← Retour

Le Banian, roman maritime (2/2)

16px
100%

LE DERNIER CHAPITRE.

Fin du Banian et de son histoire.

Ceux de mes lecteurs qui auront suivi, avec quelque curiosité, sur les mers, dans les colonies et au milieu des pirates, les errantes destinées du Banian, me demanderont peut-être ce que devint le misérable héros de la prosaïque épopée que je viens de dérouler sous leurs yeux. Peu de mots me suffiront pour tracer dans la simple narration d'un seul fait, la dernière page de cette mémorable histoire.

Un jour, monsieur le préfet de police me fit, à mon extrême surprise, l'honneur de m'inviter à passer dans son cabinet particulier, pour une affaire qui me concernait. «Monsieur, me dit en me voyant arriver à lui, le grand inquisiteur des opinions politiques de la cité, vous vous êtes permis de tenir contre le gouvernement établi, des propos que je ne pourrais tolérer sans manquer aux devoirs que me prescrivent mes fonctions. Votre imprudence est d'autant plus répréhensible, que c'est dans un lieu public que vous n'avez pas craint de vous exprimer avec la plus impardonnable véhémence sur le compte des augustes personnes pour lesquelles tout bon citoyen doit professer un respect sans bornes…

—Et quelles sont les paroles imprudentes que vous avez à me reprocher? demandai-je aussitôt au préfet de police, sans lui donner le temps d'arrondir plus élégamment sa phrase investigatrice.

—Les voici, monsieur, me répondit Son Excellence, car dans ce temps-là, le préfet de police était encore une Excellence. Et le magistrat, en prononçant solennellement ces mots, me remit un rapport dans lequel je reconnus, malgré l'exagération des faits, les détails d'une conversation que je me rappelai fort bien avoir eue, quelques jours auparavant, avec un de mes amis, au Palais-Royal ou aux Tuileries.

—Eh bien! me demanda l'Excellence, après m'avoir donné le temps de lire cette espèce d'acte d'accusation: qu'avez-vous à dire maintenant pour votre justification?

—Rien, monsieur; on ne doit jamais descendre jusqu'à se justifier d'une dénonciation aussi vile: ce serait accepter un combat indigne d'un honnête homme. Les faits qui vous ont été révélés dans ce rapport de police, ne peuvent vous avoir été signalés que par celui à l'honneur duquel je me suis confié, ou par un de ces hommes que vous êtes dans la triste nécessité d'employer, et à qui on n'accorde que le mépris qu'inspire leur infâme métier.

—La vivacité avec laquelle vous vous exprimez en ce moment même, reprit le préfet, suffirait seule pour confirmer à mes yeux la vraisemblance de ce rapport, si j'étais assez injuste pour mettre en doute la véracité de l'homme qui me l'a adressé.

—Et quel est encore cet homme? m'écriai-je; nommez-le-moi, je vous en conjure, pour ne pas m'exposer à faire planer sur l'honneur d'un ami, des soupçons qui ne doivent retomber que sur la tête d'un…

—Avancez!» dit alors le préfet, en portant ses regards sur le fond de l'appartement, et en s'adressant à quelqu'un que je n'avais pas encore aperçu.

Et en obéissant à cet ordre, un individu graisseux, chauve, le visage garni d'épais favoris, sortit d'un cabinet contigu au salon, la tête baissée et les yeux timidement fixés sur ceux de son illustre supérieur.

Je ne saurais bien vous dire, aujourd'hui que l'impression que j'éprouvais alors s'est un peu affaiblie, le sentiment d'horreur et de dégoût dont je fus subitement saisi, en reconnaissant dans le mouchard avec lequel j'allais être confronté, cet immonde Banian que j'avais perdu de vue depuis plus d'un an! Son aspect inattendu me souleva tellement le cœur, que je pus à peine trouver sur mes lèvres contractées, la force d'adresser quelques mots au préfet de police, pour lui exprimer la répugnance que m'inspirait la vue nauséabonde d'un pareil homme. Le préfet de police, chose étonnante! parut comprendre tout ce qui se passait d'honnête en moi, et tout ce qu'il y avait d'abject dans le rôle de mon accusateur. «Cela suffit, dit-il en ordonnant du bout du doigt à son espion de nettoyer l'appartement de sa présence. C'est une leçon de prudence que je voulais vous donner, ajouta-t-il en s'adressant à moi avec un certain air de bienveillance; et je souhaite qu'elle vous serve à l'avenir.

—Une leçon de prudence, monsieur! lui répondis-je vivement: dites plutôt une leçon d'endurcissement dont je saurai profiter, je vous le jure. Cet être à qui je ne saurais donner un nom assez bas, est un misérable que deux ou trois fois j'ai arraché à l'infamie, à la mort la plus ignominieuse, et qui, pour prix de ma sotte générosité, n'a trouvé rien de mieux dans son âme de boue, que de me dénoncer lâchement à votre sévérité pour gagner sans doute sa journée et se procurer la portion d'ordures dont il vit.

—Je vous crois, me répondit mon grave interlocuteur. Mais trouvez-moi des gens qui n'en aient pas fait autant que lui, et qui veuillent bien faire, au même prix, le métier qu'il exerce! Si la police d'une grande ville est une chose nécessaire, et que le métier ne puisse être fait que par des hommes de cette espèce, pourquoi s'étonner que nous n'en employions pas d'autres! Je ne demanderais pas mieux que d'avoir de braves gens pour espions. Mais ces braves gens feraient-ils mon affaire, ou mon affaire ferait-elle le compte de ces braves gens!»

En descendant, pour regagner le plus vite possible le grand air de la rue, l'escalier tortueux de l'hôtel, qu'éclairait à peine un sale et pâle quinquet, je trouvai à l'ouverture de l'antre, un individu qui, le chapeau à la main et le bras collé sur la canne qu'il avait attachée à la boutonnière, m'attendait à ma sortie, dans l'attitude la plus humiliante que puisse prendre en face d'un autre homme, l'homme le plus dépravé. Il était presque à genoux, je crois.

«Mille et mille excuses, mon noble bienfaiteur, grommela-t-il d'une voix enrouée et caverneuse: je ne vous ai dénoncé, soyez-en bien persuadé, que pour acheter le morceau de pain sans lequel je serais mort aujourd'hui de besoin avec toute ma famille. C'est encore un service que vous m'avez rendu indirectement, et ma révélation ne pouvait vous compromettre en rien… Une pauvre petite pièce de cinq francs, s'il vous plaît, pour nourrir un jour de plus, ma pauvre femme et mes malheureux petits enfans! Une seule petite aumône, je vous en supplie, vous qui êtes si bon, et vous ne me verrez jamais plus de votre vie, je vous le jure!»

C'était encore lui, le misérable!

Je me jetai dans le premier cabriolet qui vint à passer. Le cœur me manquait et la tête me tournait: j'éprouvai cette sorte de vertige et d'évanouissement que donne quelquefois l'excès du dégoût, comme l'émétique ou l'ipécacuanha. Je ne repris l'usage complet de mes sens que lorsque je pus respirer un air plus pur, loin du lieu fétide que je venais de quitter.

J'appris, un mois après, que le nommé Gustave Létameur était mort presque subitement sur un lit d'hôpital, à moitié ivre et tout-à-fait rongé de débauche.

FIN.

Chargement de la publicité...