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Le Banian, roman maritime (2/2)

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XVI

Un seul officier, chargé de veiller à la manœuvre, reste immobile sur le pont, un œil fixé sur le compas qu'il observe près du timonier, et l'autre œil errant sur les voiles dont il épie le battement et le FASEYAGE; car c'est encore un des secrets du métier que cette espèce de dualité d'organes et cette double faculté de perceptions, que les marins exercent avec un seul sens.

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Discipline du bord;—délibération en mer;—le navire pseudonyme.

Les premières ombres du couchant descendaient lentement sur les flots ranimés par la brise du soir, quand le corsaire l'Oiseau-de-Nuit, appareilla de la rade de Saint-Pierre.

Tout autre bâtiment aurait peut-être attendu le jour pour exécuter plus sûrement la manœuvre assez confuse de l'appareillage; mais ce n'était pas pour lui qu'étaient faites ces précautions vulgaires. La lune d'ailleurs cachant à moitié son globe ascendant, derrière les mornes silencieux de l'île, ne venait-elle pas déjà blanchir, sur la tête de l'équipage, la surface arrondie des voiles hautes que le corsaire avait livrées aux fraîches risées du soir! C'est à la lueur des étoiles scintillantes, c'est à la clarté de l'astre des nuits, que le capitaine Invisible aimait à naviguer.

A l'activité un peu bruyante de cette manœuvre nocturne, succéda bientôt le calme le plus profond, à bord du mystérieux navire; et quand il laissa arriver après avoir tracé un cercle rapide autour des terres qu'il allait quitter, on eût dit un bâtiment fantastique gouverné, manœuvré sur les eaux soumises, par des êtres muets, impalpables, et voltigeant dans cet air paisible que ne troublaient ni le son d'une seule voix, ni le bruit d'aucune manœuvre, ni le murmure même des vagues clapotantes.

Un seul homme se promenait sur le gaillard d'arrière, près du timonier attaché presque immobile à la roue du gouvernail.

A la fin de chaque heure du quart, l'officier de service, après avoir jeté le lock, venait dire à cet homme, d'une voix respectueuse et brève:

«Commandant, votre navire file huit nœuds, file dix nœuds,» selon que la vitesse du brick avait augmenté ou diminué depuis le moment du départ.

Le commandant, en continuant sa promenade, ne répondait à l'officier que par un léger signe de tête qui signifiait: C'est bon!

Et l'officier retournait alors devant, se mêler aux groupes des hommes de quart, qui n'osaient interrompre, par le bruit de leurs conversations particulières, le silence que leur prescrivait la présence de leur chef suprême sur le pont du bâtiment.

Quelles idées devaient inspirer à notre Banian si nouvellement jeté à bord de l'Oiseau-de-Nuit, le spectacle de cette discipline muette, la vue de ces vingts canons faisant, à chaque petit coup de roulis, briller leurs platines de cuivre aux rayons de la lune, à la lueur vacillante du feu de l'habitacle!

Et cet homme surtout qui, environné de tant de soumission et de dévouement discret, se promenait seul sur le gaillard, sans daigner jeter un mot, adresser un signe à tous ces officiers, à tous ces matelots rassemblés, loin de lui, dans l'attitude de la crainte et du zèle qui n'attend que le moment d'obéir!

Deux fois notre Banian, surmontant ses craintes, étouffant sa timidité par excès de curiosité, s'était hasardé à s'approcher du commandant pour voir sa mise, connaître sa tournure, et saisir, s'il était possible, un des traits de sa physionomie.

Il avait réussi à le voir vêtu élégamment d'une courte redingote de chasse, coiffé d'une petite casquette de cuir verni, et chaussé, autant qu'il avait pu le remarquer, de fines et moelleuses pantoufles.

Puis il s'était dit à lui-même: Il paraît que cette fois-ci nous n'aurons pas de mauvais temps, car l'Invisible a plutôt pris une toilette de cabinet, qu'un lourd costume de bord…

Un officier qui avait deviné le petit voyage d'observation que s'était permis de tenter notre curieux, en se glissant le long de la chaloupe, lui frappa sur l'épaule pour le prévenir qu'il venait de manquer une première fois à la consigne du navire, et que la troisième fois, il se rendrait passible de la discipline établie à bord de l'Oiseau-de-Nuit.

Le Banian s'excusa, trembla du mieux qu'il put et alla se coucher, en continuant de trembler, dans le hamac qu'on lui avait accordé dans l'entrepont…

Minuit venait d'être piqué sur la cloche de devant. Aux quatre coups doubles, frappés sur l'airain retentissant, l'Invisible sembla sortir de sa rêverie pour dire à l'officier de service:

«Faites appeler le second!»

Le second paraît à l'instant même, le chapeau à la main; le commandant lui adresse ces mots: «Prévenez ces messieurs, que, dans cinq minutes, le conseil se rassemblera dans la grand' chambre.»

Le second ordonne aussitôt aux deux valets et au jockey du commandant, d'étendre le tapis vert sur la table de la chambre, et d'allumer les bougies…

Le commandant ajoute à cet ordre: «Le capitaine d'armes, nouvellement embarqué, assistera à la séance, en sa qualité d'officier…»

C'était notre Banian que ce décret verbal venait d'appeler à l'honneur de faire partie du conseil légalement convoqué: quel honneur!

Au bout des cinq minutes accordées pour les préparatifs de la solennité, les dix officiers faisant partie de l'assemblée, se trouvèrent réunis, par rang de grade, autour de la table qu'éclairaient huit girandoles chargées d'odorantes bougies. Deux matelots, le sabre d'abordage à la main, se posent à l'entrée du dôme du commandant pour écarter ou punir les audacieux qui se présenteraient derrière, pendant la durée de la délibération.

Le navire fend, toujours avec sa vitesse accoutumée, la mer sur laquelle il balance ses flancs rapides, et l'air au sein duquel il déploie majestueusement ses voiles élargies par le souffle de la brise qui l'enlève dans l'espace.

Un seul officier, chargé de veiller à la manœuvre, reste immobile sur le pont, un œil fixé sur le compas qu'il observe près du timonier, et l'autre œil errant sur les voiles dont il épie les battemens et le faseyage; car c'est encore un des secrets du métier, que cette espèce de dualité d'organes et cette double faculté de perceptions, que les marins exercent avec un seul sens.

«Messieurs les officiers, dit le commandant au conseil assemblé:

»Ma volonté jusqu'ici n'a pas cessé d'être souveraine à bord d'un navire qui m'appartient et dont je me sers pour augmenter ma fortune et assurer en même temps la vôtre. Mais malgré une autorité dont j'ai le droit d'user et d'abuser, j'ai toujours tenu à avoir votre avis sur les entreprises que je médite dans l'intérêt commun. Aujourd'hui il s'agit d'une opération que j'ai l'espoir fondé de mener à bien, mais sur laquelle je suis bien aise de recueillir, avant tout, votre opinion. Je vais m'expliquer, et vous pourrez me faire vos observations en toute liberté, sur le plan que je ne trouve pas au-dessous de ma dignité de vous exposer. Ainsi donc, sachez bien que c'est moins une complaisante approbation dont je pourrais aisément me passer, qu'une discussion qui pourra m'éclairer, que j'appelle sur la question qui va vous être soumise… Veuillez bien en conséquence m'écouter avec toute l'attention que j'ai le droit d'attendre de vous…»

Un léger murmure d'adhésion succéda à ces paroles, et l'assemblée rentra ensuite dans le plus profond recueillement, pour laisser le commandant continuer:

«Notre relâche à la Martinique, que l'on pouvait attribuer à la fantaisie de mouiller là plutôt qu'ailleurs, a eu, Dieu merci, une cause moins futile et un intérêt plus sérieux. Cette relâche tenait à un plan arrêté d'avance.

»Le brick de guerre français, le Scorpion, mouillé depuis quelque temps au Fort-Royal, devait partir pour Cumana avec une mission de pure surveillance. Je le savais; en arrivant à Saint-Pierre, mon premier soin a été de m'informer du jour du départ de ce brick, du nom de son commandant et de ses officiers, et enfin de plusieurs détails qu'il était essentiel de connaître pour assurer l'exécution de mon projet. J'ai réussi dans toutes mes démarches, et pour vous convaincre du parti que j'ai tiré de mes observations, il vous suffira de vous rappeler que j'ai fait peindre, installer, gréer mon corsaire de manière à le rendre méconnaissable aux yeux de ceux qui l'auraient vu il y a un mois. La nouvelle installation que je lui ai donnée a pour but de rendre sa ressemblance frappante avec le brick le Scorpion lui-même.

»Cette révélation doit vous suffire pour vous initier au mystère de mon projet. Nous portons en ce moment-ci le cap sur Cumana: l'Oiseau-de-Nuit se nomme désormais le Scorpion; le pavillon français flottera bientôt sur son arrière à la place du pavillon de la république que nous servons et que nous servirons toujours; chacun de vous prendra le nom et le costume d'un officier de la marine française; et le soleil ne se lèvera pas trois fois sur nous sans que nous n'ayons jeté l'ancre sur la rade de Cumana, où vous recevrez mes ordres ultérieurs. Vous m'avez entendu, j'ose même croire que vous m'avez compris… Retournez, messieurs, chacun à votre poste. Je me charge de tout le reste.»

L'assemblée allait se séparer après cette délibération, lorsqu'un des plus jeunes officiers demanda avec respect la permission de présenter une petite observation.

Le président, surpris de cette témérité, tourna les yeux vers l'orateur et lui demanda d'un ton qui fit trembler tout l'auditoire, si c'était pour appuyer ou pour combattre le projet qu'il réclamait la parole:

«C'est pour le combattre, répond le jeune homme.

—En ce cas, reprend le commandant, je vous interdis la parole, car il n'est permis de s'exprimer ici que pour approuver ce que je propose: c'est à cette condition seulement que les opinions sont libres et que je veux bien consentir à écouter vos avis. D'ailleurs vous devriez vous être aperçu que le temps que j'ai assigné pour la discussion est expiré, et que j'ai déjà levé la séance.

—Pardon, commandant, reprit le contradicteur, vous avez oublié de la lever.

—Puisqu'il en est ainsi, s'écrie l'Invisible, je la lève cette séance scandaleuse, et je cesse d'être le président du conseil, pour redevenir le commandant, le roi de mon navire; j'ordonne en conséquence au capitaine d'armes de conduire l'officier qui s'est permis de me faire des observations, aux arrêts forcés, qu'il voudra bien garder jusqu'à notre départ de Cumana.

—Bravo! bravo! commandant, répétèrent en chœur tous les autres officiers… c'est bien fait! il ne l'a pas volé; car son observation était d'une indécence qui n'a pas de nom.»

Une petite porte s'ouvrit: elle communiquait de la grand' chambre à l'entrepont: l'imprudent officier, escorté par le Banian, notre capitaine d'armes, passa par cette petite porte pour se rendre ensuite de l'entrepont à la fosse-aux-lions.

Ce fut par ce premier acte que le capitaine d'armes entra dans l'exercice de ses fonctions à bord de l'Oiseau-de-Nuit.

Le lendemain et le jour suivant on apporta à notre apprenti-corsaire les cent cinquante mousquetons du bord à visiter et à inspecter. C'était encore là une spécialité qui rentrait dans l'exercice de sa charge. Le drôle qui, dans ses jours de prospérité à la Martinique, avait quelquefois été à la chasse des pluviers, fit semblant d'examiner scrupuleusement la batterie de chaque fusil. Il trouva toutes les armes en parfait état, dans l'impuissance où il était de reconnaître et de réparer les défauts de quelques-unes d'entr'elles, et quand son examen d'armurier fut terminé, on annonça, fort heureusement pour lui, que l'on découvrait sur l'avant les plus hautes terres de la Côte-Ferme. Un jour de plus d'épreuves aurait convaincu tout l'équipage, que le capitaine d'armes n'était pas plus armurier à bord de l'Oiseau-de-Nuit, qu'il ne s'était montré cuisinier à bord du Toujours-le-même.

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