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Le Banian, roman maritime (2/2)

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XXIV

A certaine fête dont la brise du matin balaya les vestiges sur le sol volcanique qui semblait l'avoir produite le soir avec tous ses miracles, ses prestiges et son ivresse. Ah! c'est qu'aussi ces maudites brises du matin dans les colonies et ces diables de raz-de-marée enlèvent tant de prospérités fraîches écloses!

(Page 253.)

Double rencontre au café;—conversation;—plan à former.

Le café Lemblin était encore, à l'époque dont je vous parle, le rendez-vous des mécontens et des désappointés, rancuniers qu'avait fait naître sur ses traces et autour d'elle l'exclusive et imprévoyante Restauration. Long-temps avant mon départ de France pour la Martinique, j'avais entendu citer ce lieu de réunion, comme le club public le plus accrédité parmi les libéraux et les officiers à demi-solde, dont regorgeaient alors les allées du Palais-Royal; et pendant le séjour que j'avais fait à Paris, avant mon excursion aux Antilles, pour me composer une petite pacotille assortie, je n'avais eu garde d'oublier de fréquenter le café Lemblin, en ma qualité d'ex-officier de l'ancienne armée et de Napoléoniste congédié sans pension. Chacune des demi-tasses et chacun des petits verres que je prenais dans cette buvette patriotique si justement renommée pour la bonté de ses décoctions de moka et l'excellence de ses liqueurs fines, me semblaient un acte de protestation que je signais en traits de feu, contre le gouvernement établi par la Sainte-Alliance, et contre le trône que l'étranger avait si insolemment planté sur le parquet glissant des Tuileries. Aussi avec quelle mâle et militaire fierté, en entrant dans mon café de prédilection, ne demandais-je pas alors aux garçons en moustaches qui servaient les membres de notre association de consommateurs: Garçon, le Constitutionnel et un verre de Cognac! Garçon, la Minerve et une prune confite! Ah! c'était alors le bon temps du libéralisme pour nous, et l'époque la plus belle de la vente pour le café Lemblin! La vogue est restée peut-être encore au bienheureux café qui retentit si souvent des énergiques imprécations de toutes les notabilités patriotes des deux mondes, contre la tyrannie et le despotisme des rois coalisés… Mais le libéralisme qui fonda la réputation universelle de Lemblin, qu'est-il donc devenu aujourd'hui que tant de vieux libéraux ont déserté à la fois et leur ancien café et leurs anciens principes?

Depuis mon retour à Paris, j'allais chaque après-dînée, par un reste d'habitude et de vénération, savourer ma demi-tasse séditieuse, dans cet établissement, et me mettre au niveau de la politique contemporaine en lisant tous les journaux rédigés dans le sens de mes opinions restées toujours nationales. Un soir que, tout occupé de chercher parmi les petites nouvelles du jour la nomination de M. de Camposlara à la chambre des députés, je ne songeais nullement à rencontrer près de moi une vieille connaissance, je me sentis tomber sur l'épaule droite, la lourde main d'un individu qui, en me faisant tourner soudainement la tête vers lui, s'écria le nez à deux pouces du mien:

«Eh bien! donc, est-ce que nous ne reconnaissons plus les vieux amis, à présent?

—Eh quoi! c'est vous, mon brave capitaine, m'écriai-je à mon tour, en retrouvant devant moi la figure tout épanouie du capitaine Lanclume! Et depuis quand ici et par quel hasard?

—Oh! par un hasard très facile à concevoir, me répondit-il. Vous me voyez à Paris par la raison toute simple que j'ai pris la diligence pour y arriver il y a quinze à seize jours. Il n'y a pas plus de hasard que cela dans toute mon affaire.

—Vous ne sauriez croire, ajoutai-je, le plaisir que j'ai à vous revoir, mon brave capitaine. Mais franchement, si le son de votre voix ne m'avait pas frappé avant que j'eusse vu votre figure, j'aurais eu de la peine à vous remettre au premier coup-d'œil.

—Ah, pardieu! je vous crois bien; c'est que quelques années de plus, voyez-vous, ne rajeunissent pas, à mon âge, une physionomie qui, tous les cinq ou six mois, va se faire bronzer ou rebronzer sous le soleil des tropiques. Depuis que nous ne nous sommes vus, mon toupet, comme vous avez dû vous en apercevoir, s'est furieusement dégarni, et la barbe a un peu grisonné sur cette face que la misère et les contrariétés ont déjà passablement sillonnée de ces rides précoces qu'elles n'épargnent guère aux gens de ma profession. Mais ce n'est pas l'embarras, à présent que je vous observe de plus près, et que j'examine votre coque dans tous ses détails, savez-vous bien que vous n'êtes pas embelli, vous, non plus!

—Eh! je ne le sais que trop aussi! mais que voulez-vous, il faut bien en passer par là, quelque dépit qu'on en ait!

—Non, mais soit dit entre nous, sans compliment, c'est que je vous trouve plus laid encore que de coutume. Mais c'est égal, vous êtes toujours un brave garçon, je pense, et cela me suffit à moi qui n'ai pas la prétention d'être une jolie femme. Tenez, asseyons-nous tous deux à cette table pour causer un peu, et contons-nous réciproquement nos affaires, si nous en avons, et nos peines, et de celles-là on en a toujours… «Garçon, deux verres de grog au rhum, bien chaud, entendez-vous, et sans eau, car je trouve votre rhum assez fort comme ça sans que vous ayez besoin d'y mettre de l'eau pour lui donner du montant.»

J'eus bientôt raconté à mon capitaine les détails principaux de ma vulgaire histoire. Ce fut ensuite à lui à prendre la parole.

«Vous vous rappelez encore sans doute, me dit-il, ce voyage où je vous laissai mourant ou à peu près mort, à la Martinique, pour revenir en France avec mon navire le Toujours-le-même. Eh bien! à mon retour au Hâvre, croiriez-vous bien que, sur la dénonciation clandestine d'un salotin qui se trouvait à mon bord, on me retira ma lettre de capitaine, pour me punir d'avoir arboré le pavillon tricolore à la mer et d'avoir osé rétablir le nom du Grand Napoléon sur l'arrière de mon bâtiment?

—Oui, j'ai su tout cela dans le temps, à la Martinique. Votre affaire fit même assez de bruit dans l'île à cette époque; et je n'avais que trop bien prévu, au reste, ce qui devait vous arriver.

—Enragé de cette dénonciation et brûlant du désir de mettre le grappin sur le traître qui avait pu se souiller d'un acte aussi atroce, je songeai à employer le temps que je me voyais forcé de passer à terre dans l'oisiveté, à découvrir le nom de mon assassin, car c'était m'avoir assassiné moralement que de m'avoir ravi la faculté d'exercer un métier auquel je tenais plus qu'à la vie. Je me rendis à Paris avec l'espoir et le besoin d'obtenir quelque renseignement précieux qui pût me mettre à même de tirer une vengeance éclatante et sûre de mon délateur. Je courus tous les bureaux du ministère: je jetai de l'or dans la gueule de tous les gardiens et dans la patte de tous les bureaucrates qui pouvaient m'être de quelque utilité dans mes démarches; mais toutes les gueules se turent et toutes les pattes se fermèrent sans vouloir me dire ou me livrer le nom de l'infâme que je poursuivais sans savoir qui il pouvait être. Enfin, au bout de deux longues années de recherches, de sollicitations, de cadeaux et d'importunités, je parvins à poser le doigt sur le nom de mon ténébreux mouchard… c'était… vous ne devineriez jamais qui…

—Un des passagers?

—Oh non, c'étaient tous des gens d'honneur, assez drôles, assez ridicules même, mais au fond de braves gens.

—Un de vos matelots peut-être?

—De mes matelots! oh encore moins, et j'en rends grâces au ciel, quoiqu'ils ne valussent pas grand' chose les canailles! Mon délateur était un misérable à qui j'avais donné du pain et quelques taloches; que j'aurais pu assommer parce qu'il avait trompé indignement ma bonne foi et que je m'étais contenté de fustiger avec cent fois plus de douceur qu'il n'en méritait. C'était enfin, puisqu'il faut vous le nommer…

—Le cuisinier Gustave Létameur!

—Justement et vous l'avez deviné! résolu de me venger, à quelque prix que ce pût être, sur ce grand misérable, quelque indigne qu'il fût de ma colère, je demandai la faveur de reprendre ma lettre de capitaine au long cours, et je fis encore jouer les espèces pour recouvrer ce titre de capitaine que mon mérite et mes services m'avaient acquis et que la lâcheté m'avait momentanément ravi. J'espérais, en naviguant dans les lieux qu'habitait encore mon obscur persécuteur, pouvoir le dénicher dans quelque coin éloigné, et le tuer là plus à mon aise que je n'eusse pu le faire en France. Mais inutiles efforts! ce ne fut que deux ans après avoir découvert le nom de mon espion, dans les cartons rouges du ministère, qu'il me fut permis de reprendre la mer et le commandement de mon pauvre navire… Il était alors trop tard: l'infâme avait disparu de tous les lieux qu'il avait souillés tour à tour de sa présence, et j'eus beau, pendant deux ou trois ans encore, le réclamer, comme une satisfaction qui m'était due, à tous les rivages que j'abordais, personne au monde ne put me dire: Il est là, tombe dessus et donne t'en sur sa peau à cœur joie! J'avais bien saisi par-ci par-là quelques indices sur les traces de ce vagabond; mais aucun des renseignemens que j'avais recueillis ainsi, ne me paraissait assez certain pour mettre le nez sur le trou du gîte où se cachait son ignominie. Dégoûté, rebuté de mes vaines et longues poursuites, j'avais remis, ma foi, ma vengeance au chapitre des créances oubliées et des non-valeurs par insolvabilité du débiteur, lorsqu'il y a quelque temps, pendant une relâche que je fis à la Martinique (vous étiez alors absent de l'île pour vos affaires), j'appris que mon délateur, après avoir fait une espèce de fortune à la Côte-Ferme et s'être appliqué un nom supposé, s'était retiré, honoré et considéré, dans une ville de France, où il faisait, disait-on, la pluie et le beau temps… Cette révélation, qui m'avait été faite sous la promesse du secret le plus inviolable, réveilla tout-à-coup mes désirs presque éteints de vengeance et de haine. J'apprends en même temps qu'une négresse que ce sale Banian a rendue mère, habite encore la colonie…

—La négresse Supplicia, n'est-ce pas?

—Oui, sans doute… et d'où savez-vous?…

—Continuez, je vous conterai ensuite ce que j'ai à vous dire à ce sujet…

—J'apprends, comme je vous l'ai déjà dit, que cette négresse habite encore la Martinique avec l'enfant de mon ex-marmiton qui, à force d'intrigues et d'escroqueries, avait réussi, quelques mois auparavant, à se faire passer pendant une semaine ou deux pour le plus riche négociant de l'île… Bon, me dis-je, il faut lui faire avaler le calice jusqu'à la lie la plus épaisse et la plus amère, à présent qu'il se croit tranquille et fortuné dans le pays où il vit inconnu et impuni. Amenons cette négresse en France, avec son petit mulâtre, et allons, avant de le tuer, lui jeter, comme une nouvelle flétrissure, la mère et l'enfant au beau milieu de sa prospérité. Ce qui fut dit fut fait. La négresse était libre: elle s'était rachetée de ses maîtres, et ne demandait pas mieux que de rejoindre son infernal suborneur. Je l'embarque avec moi, comme un corps saint, et je l'amène au Hâvre, pour le plaisir seul de lui faire voir du pays et de me servir d'elle au besoin, pour servir au Banian un plat tout chaud de ma façon.

—Quoi! vous avez donc ramené Supplicia en France?

—Avec son mauricaud qui ressemble trait pour trait à l'infâme auteur de ses malheureux jours; tous deux, depuis un mois, sont logés à mon hôtel, rue du Bouloy, no 20.

—Oh! la singulière chose que tout cela!

—Attendez, ce n'est pas encore tout; je n'en suis qu'à l'exorde de mon discours, ou si vous aimez mieux au premier couplet de ma romance sentimentale. Mon désir le plus vif après ce coup de temps et après tous les frais que j'avais faits pour assurer l'exécution de mon projet, c'était de découvrir le refuge de mon introuvable ennemi. J'arrive à Paris, le rendez-vous, comme vous savez, de tous les renégats enrichis et le refuge inviolable des parias qui ont trahi leur caste. Je cherche nuit et jour et je ne découvre rien. J'allais encore maudire le sort qui depuis si long-temps me faisait consumer ma vie en efforts impuissans et en vaines poursuites, lorsque avant hier, en me promenant clopin clopan le long de l'allée extérieure du boulevard Montmartre, je me sens éclaboussé par une brillante calèche à quatre chevaux. Ce que ma sagacité et mes efforts n'avaient pu me faire découvrir, le hasard et une éclaboussure venaient de me le faire trouver. Furieux, je jette aussitôt mes yeux irrités sur les deux impudens qui se faisaient trimballer aussi insolemment en voiture, et je vous laisse à penser quelle fut ma stupéfaction et en même temps ma joie, quand je reconnus, dans mes deux éclabousseurs, la comtesse de l'Annonciade et mon ex-marmiton, assis fièrement à ses côtés!

—Pas possible!

—Pas possible tant que vous voudrez, mais pourvu que cela soit, la chose, j'espère bien, doit vous suffire et à moi aussi! A cet aspect si soudain et si inattendu, je jette un cri de surprise ou de satisfaction ou, ma foi, un cri de tout ce que vous voudrez; et, par un mouvement machinal ou instinctif, je lève ma canne. Les deux gueux s'éloignent ventre à terre dans leur calèche flamboyante; mais comme ils n'avaient pas de jockey derrière, moi, sans perdre un seul instant, je saute en vrai gabier sur le siége, en me blottissant de mon mieux sous la voûte du brillant et rapide phaëton, et le cocher nous conduit les uns et les autres dans la cour de la mairie du onzième arrondissement. Le couple monte dans la salle de la mairie; je quitte alors mon siége aux yeux des gens de la maison de ville, qui me prennent peut-être pour un des valets du coquin, et pendant que le coupable et sa complice sont à faire leurs affaires là-haut, je me mets à lire, pour me donner l'air d'avoir une contenance à moi, les avis de mariage de l'arrondissement… Depuis cinq ou six jours les deux tendres amans étaient affichés, l'un sous son nom de comte de Camposlara, et l'autre sous le vrai nom de veuve comtesse de l'Annonciade, qu'elle était si indigne de porter, et c'est ce dernier indice qui m'a fait même découvrir le faux nom et le faux titre que se donne depuis long-temps mon escroc, mon vil dénonciateur… Le parti que j'avais à prendre après avoir fait cette belle découverte, fut bientôt arrêté, comme je vous le laisse à penser. Je me décidai à sauter de suite à l'abordage pour mettre obstacle à un mariage si bien assorti, et je me disposais à faire en pleine mairie une scène de ma façon aux futurs conjoints, lorsque j'appris qu'au lieu de revenir, en descendant de l'Hôtel-de-Ville, par la cour, où je les attendais pour les accoster en plein bois, ils s'étaient échappés par la porte de derrière de la maison. Je m'adressai alors au cocher de la voiture qui les avait conduits si bon train eux et moi jusqu'à la mairie. Cet animal m'apprit que sa carriole n'était qu'une remise de louage, et qu'il ne connaissait pas plus que moi-même les individus qu'il avait ainsi trimballés pour leur argent. Désespéré d'avoir manqué si bêtement un aussi beau coup, je rentrai à mon logis, en me promettant bien une autre fois de mieux prendre mes mesures pour traquer ce gibier de potence dans son gîte. Mais à peine avais-je passé deux heures à faire, tout désorienté, le quart dans ma chambre, que le garçon de l'hôtel m'apporta un billet, mais un billet un peu soigné, allez, et auquel je n'ai pu encore comprendre un seul mot. Il était écrit de la main de la comtesse elle-même, qui, ayant été sans doute à la préfecture de police, se sera procuré mon adresse au moyen de mon nom. Mais pour vous donner une idée de la singularité de cette épître, je vais vous mettre l'original sous les yeux: tenez, lisez et dites-moi si, plus heureux que je ne l'ai été jusqu'ici, vous pourrez y concevoir quelque chose.»

Le capitaine tira de sa poche le billet froissé; il était ainsi conçu:

«Vil pirate, si ce n'est pas assez pour vous que de m'avoir fait subir les plus atroces traitemens après votre attentat de Cumana, c'est déjà trop pour moi que d'avoir toléré votre fuite à Saint-Thomas, et je vous préviens que pour peu que vous persistiez à me persécuter de votre indigne présence, je vous dénoncerai à la justice, comme le plus affreux de tous les hommes et le plus inhumain de tous les forbans qui ont souillé les mers. Tremblez de tout ce que vous avez fait, et tremblez surtout de reparaître jamais à mes yeux.

»Ve de l'Annonciade.»

«Que dites-vous, me demanda le capitaine, de ce tendre billet doux et du style énigmatique de cette petite mégère? Pour moi, le diable m'emporte, je crois qu'elle est folle: c'est la conjecture la plus favorable à son honneur, que j'aie pu tirer jusqu'ici de toutes ses actions et du désordre d'idées qui règne dans cette lettre. Et de quoi riez-vous donc ainsi? Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir déjà de si gai dans tout ce que je viens de vous dire!

—Je ris, répondis-je à mon ami, d'une imprudence que me rappelle ce billet, et pour laquelle j'ai à réclamer ici toute votre indulgence. Trop heureux si, comme moi, vous voulez bien prendre la chose aussi gaiement.

—Et de quelle imprudence voulez-vous donc me parler? Voyons un peu, car rien ne me taquine plus que de voir les autres rire sans que je sache pourquoi.»

Je racontai alors à Lanclume ma dernière entrevue avec la comtesse, à Saint-Thomas, et la nécessité où je m'étais trouvé, pour favoriser l'incognito et la fuite du Banian, de le faire passer lui-même pour un des officiers pirates capturés à bord de l'Invisible.

Après m'avoir attentivement écouté en faisant plusieurs fois la grimace, mon auditeur, sur la physionomie duquel se peignait un certain air de mécontentement, me dit:

«Savez-vous bien que ce que vous avez fait là n'était pas une chose trop loyale.

—Mais c'était une chose si invraisemblable que cette substitution de noms! Et puis j'étais tellement pressé par la nécessité!… D'ailleurs quel mal pouvait-il en résulter pour vous qui étiez alors en France, qui ne pouviez plus naviguer, vous dont la bonne réputation plaçait toute la vie à l'abri d'un soupçon si injurieux?

—Oui, mais il n'en est pas moins vrai que vous m'avez toujours fait passer pour un pirate!

—Aux yeux d'une folle tout au plus, que personne n'aurait crue quand bien même elle vous aurait accusé de piraterie en face de toute la terre!

—Vous avez beau dire et beau vouloir me dorer la pilule pour me la faire avaler plus souplement, jamais vous ne me persuaderez que ce n'est pas là une affaire désagréable pour moi… Et quand je pense encore que c'est pour sauver un canaillon de l'espèce de ce gredin de Banian, que vous m'avez fait passer pour un forban, je ne sais qui m'empêche de vous en vouloir toute ma vie!… Si encore ç'avait été pour quelque chose de bon! Mais pour un scélérat de cette sorte, qui s'est fait agent de police pour pouvoir me dénoncer avec plus de lâcheté et d'impunité, voilà ce qui me révolte presque autant contre vous que contre lui.»

Ce ne fut pas sans quelque peine que je parvins à calmer l'irritation du brave capitaine qui aurait fini peut-être par me chercher querelle sans le faible qu'il s'était toujours senti à mon égard, et sans le plaisir qu'il avait eu à trouver en moi les dispositions de vengeance qu'il avait nourries si long-temps contre le Banian. Selon la mauvaise habitude de tous les provinciaux qui arrivent à Paris, nous avions causé tout haut de nos petites affaires dans le café Lemblin. Un vieillard, assis seul à une table voisine de la nôtre, m'avait paru prêter avec curiosité l'oreille à notre conversation. Je remarquai l'attention importune avec laquelle notre auditeur nous avait écoutés jusque-là, et j'engageai mon capitaine à sortir pour nous rendre à son hôtel, et pouvoir, loin des indiscrets, nous entretenir plus à l'aise sur ce que nous pourrions avoir à faire pour empêcher ce qu'il appelait l'alliance monstrueuse de notre folle comtesse avec l'immonde objet de sa passion. Nous quittâmes tous deux le café… Il faisait déjà nuit.

A peine avions-nous fait quelques pas dans les allées obscures du Palais-Royal, que le vieillard qui nous avait observés si attentivement dans le café, s'approcha de nous, en nous saluant jusqu'à terre et en nous disant:

«Vous allez sans doute, messieurs, me trouver très indiscret; mais le motif qui m'inspire fera excuser, j'ose l'espérer, la hardiesse ou l'inconvenance de ma démarche. La conversation que vous venez d'avoir ensemble sur un individu qui, malheureusement, ne m'est pas inconnu, m'autoriserait d'ailleurs à me présenter devant vous, quand bien même je n'aurais pas eu déjà l'avantage de me rencontrer avec monsieur.

—Avec moi! dis-je alors à l'étranger qui venait de me désigner.

—Oui, avec vous, monsieur, à la Martinique, s'il m'en souvient, à certaine fête dont la brise du matin balaya les vestiges sur le sol volcanique qui semblait l'avoir produite le soir avec tous ses miracles, ses prestiges et son ivresse. Ah! c'est qu'aussi ces maudites brises du matin dans les colonies et ces diables de raz-de-marée enlèvent tant de prospérités fraîches écloses!… Prenez-vous du tabac, monsieur? c'est du Macouba tout pur que je me procure en fraude.»

A ces mots sententieux, beaucoup plus qu'à la mine de notre nouvel interlocuteur que la lueur vacillante des réverbères ne me montrait qu'imparfaitement, je reconnus l'homme grand, sec et noir, ce sinistre trouble-fête, que quelques années auparavant j'avais rencontré, errant comme un spectre, au milieu des prestiges du bal de M. Baniani.

«Quoi! c'est encore vous, monsieur, lui dis-je, arrivant tout justement au moment où il est précisément question de ce misérable!

—Oui, c'est tout justement moi, mon cher monsieur, arrivant toujours, comme vous le dites, avec des prévisions funestes et inévitables sur le sort de ce pauvre comte de nouvelle fabrique, à qui je ne donne pas quarante-huit heures de noblesse à vivre, grâces aux pièces authentiques dont je me suis pourvu contre lui.

—Et que vous a-t-il donc fait aussi à vous? demanda le capitaine à mon ancienne connaissance.

—Il m'a tout bonnement escroqué la commission qui devait m'être allouée sur quelque argent dont le recouvrement m'avait été confié.

—Ce n'est que cela?

—Mais n'est-ce pas assez, s'il vous plaît, quelque peu que cela vous paraisse?

—Bah assez! à moi il a escroqué bien autre chose que de l'argent, le gueusard!

—Et quoi donc, autre chose?

—L'honneur, monsieur, l'honneur!

—Il est vrai que c'est autre chose et que c'est même quelque chose… Mais l'argent, quelque bas qu'on prétende le mettre aujourd'hui, vaut bien aussi son prix, quand surtout il est marqué au bon coin.

—Et quelles sont donc les pièces authentiques, demandai-je à notre grand homme noir, que vous vous êtes procurées contre ce chevalier d'industrie?

—Les voici: elles pourraient passer, m'ont dit quelques hommes de loi, pour un petit chef-d'œuvre de procédure: un certificat des autorités de Caraccas, attestant que l'individu en question a troqué son vrai nom qui ne pouvait lui jouer qu'un mauvais tour, contre celui de comte de Camposlara, qu'il s'est procuré dans un dictionnaire historique; qu'il a été convaincu d'avoir fait partie d'un équipage de forbans; qu'il a été presque pendu à Saint-Thomas; mais que la corde a manqué par un effet dépendant de sa volonté; une autre pièce certifiant que, dans l'espace de cinq ans, il a fondé trois faillites qui, au besoin, auraient pu passer pour autant de banqueroutes frauduleuses; c'est par conséquent une faillite et deux tiers à peu près par année, si je sais encore calculer; que ce n'est que depuis qu'il s'est retiré pour vivre honorablement en France, que l'on a découvert ses méfaits commerciaux et autres… Plus, diverses pièces attestant qu'après avoir enlevé Mme la comtesse veuve de l'Annonciade à sa famille, et de plein gré de la part de celle-ci, il a abusé de la manière la plus scandaleuse de la fortune de sa victime résignée, pour compromettre la réputation et les propriétés de cette honorable et noble dame. Et en outre, enfin, un arrêt constatant que l'identité de la personne de ce faussaire peut être prouvée au moyen d'une large cicatrice en forme de hallebarde, qu'il porte habituellement sur la partie antérieure droite de la poitrine.

—Bravo! bravissimo, s'écria le capitaine dès que le vieil habitant eut fini. Touchez-là, monsieur, vous m'avez l'air d'un créancier solide, décidé à vous faire rendre justice, les preuves à la main; mais quelle est votre intention et votre plan de campagne concernant le malotru à qui nous allons tous trois donner la chasse?

—Mais, monsieur le capitaine, mon intention en le poursuivant à outrance, est de rentrer, s'il est possible, par la peur d'une esclandre, dans les fonds qu'il m'a escroqués; et mon plan de mettre à exécution cette intention, de la manière la plus favorable et selon la circonstance la meilleure que le hasard pourra m'offrir.

—Quoi, ce n'est que pour rattraper de l'argent que vous vous sentez enflammé d'une aussi sainte ardeur contre lui! Moi, c'est pour rentrer dans mon honneur et le punir du mal qu'il m'a fait, que je me mets à la tête de la croisade que nous allons former contre ce Sarrazin de la plus basse espèce. Mais comme le but que vous vous proposez peut fort bien s'arranger avec le ressentiment qui m'anime, nous allons tâcher de nous entendre pour mener tout cela de front et à une bonne fin. L'hôtel dans lequel je suis descendu n'est qu'à quelques pas d'ici. Faites-moi le plaisir de me suivre, et rendus là nous pourrons, plus commodément qu'en plein air, nous concerter sur les meilleurs moyens à adopter pour empêcher l'infernal mariage qui se prépare de se consommer, et pour épargner à la chambre des députés la honte de recevoir un forban et un escroc dans son sein. Veuillez donc, monsieur, me faire l'amitié de nous accompagner jusqu'à ma demeure.»

Nous suivîmes tous deux mon ami Lanclume.

En arrivant à l'hôtel du capitaine, les premières personnes que je rencontrai dans le salon du rez-de-chaussée, ce fut la négresse Supplicia et son fils: la pauvre fille, en me voyant, manifesta, par de grands éclats de rire, la joie qu'elle éprouvait à me retrouver à Paris.

«Quand je vous disais à la Martinique, maître, que je viendrais un jour en France, vous aviez l'air de ne pas me croire. Eh bien, à présent nous y voilà tous les deux, me dit-elle, et moi bien contente, allez! Petit Gustave, cria-t-elle en appelant son fils, saluez monsieur; c'est votre maître et celui de votre papa, de ce papa à vous, entendez-vous bien, qui est devenu en France un grand monsieur.»

Curieux de savoir quelles étaient les idées que s'était formées Supplicia sur le but de son voyage, je lui demandai ce qu'elle comptait faire à Paris, et elle me répondit avec son ingénuité habituelle, qu'une fois devenue libre à la Martinique, elle avait voulu se rendre en France pour retrouver le père de son fils et jouir du plaisir de remettre cet enfant dans les bras de celui qui lui avait donné l'être. Puis après m'avoir raconté toutes les bontés que le capitaine avait eues pour elle dans la traversée, elle ajouta: «C'est M. Gustave qui va être joyeux et surpris de me revoir, n'est-ce pas? lui qui s'attend si peu à me rencontrer à Paris? C'est demain que le capitaine m'a promis de me conduire avec mon petit enfant, à l'endroit où il demeure, et je crois qu'en attendant ce moment, je ne dormirai pas de la nuit!»

La joie de Supplicia était si naïve et sa confiance si touchante que j'aurais craint, en lui faisant comprendre la vérité, de lui arracher l'heureuse illusion qu'elle semblait goûter avec tant de ravissement.

Le capitaine, le vieux créole et moi, nous allâmes délibérer à huis clos, jusqu'à deux ou trois heures du matin, sur ce qu'il conviendrait de faire le lendemain, pour jeter une interdiction subite sur les projets de mariage du Banian.

C'est dans le chapitre suivant que je retracerai les détails de cette scène que nous avions passé une partie de la nuit à répéter et à mettre convenablement en œuvre.

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