Le Banian, roman maritime (2/2)
XXII
La vérité, monsieur, est une chose assez belle et assez rare, pour qu'on accorde une petite récompense à ceux qui ont le don de la deviner et le courage de la dire.
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Un capitaine caboteur des Antilles;—le brick la Mandragore;—retour à Saint-Pierre-Martinique;—correspondance de femmes;—la journée du sentiment;—la devineresse.
Le troisième ou le quatrième jour de notre départ de Saint-Thomas, en louvoyant contre la brise alisée qu'il nous fallait vaincre pour remonter à la Martinique, nous fîmes, à bord du petit sloop caboteur qui nous transportait, la rencontre d'un brick qui, en deux ou trois bordées, nous eut bientôt gagné les deux lieues qu'il avait à parcourir pour nous rallier dans la partie du vent où nous nous trouvions placés par rapport à lui, quelques heures auparavant.
Le patron étonné de la marche extraordinaire de ce navire, avait tenu braquée sur notre coureur, pendant une bonne heure au moins, la mauvaise longue-vue dont il ne se servait que dans les occasions solennelles: c'était la seule lunette que nous eussions à bord.
Après que notre savant pilote eut bien examiné le grand brick qui nous approchait de manière à nous rendre le secours de son instrument embrumé tout-à-fait inutile, il s'écria avec l'air de la plus vive satisfaction, et comme si on lui eût ôté un poids de cent livres de dessus la poitrine: c'est ce coquin de Trompeloup! Je reconnais maintenant son grand scélérat de brick.
Aucun des passagers n'ayant pris la parole pour s'informer de ce que pouvait être ce Trompeloup que notre capitaine caboteur paraissait connaître si bien, je me hasardai à lui demander si la visite que ce bâtiment semblait vouloir lui faire devait présenter quelque danger pour nous.
«Du danger! me répondit le patron, en allongeant dédaigneusement sa lèvre inférieure pour donner, sans doute, une expression plus énergique à sa phrase: ah! bien oui, du danger, nous ne sommes pas assez calés pour lui. Trompeloup a le cœur trop haut, le brigand qu'il est, pour piller des pauvres rafalés de notre système. Il ne s'attaque qu'à la richesse, l'orgueilleux forban! Vous allez voir sa manœuvre.
—C'est donc, selon vous, un pirate que ce brick?
—Un pirate! un pirate! je le crois pardieu bien! que voulez-vous que ce soit hormis cela? La mer, toute fière qu'elle est, n'en a pas porté un cent comme lui, allez, et c'est moi qui vous le cautionne. Après l'Invisible, à qui le bon Dieu fasse grâce et miséricorde, c'est à lui le pompon… et le plumet par-dessus le marché. Voyez plutôt: vingt-deux canons en batterie et fourbis comme des cuillers d'argent! Bien malin celui qui ferait tomber une épingle sur son pont: il y a tant de bandits de l'avant à l'arrière, qu'il n'y aurait pas de place pour loger, entre eux tous, le plus petit fétu de paille.»
Et, en effet, les gens de l'équipage du brick étaient si nombreux et tellement pressés sur le pont, que l'on ne voyait que des têtes entassées au-dessus des bastingages, comme dans le parterre d'un grand théâtre le jour d'une première représentation…
Notre patron, à qui j'adressai encore quelques autres questions, n'était plus à la conversation, il paraissait n'avoir plus d'yeux, de langue et d'oreilles que pour observer, répondre au besoin et écouter ce qu'il plairait au pirate de lui demander ou de lui dire.
Quand le brick nous eut accostés à petite distance, une voix aigre, impérieuse et brève, sortant d'un des groupes de marins qui se pressaient sur l'arrière du corsaire, s'éleva pour crier à notre capitaine attentif au commandement qu'il attendait:
«Mettras-tu aujourd'hui en panne, espèce d'imbécile?
—Oui, commandant Trompeloup, oui, tout de suite,» s'empressa de répondre notre docile patron.
Et dès que notre petit sloop eut obéi à l'ordre qui venait de lui être donné, des sifflets perçans gazouillèrent à bord du brick pour faire exécuter la manœuvre qu'avait apparemment ordonnée le commandant Trompeloup à ses gens.
Une embarcation aussi longue que tout notre caboteur, venait d'être amenée à l'eau au bruit de ces sifflets aigus.
En deux minutes et en quatre ou cinq coups d'avirons, cette embarcation, montée par une douzaine d'hommes et un officier, s'élança du travers du corsaire pour venir nous élonger de bout en bout. L'officier saute sur notre pont, cherche de l'œil notre capitaine qui, le chapeau à la main, se présente devant lui; l'officier lui demande alors:
«Depuis quand as-tu quitté Saint-Thomas?
—Depuis trois fois vingt-quatre heures, mon lieutenant.
—Quoi de nouveau à ton départ?
—Mais on ne disait rien de nouveau, quoiqu'on parlât beaucoup d'autre chose.
—Et que faisait-on?
—On était en train de pendre ou de décoller quinze à seize des gens de l'Invisible.
—Et tu appelles cela rien de nouveau, espèce de Nicodême?
—Mais, à vous dire le vrai, il y a si long-temps qu'on s'y attendait!
—La corvette danoise qui a mis la patte sur l'Invisible était-elle prête à appareiller bientôt que tu saches, si tu sais quelque chose?
—Qui? la corvette le Hamlet, oh! la coquine, elle appareillait en même temps que moi pour croiser au vent!
—Pour croiser au vent? Et pourquoi, triple lofia, ne m'as-tu pas dit cela tout de suite?…»
Et, en prononçant ces derniers mots, mon officier de corsaire bondit comme un cabri, de notre pont dans son canot, en criant à ses gens: Pousse au large; et le canot, en un clin-d'œil, regagne le brick qui, après avoir rehissé son embarcation sur ses palans, évente son grand hunier et laisse arriver en se couvrant de toile pour faire route vent arrière.
La voix que la première nous avions entendue, résonna de nouveau dans un porte-voix pour adresser ces paroles à notre capitaine caboteur, devenu encore plus attentif, s'il est possible, qu'il ne l'avait été jusque-là.
«Dis donc, patron Gombeaux[3], si par hasard tu rencontres ton gueux de capitaine du Hamlet avant moi, n'oublie pas de lui dire de ma part, entends-tu bien, que je le cherche pour lui clouer les oreilles à la pomme de mon grand mât et pour faire amarrer son pavillon au-dessous de ma poulaine… Entends-tu, Jean-Fesse?
[3] Terme de mépris dont on se sert quelquefois aux Antilles, pour désigner les pauvres petits capitaines caboteurs qui s'imaginent être quelque chose de plus que des patrons de barque.
—Oui, mon commandant, j'entends bien et je n'oublierai pas la commission si je le rencontre, mais vous le verrez sans doute avant que j'aie cet honneur: il a dû courir plein nord!…
—C'est bon, c'est bon… Il va me payer, le chien, le tour qu'il a joué à l'Invisible.»
Et le corsaire déployant, comme un faucon qui étend ses ailes, ses bonnettes hautes et basses, s'éloigna de nous avec la rapidité d'un nuage noir poussé par la brise sur la surface de la mer qu'il obscurcit au loin…
«Oui, oui, racaillassasse, se prit à marmotter notre patron dès qu'il crut le brick assez loin pour pouvoir se permettre sans danger de faire le fendant à bord de son petit sloop. Oui, oui, attends-moi là, je remplirai ta belle fichue commission, avaleur d'oreilles crues…, compte là-dessus, et en attendant mange des gourganes… Elle est belle, va, ta commission, pour en parler tout bêtement au capitaine du Hamlet… Mais c'est qu'au moins il le ferait comme il le dit, ce nègre maron de Trompeloup… Le scélérat a le nez si fin! Il a senti bien sûrement quelque chose sur l'eau, car je parierais ma tête à couper, qu'il n'a pas pris un double équipage, comme il en a un, pour le plaisir seulement de compter plus de monde à l'appel à son bord et de se faire manger plus vite les vivres de sa cambuse…
—Et pensez-vous, demandai-je au patron que je voyais tout disposé à jaser long-temps sur le compte du pirate, pensez-vous que ce brick, en attaquant la corvette danoise, fût peut-être plus heureux contre elle que ne l'a été l'Oiseau-de-Nuit?
—Qui, Trompeloup avec sa Mandragore? Parbleu! si je le pense; le diable! et qui ne le penserait pas? L'Oiseau-de-Nuit, voyez-vous, n'avait que cent cinquante hommes à bord, et la corvette l'Hamlet deux cent cinquante, tandis que je suis bien sûr que ce renégat de Trompeloup n'a pas, à bord de sa Mandragore, moins de trois cents à trois cent cinquante joueurs de fourchettes… Oh! c'est que je le connais depuis long-temps, le pèlerin! Il est Basque de naissance, du même pays que moi, et c'est tout dire… S'il a pris un double équipage, mettez-vous bien dans le toupet que ce n'est pas pour leur faire griller des bananes à sa cuisine et boire du lait de coco pour le mal de poitrine. Il sait que l'abordage est une jolie chose, quand on a du monde pour jouer des castagnettes sur le pont d'une prise… Et puis on dit bien: L'Invisible a été happé par la corvette, et l'Oiseau-de-Nuit s'est fait mettre dans le sac, comme un rat dans une souricière… Mais on ne dit pas qu'au moment de l'abordage, l'Invisible ayant reçu le coup de la mort, son équipage de vautours avait perdu la plus belle plume de son aile et la plus belle griffe de sa patte… Sans cela, croyez-vous que jamais la corvette danoise aurait mangé la soupe de l'Oiseau-de-Nuit? Ah! bien oui, je t'en fiche et va me la chercher toi qui as de bonnes jambes… pas fichue pour cela la barcarassasse danoise! Mais! l'Invisible, voyez-vous, ayant une fois dépassé le lit du vent, il n'est plus resté sur le pont que des hommes, et des hommes petits en nombre et grands en découragement. Quand l'âme manque, le corps n'est plus qu'une carcasse bonne à jeter par-dessus le bord ou à donner à grignotter à des chiens danois… Comprenez-vous la chose? Ah! ah! ah!… telle que j'ai l'honneur de vous la dire, comprenez-vous, la chose des chiens danois, c'est-à-dire les Danois, les chiens qui ont mis la patte sur l'Invisible?
—A merveille! le calembour est même fort joli… Il est vrai que c'était un fier capitaine que cet Invisible!
—Qui n'avait pas et qui n'aura jamais son pareil sur la surface du globe terrestre et marâtre[4]. Le plus joli pirate de toutes nos mers et de bien d'autres. A présent, c'est à Trompeloup le pompon. C'est lui qui va le remplacer dans la renommée et le venger, s'il le peut, dans ce bas monde.
[4] Marâtre, apparemment pour maritime. Les patrons caboteurs des Antilles ne sont pas tous de l'Académie française.
—Ces deux hommes étaient donc bien bons amis, bien liés ensemble, quoique faisant le même métier, puisque Trompeloup cherche tant aujourd'hui à venger la mort de l'Invisible?
—Bons amis! ils ne pouvaient pas plus se souffrir l'un l'autre qu'un chien de chasse n'aime un renard… Ils se sont battus cinq à six fois comme des lions pendant leur vie… Mais depuis que l'un est mort, l'autre lui a juré une amitié éternelle. C'est, sans comparaison, comme les maris et les femmes qui font mauvais ménage toute leur vie durante, et qui se pleurent comme des Madeleines une fois qu'ils se sentent bien morts… Ah! le pauvre Invisible, c'était un si brave homme hors de son métier!… Une fois il m'a fait donner vingt-cinq coups de garcette sur les omoplaques, quand tout autre que lui m'aurait fait fusiller comme un chien de basse-cour, sans jugement ni frais de justice. Ce n'est pas l'embarras, la ration des vingt-cinq était bonne; mais je lui pardonne, car je ne l'avais pas volée, et s'il n'y a devant Dieu, notre juge suprême en dernier ressort, que ma plainte pour l'opposer d'avoir sa part de paradis, jamais le père de la nature humaine n'entendra une réclamation de ma bouche contre défunt le Roi des écumeurs de mer de ces parages.
—Et qu'aviez-vous donc fait pour mériter un châtiment aussi sévère de la part de l'Invisible?
—Oh! mon Dieu, c'est que, voyez-vous, une nuit en appareillant à Paramaribo, le long de son corsaire, j'avais eu le malheur de prendre une de ses embarcations à la place de la mienne, et ce ne fut que lorsque je fus rendu au large que je m'aperçus de l'erreur faite pendant la noirceur de la nuit. Le canot que j'avais amené avec moi dépassait en longueur tout mon sloop. L'Invisible, en me rencontrant une semaine après le coup de temps, n'oublia pas l'erreur, et il m'en fit payer la monnaie sur le dos en dessous du drap de mon gilet rond. Comme vous voyez, je ne l'avais pas volée.
—Quoi, l'embarcation?
—Non, la tournée de l'Invisible… Il était si grand, si généreux en tout, dans le bien comme dans le mal, ce damné de brave homme!… Ce n'est pas pour me vanter et parce que je suis Français moi-même, mais on peut bien dire que tous les forbans un peu relevés que nous avons dans ces parages, sont tous des capitaines français, taillés pour la gloire et l'amour. C'est la nation qui a la fourniture générale de tout ce qu'il y a de mieux en ce genre de pacotille.»
Notre patron basque, en terminant cette petite esquisse biographique, alla sous le vent de son bateau contempler avec complaisance le sillage que nous faisait faire la brise assez fraîche contre laquelle nous louvoyions en ce moment. La nuit vint bientôt nous environner de ses tranquilles ombres, sans ôter à l'air pur que nous respirions avec délices, sa transparence et son doux éclat: l'horizon qui étendait son cercle régulier à une assez grande distance de nous, resplendissait encore du feu pâle et scintillant des étoiles qui pointillaient par milliers sur nos têtes… Les sons vagues d'une voix qui semblait être apportée à mon oreille sur l'aile des vents d'Est, attira mon attention. On aurait cru que cette voix partait du fond d'un nuage pour venir à nous, tant elle me paraissait lointaine et vaporeuse. Je m'approchai de l'endroit où je croyais pouvoir l'entendre le mieux, et mon illusion s'évanouit pour faire place à une très commune réalité: c'était notre patron qui, toujours les yeux fixés au large sur la partie occidentale de la mer, fredonnait, sur le ton le plus uniforme, ces couplets de matelot:
[5] Mandragore, nom d'une plante qui offre un purgatif très violent, et d'un jeu anciennement en vogue chez les marins du midi. C'était aussi, comme on le voit, le nom du corsaire du capitaine Trompeloup.
[6] La couleur d'un navire est le pavillon sous lequel il navigue, et l'indication de la nation à laquelle il appartient. Le mot couleur seul est employé pour les mots couleur du pavillon. C'est une ellipse dont se servent les marins dans le langage du bord, sans s'être jamais doutés probablement qu'il existât en grammaire, un trope ou une figure qui s'appelle ellipse. Les règles et la science ne sont venues qu'après les usages qu'avait d'abord créés la nécessité.
«C'est donc toujours la Mandragore qui vous trotte par la tête? demandai-je à notre Amphyon caboteur, en l'interrompant au milieu de la petite chanson qu'il psalmodiait.
—Eh! mon Dieu, oui, me répondit-il, après s'être retourné vers moi et avoir quitté, pour se promener à mes côtés, le poste qu'il avait occupé sous le vent pendant près d'une heure. J'étais là à regarder comme un innocent, le bord de dessous le vent de l'horizon, et il me semblait avoir aperçu dans l'ouest-nord-ouest ou l'ouest-quart-nord-ouest, des manières d'éclairs, des espèces d'épars de beau temps. J'ai cru même, pendant un instant, entendre maribarou, ainsi que les nègres appellent le tonnerre, comme vous ne l'ignorez pas, grogner un peu au large… Mais ces épars, ces feux d'été, comme on dit, ne nous annoncent qu'une beauture de brise: vous voyez bien, d'ailleurs, la preuve en est très claire, et… si le temps était à vendre, on en achèterait comme celui que nous avons depuis notre départ; car une jeune fille ne pourrait pas, sans être goulue, en demander mieux au ciel et à son époux le jour de ses noces.»
A peine notre jaseur de patron achevait-il ces mots, qu'une lueur très vive, venue de l'ouest, lui fit tourner la tête du côté d'où la clarté nous semblait être partie… Il se tut et moi aussi, et quelques secondes après avoir gardé le silence, nous entendîmes un bruit sourd retentir dans le lointain et ébranler, comme un lourd coup de foudre, l'air paisible qui nous environnait…
A la première lueur qui avait d'abord attiré notre attention, succéda une autre clarté aussi vive, et au coup de foudre, une autre détonation plus forte que celle que nous avions d'abord entendue…
«Ces éclairs, dis-je au patron, paraissent indiquer qu'un orage s'élève contre le vent dans la partie de l'ouest.
—Oui, reprit-il; mais vous ne remarquez pas, vous, monsieur le marin de la terre ferme, que ces éclairs prennent leur pied dans le même aire de vent, et que le bruit de votre tonnerre à vous, reste toujours, pour mon oreille, qui, sans vous faire de peine, est plus amarinée que la vôtre, dans l'ouest plein ou l'ouest-quart-nord-ouest tout au plus.
—Et que concluez-vous de cette remarque ou de cet indice?
—J'en conclus d'abord, ceci soit dit pour rire et sans vous offenser, que toute chemise qui ne dépasse pas le bas du dos, est réputée pour vareuse, et ensuite que le tonnerre que vous entendez est le tonnerre de Trompeloup, et que les éclairs qui nous brûlent les yeux partent tous unanimement de la lumière des caronades de la Mandragore et de la corvette danoise.
—Vous croyez donc qu'un engagement ait pu avoir lieu déjà entre ces deux navires?
—Si je le crois, dites plutôt que j'en suis sûr, et vous ne risquerez pas de vous mettre dedans. Raisonnons un peu, car le raisonnement est ce qui distingue les hommes des autres animaux de même espèce, à ce que je me suis laissé dire du moins à l'école par mes maîtres, dont malheureusement je n'ai pas profité. Sur quel aire de vent, s'il vous plaît, Trompeloup a-t-il gouverné en nous quittant?
—En nous quittant?
—Oui, en nous quittant, ou, si vous aimez mieux et si c'est plus français, quand il nous a quittés?
—Ma foi! je crois, autant que je puis me le rappeler, qu'il a gouverné à l'ouest.
—Oh! à l'ouest, à l'ouest! ceci ne dit rien, parce que c'est bientôt trouvé, à l'ouest, à l'ouest! la belle manière de répondre à une question de mathématiques!
—Ah! écoutez donc, je ne me flatte pas non plus d'être marin.
—On ne le voit bien que trop, et si vous vous en flattiez, vous auriez bigrement tort, ceci soit dit sans prétendre à vous insulter aucunement. Trompeloup a mis le cap à l'ouest demi-nord, ou à l'ouest-quart-nord-ouest, pas un piment de plus, ni de moins. Or, combien de lieues supposez-vous qu'il ait faites de son côté, vent arrière, et que nous ayons halées en louvoyant, dans le vent, depuis cinq heures? Voyons, d'après votre estime?
—C'est là ce qu'il me serait difficile de préciser et ce qu'il vous est très facile d'apprécier, vous.
—Voilà ce qui s'appelle ne pas répondre et répondre tout de même très bien. Mais, cédez-moi la parole pour un instant seulement, et il n'y aura pas trop de bêtises de dites. Eh bien! moi, j'estime que Trompeloup, avec la petite brise qu'il fait, aura fait sept lieues et demie et nous une lieue et demie, ce qui fait par conséquent… attendez donc… ce qui fait sept et demie et une et demie… Attendez donc!…
—Parbleu, neuf lieues…
—Ah! vous voilà redevenu plus savant que moi en fait de calculs de géométrie… C'est juste, au reste… Cela fait, par conséquent, neuf lieues marines qui ne sont pas des lieues de poste aux chevaux, qui existent entre Trompeloup et nous actuellement… Or, dans quel aire de vent voyez-vous flamber les éclairs et entendez-vous les susdits coups de soi-disant tonnerre? Regardez là au compas. Dans l'ouest ou à l'ouest-quart-nord-ouest, n'est-ce pas?… Et à l'instinct de l'oreille, à environ huit ou neuf lieues plus ou moins, n'est-il pas vrai? Ainsi donc, vous voyez bien que la dérive et la variation étant du même bord, si vous savez l'astronomie, il faut ajouter les deux quantités: ce qui vous donnera ce que vous cherchez. Conséquemment donc, c'est Trompeloup et non pas le tonnerre qui se donne une peignée, entre l'ouest et l'ouest-quart-nord-ouest, avec la corvette danoise en question. Or, c'était bien là, je pense, ce qu'il fallait démontrer… Et dites-moi à présent si les mathématiques et la théorie sont inutiles dans la navigation!»
La suite de nos observations sembla, au surplus, donner raison aux savantes et lumineuses conjectures du patron. Des lueurs d'une vivacité extraordinaire, sans altérer la pureté de l'horizon, sous le vent, continuèrent à se succéder avec rapidité, et le bruit des sourdes détonations ne cessa, pendant plusieurs heures, de suivre à des intervalles égaux l'explosion de ces éclairs qui nous éblouissaient de leur éclat répété.
Plus tard, nous apprîmes qu'à l'heure où nous avions remarqué cette circonstance intéressante de notre navigation, un combat terrible s'était livré cette nuit même, entre la Mandragore et la corvette danoise, et que celle-ci, après avoir succombé dans un abordage furieux, avait été incendiée par les corsaires et jetée toute fumante encore sur la côte de Saint-Thomas, pour que le gouverneur reconnût, à ce signe épouvantable, la vengeance que les forbans avaient su tirer des vainqueurs de l'Invisible et de la capture de l'Oiseau-de-Nuit, par la corvette le Hamlet.
Nous mouillâmes, le septième ou le huitième jour de notre départ de Saint-Thomas, sur la rade de Saint-Pierre, en face du quartier appelé le Figuier.
Malgré toute la célérité qu'avait pu mettre notre patron caboteur à nous faire faire le trajet de Saint-Thomas à la Martinique, une petite goëlette partie de Saint-Thomas même deux jours après nous, se trouva être rendue à notre destination quelques jours avant que nous ne pussions mouiller sur la rade de Saint-Pierre.
A mon retour dans mon logis, le facteur de la poste me remit deux lettres apportées le matin par la petite goëlette qui nous avait devancés. Une de ces missives était scellée du cachet de la comtesse de l'Annonciade. J'ouvris d'abord la lettre de cette dame. L'épître était ainsi conçue:
«Oh! monsieur, combien il m'en a coûté de vous faire l'aveu que vous allez lire et qui est devenu trop nécessaire au repos de ma conscience, pour que j'hésite un seul instant à surmonter tous les faux scrupules qu'il me faut vaincre, pour ne paraître à vos yeux que la plus coupable des femmes. Oui, monsieur, j'ai besoin que vous me pardonniez l'égarement malheureux que j'ai mis à poursuivre jusqu'à la mort, quelques infortunés que je croyais plus criminels peut-être qu'ils n'avaient pu l'être. Vous avez été témoin de l'acharnement irréfléchi et bien condamnable avec lequel je n'ai cessé de solliciter, pendant plusieurs mois, l'exécution des pirates, dont la rigueur de la loi toute seule n'aurait que trop tôt, sans mon aide fatale, réclamé le sang et la tête; je n'ai eu de repos que lorsque ce que j'appelais ma vengeance a été assuré par un funeste arrêt. Hier encore, malgré les nobles efforts que vous aviez faits si inutilement pour apaiser l'exaltation de mon ressentiment, je pensai, en apprenant la condamnation des coupables, pouvoir porter au pied de l'échafaud où ils devaient tous monter, un courage exempt de pitié et le dirai-je, une âme presque satisfaite du succès de mes cruelles démarches. Mais que nos plus fermes résolutions s'évanouissent vite chez nous autres pauvres femmes, quand nous voyons devant nos yeux le spectacle des maux qu'a causés notre imprudence et l'abîme que nous avons entr'ouvert sous les pas de ceux que nous nous croyions intéressées à punir! Comment, après m'être enorgueillie devant vous, de ce que vous nommiez si justement ma cruauté, oser vous dire maintenant ce que j'ai éprouvé en voyant ces seize infortunés monter au supplice, non pas avec l'audace de monstres endurcis dans le crime, mais avec la touchante résignation de chrétiens repentans et soumis à la volonté divine!… Huit d'entre eux se sont confessés au pied de l'échafaud: ce spectacle, qui arrachait des larmes à la foule, a produit sur moi une impression dont je ne saurais vous donner une idée, et quand les têtes de ces malheureux qui priaient avec tant de ferveur une minute auparavant, ont roulé, toutes sanglantes, à mes pieds, je me suis évanouie!!!!
»En revenant à moi, monsieur, j'ai pris la plume pour vous dire que j'ai été bien coupable en demandant autant de sang chrétien au tribunal de la justice humaine… Oh! j'ai bien besoin que vous, qui m'avez vue, avec horreur peut-être, si cruelle et si peu digne de mon sexe, j'ai bien besoin que vous me pardonniez en apprenant les larmes que je verse aujourd'hui sur une faute que je voudrais pouvoir racheter au prix de tout ce qui me reste de plus précieux au monde… C'est à ceux qui n'ont rien à se reprocher qu'il est facile de se montrer généreux envers les pécheurs qui n'ont que des remords à offrir au ciel en expiation de leurs coupables erreurs. Vous avez arraché à la mort le plus criminel de tous les condamnés; je donnerais aujourd'hui ma vie pour avoir fait ce que je vous reprochais, il y a deux jours encore, d'avoir osé faire en faveur de ce misérable capitaine. Pardon, pardon… j'implore à genoux votre clémence et celle de Dieu! Ils sont morts chrétiens et repentans, eux, et c'est à eux de prier aujourd'hui pour moi… Je n'ai pas la force d'achever; mes pleurs inondent mes yeux, obscurcissent ma vue et mouillent le papier sur lequel je vous trace ces lignes pour vous demander que vous ne détestiez pas trop la malheureuse
A**** VESLACA,
COMTESSE DE L'ANNONCIADE.»Saint-Thomas, île de sang et de deuil,
ce 10 janvier 18
Qui jamais, m'écriai-je après avoir lu et relu cette lettre étrange, se serait attendu à un revirement si soudain de sentimens! Est-ce bien là cette comtesse que j'ai vue si acharnée à poursuivre sa proie, qui vient aujourd'hui verser des larmes de pitié sur le sort des victimes qu'elle se faisait orgueil d'immoler à sa haine! Quoi, parce qu'il a plu à quelques-uns de ces forbans de se confesser au pied de l'échafaud, voilà ma petite tigresse qui se reproche comme un crime, la plus douce satisfaction qu'elle pût, disait-elle, éprouver au monde! Oh! qui pourra dire tout ce que le cœur des femmes renferme de mystère, de contradictions et d'inexplicable!… Et combien je me félicite de n'avoir jamais confié le bonheur ou le repos de ma vie, à la mobilité de cœur et à la légèreté d'esprit de ces êtres qui nous promettent une félicité qu'ils ne sauraient nous donner. Passons maintenant à cette autre épître dont l'écriture de l'adresse m'est inconnue. Elle m'arrive aussi de Saint-Thomas… Voyons ce qu'elle peut contenir… J'ouvris et je lus:
«Monsieur,
»J'ai appris votre nom, et j'ai su que vous habitiez Saint-Pierre. Je me permets aujourd'hui de vous écrire pour vous annoncer une chose qui vous fera peut-être plaisir, si vous êtes aussi bon que j'aime à le penser. Mon père n'a pas perdu sa place, comme je le craignais, après la fuite du prisonnier; mais il a été fortement grondé pour sa négligence. Pour moi, je suis bien satisfaite de vous avoir aidé à arracher à la mort la plus honteuse, le jeune homme que les pirates avaient perdu et qui me paraissait si innocent du crime qu'on voulait lui faire payer si cher. Je ne l'ai vu que trois fois dans sa prison, mais son malheur m'a tellement prévenue en sa faveur, que, sans aucun espoir de récompense, j'aurais fait pour lui ce que vous croyez peut-être que je n'ai fait que par intérêt; mais pour mériter votre estime et pour vous prouver que je n'ai agi que par humanité, je vous prie de reprendre l'or et la bague que vous m'aviez donnés pour m'engager à prendre part à votre bonne action. Mon père n'ayant pas été renvoyé, cela me suffit; et je vous prie de ne pas m'en vouloir, si je vous renvoie des cadeaux qu'en toute autre circonstance je me ferais un plaisir d'accepter de vous, mais qui me feraient mal à voir, en me rappelant le motif qui vous a engagé à me les offrir. C'est votre estime que je veux et pas autre chose, à moins que ce ne soit un peu d'amitié et un petit souvenir pour votre
»Très humble et obéissante servante,
»Acacie BARNABÉ.»
Un petit sac de taffetas noir accompagnait cette lettre: il renfermait la bague et les doublons que j'avais donnés à la bonne et jolie fille du geôlier de Saint-Thomas.
Allons, me dis-je, encore une femme dont ce vagabond a fait la conquête! Et quelle femme, je vous le demande, la plus intéressante de toutes celles qui se sont attachées à lui. Oh! il n'y a que pour les aventuriers que ces bonnes fortunes-là sont faites, et il n'est dans la destinée d'aucun homme comme il faut, d'intéresser à ce point des femmes de toute condition, avec des qualités aimables seulement et des moyens ordinaires de plaire et de séduire. Négresses, comtesses, dames de haut parage, filles de concierges, tout a subi la commune loi qui semblait soumettre tant de cœurs féminins au charme irrésistible du sort de ce Banian! Une fière espagnole va le chercher dans le rang le plus abject pour en faire son amant. Barbouillé de noir pour fuir l'infamie qui s'attachait à ses pas, il subjugue la fidélité conjugale de la plus belle négresse de la colonie. Arrêté comme pirate pour être jeté comme le plus vil criminel au bout de la corde du gibet, il lui suffit de se montrer à la plus séduisante des filles de concierge pour la charmer et l'engager à braver la colère de son père, afin de le soustraire au supplice le plus ignominieux et à la mort la plus inévitable.
Quel Adonis, doué de toutes les qualités du cœur et de l'esprit, pourrait se flatter, dans les situations les plus brillantes de la vie, d'avoir fait autant de conquêtes ou d'avoir inspiré un amour aussi vrai et aussi désintéressé! Pour un homme épris de la passion des aventures galantes, ne serait-ce pas une compensation presque suffisante à tous les maux et à toutes les angoisses qu'a éprouvées ce drôle! Non, mais c'est qu'il y a dans la lettre de cette petite Acacie, quelque chose de si touchant et de si naïvement tendre, qu'en vérité on se sentirait presque tenté de porter envie à une partie de la destinée de mon digne protégé. «Je ne l'ai vu que trois fois dans sa prison, m'écrit-elle, mais son malheur m'a tellement prévenue en sa faveur, que, sans aucun espoir de récompense, j'aurais fait pour lui ce que vous croyez que je n'ai fait que par intérêt!» Quel aveu ingénu dans ces mots si simples! «Je ne l'ai vu que trois fois,» et comme elle a bien compté les fois!… Et la fille du plus endurci de tous les geôliers des colonies… Où diable donc va se fourrer la délicatesse des sentimens les plus exquis?
J'en étais à ce point de mes réflexions, quand j'entendis dans mes escaliers un pas lourd et lent qui m'annonçait l'arrivée de quelque mulâtresse ou de quelque négresse. A l'aspect de deux yeux flamboyans qui brillaient comme deux diamans dans l'obscurité du petit corridor qui conduisait à ma chambre, je devinai la visite de Supplicia.
«Bonjour, maître, me dit-elle, en laissant un sourire mélancolique entr'ouvrir ses deux belles rangées de dents. Comment est-ce que vous vous portez?…
—Bien et toi, ma bonne amie? lui répondis-je avec distraction.
—Et lui? me demanda-t-elle, sans oser ajouter un autre mot à cette question naïve.
—Lui! eh bien! il se porte toujours bien aussi, j'ai du moins tout lieu de le croire.
—Et où, s'il vous plaît, sans vous fâcher, croyez-vous qu'il se porte bien?
—Où, dis-tu?
—Oui, maître, j'ai dit où? à vous pour savoir où il est actuellement.
—Mais, je pense qu'il est actuellement en lieu de sûreté et à son aise à la Côte-Ferme.
—Et c'est bien loin la Côte-Ferme, s'il vous plaît, maître?
—Et pourquoi me fais-tu cette question, est-ce que tu voudrais par hasard l'aller rejoindre?
—Oh! non, je n'y pense pas, parce que ça m'est défendu. Mais, si j'étais libre de mon corps ou libre de Savane seulement, j'aurais alors la permission de penser à ce que je voudrais et j'y penserais… Depuis surtout que le bâtiment du capitaine Invisible l'a pris et qu'on a dit qu'il s'était battu, je sens bien moi que j'ai envie de le voir…
—Et, d'où sais-tu, ou plutôt qui t'a mis dans la tête qu'il était parti avec l'Invisible?
—Qui? la petite fille de couleur qui fait des piailles et qui devine tout ce qui est arrivé aux autres.
—Et cette petite fille de couleur t'a dit?…
—Que vous aviez embarqué M. Gustave à bord du grand brick là de l'Invisible, et puis qu'il était parti pour courir la piraterie sur les grandes mers et se faire peut-être arriver malheur.
—Supplicia, ma bonne amie, cette petite fille de couleur, qui vous a dit la bonne aventure et que vous avez été assez simple pour écouter, vous a trompée et en a menti. Il faut que vous me conduisiez chez elle et que vous m'avouiez ce que vous lui avez donné pour l'engager à vous tourner la tête avec toutes ces faussetés.
—Ce que j'ai donné à elle?
—Oui, ce que vous lui avez donné?
—Tout ce que moi j'avais: mon collier de grenat, mes bracelets fermés et tous mes madras-papillon.
—La petite coquine! Je vais d'abord la voir et la faire punir ensuite pour avoir ainsi abusé de ta sotte crédulité. Conduis-moi à sa case et nous verrons.»
Je me dirigeai, accompagné ou plutôt guidé par Supplicia, vers l'asile de la maudite bohémienne de Saint-Pierre.
Mais c'est en vérité aujourd'hui le jour des femmes pour le compte de ce damné de Banian! me dis-je en cheminant à côté de l'une de ses tendres victimes. Et de toutes celles dont le drôle a fait la conquête, cette pauvre négresse décidément me semble mériter le prix de la constance et du dévouement; si tant est que l'on soit jamais tenté de décerner un prix à l'amour que peut avoir inspiré un pareil garnement. La comtesse a oublié les devoirs que lui imposait son rang, pour descendre jusqu'à lui et en faire son amant. La fille du geôlier de Saint-Thomas l'a délivré de sa prison en exposant la place de son père et sans vouloir accepter la récompense due à un service aussi signalé. Mais cette pauvre Supplicia qui, après avoir été séduite, trompée, abandonnée par lui, elle et son enfant, s'avise de donner à une devineresse tout ce qu'elle a de plus précieux, pour apprendre non pas où il peut s'être réfugié et ce qu'il fait, mais seulement ce qu'il est devenu, ah! voilà qui surpasse en mérite et en abnégation amoureuse et le sacrifice de la comtesse et le tendre désintéressement de la fille du geôlier. «Bravo Supplicia! lui dis-je, en m'approchant d'elle et en lui pressant, je crois, la main avec une sorte d'attendrissement. Bravo! ma bonne amie, tu es une folle d'avoir ainsi donné tes petits bijoux pour un mensonge, mais tu es une bonne fille et cela doit tôt ou tard te porter bonheur…
—Mais, je le crois aussi, me répondit-elle, toute gaie et toute contente de ma prédiction. Et puis, ajouta-t-elle en s'inclinant pour me baiser respectueusement la main que je lui avais tendue, c'est que, voyez-vous, maître, je prie toujours le bon Dieu qui est là-haut, pour lui, pour le petit enfant à lui, et pour vous!
—Et pour toi aussi, sans doute?
—Oh! pour moi, pauvre négresse, non; le bon Dieu ne s'en occuperait pas. C'est pour vous autres blancs et peut-être un peu pour les mulâtres que le bon Dieu travaille dans le ciel. Mais, voilà, me dit-elle, à voix basse, en s'arrêtant devant une maison en bois, la case de la petite fille de couleur, celle-là qui fait des piailles.»
Faire des piailles signifie, dans la langue des noirs, faire des évocations cabalistiques et de la fantasmagorie.
J'entrai aussitôt et en marchant à quatre pattes pour franchir plusieurs étroites issues, dans un appartement tendu de larges pièces de calicot noir, sur lesquelles étaient cousues des découpures de toile blanche, figurant grossièrement des têtes de mort et des ossemens en croix. Au milieu de ce sinistre repaire de sorcière, était une table en mauvais bois de sap, et sur cette table vermoulue, des fioles, un petit squelette d'enfant, des branches de cyprès desséchées et des paquets d'herbes flétries. Une odeur nauséabonde de fenouil et de fleurs funéraires, saturait l'air pesant qui remplissait cet antre à peine éclairé par une lampe fumeuse que l'on voyait filer dans un coin. Je demandai d'une voix forte et très peu émue, la maîtresse du logis. Tout resta sourd dans l'appartement à ce premier appel. Je jugeai bientôt à propos de faire une nouvelle sommation aux esprits infernaux du lieu, et le même silence accueillit cette injonction devenue cependant plus impérieuse encore que la première. Pour la troisième et dernière fois, je m'avisai de joindre le geste aux paroles et de frapper cinq à six coups de rigoise (car je m'étais muni d'une cravache) sur la table encombrée de la sorcière, au risque de briser les fioles mystérieuses d'où elle tirait probablement la science qu'elle faisait payer si cher à ses crédules et sottes pratiques. A ce sacrilége bruit, je vis enfin sortir de dessous les sinistres draperies d'un des angles du sanctuaire, une manière de femme recouverte de guenilles noires. La pâleur cadavérique de cette misérable me parut d'autant plus repoussante, que je ne pus la remarquer qu'à la lueur blafarde de la lampe qui jetait, sur toute cette scène, une apparence pour ainsi dire sépulcrale. «Qui êtes-vous? m'écriai-je, en voyant ce spectre s'avancer lentement vers moi…
—Rien sur la terre, me répondit d'une voix caverneuse le spectre.
—Eh bien! si vous n'êtes rien ici, allez me chercher la maîtresse de cette case à canailles.
—La maîtresse, c'est moi; mais le maître de tout, vous n'avez pas besoin de le chercher ici, car il est là-haut!»
La sorcière, en prononçant ces mots d'un air solennel, me montrait le ciel, ou plutôt le plafond de son obscur logis.
«Comme pour le moment la maîtresse de votre turne me suffit, lui répondis-je, c'est à vous que je m'adresserai pour savoir ce que sont devenus les bracelets et le collier de grenat que vous avez pris à cette négresse pour lui débiter des mensonges?
—Le mensonge, répliqua la sybille, n'est jamais entré par cette porte; et la vérité, monsieur, est une chose assez belle et assez rare pour qu'on accorde une petite récompense à ceux qui ont le don de la deviner et le courage de la dire.
—Trève de langage prophétique avec moi, lui dis-je un peu impatienté du ton d'assurance qu'elle conservait en ma présence. Il faut que tout de suite vous rendiez à cette malheureuse, et devant moi, les bijoux que vous lui avez escroqués.
—Ce dernier mot, monsieur, ne s'est jamais trouvé dans mon livre.
—Eh bien! vous l'y mettrez, si bon vous semble. Mais venons-en le plus tôt possible au fait, car je n'ai pas de temps à perdre avec vous. Il est à ma montre six heures dix minutes et si, à six heures un quart, je n'ai pas ici à ma disposition les objets que je veux vous faire restituer, je vous avertis que je vais faire aussi des miracles dans la case, et des miracles à ma manière.
—Que la volonté du ciel s'accomplisse, dit-elle, et agissez, si vous avez reçu de là-haut le don d'agir dans le présent et de pénétrer dans l'avenir.»
Les tentures du sanctuaire ne tenaient à la muraille que par quelques mauvais clous. D'un tour de main il me fut facile d'arracher ces lambeaux et de déchirer les misérables voiles qui, jusque-là, avaient caché aux yeux des profanes, les mystères de la prophétesse. Mais quelle fut ma surprise, lorsque, sous une des guenilles de la draperie que j'étais en train de si bien déralinguer, comme disent les marins, j'aperçus, blotties et tremblantes dans un des coins de l'appartement, deux des autorités de la Martinique! Aussi étonné moi-même de cette découverte, que ceux qui en étaient l'objet avaient pu être déconcertés de se voir ainsi traqués dans leur gîte, je m'adressai à la sybille pour lui dire:
«Puisque le libertinage ou la superstition amènent chez vous si bonne compagnie, je ne pousserai pas plus loin mes recherches. Le respect que je dois conserver encore pour certaines convenances, me prescrit une réserve dont vous ne devez pas me savoir gré, et qui cependant pourra tourner à votre profit. C'est le procureur du roi lui-même, qui se chargera sans doute de poursuivre, au nom de la justice, les investigations que j'ai si bien commencées…»
A ce mot de procureur du roi, la malheureuse qui, jusqu'au dernier moment, avait paru dédaigner mes menaces, perdit tout-à-coup le calme qu'elle avait conservé. Elle ne sut plus que balbutier quelques paroles inintelligibles d'une voix émue et suppliante… Le trouble qu'elle éprouvait était trop visible pour que je ne cherchasse pas à profiter de son embarras pour arriver au but de ma visite…
«Vous allez, lui dis-je d'un ton sévère, remettre à ma disposition les objets que vous a livrés cette pauvre négresse, et m'avouer ensuite les moyens que vous avez employés pour découvrir ce que vous appelez la vérité sur la prétendue fuite de celui qu'il vous a plu de nommer son amant.
—Mon bon maître, me répondit-elle, sans me donner le temps d'achever, voici, puisque vous m'ordonnez de vous les rendre, les bracelets, les madras et le collier de Supplicia. Mais, de grâce, pas un mot, je vous en prie, à M. le procureur du roi, de ce que vous avez vu ici. Mon existence et le sort des pauvres, dépendent de votre discrétion… Tout l'argent que je gagne, au métier que je fais, passe en aumônes et en charités dans les mains des indigens de la colonie.
—Admirable bienfaisance qui dépouille quelques malheureux nègres bien laborieux, pour engraisser l'oisiveté de quelques mendians moins pauvres que ceux dont tu trompes l'imbécile crédulité! Mais revenons au dernier article de la capitulation. Comment as-tu pu être conduite à imaginer que le Banian avait quitté l'île pour s'embarquer à bord d'un corsaire?
—Puisque vous le voulez, je vous dirai, mais ceci entre vous et moi, que certain soir… excusez-moi si je vous parle si bas, que certain soir, lorsque vous vous rendiez à l'Anse Belle-Vue avec l'Invisible et une autre personne, une jeune fille de couleur, que vous n'avez sans doute pas aperçue, se trouvait à dix pas de vous sur la grève. Elle vit un blanc qu'elle crut reconnaître pour M. le Banian, s'embarquer dans un des canots du corsaire mouillé en rade: elle entendit même le capitaine Invisible parler à M. le Banian qui vous avait baisé la main avant de sauter à bord du canot…
—Et cette fille de couleur qui espionnait si bien les trois personnes qu'elle avait prises pour ce qu'elles n'étaient pas, qui était-elle, elle-même?
—C'était moi!
—Et sur un soupçon qui vous a si complétement abusée, vous avez été donner, comme une vérité dont vous étiez sûre, le conte que que vous avez fait payer à Supplicia, pour une révélation de là-haut! Et vous n'avez pas craint, en mentant ainsi, de vous exposer à recevoir le prix réservé au mensonge, et le châtiment dû à votre coupable avidité?
—Si ce n'est pas la vérité que j'ai dite, vous pouvez m'en punir. Mais si je n'ai pas menti, je ne demande qu'une chose, c'est votre silence. Et puis, mon bon maître, si, comme vous le répétez, j'ai fait un mensonge, à présent que vous avez repris les bijoux de la négresse, vous ne pouvez pas dire que ce mensonge m'a été payé trop cher. Je voudrais pouvoir donner tout ce qui reste encore dans ma case, pour que ce qui vient d'avoir lieu ce soir chez moi ne me fût pas arrivé. C'est le pain des pauvres et le mien que je vous demande à genoux comme une charité, et je vous crois trop bon cœur pour que j'aie à craindre que vous cherchiez à me perdre ou à me faire arriver de la peine.»
Je sortis du trou de la sybille, sans daigner la rassurer sur son avenir, et en jetant les yeux avec dégoût sur le pan de serpillière que, par pitié, j'avais laissé retomber sur les deux notabilités coloniales que j'avais laissées, plus mortes que vives, tapies dans leur coin. Supplicia, riant comme une folle du désappointement de la devineresse, me suivit en faisant sauter avec joie dans ses mains les bracelets et le collier que je venais de lui faire restituer…
«Eh bien! lui demandai-je, en la voyant si heureuse de sa gaieté et de son triomphe, que penses-tu de tout ce que tu viens de voir?
—Moi, me répondit-elle, en entr'ouvrant ses deux belles rangées de dents et en fixant sur moi ses yeux brillans comme deux émeraudes, moi, je pense, maître, que vous êtes dix fois, cent fois, plus que cent fois, plus sorcier que cette petite sorcière-là!»
La bonne Supplicia ne savait compter que jusqu'à cent. Elle eût dit mille fois si elle avait compris ce que voulait dire mille.
«Et sais-tu pourquoi, ajoutai-je, elle m'a rendu tes bijoux?
—Elle vous a rendu ces bijoux-là parce que j'ai bien vu qu'elle ne m'avait pas dit la vérité, car si elle avait dit la vérité à moi, elle aurait gardé ce que je lui avais donné pour me dire ce que moi j'aurais voulu savoir d'elle.
—C'est cela, ma fille, tu as deviné fort juste ce que je voulais te faire comprendre. Et une autre fois, ce qui vient de se passer sous tes yeux te servira de leçon et t'apprendra à ne plus te faire tromper par ces diseuses de faussetés et de menteries.
—Maître, me dit alors la jeune négresse, puisque vous êtes plus savant que la sorcière qui a menti à moi, je vous en prie, dites-moi ce que vous savez, et apprenez-moi ce que monsieur est devenu et où il a été?
—Oui, je vais te l'apprendre, curieuse, puisque tu le veux à toute force. Monsieur est en France, il est heureux et pense toujours à toi.
—Et c'est bien la bonne aventure bien vraie que vous venez de dire à moi? Oui, n'est-ce pas, bon maître? Ah! tant mieux! A présent au moins je pourrai travailler pour gagner ma liberté, et aller un jour en France le retrouver; car si vous savez tout ce qui doit arriver, vous devez voir qu'un jour je deviendrai libre de mon corps et que j'irai rejoindre monsieur à moi qui sera bien content de revoir Supplicia et son fils à lui et à la pauvre négresse.»
Cette idée que Supplicia m'exprimait si ingénument dans un langage dont il me serait impossible de peindre la naïveté, la préoccupa tellement pendant les années qu'elle passa encore sous mes yeux à Saint-Pierre, que toutes les semaines je la voyais arriver chez moi pour me dire: «Maître, j'ai ramassé, depuis lundi, deux gourdes, trois gourdes sur mon travail: gardez encore cet argent, et quand il y en aura assez pour racheter ma liberté à ma maîtresse, vous me préviendrez, et j'irai trouver un capitaine pour le prier de me conduire en France, avec quelque dame de la colonie qui me prendra à son service pour la traversée.
—Et une fois en France, lui demandai-je, que feras-tu?
—J'irai trouver le père de ce petit mulâtre-là, qui sera bien heureux de revoir son enfant et la mère de son fils.»
Sans partager toutes les illusions de la pauvre Supplicia, je cherchai du moins à réaliser une partie de ses espérances; et ses petites épargnes, grossies de tout ce que je pouvais y ajouter, la mirent bientôt à même de racheter cette liberté après laquelle elle soupirait chaque jour. Elle devint libre enfin, la malheureuse, et le soir où je lui annonçai cette nouvelle tant désirée, je sentis la joie inexprimable que je venais de lui donner me faire mal; c'était le moment où elle devait perdre les illusions qui, jusque-là, lui avaient fait supporter avec tant de résignation et d'enchantement peut-être, tout le poids de l'esclavage.