.»
Cette argumentation mercantile était trop logique et l'argumentateur trop pressant, pour que je ne me laissasse pas entraîner. Je constituai mon obligeant cicerone consignataire de ma cargaison. C'était d'ailleurs un brave homme assez droit et adroit en affaires et qui passait pour avoir une réputation intacte. Je n'aurais pas trouvé mieux dans toute la ville. J'acceptai avec confiance les services qu'il m'offrait avec tant d'empressement. Le lendemain les deux ou trois feuilles de commerce de la ville ne furent remplies que de son nom.
«Voilà donc une affaire conclue entre vous et moi, dis-je à mon consignataire. Mais expliquez-moi, s'il vous plaît, quelle raison a pu vous engager à quitter une place où vous paraissiez vous trouver si bien, pour venir habiter un pays qui devait être nouveau pour vous?
—Raison de santé et considérations de famille, me répondit mon homme. L'air de la Normandie était trop lourd pour mes poumons; et puis j'avais deux filles à marier dans un pays où les transactions matrimoniales sont difficiles en diable, sous le rapport de l'assortiment de la marchandise ou plutôt des caractères, s'entend; tandis que, dans le midi, ces genres d'affaires se font presque d'elles-mêmes, sous l'influence d'un climat qui semble singulièrement favoriser les spéculations conjugales et les liaisons de relations convenables.
—Vous avez donc réussi à marier vos demoiselles ici?
—A merveilles, monsieur, à merveilles! L'aînée, celle qui chante ou plutôt qui chantait si remarquablement, m'a été demandée au bout de six mois de séjour sur place, par un des plus riches fabricans de chandelles du département. Le parti n'était pas brillant, mais il était solide, et le prétendant est devenu mon gendre, par marché passé par le courtier du lieu, ou plutôt par-devant un des notaires.
—Et la cadette?
—La cadette, trois mois, jour pour jour, après l'écoulement ou plutôt après l'établissement de ma virtuose, s'est mariée à une des meilleures maisons en vin et eau-de-vie du cru du pays. Excellente acquisition, ma foi: toutes deux sont déjà mères de famille, et cette fois-ci j'espère bien que vous les verrez dans leur ménage où vous n'aurez plus à redouter le bruit importun des romances, mais où vous trouverez un ordre admirable et des livres tenus en partie-double avec une régularité et une intelligence rares, même chez les meilleurs comptables. Ce sont elles qui servent de premiers commis à leurs maris et qui nourrissent elles-mêmes leurs enfans… Utile dulci, comme dit le bon Cicéron ou le bon père Lafontaine. Ah! nous voici justement près de la douane. Vous m'avez donné, je crois, votre manifeste: allons faire notre entrée et notre déclaration. Les visiteurs sont rares aujourd'hui, et n'en a pas qui veut: nous n'avons donc pas un instant à perdre pour en obtenir un. Entrons d'abord au bureau des expéditions. J'ai le premier commis dans ma manche et le directeur me mettrait au besoin dans sa chemise. Ce qui n'est pas indifférent, car la douane, quand on n'y connaît personne, est le dédale le plus indéfinissable que le démon ait pu imaginer pour le tourment des négocians passés, présens et à venir.»
Dix ans d'absence m'avaient rendu tout-à-fait étranger aux mœurs et aux habitudes nouvelles que je trouvai toutes formées en revoyant la France. Dans l'endroit où je venais de débarquer, j'entendais parler autour de moi de Charte, de constitution, de députés et d'élections, sans trop savoir le sens que je devais attacher à ces mots encore inusités dans les colonies que j'avais quittées depuis si peu de temps. «Que signifie, demandai-je un jour à mon consignataire, une réunion électorale que je vois annoncée chaque matin dans les journaux de votre ville, pour le choix d'un candidat?—Ah! c'est là effectivement, me répondit-il, une chose qui doit être inintelligible pour vous qui venez d'un pays où l'on ignore sans doute encore les avantages et les charges du gouvernement que la Restauration nous a octroyé ou que plutôt nous l'avons forcée à nous donner. Une assemblée électorale, c'est, voyez-vous, une réunion préparatoire que forment les électeurs pour s'entendre sur le choix du candidat qui aspire à la députation. Mais pour vous expliquer plus clairement tout cela par un exemple et pour mieux vous faire concevoir une chose que je serais moi-même assez embarrassé de vous définir, en peu de mots, il y a un moyen tout simple à employer, c'est de vous faire assister à la réunion électorale dont vous venez de me parler. Tel que vous me voyez, je suis électeur et voici ma carte. Il vous sera facile de vous introduire cet après-midi dans le sein même de l'assemblée préparatoire qui doit avoir lieu dans une demi-heure tout au plus, et là vous en entendrez de belles, je vous jure, et vous pourrez du moins voir par vos yeux ce dont il s'agit. C'est trois jours après cette réunion que nous nommerons le député chargé de représenter notre ville à la chambre législative.
—Et sur quel homme, demandai-je à mon électeur, avez-vous déjà porté vos vues?
—Mais, pour ce qui me concerne, j'ai déjà engagé ma voix en faveur d'un candidat qui a rendu les plus signalés services à notre localité. Tenez, ce pont en construction, dont vous pouvez apercevoir d'ici les piles à moitié faites, c'est lui qui l'a fait commencer. Cette eau qui coule si abondamment dans nos rues, c'est encore lui qui nous l'a fait venir de deux lieues au moins, et d'un endroit où jusqu'ici personne n'avait soupçonné l'existence d'une source. Quelques-uns des envieux, que tant de bienfaits ont valus au candidat de mon choix, allèguent pour lui nuire sa qualité d'étranger; car il faut vous dire qu'en récompense et pour prix des nombreuses améliorations que nous lui devons, il a obtenu des lettres de grande naturalisation, et que la date de ces lettres est encore assez fraîche.
—Ah! le candidat de votre choix n'est pas français?
—Non, il est, je crois, mexicain, chilien ou péruvien, ou quelque chose comme cela. Mais cette circonstance, comme bien vous le pensez, n'est pas un motif d'exclusion pour lui, à mes yeux du moins. On peut n'être pas né en France, et être un très bon citoyen, n'est-ce pas? Lorsque surtout, comme mon candidat, on a fait servir à la gloire de sa patrie adoptive, les ressources d'une immense fortune.
—Il est donc bien riche votre candidat?
—Plus que millionnaire, et ses talens égalent au moins ses richesses. Il a fondé ici, à lui tout seul, un journal qu'il rédige quelquefois, et qui chaque jour dit un bien prodigieux de lui. Vous pensez bien que dans tout cela il y a un peu de partialité de la part du journaliste en faveur du propriétaire de la feuille en question. Mais quelques préventions que l'on puisse avoir contre tout ce qu'avance le journal de M. de Camposlara, on est forcé d'avouer que souvent ses éloges sont mérités, et que presque toujours il frappe juste sur les abus qu'il signale en politique comme en administration. Oh! c'est surtout lorsqu'il se met en train de tancer l'exagération et la mauvaise foi d'un petit journal de l'Opposition que nous laissons végéter dans le pays, qu'il est amusant à lire! car la feuille de M. de Camposlara reçoit, il faut vous le dire, les communications directes et intimes de la préfecture et quelquefois même, dit-on, certains petits articles de M. le préfet, lui-même, le plus mordant et le plus malicieux de tous les préfets du royaume, depuis qu'il y a des préfets en France; et comme vous devez le prévoir, cette faveur excite au plus haut degré la mauvaise humeur de la feuille de l'Opposition. Celle-ci, quand le dépit la pique, tonne aussi de son côté sur les priviléges, les subventions et les faveurs exclusives: M. de Camposlara ordonne alors à son rédacteur de répondre, et le rédacteur riposte de suite et avec de bonne encre encore. Il résulte du choc de ces opinions et de l'ardeur de cette petite guerre, un grand divertissement pour le public. Aussi M. de Camposlara dit plaisamment, avec l'esprit et l'à-propos qui caractérisent toutes ses saillies, que c'est lui qui a amené en France l'usage des combats de journalistes pour tenir lieu des combats de coqs dont s'amusent tant nos chers voisins les Anglais. Pour moi j'avoue que deux coqs se battant et se mordant à beau bec en pleine rue, m'amuseraient beaucoup moins que la polémique acharnée de nos deux journaux.
—Tout ce que vous me rapportez là de ce M. de Camposlara, me donne le plus vif désir de le voir.
—Bientôt vous ferez mieux, car dans quelques minutes vous pourrez l'entendre et jouir du plaisir de le voir s'escrimer au beau milieu de la mêlée de nos électeurs. Lui-même, en provoquant la réunion à laquelle nous allons assister, a offert de réfuter toutes les objections qui pourraient lui être présentées par ses adversaires, car il sait combien l'influence qu'il exerce dans le pays lui a fait d'ennemis. Plusieurs d'entre eux, par exemple, ont poussé l'animosité jusqu'à vouloir insinuer, dans le public, qu'il ne devait la fortune dont il use si libéralement envers nous, qu'aux bontés secrètes d'une dame mystérieuse qui l'a suivi d'outre-mer dans notre ville et qui lui a promis sa main, disent toujours ses ennemis, s'il parvient à se faire nommer député et à acquérir une haute position sociale en France. Cette histoire romanesque, qui n'a pas même le mérite de la vraisemblance la plus grossière, nous a tous rendus furieux contre les calomniateurs d'un aussi beau et d'un aussi noble caractère, et les basses manœuvres des adversaires de l'homme de notre choix, n'ont servi qu'à nous raffermir tous dans les bonnes dispositions que nous avions pour lui. Croiriez-vous bien, par exemple, qu'on a même été, et ce seul fait caractérise assez l'Opposition, jusqu'à prétendre que notre candidat n'avait pas l'âge voulu pour être éligible, et que ce n'a pu être qu'au moyen d'un extrait de naissance simulé et obtenu dans les pays étrangers, que M. de Camposlara a su justifier des quarante ans exigés par la loi, pour entrer à la chambre! comme s'il pouvait tomber sous le sens commun qu'on se fît vieux à plaisir pour tromper la bonne foi des électeurs, et convoiter un mandat législatif au moyen d'une ruse qu'il serait si facile de découvrir tôt ou tard!»
Tout en causant ainsi et en nous dirigeant vers le centre de la ville, nous arrivâmes en face d'une sorte de magasin dont un groupe de gens habillés de noir de la tête aux pieds, semblaient garder les portes. «Tenez, me dit mon consignataire, c'est ici que la réunion a lieu, et si je ne me trompe, les débats pour ou contre sont déjà commencés. Prenez ma carte d'électeur et entrez avec assurance: les commissaires ne vous feront aucune observation, et quant à moi, comme je suis connu de l'un d'eux, je passerai sans carte et au vu seul de ma bonne mine. Tâchez de ne pas vous perdre dans la foule: dans une minute ou deux tout au plus, je vous rejoindrai. Il y a justement affluence d'électeurs et de curieux en ce moment à la porte; profitez de la confusion, entrez et je vous suis.»
Je passai par l'étroite issue du lieu de la réunion comme une lettre à la poste, et sans avoir besoin d'exhiber même ma pseudonyme carte d'électeur.
L'espèce de raout politique qui s'offrit à mes premiers regards dans le magasin de réunion, se trouvait composé de cent cinquante à deux cents individus de tournure et de mise assez différentes. Les uns causaient vivement entre eux; les autres paraissaient écouter attentivement ceux qui parlaient, et tous semblaient être là aussi à l'aise qu'ils l'auraient été dans une halle au blé ou une foire en plein vent. Ce ne fut qu'après avoir pris le temps nécessaire pour démêler un peu un à un tous les objets qui s'étaient présentés d'abord si confusément à mes yeux, qu'il me fut possible de remarquer qu'un homme, monté sur une table, haranguait tant qu'il pouvait toute l'assemblée. Cet homme, dont la voix animée se perdait encore dans le bruit des conversations particulières, réussit bientôt, à force de patience, de force pulmonaire et d'obstination, par attirer sur lui l'attention des auditeurs même les plus distraits, et le silence de l'assistance me permit enfin d'écouter ce que disait l'orateur:
«Messieurs, s'écriait-il, en enflant sa voix et en exagérant ses gestes, des caloumnies que ze tiendrais pour infâmes, si elles n'étaient pas trop absourdes, ont été dirizées contre moi pour altérer, dans vos esprits, la counfiance précieuse que vous m'avez accordée et de laquelle auzourd'hui z'attends la pruve la plus etlatante et la plus hounourable. On a osé me réprocer (car que n'ose-t-on pas quand il faut calomnier), on a osé me réprocer ma qualité d'étranzer alors qu'un ate solennel du gouvernement venait de me déclarer citoyen français en récompense des trop faibles services que z'avais eu le bounheur de rendre à ma belle patrie d'adotion. Des hoummes, qui n'ont eu que le mérite de naître sur le sol de cette France à laquelle ils sont à charze, n'ont pas craint de me faire oun crime d'avoir acquis le titre de bourzoisie au prix de sacrifices qui prouvaient au moins le désir que z'avais d'être coumpté au nombre des citoyens de la cité. Ils ont été, le dirai-ze, zusqu'à contester l'âze dont je ne porte que trop les signes visibles, pour me ravir l'hounneur de représenter la ville qui m'a accordé la plous noble et la plous touçante hospitalité et à laquelle z'ai counsacré une etzistence qu'elle a protézée et que j'aurais voulu loui devoir, s'il avait été au pouvoir de l'homme de se çoisir le liou de son berceau et de se dounner ouno mère…»
Ici le murmure le plus flatteur s'éleva comme un nuage d'encens, du sein de tous les groupes, vers l'orateur qui reprit d'une voix émue et d'un ton plus élevé…
«Oui, à d'autres la facile gloire de s'être dounné la peine de naître en France, et d'avoir hérité du beau titre de citoyen français comme du champ de leur père ou de la fortoune toute acquise par leurs aïeux; mais à moi au moins le mérite d'avoir conquis, par mon dévouement, ce titre dont vous m'avez zugé digne et que notre roi bien aimé a daigné m'accorder à votre sollicitation. Que ceux qui cercent à semer la division dans le pays qu'ils réclament comme leur patrimoine etzclousif, tremblent de vouloir passer pour meilleurs citoyens que ces étranzers hounourables qui ont offert toute leur fortoune à la France pour y faire prouspérer l'indoustrie, y établir la councorde et y maintenir le règne de l'ordre et des lois sans lesquelles il n'est pas de patrie habitable pour les hounêtes zens, pas de prospérité poussible pour le travail et pas de récoumpense souciale pour les vertous outiles et les atcions qui hounourent lou plous l'houmanité!»
Une explosion de bravos délirans arrêta tout court le péroreur, et il était temps, car malgré la fluidité d'élocution et la volubilité oratoire qu'il avait mises à nous débiter son lambeau de discours, il était facile de prévoir le moment où les idées viendraient à manquer au moulin à paroles dans lequel il semblait broyer les phrases qu'il jetait à son auditoire. Le moment d'interruption occasionné par la masse d'applaudissemens qui avaient accueilli sa harangue, loin de lui donner une force nouvelle et de lui offrir un second point de départ favorable à l'essor qu'il lui fallait reprendre, sembla, au contraire, l'avoir un peu dérouté et lui avoir fait perdre le fil des idées qu'il avait suivi jusque-là avec plus de succès et de facilité que de puissance et de méthode.
«Oui, s'écria-t-il, dès que le tumulte fut un peu apaisé; oui, l'on m'a demandé quelles étaient mes oupinions poulitiques, à moi qui çaque jour expose toutes mes oupinions dans l'ourgane poublic le plous en favour parmi toutes les feuilles du département; mais puisqu'il faut ici répoundre à l'inzoustice des attaques ou à la perfidie des etzigences, par la droitoure des intentions et la bonne foi des etzplications, vous me permettrez, messieurs, de répéter et de déclarer à haute voix, pour que vous pouissiez en prendre ate contre moi si jamais j'étais assez lace pour trahir mes promesses, que mes principes sont et seront toujours ceux d'un gouvernement auquel la France a dû sa gloire, sa prospérité, une paix de quinze années et la récounciliation générale des partis qui déchiraient le sein épouisé de notre belle, de notre grande, de notre noble, de notre glorieuse patrie! Voilà, oui, je le répète avec orgouil, mes principes, et je le répète devant mes amis comme en face de mes ennemis, si j'étais assez malheureux pour avoir des ennemis chez ceux-là parmi lesquels je ne croyais rencontrer que des adversaires loyaux, équitables et libéraux.»
Il ne fut plus possible, à ces mots, de contenir l'enthousiasme de l'auditoire. L'orateur, hors de lui-même, fut enlevé de la table qui lui servait de tribune, sur les bras de la foule qu'il avait exaltée, et on porta le triomphateur tout essoufflé chez lui, avant que j'eusse pu le voir d'assez près pour le contempler tout à mon aise et éclaircir, en l'examinant attentivement, un soupçon qui m'avait saisi en portant d'abord mes regards sur sa physionomie et en recueillant, d'une oreille étonnée, les premiers sons que j'avais entendus sortir de sa bouche.
«Eh bien! me dit mon consignataire, une fois la toile baissée et la comédie jouée: que pensez-vous de ce gaillard-là?
—Ma foi, lui répondis-je encore tout étourdi, je pense que ce gaillard-là ne m'est pas tout-à-fait inconnu, et que je l'ai déjà vu quelque part.
—Rien ne serait moins extraordinaire. Il a tant couru et vous aussi, qu'il est fort possible que vous vous soyez rencontrés de l'autre côté de l'eau.
—Comment déjà m'avez-vous dit qu'il se nommait, ou du moins qu'il se faisait appeler ici?
—Il se nomme monsieur le comte de Camposlara et d'une demi-douzaine d'autres noms ou prénoms espagnols ou portugais, que je ne me rappelle pas bien; mais ses papiers, je vous le certifie, sont en bonne et due forme, et j'affirmerais bien que les noms qu'il se donne sont bien réellement ses vrais noms.
—Et il se fait passer, dites-vous, pour Mexicain?
—Oui, pour Mexicain, Colombien ou Chilien. Tout ce que je sais, c'est qu'il nous est venu de très loin, et avec une fortune dont il fait le plus honorable usage pour lui et pour nous.
—Tout ce que j'ai vu et tout ce que vous me dites-là me confond, ou du moins m'intrigue au dernier point… J'aurais bien envie de parler à votre monsieur de Camposlara.
—Rien de plus facile, je vous jure, mon cher monsieur. Personne n'est plus accessible à tout le monde, que ce grand personnage. L'hôtel qu'il habite est ouvert, chaque jour, à deux battans, à tous les habitans du pays; et Dieu sait la multitude de réclamations qu'on lui adresse, le nombre de services qu'on lui demande, et la quantité prodigieuse de consultations qu'il donne gratis à tous les solliciteurs, les nécessiteux et les oisifs qui ont besoin ou qui croient avoir besoin de lui et de ses lumières.
—C'est cela: pas plus tard que demain, votre grand personnage recevra ma visite dans son hôtel…
—Pour une consultation?
—Non, pour un éclaircissement que je serais bien aise… C'est une ancienne affaire que je vous conterai plus tard…»
Le lendemain, à neuf heures du matin, je me présentai aux portes de l'hôtel de M. de Camposlara, préoccupé de l'idée que l'orateur éligible que j'avais entendu la veille, pourrait bien n'être autre chose que M. Gustave Létameur, avec lequel j'avais fait la traversée du Hâvre à la Martinique; et à qui, plus tard, j'avais eu le bonheur d'épargner un tour de corde patibulaire à Saint-Thomas. Ce monsieur de Camposlara, me disais-je, m'a bien paru être plus âgé que ne peut l'être encore mon Banian. Il m'a même semblé un peu chauve, plus brun que ne l'a jamais été M. Gustave, et plus maigre, plus cassé surtout que celui-ci; mais les années qui se sont écoulées depuis notre brusque séparation à Saint-Thomas, et le long séjour qu'il a fait au Mexique ou ailleurs, n'ont-ils pas pu le rendre tel que m'a apparu hier M. de Camposlara! Et puis, en supposant que je me sois trompé sur la ressemblance que m'offrait la figure de celui-ci avec la physionomie du Banian, ce son de voix qui m'a d'abord frappé comme si j'avais entendu M. Gustave lui-même, m'aurait-il abusé sur l'identité de ces deux personnages? Non, il est impossible que tant de circonstances réunies aient concouru à me mettre dans l'erreur. C'est le Banian lui-même, que j'ai vu et entendu hier faire une parade électorale à ses futurs commettans. En vain cherchait-il, le malheureux, à donner à sa phrase un tour hispanique, et à son accent une teinte de prononciation portugaise ou castillane, le naturel se trahissait à chaque instant chez lui, dans l'inflexion de certains mots français qui lui sont devenus trop familiers pour qu'il pût, à sa fantaisie, en déguiser la consonance dans sa bouche. Et d'ailleurs, l'arrivée de ce drôle revenant du Mexique, de la Colombie ou du Pérou, pour prendre racine ici sous un nom dont il peut à peine, m'a-t-on dit, justifier la réalité, ne s'accorde-t-elle pas parfaitement avec le séjour qu'il aura dû faire dans l'Amérique méridionale, où je l'avais relégué pour ses péchés et pour éviter la corde? Allons, plus de doute, c'est mon Banian que je viens de retrouver encore une fois, faisant des dupes ou se faisant duper, peut-être, en dissipant l'or qu'il sera parvenu à escroquer au Mexique ou au Pérou. Entrons donc chez M. de Camposlara lui-même, pour éclaircir le fait et acquérir la certitude ou la vanité des soupçons que j'ai formés sur cet illustre et aventureux individu.
Le concierge de l'hôtel m'introduisit auprès d'un laquais qui, en m'annonçant à son maître, me fit entrer dans un vaste salon où je trouvai M. de Camposlara au milieu de trois ou quatre secrétaires et autant de visiteurs.
Le personnage vint à moi d'un air affectueux, et me demanda ce qu'il pouvait y avoir pour mon service.
«Peu de chose, lui dis-je en le regardant de la tête aux pieds. Je viens devant vous pour vous demander tout simplement si vous me reconnaissez?
—Nullement, me fit-il, après m'avoir regardé fort attentivement et sans la moindre émotion apparente. Z'ai vou tant de physiounoumies dans ma vie, et mes souvenirs me sont quelquefois si infidèles, que la mémoire des figoures m'éçappe assez voulountiers. Mais si vous aviez la bounté de me dire voutre nom, put-être qué zé me le rappélérai mieux que votre visaze qui paraît bien né pas m'être tout-à-fait inconnou; mais qué cépendant je crois n'avoir zamais rémarqué.»
J'articulai alors mon nom, et je rappelai à mon homme quelques-unes des circonstances qui auraient pu le mettre sur la voie dans le cas où j'aurais eu l'honneur de parler à M. Gustave Létameur. A toutes mes questions M. de Camposlara opposa le front le plus imperturbable et l'étonnement le plus naïf. «C'est oun altre certainement que vous aurez pris pour moi, me dit-il, mais il faut que la ressemblance soit bien étranze pour qué l'illousion doure encore en ma présence. Au sourplous zé suis bien facé de n'être pas la personne que vous cercez, si cette personne vous intéresse ou se trouve à même dé vous être agréable; et si, dans ce dernier cas, z'étais assez houroux pour la remplacer, zé vous prie, monsieur, dé disposer dé votre servitur, comme si c'était elle.»
Après quoi M. de Camposlara me salua profondément pour aller s'occuper de ses affaires auprès de ses secrétaires et de ses amis qui paraissaient sourire malignement de la position un peu singulière dans laquelle venait de me placer ma méprise.
Parbleu, me dis-je en moi-même, en quittant l'hôtel Camposlara et en renfonçant mon chapeau sur ma tête, il faut que cet individu-là soit un bien froid misérable si je ne me suis pas trompé, ou que je sois moi-même un fameux sot si je me suis trompé réellement comme il le prétend… Mais non, c'est lui-même et je ne saurais plus en douter, malgré le ton d'assurance que je n'ai pu lui faire perdre et les efforts qu'il a faits pour me tenir dans l'erreur ou pour prolonger la mystification… Mais aussi, pourquoi l'ai-je abordé avec cette hésitation dont il a su profiter avec tant de calme et d'adresse! Il fallait aller tout nettement à lui et le déconcerter!… Quand je songe cependant à tout cela, le doute peut bien encore m'être permis, car enfin quel motif aurait eu le Banian à me cacher ce qu'il aurait intérêt à m'empêcher de dire, si ç'avait été réellement notre Banian que j'eusse retrouvé ici? En m'avouant tout, il pouvait compter sur ma discrétion et prévenir l'éclat qu'il aurait à redouter en cherchant au contraire à tout nier en face de moi qui, par dépit, me trouverais intéressé à provoquer le scandale aux dépens d'un homme qui aurait voulu se jouer de ma bonne foi… Mais non encore une fois, c'est lui et ce ne peut être que lui: j'ai été berné là comme un sot, faute d'assurance et de tact; mais demain il fera jour, et je suis décidé à prendre ma revanche d'une manière éclatante et cruelle, car je ne puis me dissimuler que j'ai été joué comme un sot aujourd'hui et que je me sens même humilié du personnage que j'ai rempli auprès de cet aventurier.
Le lendemain, je retournai, avec un nouveau plan d'attaque dans la tête et des projets de vengeance dans le cœur, à l'hôtel Camposlara. Le concierge et les valets m'apprirent que, dans la nuit même, leur maître était parti pour Paris.
Le surlendemain son élection à la chambre des députés fut enlevée à une immense majorité par les électeurs qu'il avait si bien harangués trois jours auparavant.
Un courrier extraordinaire expédié sur ses traces, partit à franc-étrier pour lui apprendre en route cette heureuse nouvelle, sur laquelle il comptait du reste depuis long-temps.
Allons, me dis-je en apprenant le départ de M. de Camposlara pour Paris et sa nomination à la chambre des députés, c'est à la tribune législative que, de loin et confondu dans la foule des auditeurs obscurs, je reverrai mon Banian, si toutefois encore, comme tout semble me l'annoncer, M. de Camposlara est bien effectivement mon Banian.
Je partis deux ou trois jours après le nouveau député de l'arrondissement de …, pour la capitale.