Le Banian, roman maritime (2/2)
XXV
Allons-nous-en, gens de la noce,Allons-nous-en chacun chez nous.(Page 269.)
Scandale, perplexité d'un des douze maires de Paris;—retraite des deux fiancés;—triomphe du capitaine Lanclume.
Trois ou quatre voitures arrivent à la file et avec fracas dans la cour de la mairie, où Lanclume, le vieux créole, Supplicia, son petit mulâtre et moi nous nous trouvions réunis depuis une bonne heure au moins.
C'étaient les futurs époux et les témoins du mariage, qui venaient d'arriver, si bruyamment, pour se jeter dans le piége que, la veille, nous nous étions occupés à dresser sous leurs pas. Les laquais des trois ou quatre équipages entourent les fiancés; les témoins s'empressent de mettre pied à terre et de rejoindre l'heureux couple dont ils vont sceller l'union, et tout le cortége nuptial se complimentant, se saluant et riant, se dirige vers l'escalier de l'hôtel-de-ville.
Le capitaine Lanclume s'élance alors à notre tête, pour marcher à l'ennemi, le front haut, le jarret droit et la badine à la main. Il aborde fièrement, et en leur barrant le passage, le comte et la comtesse, et il se met à leur crier de ce ton que donne l'usage du commandement et l'habitude d'être obéi:
«Arrêtez, monsieur, et vous, madame! J'ai deux mots à vous dire avant que s'accomplisse le mariage pour lequel vous vous êtes rendus ici.
—Qui êtes-vous? lui demanda alors le comte, en pâlissant et en se mettant devant la comtesse, à l'aspect du capitaine et à la vue de Supplicia et de son fils que je fais avancer, en ce moment, sur le lieu de l'action.
—Qui je suis? répond Lanclume en faisant flamboyer ses yeux dévorans sur les traits décomposés du comte. Ah! tu as encore l'audace de me demander qui je suis! eh bien! tu vas l'apprendre plus que tu ne le voudras peut-être. Je suis celui que tu as eu la lâcheté de dénoncer, toi l'ex-marmiton de mon navire, et pour t'aider à reconnaître, à des indices certains, les personnes qui m'accompagnent, je te dirai que voilà la négresse que tu as subornée et perdue, et le fils malheureux à qui tu as donné le jour; que monsieur est l'homme que tu as volé à la Martinique, et que voilà celui qui, après t'avoir arraché à l'échafaud où tu devais monter comme pirate, à Saint-Thomas, a été payé par toi de la plus noire et de la plus ignoble ingratitude. Eh bien! à présent nous reconnais-tu tous? vil Banian qui renies à la fois ton chef que tu as vendu à la police, le sang nègre auquel tu as mêlé le tien, le créancier que tu as dépouillé de sa fortune, et le bienfaiteur qui semble ne t'avoir soustrait à une mort infamante, que pour te voir chercher à unir ton existence déshonorée à celle de la femme confiante que tu as, toi-même, livrée aux pirates de Cumana…
—Que me veut cet homme? chassez-moi cet homme! s'écria le comte de Camposlara, en interrompant le capitaine. Je ne le connais pas! je ne l'ai jamais vu! Éloignez-le! éloignez-le! et vous, madame la comtesse, venez, venez! n'ayez pas peur: c'est un fou! n'ayez pas peur!»
Les témoins et les laquais qui entourent le comte se précipitent entre lui et le capitaine qui déjà écume de rage de n'avoir pu terminer sa véhémente apostrophe. La comtesse, toute tremblante, hésite à suivre son fiancé qui cherche de toutes ses forces à l'entraîner loin du capitaine. Elle s'arrête troublée, haletante: le capitaine alors arrache des mains du vieux créole les papiers que celui-ci a déjà tirés de sa poche, puis Lanclume, en chiffonnant avec colère ces papiers accusateurs, braille de plus belle:
«Ah je suis un fou, misérable! eh bien! si tu l'oses, tâche de jeter les yeux sans pâlir, sur ces certificats accablans qui prouvent ta honte, ton ignominie et les méfaits dont tu t'es souillé! Diras-tu aussi que le gouverneur de Caraccas est un fou, que les juges qui t'ont flétri étaient en démence; que ces pièces qui attestent ta complicité dans l'acte de piraterie de l'Invisible, sont fausses, ou ont été simulées par la calomnie! Ah! je suis un fou, moi que tu as si lâchement dénoncé à l'imbécile crédulité d'un ministre ténébreux! Attends, malheureux, que ce fou que tu feins de ne pas reconnaître pour une des victimes de ton infamie, ajoute à tous ses actes de démence, celui de s'oublier jusqu'à t'élever jusqu'à lui, pour tirer ensuite vengeance de ton atroce conduite…»
Et en hurlant ces derniers mots, le capitaine, la badine levée, se disposait à joindre énergiquement le geste à la menace. Je me jetai sur lui pour l'empêcher de se livrer à toute la violence de sa colère. Les témoins du Banian, qui sans beaucoup d'efforts étaient parvenus à entraîner leur ami loin de la portée des coups que lui destinait le capitaine, criaient tant qu'ils pouvaient: A la garde! à la garde! La comtesse s'était évanouie dans les bras des deux ou trois dames qui l'accompagnaient. La garde du poste vint et intervint, sans trop savoir ce que signifiait encore tout ce tapage. Le maire de l'arrondissement, appelé lui-même dans la cour de l'hôtel par le retentissement du bruit qui, sans doute, avait fini par troubler sa béatitude administrative, arriva aussi, escorté de ses adjoints, de ses commis et de ses garçons de bureau, pour s'informer du sujet d'un tumulte aussi grand et aussi intolérable. Les imprécations du capitaine Lanclume contre le Banian se faisaient entendre seules au sein de cette cohue. «Quand tout le onzième arrondissement serait là, criait-il aux oreilles du maire qui cherchait à l'apaiser, je lui dirais et je lui répéterais que ce misérable est un faussaire, un forban, un dénonciateur, un fripon, et que la chambre des députés se déshonorerait si jamais elle pouvait recevoir un tel reptile dans son sein. Il n'y a qu'une femme comme madame la comtesse qui ait pu vouloir unir sa destinée à celle d'un homme de cette ignoble espèce.»
Le maire, tout en demandant à tout le monde ce dont il s'agissait, continuait à rester interdit. Le chef de la garde du poste demandait de son côté au maire quels étaient les individus qu'il fallait expulser de la cour. Le maire, réduit enfin à l'impossibilité matérielle d'apprendre ce qu'il lui convenait de faire ou d'ordonner, conseilla au chef du poste de renvoyer provisoirement tout le monde. La comtesse revenue à elle-même au bout de quelques minutes de spasme, promena sur la foule qui fatiguait ses yeux en pleurs, des regards de dépit et de douleur, et la voiture dans laquelle elle était venue, l'enleva, avec ses compagnes, à cette scène de douleur et de désordre… Mais le Banian, pâle, défait, muet, restait encore sur le champ de bataille. Un de ses amis, mieux inspiré que les autres, le voyant si humilié et si décontenancé, s'empara de lui, comme d'un objet inanimé, et le jeta en paquet dans une voiture. La voiture part, disparaît au milieu de la confusion générale, et nous qui seuls sommes demeurés en place pour former l'arrière-garde du capitaine, nous ne nous apercevons de l'absence du personnage principal de notre drame en action, que lorsqu'il n'est plus temps de le retenir sur le lieu de l'événement, pour lui faire avouer sa défaite.
Le capitaine Lanclume, celui d'entre nous que cette brusque retraite devait le plus contrarier, se montra cependant d'une résignation parfaite et d'une philosophie charmante, en apprenant la fuite du Banian. «Notre indigne ennemi, nous dit-il, vient de nous abandonner le champ de bataille et la victoire; car voilà bien, si je m'y connais, un mariage tout-à-fait manqué; et quand je pense que c'est à la manière dont j'ai commandé la manœuvre, que nous devons un tel succès, je ne puis que me féliciter de vous avoir si bien menés au feu.» Puis, s'adressant au maire encore tout ébahi, et aux curieux qui composaient l'assistance, il leur raconta, en leur montrant les pièces authentiques qui lui étaient restées dans les mains, l'histoire abrégée du Banian, et les motifs qui nous avaient engagés à mettre opposition à son hymen. Puis, s'adressant à nous après avoir terminé sa narration, il nous dit: «Vous avez tous bien mérité de la patrie dans cette conjoncture difficile, en empêchant, à force de scandale, un mauvais garnement de cette sorte, d'aller, paré d'un faux nom et couvert d'un titre usurpé, se pavaner sur les bancs de la chambre des députés de la nation. De bons et loyaux Français, comme nous, n'auraient pu, sans abdiquer toute espèce de sentiment national, laisser un aussi grand vaurien insulter avec impunité à la dignité législative du pays. Adieu, monsieur le maire; vous pouvez vous vanter d'avoir manqué, grâce à nous, de faire aujourd'hui une fameuse balourdise dans l'exercice de vos honorables fonctions. Je vous salue de tout mon cœur, et nous autres, retournons dans la rue du Bouloy, dîner à mon hôtel, en chantant comme les bonnes gens d'autrefois:
—Que veut dire, s'il vous plaît, tout cela, maître? me demanda plusieurs fois Supplicia pendant le chemin qu'il nous fallut faire pour regagner le logis. M. Gustave, ajoutait-elle, n'a pas seulement regardé son petit enfant ni moi, et le capitaine paraît s'être mis bien en colère contre lui… Que lui a donc fait ce pauvre M. Gustave?
—Il lui a fait de très vilaines choses, répondais-je à Supplicia pour lui faire comprendre de mon mieux la conduite de son ancien amant. Il a refusé de reconnaître ton enfant pour son fils.
—Voyez-vous! ajoutait avec candeur la bonne et simple négresse. C'est bien pourtant à lui et à moi ce joli petit garçon. Ah! je le vois bien à présent, M. Gustave est devenu riche, et son enfant et moi nous lui ferions honte au milieu de tout ce beau monde de Paris. Que voulez-vous, maître, ce n'est pas ma faute à moi pourtant si je suis restée négresse et s'il m'a fait ce pauvre petit mulâtre!
—Et c'est encore moins la faute de ce pauvre petit diable, s'il a été fait par un tel père, ajoutait le capitaine. Mais c'est égal, il y aurait injustice à faire retomber sur son innocente tête, la responsabilité des torts du vaurien d'auteur de ses jours: on trouvera peut-être moyen d'élever le fils dans de meilleurs principes que ceux que lui aurait inculqués monsieur son père. C'est qu'au surplus, il n'est pas trop mal au moins, ce petit mal blanchi; et puis il promet d'être aussi bon que sa mère est ingénue, pour ne pas dire autre chose. Seulement il est bien dommage que, du côté du physique, il ressemble autant à monsieur son papa.»
Une fois rendus à l'hôtel du capitaine, nous nous occupâmes des préparatifs de notre dîner, en nous rappelant, et non sans beaucoup rire, tous les incidens de notre entrevue avec les gens de la noce manquée du Banian. Nous nous mîmes à table avec les plus belles dispositions, et à peine avions-nous mangé le potage, qu'un des garçons de l'hôtel monta précipitamment pour remettre à Lanclume une lettre fort pressée, qu'un laquais en livrée venait d'apporter de la part de madame la comtesse… «La comtesse de qui et de quoi?» demanda tout de suite Lanclume au garçon de l'hôtel. «Le laquais n'en a pas dit davantage,» répondit celui-ci. Le capitaine ouvrit la dépêche qui lui était adressée, se leva de table et nous lut, à haute voix, les mots suivans:
«Monsieur le capitaine,
»Vous m'avez bien cruellement rappelée à mes devoirs, en m'arrachant ma dernière et ma plus chère illusion. Mais ces devoirs que vous m'avez fait si inhumainement comprendre, je saurai les remplir, quelque chose qu'il en coûte au cœur que vous venez de déchirer. Le malheureux que je n'ose plus nommer, ne doit plus exciter votre haine, car je vous crois encore trop généreux pour poursuivre de votre vengeance celui qui ne mérite plus que la pitié de tout le monde. Il s'est fait lui-même justice, en renonçant à un titre qui n'est plus fait pour lui et à des espérances que je ne lui aurais jamais laissé concevoir si je l'eusse connu mieux… Pour moi, c'est au monde, au bonheur et presque à la vie que je dois dire adieu, maintenant… Je vais expier dans la retraite la plus cachée, le tort d'avoir été trompée par trop de confiance, et la honte d'avoir été désabusée trop tard par votre inflexible justice. Je vous pardonne, monsieur, tout le mal que vous m'avez fait, et pour réparer autant que possible le mal involontaire que je puis avoir fait moi-même à des infortunés que je n'ai connus qu'en devenant plus à plaindre qu'eux, je vous prie de recevoir pour la pauvre négresse et son fils, les trente mille francs que je vous envoie en billets dans ma lettre. Ce faible dédommagement mettra la mère et l'enfant à même, peut-être, d'être plus heureux dans leur obscurité, que moi je ne l'ai été dans mon opulence.
»La malheureuse: A. Velasca,
»Comtesse de l'Annonciade.»
«Eh bien! que dites-vous de ce revirement de bord? me demanda le capitaine presque attendri de la lecture de la lettre qu'il venait de nous faire connaître.
—Je dis, répondit d'abord notre vieux créole, en se coupant une tranche de bœuf, que cette petite comtesse est une folle qui ne sait comment dépenser son argent, et que je pense qu'il y aura pour moi moyen de lui faire payer mes effets protestés.
—Et vous? demanda ensuite Lanclume en s'adressant à moi.
—Moi, je pense, dis-je à mon tour, que de toutes les folies de la comtesse, celle-ci est au moins la meilleure. Et vous, capitaine, quelle est votre opinion sur son compte?
—Mon opinion est, ma foi, que c'est une brave femme depuis qu'elle a renoncé à son sot et stupide mariage. Et toi, Supplicia, à présent que te voilà riche, que feras-tu de ton argent?
—Riche, moi, capitaine? répondit Supplicia.
—Oui, riche! grosse hébêtée!… qu'en dis-tu?
—Moi je vous dis merci à vous, capitaine, ainsi qu'à toute la compagnie.»
Ici Supplicia nous fit la plus belle et la plus sérieuse révérence.
«Mais que feras-tu de ton argent, de tes trente mille francs, dis-moi, ma grosse commère? Voilà ce que je te demande depuis une heure, au lieu d'une grande révérence.
—Combien ça fait-il, s'il vous plaît, capitaine, trente mille francs?
—Ça fait de quoi acheter trente négresses comme toi, au prix où en est la marchandise à la Martinique.
—Eh bien, je dis que je donnerai mon argent à M. Gustave s'il a besoin d'être riche, actuellement que vous lui avez fait de la peine.
—Donner ton argent à M. Gustave! j'aimerais cent fois mieux le jeter à l'eau et te casser les reins après à toi et à ton fils!… Mais Dieu aidant, nous y mettrons bon ordre, et avec de belles rentes sur l'État, nous veillerons à frapper un plan de retenue sur ta stupide générosité. Allons, messieurs, versons-nous chacun un verre de Bordeaux, et buvons à la santé de la comtesse de l'Annonciade. A sa santé! à sa santé! et n'en parlons plus. C'est une affaire réglée.
—Oui, quand je serai rentré dans ma créance,» répondit le vieil habitant en sablant un verre de Laffitte.
Pendant quelques heures, le petit drame que nous venions de jouer dans la cour de la mairie, occupa tout Paris. Il obtint même dans les salons une certaine vogue de scandale. Plusieurs journaux en parlèrent en se demandant si un homme comme le Banian oserait se présenter à la chambre, et si l'honneur que lui avaient fait les électeurs en le nommant député, ne devait pas être effacé par la flétrissure qu'il avait reçue à l'étranger. L'opinion publique parut croire que quelque légale que fût l'élection du nouveau député, sa conduite passée était encore plus ignominieuse que son élection n'était honorable pour lui et humiliante pour ses commettans.
Le lendemain ou le surlendemain de toute cette vilaine affaire, nous apprîmes que M. le comte de Camposlara, député de l'arrondissement de …, avait adressé à la chambre une lettre dans laquelle il priait ses honorables collègues de vouloir bien accepter sa démission, que tous ses collègues s'étaient empressés de lui accorder à l'instant même.
A la séance suivante, on aurait demandé à M. le président, ou à l'un de MM. les secrétaires de la chambre, ce que c'était que M. le comte de Camposlara; et que M. le président et M. le secrétaire auraient été obligés de fouiller dans leurs papiers, pour savoir de qui on aurait voulu leur parler. Il n'y a que les erreurs des plus honnêtes gens dont on garde bonne mémoire en France. L'opinion oublie, du jour au lendemain, les fripons et les intrigans qu'elle a élevés un moment au faîte de la prospérité ou de la faveur. L'opinion publique est en vérité bien indulgente pour ses propres bévues.
Le capitaine partit bientôt pour le Hâvre. Le vieil habitant de la Martinique ne rentra jamais dans sa créance. Supplicia trouva à devenir, avec ses trente mille francs, aide-de-cuisine dans la maison d'une des maîtresses d'un riche père de famille. Son petit mulâtre apprit à se rendre digne d'être un jour le jockey d'un marchand tailleur; moi, je restai à Paris, cherchant à jouir de ma petite fortune, de mon oisiveté et des travaux des autres.