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Le Banian, roman maritime (2/2)

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XXI

Et cette tête, c'est moi qui l'ai sauvée!

(Page 161.)

Nouvelle rencontre:—autre embarras;—seconde évasion par mer;—adieux à Saint-Thomas.

«Eh bien! demandai-je à mon homme une fois dans la rue et loin de la prison; que pensez-vous de celle-là?

—Je pense, me répondit-il avec des larmes dans la voix, que vous êtes un Dieu et que vous venez de faire un miracle pour moi…

—Un miracle, eh non! il n'est pas fait encore, et tant que je ne vous aurai pas embarqué je ne serai pas tranquille!

—Embarqué, s'écria à ce mot le fugitif, et pour où?

—Pour la Côte-Ferme!

—Et peut-être encore sur quelque autre corsaire! Oh! non, de grâce, mon généreux libérateur. Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance; mais si, pour vous en donner une preuve, il fallait retourner à bord de quelque forban, tenez, j'aimerais mieux vous désobéir, quelque chose qu'il m'en coûtât, et mourir!

—N'ayez aucune crainte, venez toujours et ne nous arrêtons pas ainsi au milieu de la rue où l'on pourrait nous remarquer et écouter notre conversation… C'est à bord d'un paisible bateau caboteur, et non plus sur un pirate, que je vais vous conduire. Je vous en donne ma parole d'honneur. Les conditions de votre passage pour la Guayra ont été faites entre le capitaine qui vous attend et moi… Une fois rendu là et tout-à-fait dépaysé, il vous sera facile, avec le peu d'argent que je viens vous prier d'accepter, de vivre en toute sécurité, et peut-être même dans une certaine aisance, pour peu que vous sachiez profiter des leçons du passé et prendre la peine de travailler…

—Oh! pour travailler, ce n'est pas cela qui m'embarrasse… Mais écoutez, puisqu'il faut vous l'avouer, et que vous avez encore la bonté de m'entendre, je crains, presque autant que la mort à laquelle je viens d'échapper, un nouveau voyage sur mer. C'est que j'ai été si malheureux aussi dans les deux seules campagnes que j'ai faites!

—Oh! ma foi, que vous ayez ou que vous n'ayez pas de vocation pour un troisième voyage, il faut bien cependant vous décider à mettre encore une fois le pied à la mer, et cela le plus tôt possible; car il n'y a plus moyen de rester ici pour vous, et il y a même danger à cheminer lentement comme nous le faisons vers le rivage où la barque nous attend. Vous ne savez donc pas que la comtesse est ici et qu'elle a poussé la vengeance jusqu'à payer le geôlier et des surveillans pour que vous ne puissiez pas lui échapper?

—Pardonnez-moi, je l'ai su; mais la comtesse ne m'a pas reconnu à bord parmi les forbans, et ici elle n'a pu réussir à me voir en face, malgré l'envie qu'elle avait de venir jouir de mes maux en me contemplant dans les fers… Grand Dieu! si elle avait su qui j'étais!…

—Silence! silence!… m'écriai-je en ce moment. Abaissez comme moi votre chapeau sur vos yeux, et cessons de parler français… Oui… oui… C'est justement elle et son père que je crois voir venir à nous…

—Et qui, elle? me demanda tout bas mon compagnon déjà tremblant comme la feuille…

—Eh! la comtesse elle-même… Chut! prenons vite l'autre côté de la rue où il y a le plus d'obscurité.»

Je ne m'étais pas trompé, c'était bien la comtesse de l'Annonciade que j'avais reconnue, venant dans la même rue que nous et suivant la direction opposée à celle que nous avions prise pour aller vers le bord de la mer. Marchant lentement à côté de son père et accompagnée de ses nègres et de ses négresses, elle nous croisa à quelques pieds de distance; mais avant d'être rendus assez près d'elle pour reconnaître le son de sa voix, à chaque pas qu'elle faisait vers nous, je sentais à l'agitation nerveuse de mon compagnon, à qui j'avais fait prendre mon bras, la peur qui allait chez lui en augmentant et qui devint telle qu'elle me parut lui avoir ôté enfin l'usage de ses jambes. Je fus obligé même de le soutenir pendant un instant pour donner à l'émotion qu'il éprouvait le temps de se dissiper un peu, une fois que le danger de la rencontre se trouva passé.

Cette leçon inattendue que venait de lui donner la frayeur ne me fut pas au surplus inutile pour le déterminer à quitter Saint-Thomas. Mon éloquence aurait eu probablement beaucoup de peine à vaincre sa répugnance pour le nouveau voyage de mer que je lui avais préparé; mais la vue de la comtesse le détermina tout-à-fait à céder à mes pressantes sollicitations. Quand son évanouissement fut dissipé, je ne trouvai plus en lui qu'un homme résigné à braver plutôt les chances de la navigation, que le danger d'une autre rencontre avec son ancienne conquête.

Un autre incident, pour le moins aussi terrible que celui qui venait de s'offrir à nous, se présenta dans notre court trajet de la prison au bord du rivage. En passant sur une petite place qu'il nous fallait traverser, et dont je ne me rappelle plus le nom, nous remarquâmes une douzaine de nègres qui, à la lueur de leurs torches fumeuses, s'occupaient gaiement à dresser une espèce de théâtre en bois. Un groupe assez nombreux d'esclaves paraissait suivre avec curiosité le travail de ces ouvriers nocturnes. Quelques-uns d'entre eux faisaient, à voix haute, des observations sur la construction de la machine que l'on élevait. Nous nous arrêtâmes une minute pour regarder aussi et pour écouter ce que disaient les esclaves… C'était l'échafaud que l'on dressait pour les pirates, et c'était de l'exécution qui devait avoir lieu le lendemain, que s'entretenait la foule.

Le Banian avait tout deviné, tout compris avant moi. Il s'évanouit tout-à-fait à mes côtés à l'aspect de l'échafaud sur lequel il était destiné à figurer il y avait encore deux heures… Je ne savais comment faire avec un homme que j'étais obligé de soutenir debout comme un cadavre, et qu'il m'aurait fallu emporter sur mes épaules pour achever le trajet qui nous restait à faire… Une pluie furieuse, une ondée que le ciel sembla nous envoyer en ce moment pour nous tirer d'embarras, fondit sur la foule qu'elle dispersa en un clin-d'œil, éteignit les torches, mouilla jusqu'aux os mon compagnon évanoui et moi, et peu à peu rendit l'usage de ses sens au malheureux dont la figure se ranimait sous les gouttes de pluie bienfaisantes de ce grain tutélaire…

«Marchons, marchons, lui dis-je, dès que je crus trouver en lui assez de forces, marchons… L'échafaud est là, vous l'avez vu: le grain est passé, et la comtesse peut-être nous suit… Marchons…

Elle nous suivait effectivement sans que je l'eusse vue nous suivre… Un secret pressentiment, ou l'envie de donner le courage de la peur à mon malheureux fugitif, m'avait inspiré ce mot.

Le Banian marcha. Nous arrivâmes enfin sur le bord de la mer, entre les tas de planches et les amas de marchandises dont le rivage était couvert… Je cherchai des yeux et dans l'obscurité le capitaine caboteur qui devait nous attendre à l'endroit même où nous nous trouvions…

Un homme qui sortait de dessous une de ces piles de planches où probablement il avait été se réfugier pendant l'ondée, se présenta à nous: il s'approcha et nous regarda sous le nez: le Banian se remit à trembler; pour cette fois il dut se croire perdu… Il n'y eut que lorsqu'il entendit l'homme me dire: «Ah c'est vous, monsieur!» que je le sentis se redresser sur ses jarrets chancelans.

—Eh oui, c'est moi, répondis-je au patron caboteur. Vous ne m'attendiez pas sitôt, n'est-il pas vrai?

—Non, me dit-il; mais cependant j'avais fait venir mon petit canot à terre pour plus de précaution; tenez, le voilà amarré là à la lune, avec le mousse qui ne l'a pas quitté… Lequel de vous s'embarque, messieurs?

—C'est monsieur.

—Allons, qu'il soit le bien venu: la brise est ronde; la grainasse a éclairci et rafraîchi le temps… Je n'ai plus qu'une amarre à larguer pour appareiller; mon ancre est à bord depuis que vous m'avez parlé… Allons, messieurs, embarquons-nous; une heure de gagnée est quelquefois l'heure qui sauve la vie… Embarquez…»

Le Banian n'avait plus de voix… Je lui remis dans la main la somme qui pouvait lui être nécessaire pour payer le reste de son passage et pour se débrouiller un peu à son arrivée à la Guayra… il me sauta au cou en sanglotant, mais sans pouvoir parler; je l'embrassai, ma foi, comme on embrasse un homme que l'on vient d'arracher à l'échafaud… Le patron, qui attendait la fin de nos adieux pour se rendre à bord dans son petit canot, nous cria à deux ou trois reprises encore: «Allons, embarquons-nous, une heure de gagnée est l'heure qui quelquefois sauve la vie…» J'aidai mon prisonnier évadé à s'embarquer dans le canot: le patron me souhaita le bonsoir… Et pour la seconde fois je confiai aux flots et au hasard les destinées du pauvre Banian.

En voyant la chaloupe du caboteur fuir dans l'obscurité, et le caboteur lui-même livrer bientôt ses voiles à la brise de terre pour gagner le large, je restai plongé dans les réflexions assez tristes que m'inspirait en ce moment le brusque départ du prisonnier que je venais de délivrer si miraculeusement. Long-temps probablement j'aurais gardé l'attitude méditative que j'avais prise sur le rivage, sans le bruit que firent les pas de quelques personnes qui s'avançaient vers le point même où j'étais demeuré après avoir embarqué le Banian dans le canot… Arraché à ma rêverie par l'approche de ces importuns, j'allais me retirer pour retrouver l'hôtel où j'étais descendu, lorsqu'une main légère me frappant sur le bras, me fit tourner la tête vers l'individu qui venait de m'aborder aussi familièrement: c'était une femme, et je reconnus presque aussitôt que cette femme était la comtesse. Un homme l'accompagnait et s'était arrêté à quelques pas d'elle, au moment où elle s'était approchée de moi.

«Et que faites-vous si tard au bord de la mer, monsieur le voyageur mystérieux? me demanda-t-elle.

—Ma foi, madame, lui répondis-je en me remettant un peu du trouble que m'avait causé son apparition, je pourrais vous faire, je crois, la même question, dans le moment actuel.

—Oh! ma réponse à moi sera facile, reprit-elle avec vivacité. Vous savez bien que j'exerce et que je me suis imposé, jusqu'à mon départ de Saint-Thomas, une mission de surveillance qui, Dieu merci, finira demain! J'ai dix-sept prisonniers à garder, et j'en cherche un qui vient de s'échapper de la geôle.

—Qui vient, dites-vous, de s'échapper de la geôle?

—Oui, de la geôle, d'où je sors à l'instant même et où son évasion a répandu l'alarme.

—Le ciel en soit loué! c'est une tête de moins que le bourreau aura à trancher demain!

—Oui, et un crime de plus qui restera impuni… Mais d'où vous vient donc aujourd'hui cette commisération pour d'infâmes pirates qui n'ont que trop mérité le sort qu'on leur prépare?

—Ma foi, je vous avouerai qu'en me rendant ici, j'ai vu se dresser un échafaud, et que cet aspect a suffi pour m'épouvanter.

—Ah! c'est donc vous que j'ai vu passer tout-à-l'heure avec une autre personne… Je ne m'étais donc pas trompée!… Mon père, mon père, s'écria-t-elle en s'adressant au vieillard qui s'était tenu à quelques pas de nous, c'étaient eux, voyez-vous, qui passaient auprès de nous! Et avec qui étiez-vous encore, s'il vous plaît, monsieur, quand j'ai eu le plaisir de vous rencontrer?

—Avec un de mes amis que je viens d'embarquer pour Porto-Rico.

—Sur ce petit navire, sans doute, qui ne fait que d'appareiller?

—Oui, sur ce petit navire-là même, madame.

—Et c'était un de vos amis, dites-vous?

—Oui, madame, un de mes amis.

—Oh! non, non; vous vous trompez: ou vous voulez me tromper: vous ne pouvez pas avoir d'amis de cette espèce-là… C'était le prisonnier qui manque à la geôle…

—Quelle idée étrange! Rien, ce me semble, ne peut vous porter à concevoir un soupçon aussi ridicule, permettez-moi de vous le dire!

—Ridicule, oui; ce soupçon peut vous paraître tel, à vous; mais quelque ridicule que vous soyez en droit de le trouver, je vais l'éclaircir à l'instant même.

—Et comment cela, s'il vous plaît?

—Vous allez le savoir… Dans une heure, un bâtiment expédié par ordre de monsieur le gouverneur, aura rejoint le navire sur lequel vous avez cru offrir un refuge assuré à votre fugitif…

—Ce moyen pourrait peut-être être tenté, cependant j'en doute encore. Mais il serait indigne de vous et il n'aboutirait à rien… Vous réussiriez tout au plus à faire revenir le navire, et vous ne trouveriez pas à bord ce que vous auriez eu le désagrément d'y chercher.

—Et pourquoi cela?

—Parce que votre supposition est fausse et que la personne que j'ai embarquée n'est pas celle que vous cherchez avec tant de persistance et de cruauté.

—Eh bien! c'est ce que nous allons voir!… Maintenant ce n'est pas seulement ma vengeance qui se trouve intéressée à pénétrer ce mystère, c'est mon amour-propre que vous forcez à prendre ce parti désespéré… L'évasion du coupable fera perdre sa place au concierge imbécile qui s'est laissé tromper ou corrompre. Et le coupable lui-même n'échappera pas à mon juste ressentiment… Mon père, allons tout de suite prévenir le gouverneur; il faut qu'il soit instruit de cet événement et que toute l'île nous prête assistance pour retrouver la trace du criminel qui vient de nous échapper.

—Puissent vos recherches, madame la comtesse, et tout le bruit inutile que vous allez faire, vous convaincre de mon innocence dans toute cette affaire qui paraît vous tenir si fort à cœur!

—Un mot, monsieur, un mot seulement, avant que je ne vous quitte pour courir au gouvernement… Quel était cet homme?

—Je vous l'ai déjà dit, madame.

—Non, vous avez voulu me donner le change… votre main tremble trop et votre voix est trop émue pour que vous m'ayez dit la vérité!… C'était mon prisonnier!

—Et quand cela serait, quel intérêt aurais-je maintenant, je vous le demande, à vous cacher la vérité, et par quel moyen parviendriez-vous à empêcher le succès de ma tentative?

—Quel intérêt, dites-vous? mais celui de gagner du temps et de retarder le départ du bâtiment que je puis envoyer à la poursuite du coupable… Mais écoutez, malgré la cruauté dont vous m'accusez avec un si étrange emportement, je veux bien consentir à ne pas pousser ma vengeance jusqu'à la dernière inflexibilité; mais je mets une condition à ma tolérance: c'est que vous m'avouerez que vous étiez complice de cette évasion, en me donnant le nom du prisonnier que vous êtes parvenu à soustraire à la surveillance du geôlier.

—C'est-à-dire que c'est un renseignement certain que vous cherchez pour vous aider dans la chasse que vous voulez faire donner à cet infortuné?

—Un tel soupçon m'offense trop pour que j'y réponde autrement qu'en vous jurant ici, sur l'honneur de ma famille, que si vous convenez de tout, je ne ferai aucune démarche pour mettre la justice sur les traces du fugitif ou même pour l'inquiéter dans sa fuite.

—Vous me le jureriez par l'honneur de votre famille et de votre nom?

—Ah! c'était donc le prisonnier qui me manque!

—Je n'ai rien dit encore, j'attends votre parole d'honneur.

—Eh bien! je m'engage sur l'honneur à ne faire aucune démarche qui puisse contrarier le projet que vous venez de mettre à exécution.

—En ce cas-là aussi, je vous avouerai maintenant que l'homme dont j'ai favorisé l'évasion est le prisonnier qui vous manque et que j'ai réussi à délivrer à l'insu du concierge Barnabé.

—Là! j'en étais sûre; et tellement même que sans cette ondée maudite qui est survenue au moment où je vous ai rencontré dans la rue, je ne vous aurais pas quitté d'un pas. Ciel! est-il possible que cette ondée soit venue justement comme pour me forcer à vous perdre de vue! sans cela, vous n'auriez pu réussir à l'embarquer, je vous le jure… Et quel est son nom?

—Son nom est encore un mystère. Je ne me suis pas engagé à vous le dire.

—Je le sais!

—Vous le savez! pourquoi exiger alors que je vous le dise?

—Pour mieux confirmer mes soupçons et la certitude que j'ai acquise.

—Eh bien! qui pensez-vous que ce prisonnier puisse être?

—Un de vos amis.

—Cette conjecture ne prouve pas encore que vous sachiez son nom. Vous pensez bien qu'il n'y a que pour un ami que l'on puisse tenter ce que je viens de faire pour ce malheureux.

—Un de vos amis qui a fait la traversée avec nous, du Hâvre à la Martinique?»

A ce mot, je crus, et non pas sans frayeur, que la comtesse était instruite de tout et qu'elle ne connaissait que trop bien le malheureux que je venais de soustraire à sa vengeance et à la mort. Je n'osai plus lui répondre, elle continua:

—Ah! vous avez cru cacher à ma pénétration le nom du criminel que vous étiez parvenu à ravir à ma vigilance! Mais vous devez être convaincu maintenant que s'il est encore possible de me surprendre, il est un peu plus difficile de m'abuser long-temps. Au reste l'intérêt que vous avait témoigné le despote pendant la traversée, méritait bien un pareil acte d'obligeance de votre part. Vous vous êtes montré reconnaissant en lui conservant la vie; il n'y a rien que de très honorable pour vous dans une telle conduite.

—Mais de qui donc encore voulez-vous parler? demandai-je à la comtesse en devinant qu'elle se trompait dans ses conjectures.

—De qui? ah! vous voulez encore me faire perdre la piste! il est trop tard, monsieur le mystérieux. L'homme dont je veux parler est celui qui a tenu, à son bord, la conduite d'un pirate, et qui a préludé à l'honorable profession qu'il a embrassée par la suite, en nous rendant témoins de sa cruauté, en abusant de la manière la plus atroce de son autorité et de la faiblesse de son malheureux équipage!

—Le capitaine!

—Oui, votre capitaine Lanclume, lui-même… Oui, faites l'étonné maintenant, je vous le conseille; comme si je ne l'avais pas reconnu déjà au nombre des forbans du corsaire qui nous a arrachés à nos familles épouvantées…

—Le capitaine Lanclume… Je vous jure que vous êtes, madame, dans l'erreur la plus complète et que ce n'était pas lui…

—Qui était-ce donc, alors?»

Je restai muet à cette question soudaine qui me mettait ou dans la nécessité fâcheuse d'avouer la vérité, ou dans l'embarras de laisser la comtesse dans l'erreur qui l'abusait sur le compte du brave capitaine… Je me tus encore, ne trouvant rien à répondre. Elle reprit:

«Et fallait-il, pour savoir ce qu'il serait capable de faire un jour, autre chose que la manière dont ce fanatique Napoléoniste a traité, pendant tout le voyage, cet infortuné jeune homme qu'il a forcé ensuite à déserter de son bâtiment…

—Gustave le cuisinier?

—Oui, ce pauvre M. Gustave… Après des procédés semblables, est-il donc si surprenant que l'on se livre à ce qu'il y a de plus affreux au monde, et que l'on immole de faibles femmes sans défense, comme on a sacrifié un pauvre jeune homme sans appui, sans protection… Il n'y a eu dans le fait de ce pirate, au surplus, qu'une chose fort ordinaire. On ne devait rien attendre de mieux d'un Napoléoniste comme lui: tel héros, tel imitateur; ou, comme on dit dans notre pays: tel Dieu, tel saint!… Enfin, que voulez-vous! il est parti, il n'y a rien maintenant à y faire, qu'à me consoler demain en voyant les seize autres condamnés qui n'ont pas trouvé comme lui de nobles libérateurs, expier sur l'échafaud que leur sang va souiller, leur crime et celui de leur affreux complice… C'est un spectacle que j'ai assez long-temps attendu et assez chèrement payé, pour avoir le droit d'en jouir tout à mon aise.

—Beaucoup de plaisir que je vous souhaite, madame. Quant à moi qui n'ai pas les mêmes représailles que vous à exercer envers ces pauvres diables, je partirai demain de Saint-Thomas avec le jour et avant l'exécution, satisfait d'avoir racheté une tête du supplice et d'avoir ainsi payé ma dette à l'humanité…

—Eh bien! s'écria la comtesse avec la plus vive exaspération, voilà ce qui me révolte et qui me met hors de moi! Depuis qu'ici je poursuis les brigands qui nous ont si lâchement immolées, moi et mes amies, à leurs sanguinaires fureurs, c'est que nulle part, c'est que dans aucune âme je n'ai trouvé pour les criminels les ressentimens trop légitimes que j'éprouvais en pensant à leurs crimes. Partout, au contraire, je n'ai rencontré qu'indifférence pour moi et que pitié pour ces hommes affreux. Oh! si quelques voleurs de grands chemins, cent fois moins coupables qu'eux, avaient été arrêtés demandant aux voyageurs la bourse ou la vie, toute la société se serait levée pour crier vengeance et réclamer un châtiment exemplaire, une punition soudaine et terrible. Mais pour des pirates, la société et l'autorité même n'ont témoigné que de l'indulgence: Il me semble même que quelque chose d'inexplicable ait anobli aux yeux de la justice et des habitans de Saint-Thomas, les forfaits contre lesquels j'appelle de toutes mes forces la sévérité des lois, et je me suis trouvée presque réduite à penser que les bandits et les assassins sur mer, jouissaient d'une impunité que l'on se serait fait un crime d'accorder à des brigands et à des voleurs de grandes routes. Juste Dieu! pourquoi donc faut-il que je ne puisse pas devenir homme pour quelques heures seulement, et que mon père soit trop vieux pour exécuter le projet que j'avais conçu!… Le gouverneur lui-même m'aurait répondu des lenteurs mortelles de ce procès qu'il a si long-temps différé avec la plus coupable et la plus inconcevable négligence… Mais le ciel en soit loué! mes tourmens touchent à leur fin et ma juste vengeance va s'accomplir: vingt-quatre heures encore, et je quitterai cette terre maudite, satisfaite et vengée… Venez, mon père, retirons-nous et laissons monsieur aux douces réflexions que sa bonne œuvre lui réserve sans doute pour le reste de la nuit. Notre présence qui n'a pu déconcerter le plan qu'il vient d'exécuter avec une si heureuse habileté, lui deviendrait maintenant importune, et c'est bien assez pour nous qu'elle ait été trop tardive.»

La vindicative Colombienne s'éloigna avec son père, me laissant, comme elle venait de le dire ironiquement, tout entier à mes réflexions.

Parbleu! pensai-je, cette idée qu'elle a eue de songer au capitaine Lanclume, pour l'accuser à la place du Banian de tous les méfaits qui pesaient réellement sur la tête de celui-ci, est arrivée fort à propos pour m'épargner l'embarras d'avoir quelque coupable à lui nommer. Je ne sais trop, ma foi, sans cette heureuse méprise, ce que j'aurais pu lui dire pour me tirer de presse? Lui avouer la vérité, ç'aurait été mettre cette jeune Némésis sur les traces du coupable, qu'elle aurait pu faire poursuivre et harceler jusque dans la retraite que je lui avais ouverte… Et puis, d'ailleurs, je sens qu'il m'en eût coûté pour détruire d'un seul mot l'illusion qui semble protéger encore dans son cœur le tendre souvenir qu'elle a conservé de M. Gustave… Oh si la sentimentale comtesse avait appris subitement le nom du vrai coupable, quelle figure elle eût faite! Je crois, ma foi, que sans le danger qu'un aveu sincère eût pu faire courir à mon protégé, je me serais donné le plaisir de désenchanter cette beauté altière en lui disant: Eh bien! ce jeune homme, que vous accusez le capitaine Lanclume d'avoir traité si inhumainement, c'est ce même officier pirate qui vous a conduite à bord du corsaire où vous avez éprouvé les outrages pour lesquels vous demandez justice et châtiment, et ce capitaine Lanclume à qui vous attribuez une partie de vos malheurs, n'a plus entendu parler de vous depuis qu'il vous a quittée à la Martinique… Quel bouleversement se serait opéré à ces mots dans les idées de la comtesse de l'Annonciade! Il me semble voir tout son corps trembler, la voix lui manquer et son exaltation redoubler contre les forbans… M. Gustave, le romantique et intéressant Gustave Létameur devenu pirate, et se déguisant en noble et galant officier français pour enlever son ancienne et tendre amante!… Vraiment, je regrette, en y pensant encore, de n'avoir pu me procurer le plaisir de désillusionner la petite comtesse, et de me venger de la torture morale qu'elle m'a fait subir par ses importunes questions, en lui faisant éprouver à mon tour le supplice d'un désappointement total, d'un désenchantement impitoyable… Mais maintenant que je l'ai laissée bien convaincue de la présence du capitaine à bord du corsaire et de son évasion de la prison de Saint-Thomas, si elle allait se mettre en tête de révéler publiquement ce prétendu fait en faisant peser une accusation de piraterie sur le compte de ce brave marin…? Oh non! elle ne le fera pas; et puis quand bien même elle réussirait à causer un peu de scandale en ébruitant cette absurde imputation, rien ne serait plus facile que d'en démontrer la fausseté, puisqu'il est de notoriété que le capitaine Lanclume était au Hâvre, privé de la faculté de naviguer, au moment où s'est passée, dans les mers du Mexique, l'affaire de l'Oiseau-de-Nuit. Ainsi donc nul danger d'un côté pour le capitaine dans la fausse accusation de la comtesse, et avantage évident pour le Banian, qui n'a pas même été soupçonné du crime qu'il a commis… Tout a donc été pour le mieux aujourd'hui, et Dieu aidant, je puis dire n'avoir pas perdu ma journée… Quinze doublons et ma bague y ont passé toutefois; et c'est avoir acheté peut-être un peu cher le plaisir d'une bonne œuvre; mais, au bout du compte, la jouissance que j'éprouve en ce moment ne vaut-elle pas cent fois l'argent que j'ai déboursé pour sauver la vie d'un malheureux?… Oui, quelque chose me dit là intérieurement que j'ai bien mérité de l'humanité… Allons nous coucher par là-dessus: nous pouvons maintenant reposer en paix!

En rentrant à mon hôtel, je recommandai à l'un des nègres du logis, qui m'attendait sur la porte, de ne pas oublier de me réveiller de bonne heure pour partir sur un sloop qui devait faire voile avec le jour pour remonter à Saint-Pierre… Après avoir donné cet ordre, je me jetai sur mon lit et je m'endormis…

Quand le nègre vint me réveiller en bâillant et en me disant avec nonchalance: Vin vite, mochué, tit navi qu'à partir avant vous arrivé, je le grondai de m'avoir laissé sommeiller si tard; il était jour déjà.

«Prends tout de suite mon paquet, lui dis-je, et cours prévenir le capitaine que je te suis et que je vais m'embarquer à la minute même.»

Il me fallut traverser encore, pour me rendre sur le bord de la mer, la place où la veille on dressait l'échafaud. Les travaux n'étaient pas encore terminés. On aurait dit que les ouvriers prenaient plaisir à prolonger les préparatifs du grand spectacle promis à la curiosité des habitans de l'île… Je baissai la tête en courant le plus vite possible, pour me rendre à l'embarcadère. Mais au moment de dire adieu à la terre, je ne pus échapper au spectacle d'une autre exécution; sur le sable même du rivage qui touchait le petit canot qui m'attendait pour me conduire à bord du paquebot, je vis deux esclaves qui plantaient quatre longs piquets, presque à mes pieds, et près de ces quatre piquets un grand mulâtre tenu en respect comme un patient, entre deux estaffiers qu'à leur costume on reconnaissait pour appartenir à la police du lieu… Ce grand mulâtre était Bartholoméo, le niais officieux qui, la veille au soir, avait consenti à prendre, pour mes cinq doublons, la place du prisonnier évadé… En m'apercevant, le pauvre diable me reconnut, et sans avoir l'air de s'adresser à moi, il s'écria tristement et par forme d'allusion à sa situation présente: C'est quatre piquets qui gagné actuellement doublons sur dos moué (Ce sont les coups de fouet qui actuellement vont, sur mon dos, gagner les doublons que j'ai reçus). Le coupable fut bientôt couché à plat ventre sur le sable entre les quatre piquets, au moyen desquels on lui attacha au sol les pieds et les mains. Dans cette posture toute passive, il reçut les vingt-neuf coups de fouet sur lesquels il avait compté; il supporta son châtiment en hurlant un peu, mais sans laisser échapper aucun mot qui pût compromettre les complices de son délit… Une femme assistait au reste à l'exécution: c'était la jeune Acacie elle-même; je lui jetai un coup-d'œil d'intelligence auquel elle ne répondit qu'en posant sur sa bouche, avec un grand air de mystère, le doigt sur lequel brillait encore la bague que je lui avais offerte pour prix de sa généreuse assistance… Je compris à merveille tout ce que m'indiquait ce signe qui me révélait surtout le motif de sa présence au moment du châtiment du coupable, dont il lui importait tant de prévenir l'indiscrétion ou les aveux. Une fois les vingt-neuf coups de fouet bien comptés et bien reçus, Acacie s'éloigna pour retourner à la geôle, suivie de Bartholoméo, et moi je m'embarquai pour revenir à Saint-Pierre, enchanté de m'éloigner de Saint-Thomas avant le moment où seize têtes allaient tomber sous la hache du bourreau… Oui, qu'il frappe, me disais-je avec orgueil, qu'il frappe tant qu'il pourra, que la comtesse même compte et recompte le nombre des victimes; il manquera toujours une tête à la hache du bourreau et au ressentiment de la Judith colombienne, et cette tête c'est moi qui l'ai sauvée!

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